Le Syndrome de Pénélope
Ne jamais se satisfaire. «À ce dont un esprit se satisfait on mesure la grandeur de sa perte.» (Hegel). Pensée admirable, à laquelle nous objecterons toutefois que seul un «esprit» se satisfait…
Henri Lefebvre, Logique formelle, logique dialectiques, Éditions Sociales, p. 225.
Cet article est aussi disponible en anglais, en italien et en espagnole ici:
Articles du 24 mars[25222].
YSENGRIMUS — On connaît la situation que campe le mythe grec. Pénélope, reine d’Ithaque et épouse d’Ulysse, attendra pendant vingt ans le retour de son mari, de l’Iliade (la guerre de Troie en soi, dix ans) et de l’Odyssée (le voyage tumultueux du retour d’Ulysse, un autre dix ans). Les prétendants en rafales, présumant leur roi Ulysse mort, pressurent Pénélope pour qu’elle se remarie. Pénélope leur fait valoir qu’elle doit d’abord confectionner une toile funéraire pour son beau-père. Quand cette toile, tissée au métier, sera terminée, Pénélope s’engage alors, et alors seulement, à se remarier. Et, en fait, Pénélope, avec l’aide de ses servantes, défait la nuit la portion de toile qu’elle a tissé le jour. Éventuellement Ulysse revient, à la grande joie amoureuse de Pénélope, et, en compagnie de son fils Télémaque, il flingue tous les prétendants avec son arc et renoue avec son épouse. Pénélope, c’est donc cette reine tisserande qui, au nom des considérations supérieures de l’amour et du devoir, dans un ostensible sur-place politique, défait et refait sans cesse son ouvrage, en affectant de se rendre à la pression ambiante dont de fait, elle n’a cure.
Le Syndrome de Pénélope, c’est donc cette urgence qu’on ressent de jeter ce qu’on est en train d’accomplir par terre et de le refaire, de le refaire sans cesse, en neuf, sous le poids d’une pression extérieure, implicite et obtuse. Mais le Syndrome de Pénélope ne bénéficie pas de la duplicité astucieuse et du sens abnégatoire de la Pénélope d’origine. Dans le Syndrome de Pénélope, on défait et refait sans cesse non pour temporiser mais pour améliorer, finaliser, astiquer, rétablir, réussir. La toile funéraire du beau-père, qui pour Pénélope n’était rien d’autre qu’un moyen, redevient fin dans le Syndrome de Pénélope. Le Syndrome de Pénélope est une forme de perfectionnisme qui s’avère finalement stérile et nocif. Son caractère d’exercice solitaire est, en plus, intégralement illusoire. C’est la pression sociale, comme insistance ou comme indifférence, qui fait entrer l’esprit hésitant, docile et peu pugnace dans le paradis rassurant et factice du Syndrome de Pénélope.
Autour de cette question de la pugnacité, on a voulu identifier le Syndrome de Pénélope à la Tactique de la Terre Brûlée. L’autodestruction nationale, totale ou partielle (préférablement partielle!), incorporée comme moment stratégique dans le combat, ni plus ni moins. En 1812, les russes incendient Moscou qui vient de tomber aux mains de Napoléon. En 1942, les troupes de Staline, reculant ostensiblement devant l’armée allemande, détruisent tout sur leur passage dans leur propre pays. Mais, quand on y regarde avec l’attention requise, l’action des russes, tant en 1812 qu’en 1942, est beaucoup plus une version vive, collective et proactive de la vraie temporisation pénélopéenne d’origine qu’un perfectionnisme abstrait et nivelant. Les moscovites incendient sciemment leur ville pour empêcher l’envahisseur impérial d’en bénéficier stratégiquement et, de ce fait, ils finissent par le forcer à se replier. Staline détruit ses propres campagnes et ses propres dispositifs d’approvisionnement mais tient solidement les villes soviétiques, même celles de taille moyenne. Les forces du Reich s’enfoncent dans un grand filet, en fait, qui, quand il se refermera, par l’action concertée des partisans russes et de l’hiver, pavera la voie qui mènera l’Armée Rouge aux portes de Berlin. Le minaudage et la rouerie de notre Pénélope stalinienne n’ont pas grand-chose à voir avec son Syndrome. La Terre Brûlée, c’est du repli stratégique offensif, en fait. Les prétendants qui n’ont rien vu et ont mal évalué la situation finissent massacrés.
