Le thaumaturge et le comédien

YSENGRIMUS — Dans LE THAUMATURGE ET LE COMÉDIEN (roman de 362 pages, paru en 2008 chez les Écrits francs, et repris en 2013 chez ÉLP) je soulève la question des répercussions émotionnelles de la mémoire historique. Le roman est en deux tableaux. Le premier tableau s’intitule le thaumaturge, le second tableau s’intitule le comédien. Dans le premier tableau l’histoire est racontée par une femme nonagénaire s’adressant à son arrière petite fille de sept ou huit ans, qui deviendra la narratrice de trente-six ans du second tableau. Les deux narratrices portent le même nom: Rosèle Paléologue. On a donc Rosèle l’ancienne et Rosèle la nouvelle. Le premier tableau est exalté et tragique. Il gravite autour de l’irruption, dans les sphères d’un pouvoir autocratique décadent, d’un thaumaturge, un homme médecine, un guérisseur esbrouffeur qui frime à fond son entourage. Le second tableau est ordinaire et insolite. Il gravite autour du comédien chargé de jouer le rôle du thaumaturge du premier tableau, dans un film historique. Les événements évoqués dans le premier tableau voient la montée du pays fictif où se déroule l’action, le Domaine, vers la conflagration révolutionnaire que le transformera en la République Domaniale. Les passions sont à vif, les tensions sociales, à leur paroxysme. Dans le second tableau, plus stable socialement, une troupe d’acteurs cinématographiques cherche à mettre dans la boite un film de reconstitution historique aspirant à encapsuler les émotions et les passions décrites dans le récit du premier tableau.

Rosèle l’ancienne et Rosèle la nouvelle ne se racontent pas sur le même ton. Rosèle la nouvelle relate les mésaventures de la troupe travaillant sur le film qu’elle dirige sur le mode et le ton du journal quotidien. On partage ses angoisses, ses hésitations, ses coups de déprime, ses triches et ses bons coups. Rosèle la nouvelle est mariée à une femme qui est pour elle un facteur de stabilité intellectuelle, de chaleur humaine et d’amour pur. Quand Rosèle la nouvelle hésite, on hésite avec elle. Rosèle l’ancienne se relate plutôt sur le ton du témoignage testamentaire, du bilan de vie. Sa passion amoureuse, pour une femme aussi (interdite dans ce cas-ci, vu que c’est l’Ancien Régime), est une certitude d’acier, un absolu ultime. Il y a en elle la paix ferme et droite des personnalités modestes ayant réalisé tout naturellement de grandes choses, dans une phase historique favorable. Il y a aussi, en Rosèle l’ancienne, une gouaille rocailleuse, une férocité de ton, une intimité tranquille avec toutes ces personnes d’un ordre disparu, qui vivent encore en elle. Quand Rosèle l’ancienne voit son monde révolu se déployer devant elle, on le voit avec elle. Rosèle la nouvelle pourra-t-elle mettre cette vision en images? Elle écrit:

Ce long-métrage compte beaucoup pour moi. Je cherche à y capter en images un récit ancien qui me fut relaté dans mon enfance. Outre l’incroyable charge affective que représente en mon coeur le tournage d’un film sur mon arrière-grand-mère, dont le souvenir tendre et diffus m’obsède depuis des années, j’ai un autre problème qui, pour ce film spécifique, culmine, et atteint le niveau d’une crise aiguë. Ma belle Sylvane l’a bien cerné avant-hier soir en parlant d’un oscillement entre l’acteur et le comédien. Je tiens mordicus à la beauté visuelle du tableau, à l’harmonie bien dessinée des espaces, des volumes, des corps, et des visages des acteurs. L’image compte pour moi immensément. Elle est la vertu cardinale du cinéma. Mais je mise beaucoup, et de plus en plus, sur la force émotionnelle des comédiens, sur leur investissement entier dans le récit à construire, sur leur aptitude à intérioriser les ressentis à rendre. Aussi, pour les faire vivre ce qu’ils jouent, je n’hésite pas à imposer à mes acteurs de se placer en situation effective, quitte à attendre qu’ils sentent bien ce qu’ils ont à faire avant que la caméra ne se mette à tourner.

