De la fraternité
ALLAN ERWAN BERGER
« …en ce temps-là, Entemena, le prince de Lagash, et Lugal-Kinishe-dudu, le prince d’Uruk, firent [traité de] fraternité. » Ce fragment de texte, vieux de 4800 ans, est inscrit sur un “clou de fondation”, dédié par Entemena, roi de Lagash, au roi de la ville de Bad-Tibira, à l’occasion du traité de paix conclu entre Lagash et Umma. Dans ce document diplomatique, que l’on peut consulter au Louvre dans les Antiquités mésopotamiennes (Richelieu, r.d.c, salle 1a), il est donc question de “fraternité”. Image en domaine public.
Une première fraternité :
Si je consulte le Gaffiot, j’y lis que fraternitas est le lien qui unit les enfants d’une même mère. Comme on est chez les Romains, où les femmes comptent ordinairement pour moins que du beurre, ces enfants sont tous des frères – les relations entre sœurs ou entre frères et sœurs ne méritent aucun mot ; nulle sororitas dans le vocabulaire.
Seconde fraternité :
La fraternité renvoie donc à une origine commune, qui est ici la maman. Par conséquent, elle déclare l’existence d’une identité commune. Au sens figuré, il est donc naturel de la retrouver à la fondation de bien des tentatives d’alliances entre puissants, telle que celle dont il est question sur le texte de ce clou d’argile.
Troisième fraternité :
Pour celles et ceux d’entre vous qui sont un peu familiers avec l’histoire de Rome, vous aurez noté que la ville, telle qu’on la découvre racontée par Tite-Live, a été fondée par toutes sortes de têtes dures, de renégats, de fuyards, de réprouvés, d’objecteurs, qui ne pouvaient plus vivre sous la domination des princes de la région. Ils se rassemblèrent dans un oppidum qui dominait et commandait un passage sur le Tibre ; ils s’organisèrent, ils se défendirent, et cette façon de toujours devoir faire la guerre contre ceux qui ne supportaient pas de les voir exister leur donna ce trait spécifiquement romain, ce “génie” qui, forçant la ville à ne pouvoir survivre que par des victoires et des gains de territoire, scella son destin.
Rome, inextirpable écharde plantée dans la chair des États du voisinage, c’est l’emmerdeuse absolue, qui gagne dans l’affaire non seulement son génie, mais aussi la coloration de ses mythes. Ainsi, la “citoyenneté” romaine devient un billet d’accession à une fraternité toute particulière, et aux facilités qui l’accompagnent. Et cette fraternité, qui proclame à la face du monde italique une identité géopolitique résolument révolutionnaire, nous introduit à la notion utilisée sur la devise de la république française : c’est nous contre tous les autres. Liberté, Égalité, Fraternité – ou la mort. Voici une solidarité de combat.
Ci-dessus, devise de 1793, archivée sur gallica.fr – image hissée dans le domaine public, merci de ne plus dire “tombée”.
Quatrième fraternité :
Tels des petits romains en quête d’une vie meilleure, voici que des gens se regroupent dans un but commun. Ils fondent une “fraternité” qui, souvent mais pas nécessairement, aura un caractère secret. Loge maçonnique ou monastère flambant neuf, le groupe qui se replie là œuvre hors de la furie ordinaire des affaires humaines, protégé de la corruption par un pacte – au moins pour un temps. Nous sentons alors toute l’affinité qui existe entre une règle monastique et, par exemple, une constitution.
1790 – une fraternité révolutionnaire :
Robespierre, le tyran bien connu, prétend étendre la Révolution jusqu’au peuple, c’est-à-dire en retirer la conduite aux seuls grands bourgeois, pour la déposer entre les mains de tout le monde. Ainsi, dans un essai publié en décembre 1790, il se lance dans la promotion de son idée d’une garde nationale qui serait constituée de citoyens armés volontaires.
À l’époque, les grands notables de la Révolution imaginaient plutôt une démocratie de l’entre-soi, bien censitaire comme il se doit – il fut même envisagé d’avoir pour devise le slogan Liberté, Égalité, Propriété. Mais Robespierre, s’adressant, dans sa lettre ouverte, à la Constituante : « Si quelqu’un m’objectait qu’il faut avoir une telle espèce, ou une telle étendue de propriété pour exercer ce droit [de défendre la république], je ne daignerais pas lui répondre. Eh ! que répondrais-je à un esclave assez vil, ou à un tyran assez corrompu, pour croire que la vie, que la liberté, que tous les biens sacrés que la nature a départis aux plus pauvres de tous les hommes ne sont pas des objets qui vaillent la peine d’être défendus ? Que répondrais-je à un sophiste assez absurde pour ne pas comprendre que ces superbes domaines, que ces fastueuses jouissance des riches, qui seules lui paraissent d’un grand prix, sont moins sacrées aux yeux des lois et de l’humanité que la chétive propriété mobiliaire, que le plus modique salaire auquel est attachée la subsistance de l’homme modeste et laborieux ? »
Des masses de gens ont porté la Révolution, de toutes les classes, et même de tous les ordres. Pas seulement les gros possédants, avides de s’emparer du pouvoir régalien, mais aussi la foule immense et mal ordonnée des petits humains lambda qui en attendirent toutes sortes d’appels d’air. Ainsi : tous électeurs ? Alors tous citoyens ! Par conséquent : « Reconnaissez donc comme le principe fondamental de l’organisation des gardes nationales, que tous les citoyens domiciliés ont le droit d’être admis au nombre des gardes nationales, et décrétez qu’ils pourront se faire inscrire comme tels dans les registres de la commune où ils demeurent. »
C’est une sécurité : un peuple armé ne peut être renversé, et devient ainsi le principal garant de sa propre liberté « puisqu’il est contradictoire que la nation veuille s’opprimer elle-même ».
