Notre cerveau reste une énigme!
CAROLLE ANNE DESSUREAULT :
Voici le onzième article sur les richesses incommensurables du cerveau!
L’article s’inspire du livre Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner de Patrice Van Eersel, rédacteur en chef du magazine Clés. Patrice Van Eersel s’entretient ici avec Jean-Pol Tassin, neurobiologiste au Collège de France et directeur de recherche à l’Inserm.
De quoi sont faits nos rêves?
Il est légitime de se poser des questions sur l’immensité des territoires inconnus dont les nouvelles explorations sur le cerveau nous font entrapercevoir les contours. Par exemple, à quoi ressemble «le fonctionnement par défaut» dont parle le Pr Bernard Mazoyer, ce «non-conscient» qui absorbe 99 % de l’énergie nécessaire à notre cerveau et dont nous savons peu de choses. Selon quelle logique, quel langage, quels processus se déroulent 99 % du travail qui réorganise en permanence, mais de façon «secrète» parce que non subjectivable, tous les réseaux de nos souvenirs, de nos états d’âme, de ce que nous appelons notre «moi»?
Prenons aussi les rêves, explique le neurobiologiste Jean-Pol Tassin. Vous êtes en train de rêver que vous participez à la Révolution française. Entraîné dans toutes sortes de mésaventures, hautes en couleur, en joie et en terreur, vous finissez hélas sur l’échafaud et vous vous réveillez brusquement quand la guillotine vous tranche le cou. Un cri vous sort de tripes, qui vous fait vous redresser hors de vos draps. Vous vous apercevez alors qu’un tableau fixé au-dessus de votre lit vient de se décrocher et vous est tombé dessus.
STUPEUR : ce serait cette chute qui, en une fraction de seconde, aurait engendré tout le scénario? Comment serait-ce possible? Que le contenu du scénario (en l’occurrence celui de la guillotine) puisse être ou non porteur de sens n’est pas ici la question. Ce qui importe : pendant les quinze ou vingt minutes de sommeil paradoxal qui viennent de s’écouler, quelque chose se passait bien dans votre cerveau, mais ce n’était pas un rêve et il n’était pas question de Révolution. Mais alors quoi? Qui peut le dire?
Pendant le sommeil paradoxal, le cerveau libéré du contrôle conscient remodèle les réseaux neuronaux … à sa guise
Les neurologues croient aujourd’hui que pendant le sommeil paradoxal, le cerveau, libéré du contrôle conscient exercé par les lobes frontaux du néocortex, remodèle tout à sa guise les réseaux neuronaux. Ce remodelage a toutes sortes de répercussions somatiques : musculaires, digestives, hormonales, respiratoires et des effets psychiques. À quoi ressemblait ce remodelage? On ne peut pas vraiment le dire. Tout ce à quoi nous avons accès, c’est à la traduction qu’en a faite notre moi conscient à la dernière seconde, c’est-à-dire à l’instant où le tableau nous est tombé dessus.
Ainsi, s’adaptant en un éclair à ce contexte accidentel, à l’instant du réveil, le cerveau a transposé le travail non conscient du remodelage (le «fonctionnement par défaut» du Pr Mazoyer) en un contenu cognitif explicite : une scène de la Révolution française!
Toutefois, la chute du tableau n’est là que pour faciliter notre compréhension d’un processus auquel, selon Jean-Pol Tassin, tous nos rêves obéissent. Voici une illustration parfaite de notre difficulté à nous figurer ce qui se passe réellement dans notre crâne : l’illusion serait de croire qu’il suffirait d’en observer les «outputs», autrement dit tout ce qui en sort – chimiquement sous forme de molécules, électriquement sous forme de tracés encéphalographiques, subjectivement sous forme de récit – pour pouvoir appréhender la logique interne, le langage, bref, le fonctionnement effectif de notre cerveau.
Le rôle des neuromédiateurs
La spécialité de Jean-Pol Tossin est la neurobiologie de l’addiction.
