Tête vide

…Et c’est là que les choses deviennent inquiétantes. Quand une collègue de ma femme s’est vue lancer il y a quelques semaines par un jeune de 12 ans : « Elle est juive celle-là ? Moi les juifs je me torche avec et je leur enfonce ma quenelle bien profond ! » elle n’a pas su comment réagir, complètement interloquée. Quand ce matin, je me rends avec mes camarades de combat…
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ALLAN ERWAN BERGER — Ce que cette petite ordure lance à la face de cette pauvre femme (c’est dans un article sur Mediapart : Croix gammée à Annecy… Hiver de l’esprit) m’a immédiatement fait penser à une autre petite ordure, juive celle-là, qui s’était attaquée à une dame non juive, peut-être réfugiée d’Afrique, peut-être Palestinienne. Le fascisme n’a pas de frontières, et s’accommode de toutes sortes de victimes. Voici l’image, tirée des poubelles d’Internet :
LE FASCISME QUOTIDIEN
selon Martin Sperr et Peter Fleischmann
Bon. La situation se prête à de tels morceaux. Car le fascisme prospère dans les chaos qu’entretient le confusionnisme ; il se répand à mesure que diminue la confiance en un système et que progresse le désir de croyance, jusqu’au moment où la raison devient un délit. Aujourd’hui sur le fil de la lame, l’Europe est à deux doigts d’en perdre son humanité. Les populations recommencent à se raconter leurs vieilles histoires maudites : eux contre nous. Sales cons de Grecs, fichus Allemands, Français de merde. Les gouvernements européens, à l’écoute attentive de leurs maîtres, intoxiquent les consciences, travaillant sciemment à faire reculer la civilisation en désignant à la chaîne des boucs émissaires : les immigrés, les Roms, les chômeurs, tout ce qui peut faire diversion à l’autre ombre, autrement plus immense, qui s’avance (j’en reparlerai très bientôt, avec les preuves). Au bout de cette route, toujours il y a eu des massacres.
Qu’est-ce qu’une civilisation qui régresse? C’est un enseignement qui, du diamètre le plus universaliste qu’il avait atteint, se réduit comme peau de chagrin, s’effondre comme une étoile en train de crever, jusqu’à ne plus savoir raconter qu’une histoire petite, tribale, un blabla fondateur, une faribole moisie qu’on exhume et autour de laquelle, aux jours d’incertitude, on rassemblera la troupe des ex-citoyens redevenus sujets. La France du second millénaire, au seuil de la Grande Crise, inventa un Ministère de l’Identité Nationale.
Fabrication du coupable
On commence par se moquer de cet individu qui est différent. On s’en moque de plus en plus méchamment. On se fiche de son physique, de son accent, de ses goûts. Puis l’on s’indigne de ses pensées, de ses projets. On le déclare nuisible, on l’emmerde, on le punit pour ce qu’il est. Fatalement, la victime de ce beau traitement finit par devenir malcommode. « On vous l’avait bien dit ! » rugit-on alors en se tapant sur les cuisses. On appelle la police ; le crime n’est plus très loin. Voilà le fascisme, dans son sens étendu, rhizomateux, tel qu’il se pratique au quotidien chez les peuples affaiblis.
Un petit exemple tout frais : « Che n’héziderai bas à vous mèdre en examen et égrouer doute intifitu qui s’élèfera gontre la falitité du scrudin hisdorique te mai 2012. […] l’Élysée zera dransvormé en zentre d’accueil pour zanz-zabri et la brézidente, c’est-à-tire moi, ira locher dans une betite maison de pois t’un camping bio te la vanlieue barisienne » etc. C’est Patrick Besson, éditorialiste au Point, qui se lâche sur Eva Joly, candidate d’EELV à la présidentielle, dans son premier billet de décembre 2011.
Argumentum ad personam : je ne discute pas les idées de ma victime mais je me moque de ses traits physiques, de son petit caractère, de ses marottes, deu zon agxend. Puis vient l’attaque ad hominem : comme c’est une imbécile ridicule (physique, accent, langage) qui parle, rien de ce qu’elle blablate ne doit être tenu pour sérieux. C’est juste une connasse bonne pour la poubelle. Gu’elle redourne dong bérôrer en Dorvègeu !
Ce passage est très intéressant parce qu’en plus de filer une rouste à sa principale cible, Besson utilise pour la discréditer un ensemble d’éléments dont il n’est pas anodin de remarquer qu’ils sont sensés être comiques. Les sans-abris, le camping bio, la banlieue, le métier de juge d’instruction. Hahaha gu’est-ze gu’on ze boile. Or, mine de rien, c’est tout un programme qui se glisse sournoisement dans cet énoncé de prétendus gags, grâce auxquels Besson utilise d’autres victimes pour taper sur la première. Voilà, mes amies-amis, le fascisme qui montre une moustache.