Torrentielle passion saphique de portée historique… La compréhension et la perpétuation du mystère de l’amour peuvent-ils survivre aux changements d’époques? Il n’y a pourtant pas d’histoire des émotions. Il n’y a que l’histoire des actions et des faits qui les engendrent. Pour que la Révolution ne soit pas perdue pour l’Histoire, faudra-t-il la refaite? Rosèle l’ancienne –qui l’a faite, elle, en toute simplicité– n’est pourtant pas une jovialiste de la phase post-révolutionnaire. Elle dit à sa petite fille:

Crois-tu que nos historiens marchands m’auraient demandé mon compte rendu sur ce moment fatidique, crête ultime de la Magistrature Domaniale avant qu’elle ne plonge vers sa ruine finale? Penses-tu. On se contente de me faire animer des comités citoyens de raccommodeuses d’uniformes. Eh bien, ce compte rendu, le voici Rosèle, mon petit amour, juste pour toi.

Avant de prétendre reconstituer l’Histoire, taisons-nous modestement un moment, et dépêchons-nous d’écouter attentivement le récit des témoins avant qu’ils ne disparaissent…

L’irruption, dans les sphères d’un pouvoir autocratique décadent, d’un thaumaturge, un homme médecine, un guérisseur esbrouffeur…

.

Une réflexion sur “Le thaumaturge et le comédien

  • 30 mai 2020 à 2 h 25 min
    Permalien

    Je n’ai pas lu votre Roman Ysengrimus, mais d’après ce que j’en comprends, vous y opposez deux mondes, deux époques, deux générations, deux femmes aussi… un monde ancien (ou pas forcément, car peut subsister maintenant aussi) celui qui a fait sa révolution, et duquel on tire les leçons, un monde en tous cas traversé par cette femme qu’on a cherché à brimer, et qui a dû se battre avec les autres pour réaliser la victoire, la révolution, et transmettre son amour qu’elle n’a pas pu vivre pleinement probablement…. et celui plus récent, apaisé certes, resplendissant d’amour, mais confus, amnésique ou faussé par la perte de l’authenticité, et la falsification du passé, il lui faut à cette seconde femme, susciter la passion, les efforts des autres et le sien, une prouesse, pour arriver à reconstituer l’amour, la passion et le drame de cette grand mère ! bref…grossomodo !

    Vous parlez de repercussion émotionnelle de la mémoire historique, d’amour saphique, mais aussi de ce thaumaturge que je suspecte de viol ou de violence envers cette première femme… qui n’est autre que cette seconde femme en réalité, apaisée avec son amante ! bref, pas facile à décoder… un vrai labyrinthe ! mais sûrement intense et super bien écrit !

    Il y a donc aussi cette touche des amours homosexuels féminins qui constitue un peu un sujet d’intérêt et essentiel chez vous Ysengrimus ! ça assez troublant pour la vision des femmes qui soient proches de nous…ou qu’on a aimé quand on y pense! seraient-elles attirées en secret par d’autres femmes et que notre société empêche de s’émanciper ? serait-elles profondément malheureuses à cause de cette brimade ou contrainte à leur liberté ! les hommes sont-ils complètement incapables d’aimer aussi ces femmes ? il y a donc quelque chose de  »subversif » et constant dans ce postulat, dans la mesure ou ça peut semer et installer le doute dans un couple hétéro…ou en soi ! en fait je me demande comment le perçoivent les femmes surtout ! :))) Sacré Ysengrimus, pour sonder votre cerveau, il faudrait cinq mille capteurs nanoscopiques et encore, il est pas certain d’en saisir toute la richesse !

    Mais comme dirait l’autre…commences par livre le livre avant d’ouvrir ta grande gueule en parlant de moi :))

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *