Tejpal: Histoire de mes assassins
DANIEL DUCHARME — Le premier roman de Tarun J. Tejpal, Loin de Chandigarh, s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires en France. Je ne connais pas les chiffres pour le monde anglo-saxon, mais on peut affirmer hors de tout doute qu’il s’agit là d’un succès remarquable pour un écrivain de la « périphérie » qui a commis son premier roman après l’âge vénérable de quarante ans. Est-ce la fin de la lune de miel pour l’auteur indien ? Le deuxième roman d’un auteur est toujours un défi car, après le succès du premier, les attentes du lectorat – et surtout des critiques qui frappent toujours fort en pareil cas – sont en général très élevées. C’est là, parfois, qu’un auteur s’abîme au passage… C’est ce qui est arrivé à Monica Ali qui, après le splendide Sept mers et sept rivières, n’a pas réussi à emporter l’adhésion du public avec son deuxième roman Café Paraiso. Et d’autres exemples peuvent être cités par dizaines.
Comme Loin de Chandigarh (The Alchimy of Desire, en langue originale… car Tejpal, tout Indien qu’il soit, écrit en anglais, et non en hindi), Histoire de mes assassins est un gros roman de près de 600 pages dont l’action se déroule en grande partie à Delhi, cette grande ville du nord de l’Inde. Mais là s’arrêtent les similitudes entre les deux livres car la structure et la thématique de ce deuxième roman s’avèrent fort éloignées de celles du premier.
Le roman est structuré en neuf parties de dimensions inégales. En fait, l’auteur raconte une histoire en alternance, entrecroisant les récits. Les parties aux nombres impairs (1, 3, 5, 7 et 9) relatent les événements au « je » tels que vécus par le narrateur tandis que les parties aux nombres pairs (2, 4, 6 et 8) racontent, en recourant à la technique narrative du « il » omniscient, l’histoire de chacun des quatre hommes qui ont voulu assassiner le narrateur, un journaliste aux opinions radicales qui n’est guère apprécié par les autorités politiques indiennes. En effet, le narrateur est rédacteur en chef d’un journal au bord de la faillite dont les propos choquent l’élite entrepreneuriale locale. Marié à une baby doll qu’il néglige au profit d’une maîtresse, une avocate aux mœurs libres. C’est cette dernière, d’ailleurs, qui n’hésite pas à franchir tous les obstacles pour connaître – et faire connaître – l’histoire des cinq hommes qui ont voulu tuer son amant.
Le premier de ces assassins est Chaku, un jeune rural très tôt abandonné par son père, qui ne vient le voir que pour le battre, et par son grand-père, qui le bat tout autant. Plutôt petit, malingre, il se fait constamment humilier par les fils des bourgeois des environs. Un jour, un oncle lui offre un couteau, un objet qu’il apprendra à manier avec brio. Son premier geste est d’ailleurs de faire cesser les humiliations, ce qui a eu pour conséquence sa fuite à Delhi où des rencontres peuvent influer sur la trajectoire d’un jeune homme honnête. Le deuxième n’a pas d’autre nom que Kabir M car son père ne voulait pas que son seul fils puisse être identifié à une culture religieuses de l’Inde, que ce soit la musulmane, l’hindoue ou la sikh. Mais cela ne lui a pas réussi… et il a fini par élire domicile en prison, n’en sortant que pour y revenir le plus tôt possible tellement il s’y sentait bien. Le troisième assassin est en fait un couple d’amis, Kaliya et Chini, des enfants de la rue qui vivent dans les bâtiments attenant à la gare centrale de Delhi. Proies de tous les prédateurs, ils apprennent très tôt à consommer diverses substances, histoire de planer un peu au-dessus de ce monde qui n’est pas fait pour eux. Les enfants de la rue, comme tous les enfants, grandissent et, par le fait même, deviennent moins sympathiques. Enfin, le quatrième assassin s’appelle Hathoda Tyagi, un jeune homme qui a très vite compris que le marteau constitue une arme redoutable contre ceux qui prennent plaisir à l’humilier, lui et sa famille. Peu à peu, il en adoptera d’autres, des armes, et se mettra au service d’un gourou censé œuvrer pour le bien du peuple contre des oppresseurs comme la police, l’armée, la politique.
Voici l’histoire racontée dans ce roman qui en contient cinq, finalement, et qui se recoupent toutes dans le livre 9 – intitulée La balance de l’éternité – en une sorte d’apothéose digne des plus grands récits. Car si leurs histoires diffèrent, les assassins de Tejpal ont tous en commun le fait de provenir de la ruralité, là où les victimes du système des castes, de la corruption et de la misère se comptent par milliers.
Si Loin de Chandigarh décrivait avec force détail l’alchimie du désir humain, Histoire de mes assassins s’apparente davantage à un roman social sur l’Inde contemporaine, un très beau et très poignant roman qui démontre que l’Inde qu’on nous montre à la télévision n’est que la représentation atrophiée des hommes d’affaires occidentaux en quête constante de « succès économiques ». Tejpal n’apporte pas de solution aux problèmes des inégalités sociales qui ont cours en Inde comme ailleurs. Il décrit, bien entendu, comment une société tout entière transforme des victimes en assassins tout en répondant – ce qui est plus rare –, à une question fondamentale : Comment fait-on pour transformer des assassins en victimes ?
Et la réponse à cette question est d’une simplicité désarmante: en racontant leur histoire.
Tarun J. Tejpal est un célèbre journaliste indien, fondateur de Tehelka, un magazine d’investigation souvent inquiété par les autorités politiques de New Delhi, ville de résidence de Tejpal. Loin de Chandigarth, son premier roman, a rencontré un franc succès. Et Histoire de mes assassins est de la même trempe.
Tarun J. Tejpal, Histoire de mes assassins / traduit de l’anglais par Annick Le Goyat. Paris, Buchet-Chastel, 2009.
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