Entretien avec Carolle-Anne Dessureault sur son roman L’ABÉCÉDAIRE (VERS LA VIE)
Paul Laurendeau: Alors Carolle-Anne Dessureault vous publiez, chez ÉLP éditeur l’ouvrage L’Abécédaire (vers la vie) dont la protagoniste principale et narratrice en JE, Grâce, est une jeune femme avec enfants. La question autobiographique ne sera pas soulevée ici, tant par discrétion élémentaire que (surtout) par préférence pour ce bel univers de fiction que vous construisez si adroitement, dans ce roman. Donc, strictement installée dans l’espace fictionnel, pourriez-vous me donner, disons, la fiche signalétique de votre psrsonnage-narratrice. Horizon, profession, background et caractéristiques diverse de sa personnalité mais ce, AVANT que l’histoire qu’elle nous relate dans votre ouvrage ne prenne corps?
Carolle-Anne Dessureault: Grâce a grandi au Lac Saint-Jean sur les rives de la Petite Décharge à Alma. Très tôt, elle cherche à comprendre les mystères, surtout celui du mouvement de l’eau qui influencera sa vision de la vie de même que les personnalités opposées de ses grands-mères. L’une, Anna, la maternelle, habite en haut de la côte en face de l’église. Pieuse, imposante et austère, mais aussi charismatique, elle enseigne à Grâce à voir au-delà des apparences. Rosa, la grand-mère paternelle, habite en bas de la côte et tient une boutique sur la rue principale. Excentrique et élégante, elle se promène avec d’immenses chapeaux et des colliers en pierres du Rhin en plein jour. Elle convainc Grâce de l’importance d’une belle apparence pour être heureux. Entre les deux grand-mères, il y a le pont reliant les deux côtes sous lequel coulent les eaux de la Petite Décharge parsemées de rapides. Chaque fois qu’elle le traverse, Grâce s’attarde pour observer le flot du courant des eaux. Où va-t-il? Plus tard, elle étudie la mode à Montréal. Designer et mannequin, elle évolue dans un univers qui la séduit, mais qui ne comble pas son besoin d’absolu. L’image n’est jamais parfaite. En elle, il y a une dichotomie. Deux continents séparés, l’un fait d’une attirance pour le superficiel et l’autre pour la profondeur des tréfonds en soi. C’est dans cet état de souffrance latente qu’elle croise «A» en espérant trouver l’absolu dans l’amour humain.
PL: Voici donc un personnage sensible, délicat, très féminin, mère de petites filles qu’elle adore, qui sont toute sa vie et qui, au cours du déploiement de votre ouvrage, sent que les choses se mettent à graduellement grincer, justement, avec la toute première lettre de l’abécédaire, ce magistral A qui, lui, indubitablement prend bien de la place. Parlez-nous donc un petit peu de ce qui a imperceptiblement amené votre narratrice à sentir qu’elle devrait sortir sa bagnole de ce gArAge là, pour aller éventuellement stationner ailleurs. Qu’est-ce qui, fondamentalement, nous pousse à quitter l’Alpha A et à envisager de se tourner vers les autres lettres?
CAD: Grâce est déçue de l’amour de «A» qui la considère comme un trophée pour glorifier sa propre image de lui-même. Auprès de lui, elle ne se sent pas reconnue pour ce qu’elle est. «A» est passif, routinier et figé dans une pensée rigide faite de connaissances qu’il ne remet jamais en question. Il manque de vie. Elle va vers un autre alphabet comme le voyageur traverse des rivières avant d’atteindre sa destination. Personne entière, elle refuse d’être la moitié de l’autre alors que «A» s’en accommode, s’y sentant en sécurité. Grâce quitte l’Alpha du A conditionné pour faire jaillir ce qui la pousse à être complète sans pouvoir nommer la chose. Le souvenir de sa grand-mère Anna qui arrachait les mauvaises herbes de son jardin pour dégager la beauté des fleurs et faire pousser les légumes revient souvent à son esprit. En fait, le jardin de sa grand-mère fait écho à sa propre essence. Elle aussi, lui semble-t-il, est un jardin. Elle répond à une forte impulsion d’extirper les pensées négatives et stéréotypées qui trouent la toile de sa vision du bonheur.
PL: Voilà. Grâce va vers un autre alphabet comme le voyageur traverse des rivières avant d’atteindre sa destination. Dites-nous donc un petit mot des autres lettres. Est-ce que ce sont tous des hommes?
