Les Océanides IV
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Par ALLAN ERWAN BERGER — Cet article est disponible en anglais, en italien et en espagnole ici :
Articles du 10 juin[30323]
Ce qu’on appelle « civilisation » est un processus qui vise à transformer la brutasse habituée à ne vivre que pour elle en un individu équipé pour l’existence en société (N. Elias). Or, toute civilisation produit et consomme de la culture, sous une forme qui lui est propre. Loeiz, petit breton du bout de la terre, immergé chez les Morgan, y est comme un immigré, ou un réfugié : transportant avec lui son histoire et ses dressages, ses a priori, ses croyances et ses fiertés. Cependant, il y a une énorme différence entre lui et l’immigré lambda : lui a été invité. On le prend par la main, et tout son processus de scolarisation se passe dans des conditions qu’aucun étranger ne pourrait seulement rêver rencontrer. Il est donc vraisemblable que le conflit intérieur entre l’ancien et le futur Loeiz se déroule de manière bien plus feutrée et moins sanglante que lorsqu’il a lieu chez un Malien réfugié en France, ou chez les héros des Versets sataniques de Salman Rushdie. Observons Loeiz faire du tourisme…
Les océanides III
Les océanides II
Les océanides I
LES OCÉANIDES IV
X
« Voici ce que j’ai compris : il n’est nulle vérité totale, nul système qui puisse expliquer tout et donner à chaque chose une place idéale, immuable. Tout est à inventer, décrire et re-décrire à chaque instant. La mort est dans l’immobilité des cases et des étiquettes, tandis que la vie naît et survit dans les fissures d’un monde voué à une imperfection continuelle, laquelle a pour vertu principale de laisser le champ libre à toutes les possibilités, ce qui n’est pas rien ! Chaque faiblesse est ainsi une promesse de buissonnements nouveaux, tandis que chaque force engendre une tentation de vouloir régenter à grands coups de simplifications. Le respect qui découle de cette façon d’abandonner la chasse a des répercussions évidentes jusque dans la technologie : l’harmonie tant estimée des Morgan consiste, dans les domaines qu’elle commande, à bien identifier, pour chaque système, qu’est-ce qui fait quoi et de quelle manière, et à tirer parti des diverses actions en cours afin d’en organiser une nouvelle. Ainsi sont-ils sensibles à nos dirigeables, qui se laissent faire, et détestent-ils nos avions parce qu’ils foncent. Leurs navires au long-cours, qui sont évidemment des sous-marins, sont d’abord des voiliers qui prennent le courant comme on prend le vent ; les hélices ne servent ici qu’à la manœuvre. Toute l’économie morgan s’appuie sur ce principe de respect, qui consiste, dans la pratique ordinaire, à favoriser ce qui agit déjà pour en tirer un bénéfice à la marge. C’est tellement ancré dans leur culture que pour eux, ou plutôt pour elles, ne pas tenir compte de l’environnement est assimilé à du viol ; le rejet est automatique.
— Et vous êtes rentré pour nous causer de tout ça.
— Au moins essayer ! Je n’aurais pas été le premier, et il y en aura certainement d’autres après moi.
— Vous pensez sincèrement que les grosses huiles, demain, vont être sensibles à votre joli sermon ?
— Demain ces belles personnes vont se prendre une putain de raclée en pleine face de leurs médias chéris. Il n’y a rien de plus ridicule et de plus grotesque, de plus obscène que ce pont inutile. Et il n’y aura ni sermon ni phrase, mais une gigantesque baffe ! Le temps des politesses est terminé ! »
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Sur une nervure d’une salle arrondie, au sommet d’une tour du Palais de l’Ouest, Loeiz lut un jour ceci, qui lui donna accès à la suite de son existence :
Nulle blessure ne signala son passage, nulle rayure ; mais la vie, sur ses pas, déplia ses feuilles.
Et sur la nervure suivante :
Sans péchés, elles devinrent transparentes ; la tribu de Banan se dilua dans l’eau, et même aux invisibles elle devint invisible.
Quelques conversations avec des érudites amenèrent Loeiz à découvrir que toute l’espèce morgan avait travaillé, à l’époque de la dernière décoration du Palais, à la détermination d’un chemin spirituel menant à une assomption, à un transitus vorganæ au terme duquel chacune deviendrait une sorte d’esprit protecteur, agissant hors du monde mais œuvrant à l’entretien de ses structures par l’effet de ce qui fut nommé une « bienveillance sous-jacente ». L’architecture du Palais reflétait ce désir, et le chemin se traçait ici de salle en salle, jusqu’à la dernière pièce, dite « salle de la mort », qui n’était rien d’autre que la sortie, c’est-à-dire aussi l’entrée du Palais.
