L’Équinoxe
ALLAN ERWAN BERGER — À l’équinoxe jour et nuit sont d’identique longueur. À la surface, la ville attentive guette ce moment précis où le Soleil, au zénith de sa course, tranche cette journée particulière en deux parts symétriques faites d’ombre, de crépuscule et de lumière, puis de lumière, de crépuscule et d’ombre. De minuit à midi, de midi à minuit. Le jour de l’équinoxe, midi est important.
L’ÉQUINOXE !
Nous avions passé la soirée précédente, et toute la nuit, à prendre des photographies des statues, des inscriptions et des hauts-reliefs des catacombes du secteur Saint-Laurent. C’est un fourmillant réseau d’anciennes carrières dont certaines datent de plus de mille cinq cent ans, creusées sur deux niveau, qui toutes ont été abandonnées au minimum il y a quatre siècles. Pendant l’exploitation comme après, des confréries et des sectes en ont utilisé les parties reculées pour y établir des lieux de cultes et de rituels, soit gastronomiques, soit ésotériques. Il y eut même trois associations de savants pour y tenir des réunions, et bien des artistes y ont fait bombance. Raison pour laquelle notre échevinage a toujours tenu à conserver les traces et les souvenirs de ces diverses occupations, en ouvrant dans certains labyrinthes des circuits touristiques, des espaces publics (une salle de concert s’étend sous le Palais de justice), et deux galeries d’art éphémère qui ne ferment jamais.
Vers onze heures du matin, nous avions quitté le banquet nocturne des Amis de l’Équinoxe pour nous diriger vers le quartier des Emblèmes à travers les tortueux tunnels du premier niveau, coupés et recoupés maintes fois par les galeries d’inspection, et balafrés des profonds coups de scies typiques du clan Michel, qui avait fait jadis la « profession » pour tous les édifices publics de la cité. J’avais laissé mon sac dans une profonde fissure, en compagnie de deux bouteilles de champagne mises à rafraîchir dans le ruisselet qui chantait là. Puis, avec mon camarade d’équipée, nous nous étions dirigés vers la sortie du square de Galilée, près du commissariat de police.
L’escalier en colimaçon débouche dans la cour du petit bâtiment, juste à côté du garage à vélos. Derrière le mur de la cour, c’est le square avec sa statue de monsieur Galilée, que l’équinoxe vient bénir selon un procédé que l’on doit à l’architecte-astronome Jojo Bartholdi. Nous pénétrâmes dans la salle de garde.
« Messieurs… »
Le chef de bloc se leva à notre entrée.
« Tiens, voilà les “officiels” ! Les deux gars réglementaires… Alors, il y a du monde là-dessous ?
— La fête va se terminer. J’imagine que les sympathisants vont rentrer se coucher, mais il y aura bien dix ou quinze personnes de l’Amicale pour assister à la cérémonie, et je table sur une cinquantaine d’invités encore en état de s’instruire malgré nos longues vêpres.
— Très bien. Vous n’oubliez pas que cette année nous venons. Regardez, j’ai préparé mon casque.
— Nous n’avons pas oublié, et c’est la raison de notre présence. Vous serez combien ?
— Cinq, moi dernier ! L’escouade est en tenue, et nous attend dans le square près de monsieur Galilée. Nous avons prévu un vieil hydromel pour les libations.
— C’est magnifique. Eh bien, nous vous suivons. »
Mon camarade et moi, on nous appelle les “officiels” car nous sommes les deux seuls civils à disposer d’une carte de libre circulation dans les carrières de la ville : la mythique CLCC, un objet rarissime qui n’est édité, chaque année, qu’en quatre exemplaires dont deux sont réservés à des membres de l’équipe municipale, et deux aux citoyens réputés les plus utiles à la chose souterraine. Même les échevins n’y ont pas droit. C’était ma première année d’autorisation, et je fleurissais de fierté.
Le quartier des Emblèmes
Les emblèmes sont des figures sculptées ou dessinées, à valeur symbolique. Dans notre ville, elles ne sont pas du tout liées à des guildes ou à des confréries, mais à des disciplines scientifiques ; on leur met alors une majuscule, tout comme à l’événement qui s’organise aux jours d’équinoxe, et qu’on nomme tout simplement l’Équinoxe.
Le quartier se déploie autour du square Galilée et du monument qui lui fait face, la spectaculaire Géosphère qui sort ici de terre en montrant aux citadins le sommet de son crâne. Cette boule, qui fait dix-huit toises de diamètre, soulève deux rues et huit platanes, et porte même près de son pôle une petite guérite, la “Guinguette à Jojo”, dans laquelle Bartholdi avait, dit-on, installé son bureau de chantier le temps de l’aménagement du quartier. Au sommet de la Guinguette, un miroir tend sa parabole vers le soleil, et renvoie un faisceau de lumière vers le square.
