L’Argentine, de la paupérisation à la révolte : une avancée vers l’autonomie
Source : Spartacus1918 Le 14.01.2004. Réédition le 25.12.2017.
Une avancée vers l’autonomie
Introduction
« On a dit que j’étais un ennemi du capital… vous verrez qu’il n’y a pas de meilleur défenseur que moi des hommes d’affaires… Les ouvriers, pour qu’ils travaillent, doivent être menés avec le coeur… Il faut que les hommes qui ont des ouvriers sous leurs ordres parviennent jusqu’à eux par ces voies pour les dominer… » (Juan Perón, 1944.)
Ces propos auraient pu être tenus, à cette époque, dans nombre de pays en voie d’industrialisation où des régimes plus ou moins dictatoriaux assumaient l’accumulation primitive en jouant l’autarcie économique. Elles accompagnaient la mutation d’un prolétariat agricole tenu dans une sujétion misérable en un prolétariat industriel dont la condition, quelle qu’en soit les servitudes, constituait néanmoins, le plus souvent, un progrès par rapport à leur condition antérieure. Elles accompagnaient aussi, inévitablement, la formation concomitante d’une bourgeoisie industrielle disputant le pouvoir aux propriétaires fonciers.
Dans la Russie soviétique, dans la Chine populaire, on trouvait la même apologie de l’exploitation du travail dans la glorification du prolétaire.
A cette glorification n’était pas seulement un discours, mais se traduisait dans la réalité par un ensemble de garanties sociales signifiant, pour ces nouveaux prolétaires industriels, une élévation du niveau de vie, un changement de condition. On pourrait étendre ces considérations aux pays industrialisés, où, dans un contexte différent, les capitalismes nationaux développèrent après la grande crise des années 1930 et la guerre mondiale qui s’ensuivit, avec les théories économiques du keynésianisme, tout un arsenal de mesures sociales permettant au capital de reprendre souffle.
Ces temps, aussi bien dans les pays en développement que dans les pays industrialisés, sont révolus. Pris dans la course inexorable pour endiguer la baisse du taux de profit qui se traduit par une concurrence impitoyable, ces mêmes « avantages « conçus pour le développement ou le sauvetage du système, forme de contre-révolution emportant un certain consensus des travailleurs, deviennent des obstacles au cours actuel du capital. La dynamique de « modernisation « technique et structurelle implique de restreindre d’une manière ou d’une autre la part de plus-value concédée aux travailleurs. Dans le monde entier, le capital balaie toutes les protections sociales qu’il avait lui-même érigées pour sa survie, le plus souvent dans des cadres nationaux et sous la pression de la lutte de classe.
De ce point de vue, l’effondrement dans les dernières décennies de la tentative péroniste de hisser l’Argentine au niveau des autres puissances capitalistes rejoint ce qui est apparu récemment, sous d’autres formes dans le Sud-Est asiatique, sous une forme presque semblable en Russie soviétique et bientôt en Chine populaire. L’Europe semble mieux résister, au prix de la concentration économique, monétaire et politique en cours, s’accompagnant de tentatives d’élimination des obstacles nationaux à ce développement capitaliste « moderne » .
D’après un économiste en chef de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz, l’Argentine est le sixième échec du FMI en moins de dix ans après la Thaïlande, la Corée du Sud, l’Indonésie, le Brésil et la Russie. Le système capitaliste se détruirait-il lui-même de l’intérieur par le jeu même de ses mécanismes économiques ? Ce ne sont pas tant les conséquences de l’économie dite libérale et des forces du marché qui sont en cause que l’affrontement de l’ensemble des forces agissant au cœur même du système : l’affrontement capital-travail. Cela replace la lutte de classe à sa juste place dans ces crises.
C’est en ce sens que les résistances de classe en Argentine prennent pour nous toute leur signification, et que les formes de ces résistances, pour spécifiques et imparfaites qu’elles soient, doivent être analysées et discutées, en tant que créations d’un mouvement autonome de lutte pour une émancipation.