Tout différemment, refaire c’est nier et nier c’est faire face. Le pouvoir créativement dialectique de la pensée négatrice pourrait donc apparaître comme une légitimation du Syndrome de Pénélope. Pourquoi ne pas spéculativement invoquer la fameuse négation de la négation dialectique pour «modestement» rebrousser chemin, admettre une erreur, faire du passé table rase, comme le dit si bien la chanson légitime et militante, et tout refaire, en mieux, en plus beau, en plus aimable, en plus pimpant. Le projet initial, chambranlant, isolé, boudé, méconnu, comme négation de la réussite est lui-même nié dans le Syndrome de Pénélope. Cela semble donc de bien bonne dialectique que de nier ainsi ce qui me niait ma gloire. Que reproche-tu tant à cela, Loup Ysengrimus? Ce que je reproche à la manœuvre ici, c’est son caractère mécanique, idéal, abstrait, en un mot. Car causons dialectique, s’il faut causer dialectique. La négation de la négation n’est pas je ne sais quelle obligation méthodologique principielle parce que Hegel le dit et que Marx le confirme. La négation de la négation est un changement qualitatif, voilà la saine formulation objectale, poisseuse et charnue de notre affaire. Avez-vous déjà entendu parler de l’irréversibilité fondamentale du réversible? Oui? Non? Ça vous donne la tremblote asymétrique? Ça vous fait dormir, comme le ferait un (tout illusoire) pendule? Ça vous fait vous revirer de bord? Vous voulez subitement tout laisser tomber et retourner au village de votre enfance? Mais on ne retourne pas au village: il est changé qualitativement. Il n’est plus là. Il dort sur un autre palier, mnésique celui-là, immatériel, révolu, fatal. Vous voulez laver le manuscrit à grande eau et tout repeindre, tout retracer, tout redire… ré-écrire l’histoire? Et le palimpseste, lui? On ne peut pas effacer et refaire, on ne peut pas retourner en arrière. L’histoire, j’entends l’histoire humaine, ne fonctionne pas comme ça. Elle accumule, elle bricole, elle révolutionne, elle distend assez bien ce qu’elle thésaurise toujours assez mal. Il reste implacablement quelque chose du projet antérieur sur le papier, sur le métier, dans les mémoires (y compris le souvenir grincheux des prétendants qui, trouvant que la reine tisserande est bien lente à l’ouvrage, lui dévorent tout son avoir en des banquets interminables). Le Syndrome de Pénélope est une manœuvre fictive en ce sens qu’il est un mensonge abstrait.
Ce que le Syndrome de Pénélope retient du faix de la Pénélope légendaire, c’est cet effet de sur-place, justement, qui fait que, l’un dans l’autre, vos contraintes, et les choix frileux que vous faites dans le cadre étroit que celles-ci vous concèdent, font que vous n’avancez pas, que vous ne progressez plus, que ce en quoi vous avez tant cru pédale dans la mélasse doucereuse de l’espérance redondante qui s’imagine agir mais ne fait que tataouiner. Ce genre d’action n’existe pas, elle ne se rajuste pas comme ça. On apprend de ses erreurs mais on ne les efface pas. L’histoire ne se déploie pas de cette façon là. Et la force dialectique et tumultueuse de l’histoire est justement ce qui doit être invoqué ici, par-dessus tout et envers et contre tous. Les hystéros ultimes du Syndrome de Pénélope sont justement ces propagandistes qui ont voulu réécrire l’histoire. Dangers officiellement proclamés, les faits, raboteux et contradictoires, se sont comme trompés. Alors on lisse, on efface tout et on redit. C’est ce choix autoritaire fallacieux qui ne tient jamais la route. Car les faits ne se trompent pas, ils sont. Quand on les glose, soit on les reflète, soit on les distord… mais on ne peut pas vraiment les défaire et les refaire, sauf dans l’abstraction des légendes.
Le Syndrome de Pénélope n’est pas un programme artistique ou politique, c’est une fixation pathologique. Ce n’est pas la manifestation d’une saine aptitude rectifiante mais l’indice d’une soumission de girouette aux vents changeants de l’opinion, des modes, des superficialités mondaines, de la fadaise intellectuelle du tout venant. Le syndrome de Pénélope est la signification fondamentale du fait de piétiner. Il est un immobilisme gesticulateur déguisé en fausse sagesse autocritique. On va laisser ça à Noam Chomsky (qui, dans un chapitre de son traité Structures syntaxiques s’amuse à déconstruire les développements «intelligents» du chapitre précédent et ainsi de suite, de chapitre en chapitre) et à Chuck Berry (qui a passé sa longue et tonitruante carrière musicale à composer la même chanson). Au Du passé faisons table rase glorieux, factice, ardent et rêveur des siècles antérieurs, il faut répondre, sur le ton du froid militantisme au ras des mottes d’aujourd’hui: Il faut persévérer, il faut résister, il faut continuer la lutte. Car la bicyclette de Che Guevara ne peut tout simplement pas reculer et, si elle n’avance pas, elle tombe. Et le monde ne change pas de bases. Il mobilise des bases en mutations durables pour ébranler et faire trembler des sommets qui finissent par se craqueler en arêtes et tomber dans des torrents qui les transportent avec fracas vers des ailleurs irréversibles.
