7-de-lhexagone

Minuit moins une

Honneur à ceux qui ne baissent pas les yeux devant leur destin
Clémenceau

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ALLAN ERWAN BERGER — «Fais attention, la couverture ne tient plus.» Le muezzin ouvrit le coffre et en sortit un livre, un gros pavé de l’épaisseur d’un dictionnaire, qui commença, fort à propos, par s’échapper de sa couverture. Le mufti le rattrapa. « Je vois, dit-il. J’ai apporté une écharpe pour l’enrouler. »

C’était un coran splendide, une pure merveille. Reliés dans un véritable carton toilé de vert scarabée, les cahiers semblaient faits d’une matière naturelle ; peut-être bien du papier. Une édition ancienne, visiblement, bilingue arabe-anglais, du canon d’Al-Azhar.

« Et regarde, reprit le muezzin, les encres ne bavent pas !

― Remarquable, chuchota le mufti, qui caressait les pages. Remarquable…

― Eh bien voilà… Tu ne veux pas passer la nuit ici ?

― Et pourquoi tu ne deviens pas imam ? Comme ça le coran resterait ici…

― Parce que je ne sais lire ni l’arabe, ni l’anglais. Et personne en ville n’ose prendre la place du mort ; c’est assez compréhensible… »

L’ancien imam s’était fait descendre par les Frères. Depuis, personne n’avait eu envie de mourir en se portant volontaire. Un imam “correct” arriverait sous peu, désigné par les envahisseurs qui avaient leur propre coran, une version dite “de combat”, expurgée de toute traduction mollassonne, pure comme l’acier. Ce livre-ci, s’il restait dans la mosquée, serait brûlé.

« Et j’aurai des ennuis, ajouta le muezzin. Déjà que c’est moi qui chante…

― Comment ça ? Tu chantes vraiment ? Avec la voix et tout ?

― Cinq fois par jour, je monte là-haut (il désigna du doigt quelque chose au-dessus du plafond voûté) et j’appelle. Que les gens viennent ou pas, j’appelle. J’espère pouvoir continuer à le faire quand leur imam correct sera ici ; ce sera ma manière à moi de résister. » Là, il rêvait debout.

Il se mit à gueuler dans la cave : « Allāhu ākbar ! Allāhu ākbar ! Aaa !…

― D’accord ! D’accord ! Stop ! cria le mufti épouvanté. Dites donc, les oreilles vont lui tomber dans le cou, au “correct” ! et tu auras la paix, je le prédis… Bon, je dois m’en aller. Je te remercie d’avoir appelé… Tu as appelé où, au fait ?

― Casablanca. C’est le seul numéro que j’avais ! »

Le vieux mufti médita quelques secondes sur la vie moderne. Le muezzin, depuis une ville perdue au nord-est de l’Anatolie, avait contacté les services centraux de Casa au Maroc : quarante-cinq degrés de planète à traverser. Puis demi-tour : la demande avait été transmise à Beyrouth, encore quarante-cinq degrés. Des heures plus tard, Beyrouth avait contacté le muezzin sur son portable : « On vous envoie quelqu’un » et voilà, il était venu.

« Ce n’était pas difficile, dit le muezzin en regardant ses pieds, on a une station montante derrière la gare routière. Enfin… plus exactement : on avait… Elle a sauté il y a deux jours, boum ! avec le cybercafé. Terrible ! Le gérant est mort avec sa famille. De toute façon, plus personne n’y allait… Pas fous.

― Oui alors c’est terrible, mais c’est assez fréquent… Symptomatique, en somme. Ils se rapprochent. Bon, allez, je m’en vais. Je suis parti » décida le mufti, que ces horreurs rendaient pétochard. Ce livre lui brûlait les mains. Si jamais les Frères l’interceptaient et découvraient ce qu’il transportait, il était bon pour le fossé.

Il fourra le coran dans son sac à dos, bien emmailloté dans son écharpe, et partit à la recherche de ses chaussures. Il y avait un car pour Ankara qui partait à vingt-trois heures, arrivée seize heures plus tard à la gare du 19 Mai. Moins il restait ici, moins il risquait de se faire remarquer.

« Tu ne veux pas un petit café ?

― Non.

― Du thé alors ?

― Non.

― De l’eau !

― Non…

― Je te raccompagne aux cars !

― Surtout pas ! On ne s’est jamais vu, comprends-tu ? Où est la sortie ?

― Ici… Attend, j’ai des gâteaux. Je reviens de suite.

― Mais…

― Ne me refuse pas, patron. Deux secondes.

― Tu devrais apprendre à lire ! » cria le mufti aux fesses de l’autre. Ce type avait du cran. Dommage qu’il se cantonnât au rôle de muezzin. Il revenait déjà.

« Les gâteaux… Voilà, je suis content ; quelqu’un est venu, le livre est sauvé. Et puis, moi, apprendre à lire ? Non non non, c’est beaucoup trop tard.

― Merci. Maintenant, je fuis, je me fais ombre, personne ne me voit. Adieu !

― Merci !

― Merci ! »

II

Depuis cinquante ans, Dieu se retirait manifestement du monde, et avec fracas. La preuve en était donnée, pour qui avait des yeux, par tous ces corans qui ne trouvaient plus de lecteurs et que l’on rapatriait en zone calme, cependant que les envahisseurs gagnaient du terrain partout, avec leur saleté de bouquin expurgé, avec leurs bombes, leurs armes, leurs Frères, leurs infernaux drapeau noirs ou verts.

Depuis cinquante ans, la guerre faisait rage depuis l’Iran jusqu’au Maroc, depuis le Kazakhstan jusqu’en Autriche. On l’appelait la “guerre grise”. Les Russes, les Syriens, Israël, l’Iran, le Golfe, la Somalie, l’Égypte, l’Algérie, l’Ukraine, la Turquie, la Bulgarie. L’OTAN. Donc les USA. Et l’Europe, entraînée dans le tourbillon.

Des attentats, des villages rasés, une guerre civile continuelle à l’échelle de deux continents. Des avions qui s’écrasent, des trains qui sautent, des minarets qui s’envolent, des missiles qui tombent. Une pluie grise de cendres et d’acier pulvérisé, des averses de béton concassé.
Dieu se retire, et la nuit vient.

Dieu se retire. En l’espèce, des corans anciens, des vieilles bibles coptes, des rouleaux juifs, récupérés parfois in extremis par des sauveteurs en robe ou en soutane, voire en bleu de travail, tandis que le territoire des combats s’étendait, mâchonnant petit à petit le monde des humains.

Tout ces ouvrages finissaient sur le mont Athos, à la Grande Laure, dans le vaste Œkoumenicon de Saint-Athanase, dont le linteau d’entrée portait cet extrait de Jean, 17 : « Afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi » en trois langues : le russe, l’anglais, l’arabe, en plus du grec ancien.

Se tenait là un extraordinaire amas de chercheurs, intellectuels, religieux de toutes confessions, avec même des femmes, prêtresses d’Afrique ou d’Europe occidentale, qui avaient leur propre étage toutefois. Mais le réfectoire, les cafétérias et les salles de méditation étaient mixtes. Scandale ! Afin de sauvegarder la pureté de ses mœurs, la République de l’Athos – une sorte de théocratie en territoire grec – avait enkysté le vieux monastère, qu’un double mur de béton isolait désormais du reste de la péninsule, avec chiens, robots et crucifix conjuratoires de douze mètres de haut.

Le vieux mufti était crevé de fatigue, de tristesse, de faim, d’ennui ; chaque coran exfiltré avait été une défaite de l’esprit, et il en avait sauvé cent-douze. Combien de nuits exténuantes à être bringuebalé dans de mauvais cars, sur les routes de Cappadoce, du Liban, d’Irak ou de Jordanie ? À Ankara, il avait appris qu’il n’y aurait pas de trains pour Istanbul : la ligne était coupée. Il avait trouvé un camion qui transportait des sacs de ciment, plus douze cages de poulets et dix valises appartenant à deux passagers Azéris. Il fit le troisième, pour deux cents euros payables à l’arrivée à Florya-sud, devant l’ancien aéroport civil transformé en centre de transit pour l’Europe, un cube immense où grouillait jour et nuit une masse considérable d’humanité à la recherche d’un asile contre la folie.

Il passa huit heures à piétiner au milieu de la foule, dans les cris et les hurlements des vendeurs de nourriture qui faisaient comme une haie vociférante de bras tendus au bout desquels s’agitaient des billets, des sachets de plastique qui contenaient quelques glaçons barbotant dans un liquide trouble, des moitiés de citron, des figues. Le sol était jonché de papiers et de crottes étalées ; on clapotait dans le sang, l’urine et le vomi.

Tous les cent mètres, sur une estrade avec parasol, se tenait un soldat avec un chien de combat.

Les guichets se rapprochaient peu à peu, jusqu’au moment où le mufti put enfin souffler à l’ombre d’un auvent, pendant les trois minutes que dura sa fouille.
L’extraction du coran lui coûta encore cinquante euros de bakchich, le tarif habituel. La navette jusqu’à la frontière : dix euros ; le ticket de siège : cinq. Une ultime bouteille d’Évian pour ne pas tomber raide cuit pendant le trajet : trois, mais c’était une 50cl premium, qu’il s’empressa de vider avant l’embarquement, après quoi il ne sut quoi faire de l’emballage.

Trente-sept heures après avoir quitté le muezzin, il se présentait enfin au check-point de Feres, à la frontière entre la Grèce et la Turquie, entre l’Europe et l’Asie. Il avait dormi – très mal – six heures en tout et pour tout, et sa patience était à bout. Pour passer le temps, il se récitait des sourates entières, les yeux clos, le visage fermé et triste. On aurait dit un Christ à la descente de croix. Debout titubant dans une file, il avançait, traînant son sac à dos sur le goudron brûlant, immergé dans ce bruit de mer que font des milliers de gens las dans un hangar, qui attendent que des portes s’ouvrent, et se taisent.

Alors, au bout d’une éternité, les portes s’ouvrirent.

Tout de suite, le vacarme. Les huit files dans le hangar se mirent à pousser très fort tandis que montaient les cris, les supplications. Les chiens se mirent à aboyer, des soldats hurlèrent, les gens se pressèrent contre les barrières, les files se transformèrent en serpents ondulants dont la tête, écrasée contre le fond, s’étalait, hérissée de membres qui brandissaient des sacs, des valises, des bébés, et les visas, les précieux visas.

Tout au bout, au cœur même du boucan, se tenait un fonctionnaire immobile et serein, entouré de gros bras qui jouaient du tonfa sur les têtes des immigrants. À cet endroit, chaque file se scindait en deux : à droite, les recalés, qui filaient entre deux haies de flics habillés de noir et d’argent ; à gauche, ceux qui auraient le droit de montrer patte blanche. Ceux-là s’enfonçaient dans un tunnel ouvrant sur une immense place en béton.

Personne ne savait en vertu de quels critères on finissait à droite ou à gauche, avoir des papiers n’étant même pas utile à ce stade du tri. Une question de faciès, et d’âge aussi, semblait-il.

À l’extérieur, un village entier se collait aux barbelés : c’étaient des passeurs, qui, par des souterrains, des poubelles, des égouts, ramenaient leurs clients en amont du hangar, pour un nouvel essai. Ces choses-là étaient tolérées : après tout, l’on était encore, de ce côté-ci, en Turquie, où l’on sait être un peu humain, tandis qu’en Europe, de deux choses l’une : soit l’on est corruptible, soit on ne l’est pas du tout.

Quand vint son tour, le vieil homme jeta sa bouteille vide dans une poubelle, signe qu’il était civilisé ; il leva les bras en l’air pour la fouille corporelle sans qu’on eût à le lui demander, signe qu’il était un habitué ; il ne regarda jamais personne dans les yeux, qu’il tint fixés sur la poitrine du fonctionnaire, et surtout, il s’abstint de supplier ou de baragouiner des bobards. Le type du pré-filtrage était dans un bon moment, il laissa passer ce mufti si poli, lequel inclina la tête en remerciement et fila vers la douane, au bout du tunnel, tirant son sac.

Dehors, la clarté des projecteurs tirait des ombres triples au pied des gens ; le soleil se cachait derrière une couche de nuages ventrue et plissée, d’un violet d’ecchymose, et il bruinait. Sous un dais trônaient trois fonctionnaires de l’Immigration et deux douaniers : fouille des sacs, détection de métaux et d’explosifs, inspection minutieuse des papiers, du carnet sanitaire, des tampons ; recherche de drogue, interrogatoire en anglais. Le halètement des chiens faisait une basse rythmée au claquement des questions. Le mufti n’aimait pas ces bêtes, des rottweilers à l’haleine chaude qui voyaient en tout être de la viande sur pied, et n’obéissaient qu’aux robots.

Partout des soldats, dans ces treillis à motif béton qui étaient le signe distinctif de ce siècle où les armées combattent dans les espaces suburbains. Sur sa gauche, il vit un groupe de gens accroupis, entourés de flics, les mains sur la tête. Un sergent hurlait et gesticulait, marchant à grand pas devant les prisonniers, brandissant une photo porno format A3, où l’on voyait une Levantine se faire violer par des Aryens. Le message était assez clair. Les hommes, par terre, détournaient le regard avec un profond dégoût mêlé d’humiliation. Une haine brûlante roulait derrière les visages. « Voilà un des nombreux endroits où l’Europe forme les terroristes, murmura l’homme qui suivait le mufti. Ceux-là sont bons pour le camp ; et quand on les relâchera, ils seront des loups… C’est quand même des sacrés connards, ces cognes…

― Aha » répondit le vieillard, sans se mouiller. On ne sait jamais à qui…

À cet instant, le ciel fut déchiré par l’irruption de quatre chasseurs en formation, des Hueng kasakhs, reconnaissables à leurs deux réacteurs situés bas sous l’empennage. Ils virèrent au sud-ouest au-dessus de la vallée et disparurent dans un grondement volcanique qui roula longtemps parmi les montagnes. Puis il y eut, dans cette direction, des éclairs jaunes et bleus, stroboscopiques. Les chasseurs revinrent, passant au sud de Fares. Ils n’étaient plus que deux, qui lâchaient des artifices éblouissants dans leur sillage. Ils étaient suivis à deux secondes par de petites flèches grises. Tout ce joli monde disparut vers le golfe de Saros. Il n’y avait rien à comprendre.

La douane enfin franchie, le vieux mufti commença à respirer. Il s’avança vers le terminal des taxis, cherchant son portefeuille dans sa poche ventrale. Il y avait six files de voitures. Il se mit dans la queue pour Thessalonique. C’était la plus chargée, et pourtant ce n’était pas la plus bruyante ; une petite foule de braillards allait et refluait autour de l’accès à la file pour Plovdiv ; des soldats accoururent, préparant leurs matraques. Une espèce de géant blond roux à la barbe de pirate, venu d’une autre file, se mit en devoir de traverser celle-ci à grands coups de poings ; il hurlait plus fort que tout le monde, envoyait valser les importuns, bousillant des valises, éventrant des sacs. Derrière lui vint un cheval blanc, dont la peau, sur le flanc droit, pendait, laissant voir la chair sanguinolente. Le silence se fit sur son passage.

Cette apparition fut comme un grand mystère. Le vieux mufti, qui voyait partout des signes, et comprenait que Dieu, par le truchement du monde, lui chuchotait des choses, prit cette vision pour un avertissement ; il en conclut qu’il allait mourir.

Du reste, il le sentait venir depuis longtemps. Avec ça, son bagage était vite fait : trois lignes dans une liste, et encore, bien petites. Lui-même était remplaçable. Ceci lui conférait un inestimable sentiment de liberté. La seule chose qu’il devait finir absolument était d’apporter ce coran vert-scarabée à l’Œkoumenicon ; après quoi, il pourrait se laisser aller. Il en avait plus qu’assez. Regardant en lui-même, il se rendit compte que, depuis au moins deux semaines, il ne tenait plus que par la force de sa volonté, et celle-ci commençait à faillir.

III

Le taxi était un monospace Mercedes qui avait dû faire trois guerres  ; quatre places étaient prises, et le bagage débordait sur le toit comme une vilaine hernie. Le vieil homme s’insinua dans le cockpit après avoir marchandé un siège pour Iraklitsa. Après lui vint une grosse dame arménienne avec un ventilateur à piles. Tous deux passèrent le voyage à se sourire, à grignoter des raisins secs, et à s’envoyer des courants d’air dans le cou. C’était mignon tout plein. Il n’avait plus été aussi espiègle depuis sa petite enfance. Il mettait cette humeur fleurie sur le compte de sa fin prochaine. En somme, il s’éloignait, et se prenait au sérieux encore moins que d’habitude.

Arrivé au port, il apprit qu’il n’y aurait pas de bateau pour l’Athos avant le lendemain neuf heures. Il trouva un banc près de la jetée, mit le coran sous sa robe, le sac sous sa tête, et s’endormit jusqu’à trois heures du matin, heure à laquelle sa vessie le réveilla pour la première fois depuis Ankara. Lui qui pissait d’ordinaire six à huit fois par jour, il comprit qu’il était déshydraté. Après avoir arrosé un buisson, il voulut boire, mais tout était fermé, et il ne vit de fontaine nulle part. Il attendit le matin assis sur son banc, à voir dans la nuit défiler des sourates et des gens du passé.