Nous voulons dire que l’ensemble des textes qui suivent, un travail collectif de camarades d’Echanges, est imparfait et incomplet : les informations que nous pouvons avoir sur les luttes en Argentine sont très parcellaires (1) et, comme d’habitude, ce qui nous intéresse le plus est ce qui nous parvient le moins ; d’autre part, on se trouve en présence d’une situation en constante évolution dont on voit mal actuellement comment elle pourrait se résoudre, soit en termes capitalistes, soit en termes révolutionnaires. La revue Echanges ou une nouvelle brochure feront état des développements ultérieurs.
La lutte de classe en Argentine dans la période récente
La révolte sociale actuelle en Argentine n’est pas tombée du ciel. L’attaque globale du capital international, que nous analysons par ailleurs, remonte à la chute du péronisme, à l’élimination physique par la dictature militaire de toute résistance, clandestine ou non, à la soumission aux impératifs de la libéralisation monétariste. Celle-ci a été poursuivie après que cette dictature eut sombré, dans un désastre autant économique que militaire, par des gouvernements successifs soucieux avant tout de satisfaire à la fois leurs intérêts personnels et les impératifs du FMI, sans se soucier le moins du monde ni des intérêts du capital national ni de la condition des travailleurs argentins.
C’est quand même une vague de fond populaire (sur la lancée de la résistance héroïque des Mères de la place de Mai pendant la dictature) qui contraignit les militaires à abandonner le pouvoir dans une relative ignominie. Elle se vit en quelque sorte confisquer sa victoire (jusqu’à l’impossibilité de poursuivre les tortionnaires auxquels fut rapidement garantie une quasi-impunité) par les lambeaux d’une survivance du péronisme divisé en clans rivaux se disputant le pouvoir. Le résultat en fut le démantèlement de l’organisation économique fortement empreinte de capitalisme d’Etat héritée du péronisme, ainsi que de toute l’organisation sociale qui en garantissait l’acceptation.
Pour les salariés, ce fut une lente dégradation de l’ensemble des conditions d’exploitation, pour parvenir à la situation d’aujourd’hui où plus de 25 % de chômeurs partagent une misère croissante avec une masse de travailleurs et de retraités subissant des réductions de salaires et de retraites, une inflation qui parfois atteignit des sommets, et la quasi-disparition d’un système de santé et d’éducation qui avaient fait l’envie de tous les pays d’Amérique latine. Bien sûr, cette descente aux enfers ne se fit pas sans luttes ; mais faute de se coordonner pour s’étendre au-delà des disparités provinciales et/ou professionnelles, de dépasser les conditionnements politiques et/ou syndicaux englués dans leurs relations claniques autour du pouvoir, ces luttes ne dépassèrent jamais cette forme de globalisation que l’on voit surgir aujourd’hui à travers une sorte d’uniformisation croissante de la pauvreté.
Avant de passer aux événements qui marquent cette globalisation, il nous paraît utile de rappeler que dans les dernières années seulement, des mouvements de grande ampleur et souvent violents, la répression se soldant par des tués et des blessés, apparurent de façon récurrente, et plus souvent dans les provinces reculées, plus touchées par le marasme économique et social. Il ne nous a pas paru nécessaire de remonter jusqu’au péronisme explicité par ailleurs (voir pages 58-59), à sa chute en 1955 suite à un complot militaire, à son retour en 1972 pour tenter de résoudre une situation sociale explosive qui combinait à la fois les résistances ouvrières (une des plus significatives eut pour théâtre la région de Córdoba, en mai 1969), les luttes entre différentes factions du péronisme et la montée des groupes clandestins (les plus connus seront les Monteneros qui multiplieront enlèvements et exécution de dirigeants y compris militaires). Ce retour de Perón, pas plus que sa mort ou que les tentatives de capitaliser son héritage, ne réglera rien. Il ne sera nullement un retour à la belle époque du péronisme, la situation qui avait entra »né ce retour se perpétuant. L’impuissance des politiques à mettre un terme au chaos économique causé, pour une bonne part, par ces résistances sociales (grèves et actions clandestines) entraînera le coup d’Etat militaire du 24 mars 1976 et une répression sanglante dont on sait maintenant qu’elle a causé bien plus de 30 000 victimes et près de 100 000 arrestations.
Au printemps de 1989, après l’application par le président en exercice Raùl Alfonsin (né en 1927) d’une série de mesures économiques entraînant une importante hausse des prix (couronnant une inflation déjà de 70 %), des émeutes de la faim secouent une bonne partie des villes d’Argentine. Elles sont particulièrement violentes, à la fin de mai 1989, à Rosario, la troisième ville du pays, où l’on dénombre de nombreuses attaques contre les supermarchés (sur cent, seuls deux ont été épargnés) et autres épiceries. La répression par la police provoque 5 morts et plus de 800 arrestations dans tout le pays ; l’état de siège est proclamé pour un mois, alors que les émeutes et pillages se sont répandus à Buenos Aires, où plus de 100 boutiques et magasins sont pillés. Cette situation se prolonge jusqu’en 1991, alors que l’inflation atteint des sommets A jusqu’à 5 000 % A, lorsque Domingo Cavallo instaure la parité peso-dollar, lance la vente à l’encan des sociétés nationales, ce qui assure quelques années de répit à l’économie en raison de l’afflux de capitaux étrangers, mais en même temps entra »ne une explosion exponentielle de la corruption et un essor trompeur de l’activité économique. L’embellie ne dure que quelques années, avec le contrecoup de la crise mondiale qui frappe particulièrement l’Asie mais se répercute dans ce qu’on dénomme les économies « en développement « , auxquelles on peut assimiler l’Argentine.
En décembre 1993, à Santiago del Estero (province du nord-ouest), les restrictions budgétaires imposées par le ministre Domingo Cavallo (déjà en activité sous la dictature militaire), apôtre du monétarisme, entraîne des manifestations des fonctionnaires locaux, qui tournent à l’émeute pendant plusieurs jours ; les bâtiments administratifs et les demeures des politiciens sont incendiés. A cette époque, une répression cachée essayait de maintenir la domination de tous ceux qui avaient soutenu le régime militaire. Le numéro de décembre 1993 du journal Madres de Plaza de Mayo (« Mères de la place de Mai ») (2) publiait une liste de « disparus » non de la dictature mais de la « démocratie ».
En août 1994, après une manifestation de plus de 100 000 personnes à Buenos Aires, des grèves syndicales (sur fond néanmoins de rivalités intersyndicales) et manifestations essaient de freiner les conséquences déjà désastreuses des restrictions imposées par le FMI par l’intermédiaire du gouvernement de Carlos Menem ; la grève est particulièrement forte dans les villes industrielles de Rosario et Córdoba. Menem déclare ces grèves illégales et autorise les firmes à licencier les grévistes.
Fin 1994, l’hebdomadaire britannique The Economist pouvait écrire :
« Pourtant le changement social le plus dérangeant n’a pas touché les pauvres mais plutôt les classes moyennes argentines, alors encore le pays le plus grand et le mieux nanti de toute l’Amérique latine. Bien que leur niveau de vie ait chuté pendant des décennies, en comparaison avec d’autres pays, les classes moyennes ont bénéficié en Argentine d’une certaine solidarité de la part de la bourgeoisie. C’était alors un monde où l’on avait un emploi pour la vie. Pour toutes sortes de travaux, jusqu’à l’école ou l’Eglise. Les réformes de Menem ont fait voler cela en éclats. Les privatisations ont chassé les cadres moyens de leur emploi ; les boutiquiers ont été mis à la rue par les hypermarchés ; les professeurs de collèges ont dû chercher ailleurs ; les psychanalystes conduisent des taxis et les mères de famille respectables vendent de l’assurance… Un sociologue souligne que les femmes ont été particulièrement touchées et doivent souvent accepter des emplois mal payés pour pouvoir joindre les deux bouts. Le nombre de foyers qui ne vit que des revenus des femmes s’accro »t rapidement, ainsi que le nombre des familles qui doivent prendre en charge les vieux parents… Il est clair que les professionnels des classes moyennes sont ébranlés par ces changements et que la plupart d’entre eux ne décolèrent pas contre l’état des services publics… »
En avril 1995, tous les maux dont souffrent les Argentins et les réactions des exploités sont déjà récurrents : presque tout découle des conséquences sociales de l’ouverture des frontières à la concurrence étrangère ; les troubles divers dans les provinces, notamment dans les plus reculées, découlent de cette même ruine des entreprises d’Etat qui rend plus aigus les problèmes de favoritisme et de corruption qui y étaient liés. Du nord-ouest à l’extrême sud, des mouvements souvent violents et violemment réprimés troublent cette période où le président péroniste Menem cherche à être réélu. Dans la province de Salta (jouxtant le Chili et la Bolivie), les travailleurs de la province mènent des grèves répétées pour le paiement de salaires arriérés ; dans la province proche de Jujuy, un leader syndical charismatique obtient après une grève de la faim des concessions pour les travailleurs des services publics ; dans la province proche du Chaco, les travailleurs des services publics et les retraités mènent des grèves de 24 ou 48 heures pour protester contre des mois de retard dans le paiement d’allocations ; c’est la même situation dans l’Etat de La Rioja et dans celui de San Juan, plus au sud, à la frontière chilienne, où les enseignants font grève plus de trois semaines ; dans la province Entre R’os, juste au nord de Buenos Aires, une journée de grève générale paralyse tout ; dans la province de R’o Negro, les travailleurs du secteur public agissent aussi avec grèves et manifestations violentes, à la fin de septembre 1995, pour le paiement de leurs salaires ; dans la Terre de Feu, à l’extrême sud, à Ushuaia, plusieurs centaines de travailleurs occupent pendant dix jours une usine de montage de télévisions menacée de fermeture, réclamant eux aussi le paiement de leurs salaires, et en sont chassés par une police particulièrement violente : 1 mort et 25 blessés. En décembre 1995, les réformes fiscales et administratives de Menem, appuyant son ministre des finances Cavallo, accentuent encore la récession économique : partout on annonce des licenciements de fonctionnaires et, dans la plupart des provinces, les arriérés de salaires s’accumulent ; dans certaines provinces, même les plus riches et les plus développées économiquement comme celle de Córdoba, les manifestations violentes sont fréquentes. Déjà, on constate que la classe moyenne s’appauvrit de plus en plus. Si 2 % des Argentins gagnent alors l’équivalent de plus de 60 000 francs par mois, 44 % des foyers vivent avec moins de 4 000 francs, alors que le coût de la vie est égal à celui de l’Europe.