Le premier Emblème est collé à la façade de l’hôtel de la rue des Oublies, qui longe la Géosphère depuis son flanc ouest ; en pierre noire et rousse, sillonné de cuivre verdi, il représente les Mathématiques sous la forme d’un vieillard à la noble barbe, équipé d’une équerre et d’un boulier.
Le second Emblème est à cheval sur le clocher de chapelle Saint-Laurent, au nord de la Géosphère. Il représente la Physique : une femme équipée de lunettes de diamantaire et d’un bonnet carré mesure l’air avec un mètre-ruban ; à sa ceinture pend un sablier. La Physique est en porphyre serti de carreaux d’ivoire et de vermeil.
À l’est de la Géosphère trône l’Astronomie, une autre femme, assise sur les toits des Magasins généraux devant un puissant système binoculaire de chasse, qui est pointé droit vers le Soleil. Des mécanismes assurent la persistance de la visée sur la cible dans un champ de 144° d’angle. L’Astronomie est en jade zébré d’obsidienne, et porte sur le côté du binoculaire un miroir qui, récoltant la lumière bue par l’instrument d’optique, la renvoie vers le square.
Il y a donc deux miroirs : un sur la Guinguette, l’autre sur l’Astronomie. Tous deux visent, à mesure que monte le Soleil vers son zénith, la statue de monsieur Galilée : d’abord ils éclairent le gravier de l’allée, puis un banc de pierre, puis le gazon devant la statue, puis le socle et son inscription. Lorsque nous arrivâmes au rendez-vous, le faisceau des miroirs attaquait les pieds du petit homme.
La fontaine de Pan
Quatre policiers en casque, en bottes et en bleu de travail, observaient la lumière qui léchait la statue. Dans notre dos, les platanes de la Géosphère bruissaient d’une pétillante volée de moineaux. Il faisait beau, il était bientôt midi, j’étais crevé et j’avais soif. Mais le plus beau allait maintenant se produire.
« Tout le monde a ses lampes chargées ? » demanda mon camarade. Sortant des batteries de leurs sacs, les policiers les fixèrent à leurs ceinturons, et accrochèrent les frontales aux casques. Ils firent des essais. Notre petit coin se mit à clignoter comme à Noël. Le chef fut satisfait. Il se fendit d’un petit discours :
« Messieurs, dans quelques minutes, nos deux amis ici présents vont nous introduire dans le plus étrange de tous les lieux étranges que compte notre ville : la grande salle souterraine de la Géosphère, où ce qui n’apparaît pas ici (il fit un geste vers ce qu’on voyait du monument) est suspendu en l’air (il désigna le sol sous ses pieds), maintenu en place par douze piliers sur lesquels sont inscrit les signes du Zodiaque.
— Le monument a maintenant cinq siècles, poursuivis-je. La partie souterraine a été édifiée deux ans avant la partie aérienne ; et ce n’est que lorsque les deux morceaux de la Géosphère furent terminés que Bartholdi fit aménager les systèmes optiques qui vont se mettre en marche dans quelques minutes, pour amener la lumière au milieu des ténèbres. Tout passe par cette fontaine ! »
Je me retournai et désignai, à gauche de monsieur Galilée, au fond d’une pelouse, adossée à des sureaux, une imposante statue du dieu Pan – ô fureur, ô prodige ! – qui, la tête dressée au ciel, semblait hurler quelque chose aux étoiles. À ses pieds béait un gouffre noir, paradis des pigeons qui nichaient dans les recoins et les anfractuosités de cet ancien puits d’extraction. Pan, dont le corps était orienté vers Galilée, tournait un peu la tête vers le sud, droit dans l’axe du puits. Il était absolument nu, il avait les poings serrés, et son érection était indubitable.
Une cloche tinta. Passant sur l’allée dans notre dos, deux agents des parcs et jardins s’avancèrent vers le dieu Pan – ô fureur, ô prodige ! – ; ils portaient dans une brouette une lourde caisse aux armoiries de la ville.
« C’est le troisième miroir » annonça mon camarade.
L’objet fut installé dans un berceau ; cet assemblage fut ensuite piqué au bout d’un mât télescopique aménagé dans le phallus du dieu, et de vigoureux coups de manivelle hissèrent le tout dans le ciel.