La cocaïne, l’héroïne, les amphétamines, la morphine, le cannabis, mais aussi le tabac et l’alcool, envoient dans nos neurones, via le système sanguin, des molécules qui s’immiscent dans le fonctionnement des synapses. Ces nano-espaces entre les cellules nerveuses abritent les allers-retours ultrasophistiqués de la bonne centaine de neuromédiateurs existants, de l’adrénaline à la sérotonine, de l’acétylcholine à la dopamine, qui modulent tous nos états intérieurs, pulsions, émotions, décisions, inhibitions, sentiments et états d’âme. Des drogues différentes exercent différents types d’influence, aussi bien sur les vésicules qui libèrent ces neuromédiateurs depuis la membrane du neurone amont que sur les récepteurs qui les accueillent à la surface du neurone aval – ou qui les recapturent dans la cellule de départ. MAIS, le résultat est toujours le même : l’effet de toutes les drogues est de libérer de la dopamine. Celle-ci vient stimuler artificiellement le «circuit de la récompense» qui, dans le cerveau, nous procure la sensation de plaisir – ce pour quoi l’être humain aime se droguer …
Le propos n’est pas de s’étendre sur ce circuit ni sur l’accoutumance ou le plaisir, mais du fait que la libération de molécules de dopamine dans les fentes synaptiques rejoint un phénomène plus vaste que la prise de psychotropes. Pourquoi? Parce que la dopamine est le neuromédiateur que les synapses libèrent à la fin d’un très grand nombre de processus, si bien qu’on lui a attribué une importance capitale sans toutefois toujours comprendre la cascade de réactions qui se déroulait avant qu’elle n’intervienne. Tassin appelle ceci «le drame de la dopamine»….
Jean-Pol Tassin aboutit à deux réseaux neuronaux
Il appelle le premier «réseau de base», il concerne 99 % des neurones. Il traite toutes les opérations de la vie : réceptions sensorielles, motricité, décisions, volonté, mémorisation.
Le second réseau ne compte que 1 % des neurones, voire 0,6 %. Il est superposé au premier. Dans un arrangement anatomique spécifique, c’est le réseau modulateur. Sa mission est d’orienter en permanence toutes les opérations du grand réseau de base. À chaque instant, selon ce que l’on est en train de vivre, nos neurones modulateurs doivent décider vers quelles structures et quels réseaux de notre cerveau dispatcher lesdites opérations, de la façon la plus adaptée à la situation.
Selon les circonstances, le réseau modulateur peut décider d’affecter telle tâche corticale au «cerveau cognitif lent», et on en aura conscience, on pourra en parler, le mémoriser, etc. OU bien la tâche sera confiée à des instances inconscientes – façon décrite comme analogique rapide, l’opération se déroule à notre insu ou de façon instinctive.
Quelques exemples simples
On peut respirer sans y penser, donc c’est en analogie rapide.
On peut le faire de façon volontaire et notre respiration entre alors dans le champ de notre cerveau cognitif lent.
Plus sophistiqué : la voie basse de l’intelligence relationnelle (à propos des neurones miroirs et des neurones en fuseau) traite les informations de façon ultrarapide et analogique, comme un réflexe instinctif de survie (pour réagir à un éventuel danger).
La voie haute traite les mêmes informations en les confrontant à la mémoire, à la sensibilité, à la volonté, elle passe par le cerveau cognitif lent.
Ce sont les neurones modulateurs qui décident par quelle voie le traitement des opérations corticales se fera
Les neurones modulateurs, qui décident que le traitement des opérations corticales se fera par l’une ou l’autre de ces voies, se divisent en trois groupes, gouvernés par trois neuromédiateurs :
- la noradrénaline
- la sérotonine
- la dopamine
Conséquemment, quand une donnée entre dans le cerveau, avant de savoir à quel réseau elle sera confiée, elle commence toujours par être traitée par les neurones modulateurs fonctionnant à la noradrénaline et à la sérotonine, qui lui attribuent un «sens» avant de passer le relais aux neurones qui fonctionnent à la dopamine – qui l’orientent vers telle ou telle structure en fonction de ce sens.
