Celui-là
ALLAN ERWAN BERGER — loin des marchés, loin des marchands, loin des routes, loin des aèdes, sous le ciel fuligineux des tempêtes griffantes qui décapent jour et nuit ses montagnes décharnées, un hameau se recroqueville en sa fissure au pied d’une source gelée que garde, scellée sur haute roche, une croix sombre.
Sévère elle étend ses bras, la croix, orientant de sa règle inflexible un petit amas mité de cahutes craintives qu’une cloche grêle en chapelle appelle, aux heures crépusculaires, à la vigilance car voilà : ici, les ténèbres venues, Celui-là rôde – qui n’est pas du Ciel, loin s’en faut.
Chtonien, cendreux, plombeux, antique d’avant les temps antiques, Celui-là hante les malédictions que les ravins, en leurs parois acérées, contiennent, projettent ou répercutent. Et si les vengeances sont de sa tribu, l’abandon l’est aussi, et la désespérance ; et toute amertume le précède.
Il est pire que les morts. Quand un enfant croise son sillage, il s’en dessèche devant tant d’hostile absence de foi ; son esprit dérape, il perd tout appui, et l’enfant tombe loin des humains. On l’enferme alors là où l’on ne doit pas dire.
Aux nuits venteuses, Celui-là aime à hanter les passages, au milieu du tintamarre des objets bousculés, des pierres qui éclatent, des stalactites de glace qui se décollent et rebondissent. Nulle rancœur ne saurait contenir entièrement sa massive indifférence ; nulle bougie ne saurait non plus véritablement l’éloigner, et toute prière vacille.
Le croiser, c’est l’ingérer. L’invoquer, c’est l’inviter. Aussi est-il, en sa malveillance naturelle, d’un séduisant mais très lourd secours à ceux qui veulent nuire.
Si son visage venait à s’encadrer dans une fenêtre laissée ouverte – par erreur ? – sur l’obscurité de la ruelle, l’habitation en serait foutue. Raison pour laquelle ici les panneaux d’occultation ne sont pas maigres, car ils ne doivent point seulement être en mesure d’arrêter les balles. On dit cependant que Celui-là n’en a cure, et sait trouver asile dans les cœurs les plus tièdes de n’importe quel foyer tiède.
C’est un pays où l’on ne vit pas tout à fait. Les humains y font des rêves crochus comme des broussailles. Et quand on y fouille, on y discerne toujours une forme accroupie et sombre, qui vous regarde avec ses petits yeux vides. La croix en aurait volontiers les bras qui tombent.
Ainsi, ce soir, comme tous les soirs, le hameau, raturé de neige, s’enfoncera dans son mutisme pénible et grelottant où seul Un veille, et rôde, et veillera et rôdera jusqu’à la consommation de toute pensée légère, de tout cri doux, tandis que déjà une femme pleure, quelque part, au coin de la table où ses hommes mangent, impassibles, sans jamais rien dire, le regard tendu dans le vide.
Et seule s’articule, en ce monstrueux silence des otages, cette menace éternelle qui tient toute vie féminine entre ses deux syllabes infectes : « Pute ! » qu’on ne saurait dire, mais que les yeux hurlent. Les cent yeux de Celui-là pour le temps présent.
FIN
Libérons-le, notre hameau neigeux. Y en a marre qu’il se transforme constamment en un rouage géopolitique de guerre et d’exploitation.
Bien vu, le Berger…
Hi-han !
Magnifique !
Ouf !! je l’ai relu encore ce matin et qu’est qu’il peut être doué pour écrire ainsi Berger ! c’est de l’orfèvrerie littéraire et du grand art ce texte ! et ça ne peut laisser personne indifferent ! plutôt marquant pour les esprits ! … une véritable toile de maître d’époque qui dépeint le petit hameau neigeux livré a lui même et dans tous ses états ! Merci !