7-de-lhexagone

À propos de liberté

ALLAN ERWAN BERGER — Reprise des ouvrages “sérieux”. J’entame maintenant une série de billets sur les trois mots de la devise de la république française. Je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre dispenser ici de généreux rayons d’un savoir inaltérable car je ne suis pas Bernard-Henri Lévy (1) ; tout au plus puis-je revendiquer un certaine pondération dans mes petites études lexicales, mais cela ne met évidemment personne à l’abri d’écrire de grosses bêtises, raison pour laquelle je vous demanderai de bien vouloir me corriger si vous le jugez nécessaire.


(1)    BHL : philosophe omniscient et omnipotent (livres, télés, films, guerres), fondateur d’un réseau dont le nom seul est déjà tout un programme : La règle du jeu. Je vous mets, sans l’activer, le lien vers le site de l’Irremplaçable : bernard-henri-levy point com. Il est possible que monsieur fasse un jour de son nom une marque déposée – Alain Delon l’a bien fait.

Raison et salaisons :

Ceci n’est pas le titre d’un nouveau Jane Austen donc restez assis. Tout simplement je fus cet été chez ma cousine, quelque part dans une campagne, en compagnie de chiens, de chats, de poules, de lapins, de patates, poireaux, tomates et laitues (les tomates font d’excellents fruits de compagnie car elles sentent bon et se balancent avec grâce). Au milieu de cette arche allait et venait le mari de ma cousine, un homme qui est très soucieux de tout construire de sa vie : il a retapé des tracteurs, il bûcheronne et tronçonne ses propres arbres pour se chauffer, il mange ses légumes et ses fruits, ses œufs, ses confitures. Il remonte ses granges, plante ici une piscine en toile, là un barbecue, rêve à une véranda ou peut-être à une serre, tend des hamacs un peu partout sous les fruitiers et répare ma voiture. Ces activités intenses ne l’empêchent pas d’améliorer ses clapiers, de retaper un Ford T, de collectionner les calbombes et de participer à diverses associations dont celle des amis du boudin. En outre, il est commercial et donc tout le temps sur les routes.

Vous sentez que ce citoyen dispose d’une boîte à outils comme vous n’en aurez probablement jamais. Du reste, elle tient à peine dans une grange et il n’y a rien, absolument rien, qui ne puisse repousser l’intérêt de ce monsieur. Une catastrophe nucléaire le trouverait en train d’établir avec succès un système de mise en bouclier de tout son domaine. Bref, je lui confierais mes enfants les yeux fermés et le cœur absolument tranquille, tant je sais que cet individu fait et fera toujours tout pour assurer la plus épanouissante des existences à toutes les âmes (sauf celles des lapins, qu’il échange contre la gnôle et les saucissons du voisin) qui viennent à passer sur son territoire (les poules ont leur petit cimetière). Mon cousin aime par dessus tout sa liberté, à laquelle il consacre la quasi intégralité du temps qu’il ne travaille pas à gagner sa vie. Et c’est un homme profondément de droite.

Cette constatation, qui me contrarie toujours un peu, m’a lancé, un soir que nous dégustions un saucisson de la proximité, sur la piste de ce qui m’a semblé être une découverte majeure. Nul doute que s’il avait eu à choisir, dans le petit dessin d’il y a deux semaines, que je vous remet ci-dessous, entre construire son propre rempart (un des cercles individuels de gauche) ou collectiviser l’effort avec des concitoyens entassés dans un village (cercle collectif de droite), mon cousin aurait choisi la solution de gauche et aurait refusé sans hésitation la solution de droite. Du reste, suis-je bête, c’est ce qu’il fait tous les jours : il vit très exactement dans un des cercles de gauche, et lui ne l’a pas raté.

Quentin Skinner, citant le Hobbes du De cive, 1640, à propos de la liberté fondamentale : « C’est la liberté que chacun a d’utiliser ses facultés naturelles pour poursuivre ses propres fins (2) ». Cette liberté est évidemment restreinte par les conditions d’existence qui sont déployées autour de l’individu par la nature et surtout par la société : car, citoyens, nous sommes toujours sujets à une autorité, fût-elle idéalement celle de tout le peuple – or toute autorité impose et, en imposant, réduit l’éventail des mouvements possibles.

Mon cousin, en se bâtissant sa petite île personnelle où il règne avec un minimum de contraintes extérieures, s’est mis le plus possible à l’écart de cette société « dont par ailleurs je ne méconnais pas les bienfaits » remarqua-t-il. Il finit en me disant : « Mais j’aime tellement ma liberté que, plus le temps passe, plus il m’est insupportable de devoir la restreindre sous la pression de l’État. » Puis il me tendit la planche à saucisson.

Sois et agis à ta guise, loin des barrières et des carcans, premièrement afin de ne dépendre que le moins possible d’autrui et ne lui devoir que le minimum, et deuxièmement afin de ne pas te retrouver empêtré dans les entraves de lois et règlements qui, réputés bénéfiques dans le cas général, s’avèrent ou pourraient s’avérer tout à fait contrariants dans certaines configurations – voir, de Diderot, son Entretien d’un père avec ses enfants ; le cher papa conclut au respect absolu qu’on doit en toute circonstance à la loi…


(2)    Quentin Skinner : Hobbes et la conception républicaine de la liberté, Albin Michel, 2009.

Et donc, une intuition me vint :

Si tu n’as pas l’intention de te laisser tondre et grignoter par une bande de parasites, la Liberté est ton but, ton amer, ton Orient chéri. Si par hasard tu places cette liberté – « assez bourgeoisement conçue » me dit Laurendeau – au-dessus des petits conforts qu’amène la vie en société, et que donc l’État te pèse, tu voteras plutôt à droite et ta devise sera : Chacun pour soi, et Dieu pour tous. Voici du reste la grande phrase de mon cousin : « S’il n’y avait qu’une chose à dire à ton fils, c’est la suivante : démerde-toi. Démerde-toi ! »

Faut-il être de droite pour aimer la liberté ? Assurément non. Mais se pourrait-il que les gens de droite préférassent le mot “Liberté” au mot “Fraternité” ?

Entendons-nous bien : préférer A ne veut pas nécessairement dire abhorrer B ou le mépriser ; préférer, ce n’est que préférer, c’est reconnaître en soi une tendance. Ainsi, dans la devise de la république française, moi qui suis de gauche je tends à préférer, eh oui, le mot qui est situé à droite : “Fraternité”. Les gens de droite préféreront-ils alors le mot “Liberté”, qui est situé à gauche ? C’est mon intuition.

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