Le bateau fut à quai à huit heures. Le mufti monta, prit un café-loukoum, acheta un paquet de cigarettes pour la première fois depuis quinze ans, en alluma une, manqua s’étouffer, et sentit son cœur s’emballer d’une manière qui l’effraya. Vite, il jeta la clope par dessus bord, comme si par ce geste la mort allait hésiter et attendre encore un peu. Le bateau, qui redémarrait son moteur juste à ce moment-là, éructa un affreux nuage de fumée noire dans l’air calme du petit matin, produisant un terrible bruit de ferraille qui tousse et crache ses boyaux, typique du ferry au réveil dans la Méditerranée orientale. Le vieux mufti écouta les efforts de la machine avec une compassion significative : quand les vieillards, de chair ou d’acier, s’engagent dans une nouvelle mission, c’est toute une affaire, d’abord, pour les mettre en branle. Des moines montèrent, noirs fantômes aux longues barbes, l’oreille collée à leur téléphone. En s’asseyant, l’un d’eux renversa un sac plein de crucifix qui se dispersèrent sous les sièges.

IV

« Cette vie n’est pas vraiment une plaine, songeait le mufti. Pourtant j’ai l’impression d’avoir couru tout du long… Il y a deux jours, j’avais vingt ans ! » Le chemin était raide. Le soleil tapait dur, la sueur giclait en cascades, les souvenirs remontaient à la surface en foules pressées.

Il avait débarqué vers midi à Nea Roda. L’Athanase, une petite navette fonctionnant au Diesel, était venu le chercher, et l’avait laissé au port du monastère. Il avait regardé en l’air, envisagé la pente et les murailles au loin dans le ciel, soupiré et soulevé le pied gauche pour le reposer un petit peu plus haut que le pied droit, lequel ne savait pas encore ce qui l’attendait. Une heure plus tard, brûlant de chaleur et près de tourner de l’œil, il s’affalait à l’accueil de l’hôtellerie, et n’arrivait plus même à bouger un bras.

Il resta là à refroidir pendant vingt bonnes minutes, puis un moine l’aida à monter les escaliers – monter encore – jusqu’à sa chambre dont la petite fenêtre irradiait de chaleur. Incapable de faire autre chose, il s’écroula tout habillé, dormit jusqu’au lendemain, ratant les offices, et se fit bouffer par les moustiques.

Le dernier matin de son existence, le vieux mufti, qui n’avait plus mangé correctement depuis Ankara, entreprit, au réfectoire, de faire du scandale. Il demanda trois fois du gruau et vida quatre verres de jus d’orange. On n’avait jamais vu ça. On ne le verrait plus. Ce matin, tout ce qu’il faisait serait unique.

Il descendit à la bibliothèque, qu’on avait déménagée dans la montagne, à vingt mètres sous le cloître, pour y conserver les trésors à l’abri des flammes et des attentats. Au troisième sous-sol, il franchit le sas du département de l’Islam, extirpa son coran, le démaillota, et le claqua d’un grand coup sur le comptoir de l’accueil, faisant sursauter le moine qui pianotait derrière.

« Turquie ! beugla-t-il. Refahiye, extraction d’un coran édité en… bougez pas, 1442 de l’Hégire, bilingue anglais-arabe, dos à refaire, couverture à recoller, quelques rousseurs, huit cent douze pages… Vous notez un peu, là ? Non… Qu’est-ce que c’est que ça ?

― C’est tout nouveau ! Vous remplissez cette fiche. Voici un feutre, et là-bas il y a un siège et même une table. À tout à l’heure. »

Le département de l’Islam, et avec lui, ceux de la Chrétienté Orientale et des Études Juives d’Europe Centrale, sans oublier les salles dédiées au monastère lui-même, occupaient quatre vastes niveaux dans la roche. En plus des espaces de lecture, il y avait, pour chaque département, une cafétéria, et une salle de méditation éclairée par une longue paroi-écran qui projetait une image de la mer prise depuis les toits. Lorsque le soir venait, la Méditerranée y devenait d’un bleu éteint, métallique. Les nuages s’embrasaient. Les chercheurs, les moines et les muftis qui passaient là-devant, ombres chinoises sur des fonds incendiés, s’arrêtaient pour contempler la beauté du monde en danger. Et le matin, c’était une splendeur grandiose.