Besson n’en n’est pas à son coup d’essai ; il suffit de le lire pour s’interroger souvent sur les arrières-pensées du journal qui, sans frémir, lui ouvre ses colonnes. Voyez dans Choses vues à Zarzis, Tunisie. Extrait : « Si la démocratie était le meilleur système possible, c’est l’Europe qui rachèterait les dettes de la Chine, et non l’inverse. » Ou l’art de tout mélanger pour faire un bon mot et instiller du poison par la même occasion : la démocratie ce n’est pas si bien que ça – la preuve est qu’un pays plein d’esclaves s’en sort beaucoup mieux que nous qui votons, avons des syndicats, un SMIC, des députés, que sais-je… Remplissez comme vous voulez, la porte est restée ouverte. Nota bene que la Chine, grand exemple brandi par Patrick Besson grand journaliste, croule elle-même sous les dettes.
Scènes de chasse en Bavière
Nancy Huston : « Être civilisé, c’est reconnaître l’identité comme une construction, s’intéresser à mille textes et, par là, apprendre à s’identifier à des êtres qui ne vous ressemblent pas. » Voici la base de toute politesse. Mets-toi à la place de cet autre, là ; de son point de vue, ce que tu fais en ce moment est-il si agréable ? Il n’y a pas moins poli qu’un décivilisé, qui ne connaît plus qu’un livre ; il n’y a pas plus barbare. Les beaux esprits comme Besson le confortent, en dénigrant avec talent qui pense différemment de Nous.
C’est le moment de parler du film de Peter Fleischmann qui donne son titre au présent chapitre. Il nous montre un village tout encombré de certitudes ancestrales, soumis à ce que Nancy Huston appelle un « arché-texte » – prescriptif : on va à l’église, on se marie sagement, on ne couche pas avec d’autres hommes que son époux, les veuves doivent respecter un certain délai avant de se remarier, les hommes ne vont pas avec les hommes – si bien qu’on se croirait en pleine tribu primitive au milieu de tabous étouffants.
Débarque du car, tout frais arrivé de la ville et, dit-on, de la prison, Abram, un jeune homme qu’on va taxer d’homosexualité. Lui ne dément pas. En fait il s’en fiche de ce qu’on raconte sur lui. Alors, lentement mais sans jamais reculer, le village va se monter le bourrichon à son sujet, jusqu’à commencer à ne plus être poli avec lui ni avec sa mère, jusqu’à se moquer de lui, jusqu’à l’agresser, à lui reprocher scandalisé non seulement d’être un homo, et donc tant qu’à faire un pédé, mais encore d’avoir mise enceinte la pute du coin – une pauvre fille sans défense que tout le monde saute, et qui tâche de surmonter ces presque viols en exigeant, quand elle le peut, de l’argent.
Ces deux enfants vont se heurter, montés l’un contre l’autre par le terrible arché-texte qui règne tout puissant jusque dans ses victimes : Abram reprochant à Hannelore d’être une prostituée, Hannelore reprochant à Abram d’être un homosexuel. Leur combat finit par la mort de la jeune fille. Abram, jugé coupable depuis si longtemps, est enfin devenu criminel. « Jésus Marie Joseph » se lamentent pieusement les bonnes dames en se découvrant de la pitié pour la putain morte. Commence alors la chasse à travers les bois, ivresse de tout un village qui se fait là son petit carnaval aux dépens d’un désigné d’office, proie fabriquée, mûre à point.
Le film est l’adaptation d’une pièce de Martin Sperr, qui joue ici le rôle d’Abram. Un des autres personnages principaux est tout à fait étonnant : il est le porte-parole de ce fascisme qui peu à peu monte. C’est un grand escogriffe, détendu buveur faiseur de bon mots. Le Besson du coin. Sinistre, rigolo, sympa comme tout ; bien intégré. Bourreau. Partageur, blagueur, inflexible sur les questions des mœurs – mais toujours prêt à se taper Hannelore. Pécheur dans les limites autorisées par la confession. Autour de lui tourbillonnent et se mettent en place les émotions du village ; lui, il en est le vortex débonnaire, l’homme par qui le fascisme se déploie, et prend son envol vers le pire.
Un texte de Peter Fleischmann
Le réalisateur de Scènes de chasse en Bavière vit aujourd’hui dans une immense demeure perdue dans les grands bois, à l’est de Berlin. On peut dire que cet homme n’aura pas vécu en vain puisqu’il a porté à l’écran le message de Martin Sperr, avertissement d’avoir à toujours combattre ce monstre qui ne dort jamais si profondément qu’il ne puisse repousser dans les endroits les plus communs. Je recopie ici, avec l’autorisation de son auteur, un texte écrit en manière d’avant-propos au film :
Je serais désolé que quelqu’un interprète mon film de manière fataliste. Autrefois, les hommes luttaient contre la peste et la syphilis ; aujourd’hui il faut combattre un autre ennemi : la névrose, et une de ses formes les plus fréquentes : l’agressivité. Le monde est malade, donc il doit être guéri. L’Allemagne a été spécialement atteinte, c’est pourquoi nous pouvons servir d’exemple au monde si toutefois ce monde peut nous considérer sans préjugés fanatiques. J’admets que c’est une tâche bien difficile. Mais il nous est tout aussi difficile de servir d’exemple.