Cette évolution se calquait sur celle suivie par le peuple lors des jours du chaos, au cours desquel il avait quitté le monde réel pour s’enfoncer dans ses arcanes imaginaires. Le fait que le chemin fût une boucle pouvait signifier que toutes choses étaient d’égale importance, quel que soit le plan d’existence à partir duquel on agissait. Il est à noter que le Palais de l’Ouest porte un ensemble de surnoms dont les sens ont quelques rapports avec une maison commune, un terrier de langouste, une île, et aussi un chant choral.
Donc voilà : il était stupéfiant pour Loeiz, petit Breton de Molène, issu lui-même d’un milieu profondément superstitieux, de constater qu’à la toute pointe de son évolution, une civilisation longuement ouvragée, dotée par conséquent d’une dose raisonnable de finesse, pouvait émettre des spécifications métaphysiques dont la finalité faisait apparaître qu’elles étaient en parfaite convergence avec les croyances de groupes beaucoup plus frustres en apparence, qui vivent humblement aux endroits reculés du monde, là où les eaux sont peuplées d’invisibles, où les arbres sont habités, où certains chemins chuchotent des menaces, et où des pierres signalées peuvent matérialiser des paroles de protection ou de scellement.
« Les ancêtres ne meurent pas, Loeiz. Elles nous couvent comme couve l’hippocampe. Tu devrais en parler à tes frères et sœurs d’au-delà. »
Certes Loeiz ne se sentait aucun goût pour le métier d’inventeur de religion, mais l’on ne va jamais contre un destin qui vous ébranle. Ce qui finalement le poussa hors de l’eau, armé des quelques maximes découvertes au Palais de l’Ouest, ce fut la frénésie avec laquelle les ordures se mirent à pourrir la mer dans tout le Domaine, depuis le nord de l’Écosse jusque dans le golfe de Gascogne, depuis la Hague en Normandie jusqu’au large du Comté de Kerry, en Irlande occidentale. D’énormes conflits faisaient rage là-haut, toujours plus nombreux, qui déversaient dans les flots des ferrailles, des poudres, des huiles, des machines, des mines. Puis il plut des containers, des boules de pétrole, des nuages de plastique, des filets monstrueux remplis de cadavres, et aussi des barils contenant des poisons diaboliquement retors. Le pays des Morgan fut envahi de déchets ; des virus inconnus proliférèrent, des maladies nouvelles résistèrent à la magie, et le Conseil fut appelé à se réunir.
En un laps de temps extraordinairement court, le monde des humains avait explosé en densité comme en présence, et se répandait maintenant partout. Il pesait, aussi dangereux que l’ancien cataclysme, sur les fragiles et délicates structures qui protégeaient le Domaine d’un effondrement dévastateur. Puisque rien ne pouvait être tenté qui pût efficacement compenser la pression venue de la surface, et que la catastrophe qui s’annonçait semblait devoir changer tout l’ordre des choses, on se mit à envisager de lancer une guerre, préventivement. Loeiz fut pressenti pour en être le messager, qui jetterait aux humains la première et dernière sommation. En attendant qu’il fût préparé pour sa mission (on chercha longtemps un casque amphibie qui fût à sa taille, jusqu’à se résoudre à lui confectionner une tête de morse) on bombarda la surface de toutes sortes de magies sournoises, gauchistes et diablement écologisantes. Les hêtres des crêtes ne furent pas les derniers à retransmettre les innombrables subversions morgan que leur envoyaient les roseaux, qui les avaient reçues des grenouilles, qui les avaient reçues des anguilles, qui les avaient attrapées dans les criques et les estuaires d’on ne sait trop qui.
Des cauchemars, des envies, des illusions, des révélations, des éclairs de génie ; de la mauvaise humeur, des rumeurs, des terreurs ; de la démoralisation, du courage ; un esprit rebelle et suspicieux, de la contestation à pleins tonneaux. L’appel de la nature ! Contre la guerre froide et ses missiles atomiques, on invoqua les vertus des fesses en liberté, de la bière bio et du fromage de chèvre. Voilà ce que les magies ourdirent contre les pauvres bipèdes qui, là-haut, se débattaient entre publicités, stress et surconsommation de crottes en plastique. En face, on riposta : on utilisa du cynisme, de l’arrogance, du mensonge de plus en plus. On agita des liasses de billets, on envoya les flics, on fit des guerres au loin, on désigna des coupables, on tricha tant qu’on put, on serra les ceintures, et on entortilla chacun dans un savant réseau d’obligations tandis que la télé, qui avait mis un beau nez rouge, hébétait son public avec des stupidités de première grandeur.
Quarante ans plus tard, alors que la tête de morse était presque terminée, plus personne là-haut ne pouvait vivre sans avoir signé une vingtaine de contrats qui vous ligotaient à des machinations destinées à vous transformer en débiteur, invoquant pour cela les magies de quelques alinéas. Immobilisés par toutes ces signatures, les humains n’eurent plus ni le temps ni la possibilité de se battre pour changer leur monde. Les rêves que leur envoyaient à jets continus les Morgan restèrent des rêves, et de plus en plus il fallut une dose singulière d’obstination et de force intérieure pour oser seulement en brandir un seul, et s’en servir pour contester telle ou telle décision venue des ministères.
Ce qui arrivait aux citoyens était à chaque fois déclaré appartenir au règne des choses fatales. Qui, raisonnablement, oserait protester contre le mauvais temps ? Il fut soudain très loin, l’âge des communautés, du nudisme, de l’amour libre et d’un avenir ouvert. Alors on se prépara à construire le Pont, et c’en fut trop. Loeiz fut équipé de pied en cap, avec pour mission de cracher la menace morgan à la face des humains de ce bout-ci du monde, et ce fut l’époque présente.
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Tandis que rêves et cauchemars faisaient rage en surface, notre héros, qui n’avait aucune idée du temps qui passe et se croyait encore au vingtième siècle, étudiait les écrits des grands révolutionnaires des âges révolus. D’ignare clampin d’une motte de terre plantée au milieu de nulle part, il devint un superbe intellectuel comme on n’en voit même plus à Saint-Germain des Prés. Des anciens il étudia Zarathoustra, puis Diogène, Socrate et La Boétie. Des modernes il étudia Bayle et puis Pascal, Rousseau, et Voltaire, et même Bourdieu, et même Noam Chomsky – en particulier sa célèbre Fabrication du consentement dans une traduction morgan extrêmement fidèle, que lui chuchotèrent aux oreilles six petits gobies rouges à museau noir, tandis que des cohortes de méduses atteintes de flatulence encodaient pour lui, en morse multicolore, les centaines de notes de bas de page qu’avait semées dans le texte une éditrice enthousiaste et bavarde au moins autant que moi.
« On vous a dressés à vouloir avoir, et vous ne savez même plus être. Car après tout, qui vous enseigne, et quoi ? J’ai vite compris que l’École avait été détruite – moi qui aurais tant voulu, je n’y suis jamais allé – et que c’était la télé qui vous disait quoi désirer. Mais être par soi-même, bande de baubiats, personne d’entre vous ne sait plus ce que cela veut dire ! Vous, déposés sur mon petit rocher de Molène il y a un siècle, vous n’auriez pas tenu une semaine avant de finir couverts de fientes et de plumes, sous les huées et les francs rires de ses habitants, direction le continent par la première navette !
— Vous prêchez des convaincus, ce qui est bien inutile. Aussi ne perdez pas votre temps, et racontez-nous la suite, que je sache enfin comment vous êtes sorti de l’eau. Mais soyez bref, car je commence à ne plus rien comprendre tellement je suis cuit.
— C’est cet armagnac. C’est rien bon, ce truc-là. Et le rhum n’était pas mal non plus. Qu’est-ce qui pourrait nous réveiller ? Vous n’auriez pas…
— Je ne vais pas refaire du café à cette heure-ci » annonça ma tante, qui n’en pouvait plus, et que nos beuveries inquiétaient. « Allez hop, tout le monde au lit ! Moi j’ouvre le canapé ; et Loeiz, puisque vous tenez debout, venez donc par ici, pour m’attraper cette couverture là-haut. » Cet animal était inextinguible, au moins aussi assoiffé que le prétendait la légende, avec dans sa besace une histoire à tomber par terre ; qui sait si, le matin venu, il serait toujours dans d’aussi bavardes dispositions ? Cependant, il fallut obéir. Tandis que ma tante me déroulait un tapis de sol, cédant mon habituel canapé à notre invité, j’allai chercher du bois pour la nuit.
Dehors la lune montrait son gros œil étonné. Comme on était en Bretagne, malgré sa présence et la compagnie de quelques étoiles il se remit à pleuvoir. Puis une rafale de vent traversa la baie. J’entendis au loin les drisses claquer sur les mâts. Près du tas de bois un râteau tomba, un chien pleura derrière un mur, et des goélands insomniaques balayèrent le jardin de leurs ombres fugitives. Vite je remplis le panier à bûches et rentrai, harcelé de pluie, poussé dans le dos par la tempête qui s’en venait nous rendre visite. Demain serait un jour à se tenir plié sous les grains ; les discours de Loeiz risquaient fort de n’avoir aucun public en dehors de la police et des forces de sécurité.
Vassil :
Cul-de-lampe dans la cathédrale Notre-Dame de Laon,
en forme de sirène. Source Wikimedia Commons.
XI
La nuit fut toute entière la proie d’un vent furieux qui s’infiltra jusque dans mes rêves. J’errais à l’intérieur d’un labyrinthe de tentes sombres aux parois tendues de tissus cendrés, qui se gonflaient sous la pression des bourrasques tandis qu’au loin, sans que je pusse jamais l’atteindre, hurlait la locomotive d’un train en partance pour le continent. Ces conduits gelés, juchés sur des pilotis au-dessus d’une mer secouée de clapot, servaient de terrain de combat à des forces imprécises réparties en deux camps, et dont je sentais la présence menaçante derrière les parois. Puis je vis Loeiz, tapi dans l’ombre, humide d’embruns, et me faisant signe de me taire. Je compris que c’était lui l’enjeu du conflit, et que la tempête qui rageait tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ces couloirs charbonneux était l’expression de cette guerre. Notre but fut dès lors de rejoindre le train que l’on entendait siffler comme une bête triste. Soudain, à la faveur d’un effondrement des tentures, un tourbillon de tissus virevoltants m’assaillit, m’enveloppa de gifles glacées, et me réveilla.
Dans l’ombre du salon, je vis des braises qui rougeoyaient dans l’âtre. Je les pris pour les feux de la locomotive. La tempête dehors secouait les vitres, s’insinuait sous les portes qui hululaient, vilains fantômes malintentionnés, sifflant comme le train que je n’atteindrais jamais. Un machiniste se pencha sur les braises et les touilla ; je me redressai ; le vent qui tout d’un coup ronfla dans la cheminée me fit pousser un petit cri de gamin effrayé. Le machiniste me regarda, et me fit signe de me taire. C’était Loeiz. Il me montra la fenêtre de la rue.
Près d’une tapisserie encadrée représentant le pardon des Sept-Saints du Vieux-Marché, un rideau incarnat décoré d’arabesques se gonflait sous les vents-coulis. Accroupi sur le radiateur qui courait le long de la fenêtre, le chat de ma tante épiait quelque chose dehors, et feulait, terrorisé.
Ce côté de la maison se trouvait sous le vent ; la pluie n’y brouillait donc pas trop les carreaux. Je me levai. Le chat me regarda et reprit ses observations. Je ne savais pas s’il avait peur ou s’il était scandalisé.
« Ce n’est pas sa première tempête ; qu’est-ce qui peut bien le mettre dans cet état ?
— Chut ! Et planquez-vous ! On nous regarde !
— Il n’y a personne. Qui nous regarde ? »
Le chat s’était recroquevillé contre le rideau. En boule, l’échine hérissée, le nez à la fenêtre, les yeux bridés d’inquiétude, immobile et raidi, il observait fixement, au pied d’un panneau de sens interdit installé de l’autre côté de la rue, un petit buisson qui, dans le vent dément venu s’engouffrer là, gesticulait, très spectaculaire, agitant ses branches, perdant ses dernières feuilles, petite gorgone hystérique.
Je me retournai vers Loeiz : « Ce bredin a peur d’un buisson !
— C’est ça, croyez-le bien fort ! Ce chat n’est pas un idiot. Avoir peur d’une pelleteuse, oui ; avoir peur d’un buisson, non ! » Je regardai mieux. Le chat aussi regarda mieux. Le buisson ne gigotait pourtant ni plus ni moins que n’importe quel végétal offert à la tourmente. C’est alors que cette fichue bête, dans un couinement étranglé, sursauta comme piquée des fourmis, et fila sur le côté droit du radiateur en me fouettant de sa queue au passage. Sa galopade me terrorisa et Loeiz aussi, que j’entendis hoqueter. Puis le petit monstre, tout en fixant de ses yeux fous la place exacte qu’il venait de quitter, se mit à marmonner dans sa langue barbare des horreurs que je ne dois surtout pas rapporter. Plus précisément, il fixait le carreau de fenêtre en face duquel il s’était jusqu’alors tenu. Il n’y avait là rien.
« Bien sûr que si qu’il y a quelque chose, c’est évident ! » Loeiz n’en menait pas large. « Ils m’ont retrouvé, voilà ! »
Je me penchai sur le carreau ; le nez collé à la vitre, j’écarquillai les yeux sans rien voir. Est-ce que là-dehors, juste de l’autre côté du verre, on m’étudiait en retour ? Le chat semblait penser que oui. « Qui vous a retrouvé ? » On toqua à la vitre. Je bondis en arrière. « Qui vous a retrouvé, Loeiz ? » En posant cette question, je compris que j’entrais de plain pied dans un monde auquel jusqu’à présent je n’avais pas cru tant que ça. « Loeiz, ce sont les Morgan ? » Il y avait tellement rien juste derrière cette vitre que lorsque ça frappa de nouveau au carreau, j’en eus mal au cœur, et mes jambes se vidèrent de tout leur sang. Je m’affaissai sur un pouf. « Loeiz, je crois que c’est pour vous… Venez par ici, venez ouvrir… Allez, montrez-vous, quoi ! Ils ne sont pas venus pour moi !
— C’est que je n’ai pas envie…
— Qu’est-ce qui se passe, à la fin ? Ce sont vos alliés, ou non ?
— Vous ne pouvez pas comprendre. Ce n’est pas ce que j’avais prévu !
— Qu’est-ce que vous n’aviez pas prévu ?
— Ils veulent que je parte…
— Ceci n’est pas cohérent. Vous n’avez encore délivré aucun message. Si véritablement un Morgan se tient derrière cette vitre, ce n’est pas pour vous dire d’abandonner. Ressaisissez-vous, et montrez votre bobine ! Vous étiez plus fier, hier soir, avec vos grands discours ! »
Loeiz se mit debout, m’assassina du regard, et vint exhiber sa longue figure à la fenêtre. Tout de suite de l’autre côté on toqua frénétiquement ; ils étaient combien, là-derrière, à souhaiter qu’on ouvrît ? Évidemment, il fallut obéir. La tempête en profita pour rentrer la première. Un tourbillon d’embruns me souffla au visage, accompagné d’une giclée d’algues séchées. Le salon se mit à sentir le poisson, le varech, l’iode, la crevette échouée, la vase. Je reculai jusqu’au divan ; le chat, qui était plus svelte, fila se planquer dessous. Le rideau dansait joyeusement, tout content de ces retrouvailles.
Loeiz se tint immobile devant le battant ouvert. Puis sa tête fut attirée dehors, et il tendit l’oreille, comme si un enfant voulait y chuchoter dedans. Mais tout le boucan dans la rue m’empêcha de saisir ce qu’on pouvait bien raconter à mon vagabond qui, plusieurs fois, semblant acquiescer, dit « Hai… Hai… » Puis il tendit la main. « Mais, euh… Dôshüte, dôshüte, euh… ah merde ! » Il en perdait son morgan, le pauvre. Et moi je vivais l’expérience proprement incontrôlable d’avoir à subir à la fois l’irruption d’un fait impossible, et la terreur que ce fait fût non seulement possible mais réel, avec toutes les menaces que ceci apportait dans son sillage. Le chat passa la tête entre mes chevilles. Lui et moi, nous étions d’accord pour rester dans ce monde-ci, et pour n’aller nulle part ailleurs !
Loeiz, tendant la main dans la nuit, referma son poing sur quelque chose qu’il mit dans sa poche. Puis il rabattit les volets, verrouilla la fenêtre, tira les rideaux, se retourna et me regarda sans me voir.