Depuis cinquante ans, la Grande Laure recueillait les plus précieux documents des religions monothéistes, les escamotant sous le nez des armées, des milices, des factions de tout poil. Comme un grand organisme dans lequel le sang refluait vers le cœur, le réseau œcuménique du Livre récupérait les ouvrages les plus magnifiques, quitte à les voler dans les musées, d’ailleurs, quand le danger se faisait pressant. La nuit venait, sombre, qui verrait les extrémistes s’affronter, et tomber sur les modérés. Il convenait de ne pas bêtement s’offrir en pâture, et de retirer les billes qui pouvaient l’être.

Dans la mesure du possible, des copies de piètre qualité étaient laissées sur place, en de nombreux exemplaires, en échange des originaux.

Le cas de la mosquée de Refahiye, cependant, montrait qu’il n’en était pas toujours ainsi. Le mufti n’avait rien laissé derrière lui, puisque, de toute manière, les Frères apporteraient leur propre coran – leur sinistre coran de combat – lorsqu’ils investiraient la ville. Ceci arrivait de plus en plus souvent. Le mufti en avait terminé.

« Voilà. Et maintenant, je vous laisse, mon ami. Ah oui, je note le numéro de dossier… Sinon, savez-vous qui est ici, à cette heure ?

― Il y a un moine blanc dont je ne me rappelle plus le nom, il y a… voyons voir, le Père Bartholomée, et le recteur de la mosquée de Bethléem. Et aussi, la Mère Maria Venizelou… Mon Père ? Eh ! Oh ? Ça ne va pas ? »

Se faire appeler « mon Père » par un moine orthodoxe grec en charge de l’accueil au département de l’Islam n’était pas une chose courante. Il fallait vraiment venir ici pour entendre des trucs pareils. Ceci dit, le mufti ne se sentait pas d’humeur à relever le bon mot, il blêmissait à grande vitesse, tremblotait et commençait à baver. L’autre gicla de derrière son bureau, empoigna le frêle bonhomme comme on fait d’un polochon, et le convoya à grand pas jusqu’en salle de méditation où il l’allongea sur une banquette face à la mer, un coussin sous la tête. Alors seulement il bippa un infirmier, et partit chercher du monde en salle de lecture, dérapant dans les virages.

Il revint avec la Mère Maria et un missionnaire, dans une grande envolée de robes et de soutanes. Le vieux petit mufti fit signe à la Mère de s’approcher, et lui chuchota sa demande : dans la poche de poitrine, un mini-coran. Au signet, si elle pouvait lire le numéro indiqué… merci.
D’autres gens s’approchèrent. Le moine de l’accueil les fit s’écarter, pour que le vieil homme pût voir, sur la paroi, la mer et les nuages. Dans le silence, seulement dérangé par le grincement des semelles sur le parquet ciré, on entendit la voix claire qui récitait :

« Or, Nous lançons sur le Vain, d’un jet, le Vrai qui le meurtrit. Et le Vain s’étiole. »

« C’est tout ce que je vous souhaite », chuchota le mufti, puis il rendit l’âme. Maria Venizelou se signa et referma le livre.

FIN

Dave Proffer : Great Lavra boat house – sept 2005. (CC BY 2.0)

Une réflexion sur “Minuit moins une

  • Oufff !!! Sacré Berger ! j’ai failli y croire comme si j’y étais moi-même ! Excellent ! le Mufti qui meurt paisiblement dans un monastère Grec qui sauve des Corans…face a l’océan… pendant que le monde est a feu et a sang entre jihadistes et milices et armées ! Voici un bel hommage aux sages de l’islam et a la sagesse des livres sacrés ! …franchement chapeau ! et quelle balade ! de Turquie en Grèce… comme si vous y étiez ! sauf que les Turcs ne pardonneraient pas que notre Mufti ait traversé autant de bleds chez eux, et soit resté sur sa faim ! :))) la moindre des choses aurait été de pouvoir se goinffrer en route de chich kebabs et autres grillades et pittas… même en temps de guerre, même en temps d’apocalypse, ça puerait la bonne grillade de kebabs et de Kaftas, servie avec un pain turc maison, des tomates et oignons et quelques piments grillés ! :))) le tout servi avec un bon Ayran Turc frais pour faire passer le tout ! (lait ou petit lait salé servi frais très commun en Turquie et dans toute l’asie de l’ouest et en Iran)….:)))