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Je ne sais pas pourquoi mon foutu destin vous a mis sur mon chemin Ysengrimus….! un tisserand de mots savants et de mots justes de votre calibre est dangereux pour ma santé et devrait être interdit et interné juste pour le métier a tisser intellectuel complexe et pointu qu’il possède entre les deux oreilles…! et ma foi, cela évitera a un nombre incalculable de brebis galeuses tel que moi, de ne pas se sentir visé comme maintenant ! :))) Je tiens donc a vous féliciter mon cher pour ce…. je ne sais même pas comment je pourrais le qualifier…cette extraordinaire et fichtrement brève leçon magistrale je dirais, a la fois de psychologie, de dialectique, de pédagogie et de résilience ! pour ne nommer que celles-ci….Vous êtes un véritable phénomène Ysengrimus, et a vous lire parfois, j’ai l’impression que vous êtes niché aussi dans mon subconscient et celui des masses…., vous êtes partout… tel un 3ème oeil encore plus radical que le troisième oeil hindouiste ou bouddhiste…et c’est toujours sur un ton de camaraderie et de bonne foi que vous professez votre savoir ! …Merci habibi ….
Faut dire que moi, chuis pas mal affecté par ce foutu syndrome de Pénélope…. et je veux tout le temps retourner au village de mon enfance, comme j’arrête pas de défaire ce que j’ai fait et le recommencer a zéro…sauf que….si je le fais c’est vraiment sous la contrainte et par obligation devant mes ennemis qui a chaque stade de ma vie deviennent plus nombreux sans que je le souhaite ou que je les considère a la base comme mes ennemis, car c’est eux qui décident ainsi… et me compliquent la vie ces salopards…et plus je fais d’efforts et de travail acharné, et preuve de courage et de ténacité, de bonne foi et bonnes intentions a leur égard et en leur faveur en plus, plus cela est interprété comme des faiblesses et ne me vaut rien d’autre que haine et mépris ! j’ai passé ma vie a combattre la violence des autres tout en étant incapable d’en faire subir aux autres ! sans vouloir me dédouaner non plus de mes erreurs et mes excès, mais en gros, j’ai du mal avec cette race d’humains ultra corrompu et je tombe dans la négation de la négation et décide de tout laisser tomber ne croyant parfois plus a rien du tout et même plus a mes propres capacités !
Si c’est pas du pathologique tout ceci alors c’est quoi ! :)))) franchement, la vie est bien trop complexe que qu’on veut lui prêter comme simplicité….et les interactions avec les humains peuvent être bien pires de tout ! les gens s’imaginent que tout leur est dû, et il suffit que vous pointez votre nez chez eux pour qu’il vous mettent tout sur le dos et commencent a avoir des attentes plutôt impossibles a fantaisistes comme si vous étiez le solutionneur de tout et le magicien qui doit réaliser leur fantasmes égotiques….a défaut de vous traiter comme une merde lorsqu’ils se rendent compte qu’il n’y arriveront pas !
Et donc rebelotte…. je me dis tout le temps qu’il faut que je foute le camps pour une île déserte, ou alors un desert montagneux et rocailleux et y réaliser mon rêve et mon propre miracle comme faire renaître cette terre aride et sans vie et y couler des jours heureux….en solitaire… ou alors dans le meilleur des cas et de préférence avec une nana qui soit tout de même bien foutue et qui ait les mêmes »problèmes » que moi….:))), un peu comme un mythe de légendes anciennes, et l’idée me poursuit a chaque fois que je butte contre le mur infranchissable des difficultés nombreuses de la réalité et de la vie ! :))))
Sauvez-moi Ysengrimus….! je vous en supplie… car je me demande très souvent même si ça vaut encore le coup de lutter encore…et pour qui ?! :)))
Il y a toujours lieu de lutter, Sam. Courage.
Merci mon cher, et t’inquietes…. car chez nos semblables, très souvent, tout n’est que violences de toutes sortes, psychologiques ou chantages émotionnels, attentes irréalistes, projections en tout genre, envie ou jalousie de tout et de rien, surtout lorsque vous traitez avec eux en chair et en os ! :))) y’en a qui sans même vous connaître, voudraient vous désosser comme une poulet, et la morale de tout ceci est d’apprendre a se faire respecter et remettre quiconque avec de tels idées a sa place !
A mon humble avis, le problème justement aujourd’hui est que les gens ont perdu la boule et se croient tout permis…encore grâce a qui ? grâce au capitalisme sauvage qui régit nos rapports sociaux désormais ! les gens qui regardent d’autres de travers lorsqu’ils vont s’acheter un café le matin, les ragots et les rumeurs que ce soit dans la famille ou au bureau, la méchanceté gratuite et la violence gratuite aussi ou la violence commerciale…tout ceci est a mettre dans le même panier de poisson pourri qu’on renifle de loin ! … même les piétons ou les automobilistes qui n’ont plus la moindre courtoisie, c’est dans la même veine… et c’est de pire en pire dans un monde qui perd ses leaders sociaux, ses valeurs sociales aussi, et dont la lutte sociale se balkanise comme aujourd’hui ! et c’est pas pour rien que le commerce électronique, le travail virtuel, les dits médias sociaux plutôt asociaux ont explosé aujourd’hui !
Merci encore pour ce rappel a l’ordre ! fort utile en notre temps !