Les organisations de chômeurs, les « piqueteros » (« coupeursde routes », voir plus bas le chapitre qui leur est consacré, et notre brochure Les Piqueteros. Argentine 1994-2006., deviennent de plus en plus actives à partir de cette période, développant des tactiques bien spécifiques dictées par les besoins élémentaires de survie : en juin 1996, à Cutral Co, dans la province de Neuquén (extrême ouest, près du Chili), et dans la ville voisine de Plaza Huincul, la principale route desservant la région est coupée pendant une semaine ; après des affrontements avec la gendarmerie locale, le gouverneur fait procéder à des distributions de vivres. De mai à juillet 1997, plusieurs provinces sont touchées par l’action des piqueteros, de nouveau à Central Co, à Tartagal (dans la province de Salta, à l’extrême nord-ouest, à la frontière bolivienne), à San Salvador de Jujuy (dans la province de Jujuy, proche de la précédente, vers le Chili), à Cruz del Eje (dans la province de Córdoba, près de l’importante ville de Córdoba au nord-ouest de Buenos Aires), des milliers de piqueteros bloquent les routes pendant près de quarante-cinq jours pour de la nourriture et la levée des coupures d’eau et de courant. Partout, les chômeurs s’affrontent avec les forces de répression. En 1998, à Corrientes, dans la province du même nom, au nord du pays, les travailleurs municipaux bloquent, sur le fleuve Parani, les ponts qui assurent la liaison avec la province voisine du Chaco Central ; les piqueteros viennent les appuyer. Fernando de la Rœa, successeur de Menem, fait tirer sur les manifestants et le bilan de 10 morts et de nombreux blessés ne calme pas une révolte qui se prolonge plus d’une semaine. De nouveau dans la province de Salta (extrême nord-ouest), Tartagal, déjà le théâtre d’émeutes en 1997, connaît en décembre 1999, puis en mai 2000, des mouvements beaucoup plus importants : cette ville et Mosconi, dans la même province, sont occupées pendant plusieurs jours, forces de l’ordre pratiquement expulsées. En mai 2000, l’annonce par de la Ria de nouvelles coupes dans les dépenses de l’Etat jette plus de 20 000 manifestants dans les rues. Le 6 octobre, le vice-président, Carlos Alvarez, leader du Front pour un pays solidaire (Frepaso), démissionne pour protester contre l’étouffement d’une affaire de corruption par le Sénat. De nouveau à Tartagal, en novembre 2000, la mort d’un manifestant lors d’une action pour avoir le paiement d’arriérés de salaires provoque une émeute : des bâtiments officiels sont incendiés et des policiers pris en otage. Toute une économie parallèle de survie se développe, tissant des liens hors de toute intervention étatique ; nous reviendrons sur ce point, soulignant seulement ici que, tout comme le mouvement des chômeurs, ces liens reconstituaient une solidarité et des contacts de base qui formeront les structures autour desquelles les résistances vont se développer lorsque la coupe sera pleine.
C’est précisément ce qui survient dans le dernier trimestre de 2001. Ce qui s’est déroulé au cours de ces années et ce qui va suivre ne sont qu’un seul et même mouvement, de plus en plus exaspéré contre un chômage grandissant et le sous-emploi (l’ensemble atteint plus de 40 % de la population), l’enlisement de l’économie dans des mesures qui ne font qu’accentuer ce qu’elles sont censées combattre, dans une atmosphère de corruption et de répression. Les dernières mesures d’une classe politique aux abois : l’amputation des salaires et des retraites, le blocage des comptes bancaires, les manipulations des diverses monnaies de substitution, la fuite des capitaux, font qu’une unité de lutte se constitue. Toutes les classes de la société, à l’exclusion des classes dirigeantes de l’économie, de la politique et de l’appareil répressif, vont s’engager dans la lutte, estompant les divergences qui avaient pu se faire jour auparavant (par exemple, l’hostilité des classes moyennes au mouvement des piqueteros). Alors que la classe possédante et ses valets politiques déploient une richesse insolente, venant principalement du pillage de l’économie et du détournement des prêts du FMI, 20 % des habitants vivent avec moins de 2 pesos par jour et 84 % d’entre eux touchent chaque mois moins de 1 000 pesos (environ 1 000 euros au cours d’alors). Le salaire minimum, pas toujours appliqué, est fixé à 250 pesos par mois (250 euros), et le revenu moyen est estimé à 500 pesos. On peut mesurer ce que signifient dans ces conditions le « corralito « (restriction des retraits et mouvements bancaires), la réduction des pensions et salaires de 13 %, et les mesures d’austérité exigées par le FMI.
Reprenons ici la chronologie des événements en reportant plus loin les tentatives d’analyse :
1999
24 octobre : le chef de l’opposition aux péronistes, Fernando de la Rœa (64 ans), est élu président.
Décembre : hausse des impôts qui frappe uniquement les classes moyennes.