La visite n’avait pas duré une minute, mais elle était de ces évènements qui forment pivot, autour desquels tout bascule. À chaque fois, le sentiment d’irréalité est si fort qu’il me coupe d’une grande partie de mes moyens physiques. Révélations, coups de tonnerre, ce que l’on croyait solide est faux, ce que l’on refusait d’envisager est arrivé, et les quelques minutes pendant lesquelles se constitue peu à peu un profil émotionnel capable de nous faire accepter ce qui vient d’arriver sont des moments où l’on ne pourrait mettre un pied devant l’autre, ni même allonger le bras pour boire un coup. Hébété, on encaisse.
L’air idiot, la gueule ouverte, Loeiz extirpa de sa poche l’objet qui lui avait été remis. Il me montra un lacet à mettre en collier, décoré d’un pendentif grisâtre qui se trouva être une valve de palourde. « Voici mon ticket de sortie… »
Il me tendit l’objet. « Vous pourriez m’aider à le passer ?
— Je n’ai jamais été très fort pour les nœuds marins…
— Est-ce que ça vous arrive de ne pas discuter, et de faire ?
— Un nœud d’Héraclès avec des queues de vache en bloqueurs, ça ira ?
>— Bien sûr ! Je ne compte pas me pendre avec ! Faites.
— Quelle est cette matière ? Ce ne doit pas être un cuir…
— Lanière de kelp tanné. Vous voyez cette valve ? J’ai sa sœur dans ma poche de poitrine. Si je mets l’une sur l’autre, je pars.
— Vous partez…
— Je disparais. Adieu la compagnie. Sans espoir de retour. Et je ne sais pas ce qui se passera. Ce n’est pas ce que j’avais prévu…
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Mon temps, ici, est artificiel. Il est… maintenu. J’ai une putain de peur de ce qui arrivera demain. Ce n’est pas ce que j’avais prévu, comprenez-vous !?
— Eh bien ne touchez pas à cette coquille, et puis c’est tout !
— Ce n’est pas si simple. Ce temps ne m’appartient pas ; j’y suis comme un funambule. On m’a donné, cette nuit, l’ordre d’y mettre un terme.
— Les Morgan, depuis quand nous épiaient-ils ?
— Ça fait plusieurs jours que je les sentais sur ma trace. »
Je trouvais un peu sinistre que des êtres invisibles, capables de terroriser les chats, s’occupassent à espionner un humain, errant la nuit dans les bourgs à la recherche de leur cible… « Aux temps de mer blanche », m’apprit Loeiz, « il arrive que les Morgan viennent dans les villages des hommes, à la nuit tombée, pour chercher compagnes et compagnons, alliés et bienfaiteurs, parmi les rêvasseurs. » La mer blanche signifiant ici la mer sereine, sans vagues ni remous, douce, pure comme un agneau.
« Ils ont émergé il y a deux jours, c’est ça ? Quand il s’est mis à neiger, et qu’il faisait si calme sur le pays ? C’est à ce moment qu’ils sont arrivés ?
— Oui… Je les avais sentis, ce matin-là. Ils ne laissaient pas de traces dans la neige, par conséquent je n’étais sûr de rien, mais oui, je sentais quelque chose rôder sur le territoire, à la file sur une piste de chasse…
— Ils vous cherchaient ?
— Ils ont tâté à travers l’air, et peu à peu leurs cercles se sont resserrés. »
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On l’a donc remis à la mer, à la surface, à la plage. Nouvelle mort, nouvelle naissance. Loeiz enveloppé de mucus crache ses poumons à la Pointe des Renards, et se prend de plein fouet un gros coup de déprime : cette fois-ci, il est tout à fait seul. Les humains qui l’observent et le photographient en train de ramper sur la grève lui sont plus étrangers que jamais. Et ils ne parlent même pas le breton. Il est le plus étranger de tous les étrangers de cette planète, et il ne sait pas encore jusqu’à quel point il est largué. Dès cet instant, il vivra engoncé dans une peine, un déracinement de plus en plus corrosifs, doutant de sa mission, se souvenant à peine des instructions reçues, ne sachant plus rien ni comment dire quoi que ce soit. Souvent sur les landes il ira pleurer, pauvre naufragé, tenant en main un malheureux calendrier des Postes qui lui jettera à la figure ses dates maudites, trop avancées d’un siècle entier.
« C’est un chemin de croix qui a commencé pour moi, au Beg ar Louarn… Pourquoi, pourquoi ai-je accepté ? » Demain Loeiz tombera sur la Terre comme s’abat un météore, et plus rien ne sera comme avant.
Dans le foyer une bûche éclata et nous poussâmes tous les deux un cri. À l’étage, ma tante remua.