Certains cercles allemands de droite et curieusement aussi certains français de gauche qui, par commodité ou par opportunisme, n’ont pas révisé leurs conceptions de « résistants » vis-à-vis de l’Allemagne, veulent toujours nous faire croire que le Troisième Reich était composé de Hitler, d’arrivistes vicieux et d’un appareil policier infaillible qui gouvernaient contre la population.
Pourtant, j’ai vu des actualités filmées où des centaines de milliers d’Allemands levaient le bras en criant « Heil » et pas tous par crainte. J’ai vu des images de bons soldats se laissant photographier en riant à côté de Juifs mourant de faim. J’ai vu également des documents de techniciens honnêtes, calculant des poisons plus rentables. Entre temps, ces faits ont été connus de tous.
Mais les anciens nazis rejetèrent toujours les torts sur quelques-uns ; les Allemands sur les nazis uniquement et le monde sur les seuls mauvais Allemands. Chacun accuse une minorité et personne ne veut admettre que tout un peuple a été malade, et n’en cherche la cause.
Immédiatement après la guerre, les Américains chargèrent le professeur Eugène Kogan de faire un rapport sur les camps de concentration. Il désigna comme une des pires atrocités du système S.S. celui qui forçait les victimes à utiliser les mêmes méthodes que les persécuteurs.
On poussait les détenus à se voler et à se dénoncer les uns les autres afin de pouvoir affirmer qu’ils étaient des « sous-hommes ». Ainsi, dans mon film, le village pousse la réfugiée Barbara à rejeter son propre fils [Abram] afin de mieux pouvoir le lui reprocher ensuite. C’est le système de défense typique des faibles, il faut se dépêcher d’accuser un plus faible que soi afin de ne pas être accusé soi-même, il faut développer toutes sortes d’astuces pour trouver les faiblesses du voisin, pour ne pas être persécuté soi-même.
Il s’agit donc d’une maladie contagieuse. La pire négligence de la politique de l’après-guerre a été de ne pas essayer de guérir cette maladie. On a laissé couver cette haine, et l’intolérance fanatique envers les Juifs a été détournée vers d’autres minorités : par exemple les communistes.
Les autres pays réagissent également dans ce sens. Ils s’indignent lorsqu’un nouveau parti nationaliste est fondé. Lorsque d’anciens nazis ne sont pas toujours punis assez sévèrement après vingt-cinq ans ou quand des touristes Allemands pleins de complexes se comportent à l’étranger comme si le monde devait être à leurs bottes. Mais qui aide à guérir ces complexes ? Qui voit le déséquilibre qui sévit dans notre pays et son incapacité de se détendre, la peur du chaos en nous et autour de nous et qui devient une recherche obstinée de l’ordre ?
Si jamais une nouvelle catastrophe nous frappait, telles en auraient été les causes.
Mon film devrait aider à comprendre ces faits. Je trouverais infantile que les Allemands le jugent anti-Bavarois ou les étrangers comme anti-Allemand. Ce serait la même chose si la corporation des boulangers portait plainte parce que, dans un film policier, l’assassin était boulanger.
— Peter Fleischmann, circa 1969.
Revenons un instant sur la jeune fille. Tout le village profite de sa faiblesse : les hommes en lui sautant dessus, les femmes en la chargeant du péché des hommes. C’est qu’elle est bien pratique cette fille car, pendant que les maris se vident les couilles dedans, ils ne développent aucune stratégie pour aller piquer la femme du voisin. Résultat : la paix dans le domestique, la paix dans la communauté, et une détestation bien hygiénique en direction d’un objet qui n’a pas les moyens de se défendre. Ce n’est pas très héroïque, tout ça messieurs-dames. Et c’est sur ce fond d’indécente bassesse que prospère le joli fascisme. Ce sont ces faiblesses inavouables, ce sont ces pactes consentis mais tus, imprononçables, qui lui permettent de s’insinuer dans l’âme et d’en prendre souterrainement possession.
Nancy Huston : « Il est pour ainsi dire impossible, aux membres de notre espèce, d’admettre que nous n’avons aucun mérite à naître ceci ou cela. Naître, pour un humain, c’est aussitôt mériter de naître. »
- Nancy Huston : L’espèce fabulatrice Actes Sud 2008.
- Scènes de chasse en Bavière est distribué par Le Pacte.

Dalbera : Foro italico (CC BY 2.0)