CAD: Au début, la traversée pour Grâce passe par des hommes dont chacun la ramène un peu plus vers elle-même. Des hommes comme «B» et «C» ont le pouvoir, par leur écoute et leur présence, d’éclairer ses zones potentielles. Au centre, ce sont des lettres d’ancrage qui l’équilibrent. Les dernières lettres «X», «Y» et «Z» la plongent dans la réalité de ce qu’elle est.
PL: On va revenir aux lettres conclusives. Mais avant il faut dire un mot du second thème-force de votre ouvrage. La maternité. La maternité, se livre moins ici dans sa séquence de corps que dans sa séquence de tête. On a plus affaire, en cette phase spécifique du développement de vos protagonistes, à une maternité-parentalité. On accompagne ce sens tactique, subtil et fin, détectant et anticipant les besoins des enfants perpétués et provignés dans le sein du corps de contraintes de la graduelle séparation d’un couple solaire. L’enfant ici vit et se déploie, comme un jeune arbre fragile mais souple se perpétue, toujours magnifique, dans les premières tempêtes de l’automne. Parlez-nous un peu des enfants de Grâce et de l’impact sur eux de la dynamique en marche de l’Abécédaire.
CAD: La maternité est la partie solide dans la vie de Grâce. Cette solidité se manifeste par un perpétuel enchantement. Elle sent qu’elle vit une relation d’amour qui ne mourra pas. Elle est si apaisée de ressentir un amour inconditionnel qui ne se questionne pas qu’elle aborde ses filles «L» et «M», dans la confiance et l’abandon. D’autre part, sa quête va les faire souffrir en détruisant la famille. Malgré cette souffrance, elles l’appuient silencieusement car, comme tous les enfants du monde, elles veulent voir leur mère heureuse. En surface, elles vont traverser avec équilibre cette phase chaotique. Pourtant, il y aura effet miroir. En même temps que Grâce fait éclater le cocon qui l’enferme, «L» et «M» vivent une profonde mutation qui explosera quelques années plus tard.
PL: Voilà. Maintenant, le susdit cocon en court de fracture, au cœur duquel s’opère une mutation cruciale, enveloppe beaucoup plus qu’une stricte reconfiguration maritale, familiale et émotionnelles. C’est aussi une véritable révolution intellectuelle et philosophique qui s’opère en Grâce, à travers le canal grumeleux et lettriste de l’Abécédaire. Autour des toutes dernières lettres de l’alphabet, notamment fatalement, X, Y, Z, gravite une constellation de catégories philosophiques. Si Grâce vit sa crise existentielle tranquille, elle la pense aussi, la conceptualise. Dites-nous un mot de la Weltanschauung de Grâce.
CAD: Il s’agit d’un personnage en constante transformation qui se voit comme un laboratoire expérimental. En quelque sorte, une quête du Graal. Il s’agit de transformer le vulgaire matériau intérieur en un diamant éclatant. Avec X, Y et Z, on s’aperçoit que Grâce est animée d’un intense élan de percer l’insondable. Elle reste cependant assez consciente de la réalité concrète des choses. Ces dernières lettres de son Abécédaire la ramènent aux premières impressions de son enfance, celles-ci non conceptualisées bien sûr, mais qui ont au fil du temps tissé une réalité qui veut se faire entendre. Donc, ce processus de changement la ramène aux sources anciennes, les seules qui ne se soient jamais taries. Il y a surtout l’eau qui, par son mouvement, lui révélait qu’elle ne faisait que passer. Grâce demandait à Anna: «où va l’eau de la rivière, grand-maman, est-ce qu’elle va mourir, est-ce qu’elle va revenir?». Mais Anna écartait la question, lui reprochant de penser à des choses trop sérieuses pour son âge. Cette question non répondue a cristallisé son attention sur l’impermanence des choses jouxtée à un profond désir de trouver une permanence dans la matière, ce qui est impossible. Le combat également entre l’image et l’être qui pense se résout en acceptant d’être observateur du théâtre humain qui se joue à l’extérieur comme à l’intérieur.
PL: Et pour conclure sur un de ces calembours que la licence poétique nous autorisera toujours, Carolle-Anne Dessureault, si je vous dis que votre ouvrage L’Abécédaire (vers la vie) expose un État de Grâce, vous me répondez quoi?
CAD: Grâce à votre mot d’esprit, tout est dit. Vous avez bien saisi le sens de la quête de Grâce.
PL: Je pour remercie (et, de ce fait, vous rend Grâce), Carolle-Anne Dessureault.
.
.
.
.
.
Cela a l’air parfaitement passionnant. Et émouvant. Bravo madame, je vous lève mon chapeau.
Je vous remercie, Bérangère, d’avoir pris le temps de me livrer votre impression.