2000
29 mai : le gouvernement de la Rœa annonce une réduction importante des dépenses de l’Etat, avec une baisse des salaires de 12 % à 15 % pour 140 000 fonctionnaires, ainsi qu’un projet de mise à l’écart des syndicats de la gestion des oeuvres sociales : 20 000 personnes protestent dans les rues de Buenos Aires.
6 octobre : le vice-président Carlos Alvarez, leader du Front pour un pays solidaire (Frepaso) démissionne pour protester contre l’étouffement par le Sénat du scandale de pots de vin versés à l’occasion du vote de la réforme du droit du travail, en avril 2000.
28 décembre : le FMI alloue à l’Argentine un ballon d’oxygène de 40 milliards de dollars (45 milliards d’euros).
2001
16 mars : de la Rœa, président d’une alliance politique fragile entre le Frepaso, un amalgame de péronistes dissidents de sociaux démocrates et de centre gauche, et le centre droit (Union civique radicale), lance un nouveau « plan d’austérité « approuvé par le FMI.
19 mars : Domingo Cavallo, le revenant monétariste qui a oeuvré sous la dictature militaire et auteur de la parité catastrophique peso-dollar, ministre de l’économie, obtient des pouvoirs spéciaux pour « résoudre « la crise. De nombreuses manifestations à Buenos Aires et dans ses banlieues contre les mesures proposées.
27 avril : un troisième plan d’austérité qui prévoit de « réorganiser « les services publics.
Mai : des centaines d’enfants de chômeurs manifestent à Buenos Aires après avoir marché pensant deux semaines depuis la province lointaine du nord-ouest de Jujuy.
11 juillet : onzième plan de stabilisation qui prévoit une baisse des salaires et des pensions de 13% ce qui déclenche diverses manifestations et journées de grèves syndicales.
19 juillet : le pays est paralysé par une grève générale des syndicats. Elle prélude à d’autres manifestations dans tout le pays contre le plan d’austérité, le 29 août.
14 octobre : élections parlementaires. Alors que le vote est obligatoire et l’abstention passible d’amende, il y a plus de 40 % de votes blancs ou nuls et environ 20 % d’abstentions. Défaite de l’Alliance de gouvernement et « succès « de l’opposition péroniste
1er décembre : le gouvernement avec Cavallo décide de limiter les retraits en espèces à 1 000 dollars par mois (pesos) et de’interdire les transferts à l’étranger. Depuis des mois, le gouvernement présidé depuis décembre 1999 par de la Rœa ne parvient pas à endiguer manifestations et émeutes récurrentes dans les villes de province, barrages routiers et pillages des chômeurs organisés, les piqueteros, actes collectifs ou individuels comme la mise à sac des distributeurs de billets. Parallèlement, les plus riches retirent leur argent des banques pour le transférer à l’étranger ou le planquer : 1 milliard 300 millions de dollars s’envolent ainsi.
3 décembre : pour se plier aux impératifs du FMI dont une mission vient à Buenos Aires dicter ses conditions, des mesures strictes de contrôle des banques sont prises qui limitent les sorties d’argent vers l’étranger (le plus gros est déjà sorti) et les retraits en liquide des comptes bancaires. Cette dernière mesure est particulièrement contraignante, particulièrement pour les plus pauvres, car la plupart des transactions se font en liquide (notamment tout ce qui se rapporte à l’économie clandestine, qui couvrirait près de 50% de l’économie réelle), ce qui entra »ne la polarisation d’une hostilité contre les banques. La plupart des transactions doivent recourir à des monnaies de circonstance, émises par les organisations de troc mais aussi par les provinces, puis par l’Etat lui-même (qui a même confisqué les avoirs des caisses de retraite convertis en bons-papier échangeables) : si le dollar reste roi, il est plus thésaurisé et laisse place non seulement au peso mais à des patacones, argentino, lecops et autres « bons « de toutes les couleurs.