    le plus intriguant dans cette histoire c’est le vieux Coran en lambaux avec reliure verte très ancienne a réparer !!!! je crois rêver ! ceci est exactement le Coran qui fut le préféré de feu mon papa, hérité de son père grand Cadi et juge de son état, et lui même l’ayant hérité de son père ! une édition très très rare, imprimée au début 19ème ou fin 18ème au Liban et Beyrouth je crois ! l’un des tous premiers ! Feu mon papa, l’utilisait tous les jours ! dans cette suite parentale qui date des années 40, très glamour et dotée de son dressing et sa salle de bain avec une chaudière citerne en alu ou acier inoxidable qui luisait tout le temps, et qu’il suffisait d’alimenter en bûches de bois dans la partie inférieure, pour lui fournir 150litres d’eau chaude…alimentant la douche séparée… il se levait a 6h du mat ou un peu avant, se nettoyait et faisait ses ablutions, puis retournait a côté de son grand lit et sur le tapis descente de lit, au dessus de laquelle il disposait un autre tapis de prière, et surtout une belle vielle peau de mouton blanche ecarlate dont il ne se séparait jamais…par dessus encore, puis accomplissait une prière du matin, ensuite, il sassayait dessus, se saisissait de ce beau Coran en lambeaux, et lisait quelques chapitres ! A la fin, lorsque le tout a duré 30 min ou parfois jusqu’a 40 min ou 45 min, il joignait les mains et priait pour ses enfants, sa famille, ses parents et sa fratrie (des vip du bled en plus plutôt laics que lui), ensuite, dans son beau pyjama, le bel homme qu’il était, élancé et svelte et toujours en forme, qui avait l’air de humphrey bogart, ou de Gary Grant, enfilait un peignoire , ses babouchez, avec un chapelet a la main, il descendait au rez-de chaussée, puis faisait au moins 20 a trente tours du jardin au complet a pas forcé, en répétant des incantations, il faisait son sport ainsi ! plus tard, vers sept heure et quart, il retournait a sa chambre, l’eau chaude etait dispo a fond pour sa douche, il prenait donc sa douche, se rasait de près, enfilait son costume moderne et toujours très elegant…avec sa cravate assortie etc…choisissait sa paire de chaussures noires ou brunes d’excellente qualité, et au même moment, nous, chacun dans sa chambre, on pouvait se reveiller en même temps, tous les jours, ce qui nous reveillait c’était les odeurs de pain grillé au beur que ma maman lui préparait, les odeurs du café de java frais aussi qui remontait les escaliers, et surtout l’odeur de tout ceci mélangé a ses eaux de toilettes préférées mythiques, toutes françaises, il y avait  »l’homme de Caron ou l’habit rouge de guelain, ou encore, des givenchy, des Italiens aussi » :)) bref, l’instant nous marquait tous, mais il y avait pourtant un avantage a se reveiller bien plutôt et aller le saluer lorsqu’il lit encore son Coran… il avait tout le temps une eau minérale d’un litre et demi a côté, et lorsqu’on frappait chez lui, les fenêtres était toujours grande ouvertes baignant la chambre et la salle de bain d’une superbe belle lumière paisible et fraiche, et ça sentait bon, car ça sentait les eaux distillées de fleurs d’oranger ou alors de fleurs de jasmin, qu’il ramenait de Marrakech dans des bouteilles d’un litre en verre, et comme des elixirs de la vie, anciennes et parées d’une sorte de cire brune sur le couvercle, il les conservait tout le temps dans le meuble art deco tête de lit dont les portières en bois glissaient, une dizaine d’essences ainsi ! comme il y avait l’eau de rose des roses de l’oasis de Kelaat Megouna du sud du pays, un superbe desert qui ne produit que des roses et en exporte dans le monde entier, et donc tout ceci servait a asperger ses draps, ou alors a se passer ses eaux sur le visage lorsqu’il lisait le Coran ! et donc lorsqu’on entrait le saluer, il fallit ne pas le déranger mais lui baiser la main, et avant de sortir, il ouvrait la bouteille d’eau minérale, et comme s’il s’agissait d’une eau bénite, nous versait dans un petit verre et nous demandait de boire ! :)) on y croyait tous comme un rituel et surtout moi ! faut savoir que dans cette superbe demeure entourées de sapins très verts entremêlés de bougauinvilliers de toutes les couleurs et les mauves surtout, et de plantes envahissantes aussi et le tout était bourré de nids d’oiseaux qui chansonnaient chaque matin, on avait l’impression que cette maison était gardée par les anges, et qu’elle avait de toute façon des airs de Paradis malgré sa modestie ! et donc il descendait après tout ça prendre son ptit déj, pendant que son chauffeur de la 4l (renault 4) entrait lui aussi au jardin et installé il prenait le sien qu’on lui a servi, et parfois, ce vieux berbère brun aux yeux bleus toujours muni de son opinelle, égorgait pour ma mère deux ou trois poulets baladi que des bleddards ont ramené la veille de la campagne, parfois des lapins qui seront cuits aux oignons et aux raisins secs pour le midi :)) et donc, le type, comme un chef Apache, au geste sûr et l’allure toujours fière, comme pour remarcier ma mère du copieux petit dej, il s’assurait en un rien de temps a eviscerer le gibier et le nettoyer dans la cours, sans se tâcher d’eau ou de sang, puis s’essuiyait les mains avec une serviette et nous jettait un sourire et sortait préparer la 4l, pour emmner mon papa au boulot ! Ce type je précise était marié parait-il avec 4 femmes, et son fils ainé fut l’un des premiers a bosser a la Nasa aux states ! :))) son seul defaut est que c’était un piètre conducteur, et comme les berberes de son coin de l’époque avait quelques dents en or qui brillaient lorsqu’il souriait ! :)) en plus de quelques bagues en argent de toutes sortes serties de pierres aux mains ! il adorait nous raconter que son père toujours a la campagne dans le bled, continuait de cultiver la terre aux bêtes de somme a l’âge de 112 ans, et était en bonne santé ! :))))