Une seconde cloche tinta. Sortant d’un buisson de bambous, un troisième agent des parcs et jardins s’avança placidement vers le dieu, avec en mains une clé de vanne. Il la fixa du côté des roubignoles, et entreprit de déverrouiller quelque chose. On entendit un furieux gargouillis, puis un vieux nid de merle fut expulsé de la bouche de la statue, suivi par un puissant jet d’eau qui s’en alla dire bonjour au Soleil avant de retomber dans le gouffre.
Pendant ce temps, la lumière récoltée par les deux miroirs des Emblèmes avait terminé de visiter le bonnet de monsieur Galilée. Dans dix minutes elle balaierait le miroir du dieu Pan – ô fureur, ô prodige ! Celui-ci était orienté de manière à tout déverser dans le puits. Il était temps de descendre.
Nous nous avançâmes vers les trois jardiniers. Ceux-ci, après nous avoir salués, nous ouvrirent une petite porte dans le dos du dieu. À l’intérieur nous attendait un puits étroit garni de barreaux scellés dans la maçonnerie. Mon camarade annonça :
« Vingt-huit mètres de descente. Allan, tu ouvres la voie. Mon capitaine, vous le suivez à deux mètres, et vos hommes ensuite, chacun séparé des autres par sa propre hauteur approximativement. De cette façon, si quelqu’un chute, il n’aura pas le temps de prendre de la vitesse avant de tomber sur les épaules de celui qui le précède dans le trou. Pressons maintenant, car si nous traînons je gage que les meilleures places seront prises lorsque nous arriverons ! »
Nous allumâmes nos lampes et nous engageâmes sur l’échelle. Les policiers, qui n’étaient pas habitués à jouer les acrobates, firent bonne figure ; chaque homme fut très attentif à ne pas piétiner les doigts de celui qui le précédait. Nous parvînmes en bas sans encombre. Depuis là-haut, une ombre se pencha sur le puits et nous lança : « On ferme la porte, mais sans la verrouiller. On vous met la clé à l’intérieur. Quand vous aurez fini, vous la ramènerez à la Guinguette ! » Nous promîmes.
La cérémonie
Si, à la surface et dans les dictionnaires, l’équinoxe est un nom masculin, chez nous sous terre l’Équinoxe est mise au féminin. Ainsi, quand une fanfare fait bien du raffut aux vêpres, nous disons : « Quelle tapageuse Équinoxe on nous prépare ! » et nous sommes tout contents de cette façon d’honorer le temps qui passe.
À la queue-leu-leu dans un étroit couloir au sol recouvert de gravier, nous avançâmes jusqu’à une corniche en balcon au-dessus d’une vaste salle. Sur notre gauche, cinq mètres en-dessous, se tenait une assemblée silencieuse. Derrière elle béait un large tunnel, seul accès à ce lieu depuis les catacombes. Les grilles en étaient ouvertes.
« Éteignez vos lampes » demandai-je. « Elles ne seront plus utiles. Voyez plutôt ! » À nos pieds miroitait une piscine ronde et vaste, peu profonde, qu’arrosait en une large cascade l’eau sortie tout là-haut de la bouche du dieu Pan. Alimentés par la lueur solaire qui tombait du puits, les reflets de l’eau éclairaient doucement la salle, tandis que la lumière des Emblèmes peu à peu se rapprochait du miroir de Pan. Quand elle le toucherait, on verrait ce qu’on verrait.
Sur le parvis il y avait foule. Nous trouvâmes un emplacement un peu en hauteur, du côté des grilles, qui nous permettrait de tout embrasser d’un seul regard.
Devant nous, les spectateurs : des membres de l’Amicale, et leurs invités. Devant eux, la piscine et sa cascade. Derrière la cascade, l’ombre. On y devinait trois solides colonnes. Elle faisaient partie des douze zodiacales qui constituent les barreaux de la vaste cage où se tient, énorme et menaçant, le dessous de la Géosphère.
Peu à peu la lumière qui se déversait dans le puits prit de la puissance. Les rayons des Emblèmes avaient touché le miroir du dieu Pan – ô fureur, ô prodige ! La cascade fut bientôt comme illuminée de l’intérieur, et nous découvrîmes les ornements de la salle où nous nous tenions. Il y avait là des chimères et des griffons, des licornes, des vignes, des roseaux et des oiseaux. Mais toujours, derrière les colonnes, la nuit régnait.