5 décembre : le FMI refuse tout nouveau crédit à l’Argentine pour ne pas avoir accompli les réformes de tout le système étatique, réforme rendue impossible par l’opposition à la fois des gouverneurs de province tout puissants et la montée des résistances populaires contre toutes les mesures déjà prises mais jugées insuffisantes par le FMI.
Jeudi 13 décembre : les trois syndicats organisent une grève générale de 48 heures (la douzième en deux années) contre la baisse des salaires et des pensions et le cantonnement des retraits bancaires. Grève tout autant inefficace que les précédentes, bien que massivement suivie (des milliers de personnes dans les rues et des barrages routiers paralysants). Des discussions se poursuivent au niveau des dirigeants pour tenter de voir quelles restrictions faire supporter aux classes moyenne et ouvrière afin que les classes possédantes sortent du marasme économique, générateur d’une misère sociale grandissante qui d’un moment à l’autre peut éclater en mouvement dangereux pour l’ordre social capitaliste. On évalue qu’en six mois, plus de 500 000 personnes ont descendu d’un degré dans la misère sociale pour peupler les « villas miser ?as « où sont apparues des banderoles soulignant ironiquement « Bienvenue aux classes moyennes « , faisant ressortir une paupérisation générale de la quasi-totalité de la population (sauf la frange limitée de la classe dominante et de ses plus zélés serviteurs). On évaluera dans cette période que chaque jour 2 000 « classes moyennes « descendent d’un cran dans l’échelle sociale. Un économiste argentin peut souligner que « la classe moyenne voit qu’elle est au bout de la route. C’est maintenant un jeu totalement nouveau « . Une autre manifestation syndicale est prévue pour le 21, mais les dirigeants syndicaux seront pris de vitesse par une explosion sociale qu’incidents et violences, limités mais récurrents, pouvaient pourtant laisser prévoir : les promenades syndicales ne visaient qu’à tenter de les neutraliser tout en donnant plus de poids aux bureaucraties dans leurs intrigues autour du pouvoir.
Le 14 : nouvelles manifestations.
Samedi 15 décembre : des pillages alimentaires de magasins prennent une grande ampleur dans les villes des provinces les plus touchées par la misère. De telles actions ne sont pas nouvelles, même si dans un passé récent elles furent plus sporadiques. Souvent elles sont le fait d’organisations de chômeurs (taux de chômage avoué moyen 25 %, beaucoup plus dans certaines régions ou quartiers du grand Buenos Aires), les piqueteros organisant ainsi depuis des mois des barrages routiers, pas seulement pour plus d’efficacité dans la paralysie du système économique, mais pour piller les camions de ravitaillement, corrélatif des pillages de supermarchés ou autres centres de distribution. Comme toujours devant cette extension des troubles, des voix se sont élevées pour insinuer que ce développement de la violence sociale pouvait être en partie due aux conflits de pouvoir au sein du péronisme. Certaines factions tentant soit de prendre le pouvoir à la faveur des troubles existants, soit de consolider ce pouvoir par une répression violente en envoyant des troupes de choc pour créer des foyers de violence. Une campagne d’intoxication essaie même de dresser les classes moyennes contre les « pillards « en faisant courir le bruit que des « bandes « attaquent les maisons des quartiers classes moyennes ; ce qui fera d’ailleurs long feu après que des groupes d’autodéfense aient attendu en vain ces pillards inexistants.
17 décembre : c’est dans ces conditions que le gouvernement annonce que le nouveau budget va prévoir des réductions de dépenses de 20 %, ce qui implique une nouvelle baisse globale du niveau des services, salaires et pensions. Une consultation populaire, lancée par le Front national contre la pauvreté pour le travail et la production (Frenapo, organisation réunissant le syndicat CTA, l’Eglise et divers groupes humanitaires ou civiques) et revendiquant notamment une assurance-chômage, a recueilli 2 700 000 votes en faveur de la création d’un « salaire de citoyenneté « pour combattre le chômage, la pauvreté et la récession. Ce vote organisé en dehors de toute intervention gouvernementale ou politique semble avoir été une sorte de contre-feu réformiste à un mouvement qui, initié par les piqueteros, leur échappe maintenant totalement dans un raz de marée sauvage.