    Bref, l’histoire de ce Coran fut terrible car il faut volé au décès de mon papa ! et que pendant des années il me demandait de lui trouver un relieur de talent et j’ai fini par lui trouver et je devais l’emmener pour être refait au complet, sa vieille couverture en cuir vert foncée et imprimée de caligraphies, ou ses pages beiges avec de superbes motifs très discrets et une calligraphie de grande qualité, mais je ne l’ai jamais fait ! Je suspecte nul autre que l’une de mes soeurs et son mari de l’avoir pris au décès de feu mon papa ! en nous faisant croire qu’on allait hériter d’autres corans parfois précieux que mon papa conservait dans une bibliothèque dédiée… mais le plus sacré était en réalité celui-la pour moi et je ne leur ai jamais pardonné ! Cette soeur, une folle de chez folle, doctorante en medecine avec les honneurs, a foutu sa vie en l’air avec un flic raté qui n’a même pas son secondaire, un colosse bourré d’égo et d’orgeuil avec un salaire de prolo, un inculte violent et un sportif qui devait bien la baiser pour s’amouracher de lui a ce point, il a réussi a la faire vivre comme une femme ignare et sans le sou, et si quelqu’un le critique elle menaçait de se suicider ! :))) le type lui a bouffé la cervelle, et l’a transformé en bledarde employée a un salaire de misère lorsque toutes ses copines ont tout réussi ! et donc comme elle en est capable de voler ce coran, comme elle a volé de l’argent aussi a plusieurs, tous les deux ont mal tourné comme des complices dans leur médiocrité ! Mais il n’y a pas que le Coran qui a disparu, les beaux costards et cravates de feu mon papa… ses montres aussi dont une veille cartier tank des années 50 qu’il s’était offert a Paris a la revente de son héritage et la conservait religieusement car c’était son style… bref, ma soeur cette catastrophe vivante a totalement raté le coche, et sa vie, alors que le jour de la soutenance de sa thèse de doctorat nous y etions tous et elle fut applaudie par la crème des profs de medecine du pays ! ce jour la, elle rayonait et avait l’air d’un ange, courtisée par tous les mecs puissants du milieu, elle laissa tout tomber pour un prolo qui a la tête d’un van damn ou d’un rambo, un champion d’alterophilie et un bledard qui vaut pas deux kopeks, hyper religieux mais schizophrène aussi, car adore les belles fringues et les chaussures italiennes, dont le salaire ne payait même pas la facture d’electricité ! et c’est ma mère qui a soutenu touyte sa vie ces deux la comme un boulet et un cancer avec leurs enfants !

    Je m’en fout si je me dévoile a ce point et je me laisse aller, mais moi mon papa fut le meilleur papa au monde, trahi par ses filles, ce type était de l’or en barre, il avait des amis partout qui le recherchaient et voyageaient pour le voir, il était plutôty fauché mais heureux, par rapport a sa fratrie surtout, des vip bourré de fric, mais eux avaient pas son prestige, ni sa sagesse, ni sa bonté… un peu tout de même, car ils étaient tous les fils du Cadi après tout et le plus grand leg de leur père fut l’amour de son prochain et la générosité !

    Merci pour ce billet !

    Yallah bye !

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