En réalité, les neurones modulateurs dopaminergiques n’ont pas le choix : constituant le dernier maillon de la chaîne, ils sont esclaves des neurones modulateurs noradrénalinergiques ou sérotoninergiques, qui ont décidé en amont. Les neurones modulateurs dopaminergiques n’ont aucune autonomie, sauf que, comme ce sont eux qui interviennent en dernière instance, juste avant que l’opération psychique soit dispatchée, les neurologues, depuis 1975, leur ont attribué un rôle exagéré.
Jean-Pol Tassin explique que c’est la raison pour laquelle on a pu voir le déficit en dopamine cité comme déterminant dans l’accoutumance aux drogues ou dans la persistance de la dépression, et l’excès de dopamine comme déclencheur de la schizophrénie.
Si les neurones modulateurs sont déficients, on ne peut plus compter sur le cerveau cognitif lent
Les rôle des neurones modulateurs est crucial, semble-t-il. S’ils sont défaillants, la personne ne peut plus compter sur son cerveau cognitif lent, qui comprend sa mémoire et son intelligence. Elle a donc tendance à ne fonctionner qu’en «pilote automatique», c’est-à-dire de façon analogique rapide. Du coup, par exemple, tous les visages se mettent à se ressembler, ou à se mélanger. Comme dans un rêve…
Car lorsque nous nous endormons, le système modulateur de nos neurones noradrénalinergiques et sérotoninergiques cesse de fonctionner (sinon c’est l’insomnie garantie). Le cerveau cognitif lent est alors mis hors circuit et toutes les informations se trouvent traitées de façon analogique rapide. C’est le sommeil paradoxal.
Selon Tassin, le rêve ne peut survenir qu’au moment où vous vous réveillez!
Voilà une idée, affirmation, fort dérangeante.
D’après Tassin, le rêve ne peut survenir qu’au moment où vous vous réveillez. Pourquoi vous réveillez-vous? Parce que, dit-il, vos neurones modulateurs se sont remis à fonctionner, ne serait-ce qu’une fraction de seconde (ils font cela pour assurer leur survie, car un neurone qui ne fonctionne pas meurt rapidement, notre sommeil est ainsi constellé de micro-réveils neuronaux de survie).
Que se passe-t-il alors? Le cerveau cognitif lent se réveille, même brièvement, et en une fraction de seconde, il fabrique une histoire – à raison d’une image par cinq centièmes de seconde, le cerveau peut vous envoyer toute une histoire en un rien de temps. Il paraît qu’en quatre images, un cartooniste peut camper un scénario – le cerveau cognitif lent se charge de combler des vides!
Que penser des gestes que fait une personne endormie?
Ces gestes ne correspondent-ils pas à une scène de rêve qu’elle est en train de vivre?
Jean-Paul Tassin, dit non. Parce que ces gestes sont sans doute à mettre en rapport avec le fonctionnement par défaut, par lequel le cerveau réorganise en permanence toutes ses pistes neuronales, mais rien ne dit qu’une personne dont les jambes s’agitent soit en train de rêver qu’elle marche ou qu’elle court. Si vous la réveillez brusquement, si elle se souvient de quelque chose, ce sera très probablement autre chose. De toute façon, cette autre chose aura été inventée, en un flash, à l’instant où vous l’avez réveillée.
EN CONCLUSION, nous en restons à l’énigme par laquelle ce chapitre a commencé : si le scénario de nos rêves s’écrit à la seconde où nous nous réveillons, que se passe-t-il, subjectivement, pendant le sommeil paradoxal?
On ne le saura peut-être jamais. Mais, en plus, la question n’a probablement pas de sens.
Autre question : l’approche scientifique est-elle la meilleure façon d’appréhender cette réalité étrange que nous portons entre les deux oreilles et qui s’appelle un cerveau?
On peut en douter ….
Dans le prochain article, l’ex-chirurgien devenu psychothérapeute, Thierry Janssen, nous amènera justement à nous interroger sur ce point.
Carolle Anne Dessureault