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Sassine: Mémoire d’une peau

DANIEL DUCHARME — Milos Kan est un albinos. Pas n’importe quel albinos, non. Un albinos africain, c’est-à-dire un homme tout blanc parmi ses frères noirs. Et d’après ce qu’on raconte, ce n’est pas nécessairement la joie d’être albinos en Afrique de l’ouest. Milos Kan a néanmoins fondé une famille, une famille de laquelle il se sent loin: « Tout le monde fout le camp autour de moi. Ma femme s’est réfugiée dans le passé; notre fils aîné (17 ans) a préféré plonger dans le futur, la tête la première […] Ils s’en sont allés chacun de son côté, non pour se fuir mais pour s’éloigner de moi, m’abandonnant dans le présent » (p. 7). Et que fait-il dans le présent, Milos Kan? Il travaille comme adjoint au directeur des communications dans un ministère quelconque d’une grande ville d’Afrique de l’ouest. Peut-être Conakry, puisque l’auteur est Guinéen, mais plus vraisemblablement Bamako ou Dakar. Peu importe, le travail de Milos Kan est plutôt occupationnel, ses préoccupations étant visiblement ailleurs, notamment dans la conquête des femmes qu’il fréquente en grand nombre.

Cela dit, Milos Kan n’aime pas les femmes. Pas davantage les hommes, d’ailleurs, qu’il lui est arrivé de torturer à l’occasion, quand il le fallait pour plaire au dictateur du moment. Et il aime d’autant moins les femmes et les hommes qu’il a vu son père tromper sa mère aussi souvent qu’il le pouvait. Et sa mère trompait son père à son tour, même si Milos Kan rendait la vie dure à ses amants. Bref, très peu d’amour dans cette vie-là. Et beaucoup de sexe et de violence, comme si ces deux phénomènes allaient de pair, comme dans les mauvais films américains. Cependant, c’est dans un cinéma que Milos se surprend parfois à rêver d’amour: « J’aime les films d’amour. Ils me font oublier mon cynisme, mon vampirisme, la lucidité de mon étrangeté » (p. 13).

Un soir, dans un dancing du centre-ville, Milos rencontre un couple mixte, Rama et Christian. Tout de suite il tombe amoureux de Rama, amoureux comme il ne l’a jamais été jusqu’à maintenant. Cet amour prend d’abord la forme d’une forte attirance physique, attirance qui semble réciproque. Et puis ça prend soudain une importance sans précédent dans sa vie, au point que, après avoir eu un échange verbal avec Rama dans un coin du bar, il se retire un moment pour adresser cette prière: « Mon Dieu, donnez-moi une grande histoire d’amour, du fort, de l’immortel pour m’aider. Je suis fatigué de n’être que ce que je suis… » (p. 61). Quand Milos revient s’attabler avec le groupe, il s’aperçoit que Christian a disparu, parti avec un quelconque jeune homme. Il quitte aussi rapidement les lieux, entraînant Rama dans l’appartement d’un ami. Et là, les deux font l’amour, jouissant l’un après l’autre à répétition, ce qui donne lieu à une étrange description qui s’étend sur plusieurs pages. Quand ils reviennent au bar, Christian est de retour, tout sourire, ne se doutant pas le moins du monde que sa femme vient de le tromper. Et chacun rentre chez soi. Mais Milos ne peut pas en rester là. Après une brève incursion chez lui (les enfants dorment, sa femme est sortie), il va chez Christian et Rama qui viennent de se quereller. Milos raconte tout à Christian, lui avouant du même coup son amour pour lui…

De retour chez lui, Milos repense à la soirée qu’il vient de passer, à son amour soudain non seulement pour Rama, mais aussi pour Christian, l’homme blanc. Il sait que tous deux partiront demain pour un autre pays d’Afrique. Alors, il écrit une longue lettre qu’il n’a pas le temps de remettre aux intéressés car, le lendemain matin, quand il se présente à la maison de ses amis, le boy lui apprend qu’ils sont partis de bon matin à l’aéroport. Ce dernier lui tend alors deux lettres, une de Rama, l’autre de Christian. Et le triangle amoureux prend fin… tout comme ce roman qui se termine par un surprenant retour au réel. Milos, l’albinos cynique et désabusé, retrouve sa femme et ses enfants, se disant qu’il a vécu «quelque chose» qui peut lui suffire à traverser les mois à venir.

Étrange roman que ce roman de Williams Sassine, son dernier roman, en fait, puisqu’il s’agit d’une œuvre posthume. Sobre, poétique, grave, il constitue un beau testament littéraire que l’écrivain guinéen lègue à ses lecteurs. Roman cru, sans doute. Roman noir, assurément. Mais aussi un roman d’amour qui nous rappelle qu’en Afrique le réel dépasse encore et toujours l’imagination, et que la sexualité n’est pas plus l’amour que l’amour, la sexualité… même si l’un ne se conçoit pas sans l’autre.

Né à Kankan (Guinée Conakry) en 1944, Williams Sassine a fui son pays sous la présidence de Sékou Touré pour enseigner les mathématiques dans diverses régions d’Afrique de l’ouest, notamment en Mauritanie. Il a écrit de nombreux romans dont Saint Monsieur Baly (1973), Le jeune homme de sable (1979), L’Alphabête (1982), Wirriyamu (1976), Le zéhéros n’est pas n’importe qui (1985), publiés pour la plupart à Présence africaine.

Sassine, Williams. Mémoire d’une peau. Paris, Présence africaine, 1998
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