Poursuivons : « Voyez comme partout, à la place de l’esprit de domination ou de servitude, naissent les sentiments de l’égalité, de la fraternité, de la confiance, et toutes vertus douces et généreuses qu’ils doivent nécessairement enfanter. »
Raison pour laquelle, enfonçant bien le clou qui fondera la devise de la république, Robespierre inscrit, à l’article xvi du projet de décret qu’il propose pour l’instauration des gardes nationales : « Elles porteront sur leur poitrine ces mots gravés : LE PEUPLE FRANÇAIS, et au-dessous : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Les mêmes mots seront inscrits sur leurs drapeaux, qui porteront les trois couleurs de la nation. »
Je vous laisse découvrir ce que la Constituante constituera au bout du compte, et comment les gardes nationaux furent finalement relégués au rang de bêtes de somme qu’on armait et désarmait à volonté, mais qu’on ne laissait surtout pas armés. Robespierre le sale gauchiste fut calomnié, piégé, destitué, mutilé, exécuté ; la grande bourgeoisie s’étendit alors bien à son aise dans les machineries du pouvoir, puis se trouva un empereur en la personne d’un petit lieutenant entreprenant.
Avant de terminer :
Je vous conseille un livre, une conférence, et un billet. Le livre est de Régis Debray : Le moment fraternité, Gallimard, 2009.
La conférence est de monsieur Henri Guillemin : Robespierre et la révolution française. L’audio est disponible par ici.
Le billet concerne l’aspect libéral de la révolution française, avec l’établissement du droit à la propriété. Ceci pour apporter un éclairage sur la promotion qui fut un temps faite du triptyque Liberté, Égalité, Propriété. Voici le lien.
Nota bene que ce billet est intéressant car il éclaire incidemment la naissance d’un phénomène qui ne laisse pas de surprendre aujourd’hui les gens de gauche : comment il est devenu possible que, pour les néo-libéraux de notre temps, les mots “démocratie” et “capitalisme” soient pour ainsi dire devenus synonymes (au FMI, à Bruxelles etc. Voyez ce qu’en dit David Græber dans son ouvrage sur la dette). Doxa : pas de démocratie sans capitalisme, pas de capitalisme sans démocratie, la démocratie c’est le capitalisme, et les monstres qui n’aiment pas le capitalisme sont les ennemis de la démocratie.
Un dernier point :
La fraternité politique serait donc un lien, qui opère dans le registre des sentiments, unissant des gens soumis à une même règle qu’ils se sont donnée en réaction à un contexte. Autant dire que plus on éloigne les citoyens de l’action politique, qui consiste à délibérer et à ordonner, plus on détruit en eux les raisons de se sentir unis les uns aux autres dans une quelconque fraternité. Ce qui peut nous inciter à suspecter que la fraternité est un objectif de guerre chez ceux qui nous veulent bétail et non peuple. Et je ne parle pas ici depuis mon point de vue de gauchiste ; je crois fermement qu’on peut être de droite, et fraternel.
Du reste, un peuple héberge toutes les tendances. Alors, il est parfois intéressant d’observer ses petits gestes. Revenons un instant sur la solidarité : elle nous pousse à agir de manière collective, en vue de la réalisation d’un but réputé bénéfique pour tous. La Sécurité sociale en est un exemple, les cavalcades des buffles en sont un autre, les gardes nationales auraient pu faire le troisième. Et nous observons, chez les humains, que les actions solidaires nécessitent très souvent des gestes concertés : vous n’agissez pas librement, mais selon un plan établi. Le meilleur exemple en est, symboliquement, le corpus des danses villageoises.
Vous saurez qu’en Bretagne, où danser est une occupation intensément culturelle, les festoù-noz (fêtes nocturnes) sont très suivis (i-S, sans e, car le mot est masculin). On y danse le rond de saint-Vincent cher à Ysengrimus, on y danse la scottish irrégulière ou non, on y danse la gavotte, l’aéroplane, toutes sortes de rondes et d’avant-deux, des suites en quantité, des polkas, des pastourelles, et même une mazurka. Bref, on fait trembler les planches jusqu’au petit matin en suant comme des cochons.
Tout ceci ne s’obtient pas sans un certain ordre. Il est à remarquer que, dans bien des danses, les participants sont appelés à se tenir les uns aux autres par le petit doigt – ce qui fait qu’au bout de la nuit, la crampe du petit doigt est devenue la plus sérieuse de toutes les calamités qui harcèlent les danseurs, loin devant la soif inextinguible ou les ampoules aux pieds.
Mais voici qu’en Grèce – qui est, mystérieusement, la seconde patrie de bien des Bretons –, on danse aussi, et pas qu’un peu. Sauf que là-bas, on se tient souvent par les épaules, comme au rugby. Tenez-vous donc deux minutes les uns aux autres par les épaules, et dites-moi si vous restez insensibles au courant qui passe. Non, n’est-ce pas ? C’est la fraternité qui circule, tout magiquement.
J’en ai terminé pour cette semaine. Par contre, étant absent dans les heures qui vont suivre la publication de ce billet (je suis affecté au service d’ordre à un meeting anti-capitaliste, car je suis un grrr), je ne pourrai immédiatement répondre aux commentaires que vous pourriez déposer. Signé Furax.
Andreas Praefcke : ronde chypriote, 750-600 BC.
Photographie… hissée… dans le domaine public.