Soudain, la chute d’eau éclata en une douzaine de jets divergents, anarchiques. Quelques personnes furent un peu arrosées. Il y eut des cris. « Ils installent la Spirale » dit quelqu’un. Puis, très rapidement, le tout se rassembla en une mince colonne bien droite, qui se mit à glouglouter, et la lumière du miroir mit le feu à ce trait liquide.
J’expliquai : « La Spirale est un système inventé par Bartholdi, qu’on tend au bout d’une perche jusque dans l’axe du puits. Elle récolte le jet qui tombe de la bouche, elle le rassemble et ne le lâche que dompté, bien sage et vertical absolument, raide comme une allumette. Et puisque la Spirale fait la même chose avec les photons du miroir, le jet d’eau devient une colonne lumineuse. Pendant les cinq prochaines minutes, l’effet sera maximal. »
De fait, on y voyait maintenant tout à fait bien. Mais toujours, derrière les colonnes, la nuit régnait.
Alors un cor se mit à chanter doucement, depuis notre gauche. Puis un autre reprit l’air, depuis le balcon par où nous étions arrivés tout à l’heure. Puis un troisième, depuis l’ombre de la Géosphère. Et comme ces trois cors chantaient le même motif mais avec un décalage, ce fut une lente fugue qui roula dans la salle et s’y lova, étourdissant nos cœurs. Puis, dans la cage des lampes furent allumées, et l’assistance poussa un long cri rond d’admiration.
Les douze colonnes étaient ornées, du côté qui regardait la Géosphère, de figures qui représentaient les signes du Zodiaque. À gauche, au fond et à droite, trois grandes statues adossées aux parois figuraient les trois Emblèmes chtoniens : l’Archéologie, la Géologie et la Paléontologie ; trois femmes toutes simples en pierre calcaire, avec leurs instruments. L’Archéologie tenait un livre et un pinceau. La Géologie avait son marteau à la ceinture, et tenait un petit carnet avec son crayon. La Paléontologie était coiffée d’un casque ailé, symbole de l’imagination nécessaire pour débrouiller les ramification des lignées ; nichée entre ses mains protectrices, une ammonite reposait sur le giron de la dame. Enfin, comme un lustre suspendu au pôle sud de l’impressionnante boule qui sortait des voûtes, un grand oiseau de bois tournoyait doucement au bout de son câble. C’était la Philosophie, fille et résultante de toutes les autres disciplines du quartier des Emblèmes. Les trois statues regardaient l’oiseau.
Des gens applaudirent. L’enthousiasme gagna les plus tièdes et bientôt, ce fut toute la foule qui battit des mains. Effrayés par le vacarme, des pigeons s’envolèrent des cintres et s’enfuirent vers les hauteurs.
Alors une jeune fille s’avança dans la vasque. C’était la hiérophante. Le poste n’était pas difficile, puisqu’il s’agissait simplement d’expliquer les raisons de toute cette architecture. Mais il y fallait une belle voix car la salle et la cage étaient vastes. Toujours on prenait des étudiants : une année un garçon, une année une fille.
La hiérophante se mit debout sur un cube de pierre à côté de la colonne d’eau. Elle sortit de sa robe un laser, et le promena sur les parois, montrant aux gens les figures dans la roche, les enseignes et les statues. Et pour chacune elle racontait l’histoire et la devise.
Pour finir, ayant expliqué les raisons de la présence de l’oiseau sous la Géosphère, elle eut ses mots :
« Voici une demie année solaire qui se termine, voici une nouvelle qui commence. Les études vont reprendre après ces deux semaines de vacances. Écoutez bien, les gens : tout comme cette colonne d’eau, que le vieux dieu illumine, apporte la vision au milieu de notre assemblée vouée à l’ombre, les sciences apportent leur lumière au milieu des ténèbres où nous tâtonnons. Je vous souhaite à tous une merveilleuse année, fertile et productive ; soyez attentifs à vos ouvrages, et honorez les disciplines. »
Nous applaudîmes encore. La cérémonie était finie. « C’était très instructif » décréta le capitaine. « Et alors, cet hydromel, où le boirons-nous ?
— Vous n’êtes donc pas en service ? demandai-je.
— Personne ici ne porte d’uniforme, mon jeune ami. Je suis en repos jusqu’à demain vingt heures.
— Suivez-moi, répondis-je. J’ai laissé, bien au frais, à quelques minutes d’ici, un sac avec deux bouteilles et des flûtes. Nous nous installerons sur des sarcophages et boirons à la santé de tout ce qui bouge. J’ai même des bougies. Bonne année à tous. »
Versão em Língua Portuguesa:
https://queonossosilencionaomateinocentes.blogspot.com/2024/03/o-equinocio.html