Les vacances en Irlande d’un des fondateurs du matérialisme historique (1856)

Cette illustration journalistique anglaise montre le village bien oublié de Movern (Irlande), vers 1849. C’est là le genre de paysage dévasté qu’Engels et Burns ont découvert lors de leurs vacances en Irlande, en 1856

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YSENGRIMUS — À l’été 1856, en mai, Friedrich Engels (1820-1895) et sa conjointe Mary Burns (1822-1863) sont en vacance en Irlande. Ils voient, comme tous vacanciers, des paysages, des collines, des forêts, des pâturages, des ruines anciennes, des gens couleur locale, des villages, du folklore politique, un mode de vie. Évidemment, étant qui ils sont, ils voient aussi l’essence des choses à travers la surface des faits: l’inexorable passage de la propriété agraire des mains de la vieille aristocratie celtique déclassée à celles des grands fermiers bourgeois anglo-écossais, sous l’impulsion, ouvertement coloniale, du gouvernement anglais. De retour en ses pénates de Manchester (Angleterre), Engels écrit à Karl Marx (1818-1883) et lui envoie la carte postale épistolaire suivante de ses vacances en Irlande, d’un des fondateurs du matérialisme historique à l’autre…

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Manchester le 23 mai 1856,

Cher Marx,

Dans notre tour en Irlande, nous nous sommes rendus de Dublin à Galway sur la côte occidentale, puis nous avons poussé 20 milles plus au nord à l’intérieur du pays, pour gagner ensuite Limerick, en descendant le Shannon, vers Tarbert, Tralee, Killarney, et de nouveau Dublin. Au total, de 450 à 500 milles anglais, en plein pays dont nous avons vu ainsi à peu près les deux tiers. Hormis Dublin, qui est à Londres ce que Düsseldorf est à Berlin et garde complètement son caractère ancien de petite résidence entièrement bâtie à l’anglaise, tout le pays, les villes surtout, donnent la même impression que si on se trouvait en France ou en Italie du Nord: gendarmes, prêtres, avocats, bureaucrates, gentilshommes propriétaires, en plaisante abondance, et une absence totale de quelque industrie que ce soit. De sorte qu’on aurait peine à concevoir de quoi vivent toutes ces plantes parasites, si la misère des paysans ne remplissait pas l’autre partie du tableau. Les «mesures fortes» sont visibles à tout bout de champ, le gouvernement fourre son nez partout et de ce qu’on nomme self government, pas la moindre trace. On peut considérer l’Irlande comme la première colonie anglaise, laquelle, en raison de sa proximité, est encore gouvernée exactement à l’ancienne mode, et l’on remarque ici déjà que la prétendue liberté des citoyens anglais repose sur l’oppression des colonies. Dans aucun pays, je n’ai vu autant de gendarmes, et l’expression du gendarme prussien bourré de schnaps a, chez ces constabulary [constables] armés de carabines, de baïonnettes, et de menottes, atteint son plus haut degré de perfection.

Les ruines sont une caractéristique du pays; les plus vieilles datent des cinquième et sixième siècles, les plus récentes du XIXe, avec toutes les périodes intermédiaires. Les plus anciennes sont uniquement des églises, à partir de 1100 – églises et châteaux, à partir de 1800 – maisons de paysans. Dans tout l’Ouest, mais surtout dans la région de Galway, le pays est couvert de ces maisons paysannes en ruines, dont la plupart n’ont été abandonnées que depuis 1846. Je n’aurais jamais cru qu’une famine puisse être d’une réalité aussi tangible. Des villages entiers sont vides et, parmi eux, les parcs somptueux de petits landlords qui seuls y résident encore; des avocats pour la plupart. La famine, l’émigration et les clearances [l’éviction des paysans] ont tout à la fois accompli cette œuvre. On ne voit même pas de bétail dans les champs. Le pays est un désert absolu, dont personne ne veut. Dans le comté de Clare, au sud de Galway, cela va un peu mieux, il y a du bétail, et les collines, vers Limerick, sont admirablement bien cultivées, surtout par des farmers [fermiers] écossais; les ruines ont été gecleart [déblayées] et la campagne a un aspect de prospérité bourgeoise. Dans le sud-ouest, le pays est montueux et marécageux, mais on trouve aussi de merveilleux et luxuriants massifs forestiers, puis encore de beaux pâturages, surtout à Tipperary; et aux approches de Dublin s’étendent des terres dont l’aspect indique qu’elles sont en train de passer aux mains des gros farmers [fermiers].

