Un incident

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ALLAN ERWAN BERGER

Il y a six ans que j’ai quitté mon village pour la capitale. Entre-temps, j’ai vu et entendu pas mal de ces choses qu’on appelle “affaires de l’État”, mais elles n’ont laissé aucune trace en moi. Si l’on me demandait comment elles m’ont influencé, je répondrais qu’elles n’ont fait qu’aggraver mon mauvais caractère. Franchement, je méprise de plus en plus les hommes.

Un petit incident dont j’ai été témoin, m’a néanmoins paru fort significatif. Il m’a tiré de ma mauvaise humeur et je ne parviens pas a l’oub1ier.

C’était pendant l’hiver de 1917. Le vent du nord soufflait avec rage, mais parce qu’il me fallait travailler pour vivre, je me trouvais de grand matin dans la rue. Il n’y avait presque personne et j’eus beaucoup de mal à louer un pousse-pousse pour aller à la porte S. Peu après, le vent s’apaisa ; i1 avait balayé la poussière et la route était propre et blanche. Le tireur de pousse trottait plus vite. Nous approchions de la porte S. lorsque quelqu’un, qui traversait la rue, accrocha un brancard du pousse et s’affaissa tout doucement.

C’était une femme aux cheveux gris et aux vêtements en haillons. Elle avait quitté le trottoir sans faire attention, droit sur le pousse. Le tireur avait eu beau s’écarter, le vieux gilet ouaté de la femme, déboutonné et soulevé par un coup de vent, vint se prendre au brancard. Heureusement, le tireur de pousse avait ralenti, sinon elle aurait pu être jetée au sol et grièvement blessée. Elle ne se relevait pas et le tireur s’arrêta. J’étais persuadé que la viei11e n’était pas blessée et comme il n’y avait pas de témoins, j’en voulus au tireur de se mêler de cette affaire : il allait s’attirer des ennuis et me mettre en retard !

« Elle n’a rien, dis-je, continuez ! »

Le tireur de pousse ne prêta pas attention à mes paroles, il ne les entendit peut-être même pas. Posant les brancards, il aida doucement la vieille femme a se relever et, tout en lui tenant le bras, il demanda :

« Comment vous sentez-vous ?

— Je me suis fait mal. »

Je pensais : “Je t’ai vue t’affaisser tout doucement, je suis sur que tu ne t’es pas fait mal ? Tu fais semblant, c’est odieux ! Et toi, tireur de pousse, tu avais bien besoin de t’en mêler, si tu as des ennuis, tu l’auras voulu ; débrouille-toi !”

Mais après avoir écouté la vieille, le tireur de pousse n’hésita pas ; la tenant toujours par le bras, il l’emmena à pas lents. Étonné, je regardai vers ou ils se dirigeaient, et j’aperçus un poste de police. Après le grand vent, il n’y avait encore personne dehors. Le tireur de pousse guida la vieille femme vers la grande porte.

J’eus une étrange impression, le dos poussiéreux du tireur de pousse se mit soudain à grandir ; plus i1 s’éloignait plus son image grandissait, si bien qu’il me fallut bientôt dresser la tête. De plus, il me semblait qu’il exerçait sur moi une pression grandissante, écrasant peu à peu le petit “moi” enfoui dans ma robe fourrée.

Ma vie était comme arrêtée. J’étais assis, sans mouvement, sans pensée ; ce n’est qu’en voyant un policier sortir du poste que je descendis du pousse-pousse.

Le policier approcha :

« Cherchez un autre pousse, ce1ui-ci ne peut plus vous conduire. »

Sans réfléchir, je tirai une grosse poignée de monnaie de la poche de mon manteau et la tendis au policier en disant : « Veuillez lui remettre ceci. »

Le vent était tout à fait tombé, mais la rue était encore peu animée. Je réfléchissais tout en marchant et j’avais pour ainsi dire peur de penser à moi-même. Négligeant ce qui venait de se passer, je me demandais quel sens j’avais voulu donner à cette grosse poignée d’argent. Était-ce une récompense ? Et qui étais-je, pour porter un jugement sur ce tireur de pousse ? Je ne trouvai pas de réponse satisfaisante.

Je songe souvent à cet incident. Il me donne le courage de faire de fréquents retours sur moi, même lorsque cela s’avère douloureux. Je ne me souviens pas plus des questions politiques et militaires de ces dernières années que des classiques que j’ai étudiés pendant mon enfance, mais ce petit incident repasse souvent devant mes yeux. Je le vois plus clairement qu’au moment même et il m’apprend à avoir honte, il m’incite à m’amender et me redonne courage et espoir.

Juillet 1920

Commentaire

Cette nouvelle s’intitule “Un incident”. Ell est de Lu Xun, écrivain chinois dont j’ai causé la semaine dernière sur les 7 du Québec. J’en pille ici la traduction, avec pour seule excuse que peut-être cela vous donnera envie de vous procurer les œuvres de ce grand artiste.

L’écriture me fait penser à celle de mon ami Daniel Ducharme : le style calme et sans affects, sans fards, sans tapage ni langueur, tout égal et sage, laisse la place entière à la réflexion, et c’est uniquement de cette réflexion que naît l’émotion qui m’étreint. Voilà ce que je trouve dans Lu Xun et qui me plaît tant, et que je retrouve un siècle plus tard chez Ducharme dont toute une grappe de petites nouvelles urbaines, prodigieusement charmantes, paraîtront l’an prochain, merveilleux régal pour l’esprit et le cœur.

Car avec Ducharme, nous avons l’impression d’avoir près de soi un ami qui nous apprend gentiment à retenir nos jugements, et à approfondir notre curiosité sur ces choses, même les plus évidentes en apparence, qui nous meuvent. Régulièrement, on soulève son regard de la page pour contempler le vide une minute, avant de se replonger dans la lecture, le visage décrispé malgré le harcèlement continuel des fracas imbéciles qui nous assiègent.

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