Ce pays a été totalement dévasté par les guerres de conquête des Anglais, depuis 1100 jusqu’à 1850 (car les guerres et les sièges se sont au fond prolongés tout ce temps). Et la plupart des ruines sont l’effet de ces guerres. Telles sont les causes qui ont imprimé au peuple son caractère particulier et entre autres le fanatisme national irlandais de ces gars, qui ne se sentent plus chez eux dans leur propre pays. Irland for the Saxon! [L’Irlande aux Saxons!]. C’est ce qui est en train de se réaliser. L’Irlandais sait qu’il ne peut pas soutenir la concurrence contre l’Anglais qui arrive avec des moyens supérieurs à tous égards; l’émigration va se poursuivre, jusqu’à ce que la caractère celtique dominant, et même presque exclusif, de la population, se soit perdu. Combien de fois les Irlandais ont-ils tenté d’arriver à quelque chose, et chaque fois ils ont été écrasés sur le terrain politique et industriel. Ils ont été réduits, artificiellement, par une oppression conséquente, à l’état d’une nation composée tout entière de gueusaille, dont actuellement la vocation notoire est de fournir l’Angleterre, l’Amérique, l’Australie etc., de prostituées, de journaliers, de maquereaux, de filous, d’escrocs, de mendiants et autres racailles. Cette déchéance est visible jusque dans l’aristocratie. Les propriétaires fonciers, partout ailleurs embourgeoisés, sont ici dans la panade la plus complète.

Des parcs énormes et superbes entourent leurs manoirs, mais tout à la ronde c’est le désert et nul ne sait où se procurer de l’argent. Ces drôles sont à mourir de rire. De sang mêlé, ces grands vigoureux et beaux gaillards pour la plupart, qui portent tous d’énormes moustaches sous un formidable nez romain et se donnent des airs de colonels en retraite passent leur temps à courir le pays en quête de tous les plaisirs possibles et imaginables, et quand on s’informe, ils n’ont pas un sous vaillant, ont engagé jusqu’à leur dernière chemise et vivent dans la crainte des Encumbered Estates Court.

En ce qui concerne les méthodes du gouvernement anglais de ce pays –méthodes de répression et de corruption mises en pratique par l’Angleterre bien avant les expériences de Bonaparte en la matière– ce sera pour la prochaine fois, si tu ne viens pas toi-même ici. Qu’en est-il?

Ton F. E.

(MARX – ENGELS, CORRESPONDANCE, Éditions du Progrès, Moscou, 1981, pp 86-88 – cité directement depuis l’ouvrage]

Cette photo irlandaise, datant de 1860, n’accompagnait pas la lettre d’Engels mais croque fort bien ce qu’il y évoque. Ce pont se trouvait en fait plus à l’est de la zone visitée par Engels et Burns

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5 réflexions sur “Les vacances en Irlande d’un des fondateurs du matérialisme historique (1856)

  • 10 janvier 2020 à 19 h 07 min
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    @ Ysengrimus
    Il y a un film anglais/irlandais récent  »Black 47 » qui reconstitue les paysages de cette Irlande du milieu du 19ème siècle, un film qui a été longtemps au top du box office en Irlande, bien que n’étant pas spécialement réussi au niveau du scénario ou de l’histoire, je l’ai vu, mal raconté, mal ficelé, mal filmé aussi, et des acteurs qui laissent à désirer, sauf au niveau de la reconstitution du paysage dévasté et de l’ambiance de l’époque de la répression anglaise….
    Voici un trailer du film sur Youtube qui donne une idée du paysage de ruines en question
    https://www.youtube.com/watch?v=q1W1DLwg3lk
    Superbe témoignage d’Engels en tous cas sur une époque ou les Irlandais vont immigrer massivement au Canada et aux états-unis, sans y être les bienvenu nécessairement ! et c’est aussi l’époque ou leurs détrousseurs anglais s’achetaient ou se faisaient construire avec les rentes de leurs conquêtes les plus belles demeures aux états-unis aussi, à New York par exemple les très chics hotels particuliers et demeures cossues qui se négocient des dizaines de millions de dollars piece aujourd’hui ! comme quoi, l’Amérique hérita des  »pestiférés » pauvres et de ceux qui leur ont fait les poches en même temps…et ils ne risquaient pas de se rencontrer et encore moins de se reconnaître !
    Bref, si les Anglais devaient dédommager et rembourser toutes leurs colonies de tous les sinistres qu’ils y ont laissé, il ne resterait pas un cent en Angleterre… de même pour les puissances coloniales de tous poils ! les terres, les richesses, les ressources, les rentes sont pourtant passées à une minorité aristocratique Anglaise ou locale uniquement dont jouissent encore leurs descendants qui sont considéré comme descendants de la grande noblesse !

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  • Ping : Les vacances en Irlande d’un des fondateurs du matérialisme historique (1856) « Le Carnet d'Ysengrimus

  • 17 mars 2023 à 4 h 22 min
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    Ah! Ah! Ah!

    «L’IMMIGRATION fait baisser ainsi les salaires, et dégrade la condition morale et matérielle de la classe ouvrière […] une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles, les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais [imaginez avec musulmans/chrétiens] Le SECRET de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise [souchienne], en dépit de son organisation […] grâce auquel la classe CAPITALISTE maintient son pouvoir. Et cette classe [Soros] en est parfaitement consciente »

    MARX, lettre à Meyer et Vogt, 1870

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