* Dimanche 16, lundi 17, mardi 18 : les pillages et émeutes gagnent la région de Buenos Aires et la répression devient plus dure avec des meurtres d’activistes. Il est impossible de tout recenser : ce sont des centaines, des milliers, principalement des pauvres et des chômeurs, mais aussi des membres déchus des classes moyennes qui se ruent sur tous les centres de distribution (supermarchés, entrepôts, boutiques, etc.) et les bâtiments officiels Par exemple, plus de 2 000 manifestants rassemblés devant un supermarché Auchan à Quilmes, dans la région de Buenos Aires, ne se dispersent qu’après avoir reçu la promesse d’une distribution de 3 000 sacs de 20 kilos de produits alimentaires et du paiement des allocations qui auraient dû être versées au titre des plans emploi.
* 18 décembre : les ouvriers de l’entreprise textile Brukman,à Buenos Aires, déclarée en faillite, occupent leur usine.
* Cette situation se prolonge dans la nuit du 18 au 19 décembre. Le slogan est des plus simples : « Nous voulons à manger « . La libération de l’ancien président Menem, emprisonné pour corruption, après une décision d’une Cour suprême où il s’est auparavant assuré une majorité, n’est pas faite pour calmer les ressentiment populaire.
* La journée du mercredi 19 décembre et la nuit du 19 au 20 sont particulièrement confuses. Le mouvement s’étend, quasi spontané, alors que le gouvernement de la Rœa dénonce « l’anarchie » et menace de « rétablir l’ordre » , ce qu’il fait d’ailleurs au cours de la journée du 19 en décrétant l’état de siège (toute réunion publique de plus de deux personnes devient subversion, les médias sont censurés et les forces de répression mobilisées au maximum). Les premiers « concerts de casseroles » (cacerolazos) ne font que reprendre une pratique qui avait amené la fin de la dictature militaire en 1976. Les manifestations, émeutes et pillages affectent aussi tous les faubourgs de Buenos Aires et plus d’une douzaine de villes dans tout le pays. Le président est molesté par la foule alors qu’il sort d’une réunion avec les gouverneurs de province. Plusieurs flics sont désarmés et certains sont lynchés.
Dans la soirée du 19, une manifestation monstre d’au moins un million de personnes converge spontanément vers la place de Mai (célèbre par les manifestations sous la dictature militaire des mères de disparus, manifestations qui se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui pour demander des poursuites contre les responsables des massacres alors perpétrés), devant le Palais présidentiel, et, aux cris de « démission ! », conspue les dirigeants politiques et syndicaux. A une heure du matin, la police attaque pour dégager la place : la foule disparate (vieux, femmes, enfantsÉ) se disperse mais les éléments les plus combatifs se réorganisent et une bataille mouvante s’engage dans les rues du centre de Buenos Aires. Des flics seront fait prisonniers et désarmés ; d’autres seront lynchés. Sur plusieurs kilomètres carrés, toutes les banques sont incendiées, de même que les MacDo.
Voici comment un témoin décrit l’explosion du 19 décembre : « …En dépit de leur violence, les émeutes de la faim du mercredi 19 décembre qui touchèrent divers faubourgs de Buenos Aires et une douzaine d’autres villes dans tout le pays étaient largement prévisibles… Les contrôles bancaires imposés ce mois-ci pour stopper la ruée vers les dépôts bancaires a également asséché la circulation monétaire dans l’économie et frappé de plein fouet les pauvres qui tiraient leur subsistance du secteur informel. La surprise vint de ce qui arriva ensuite. Comme la nuit tombait, des familles entières des quartiers classes moyennes comme Belgrano quittèrent leurs demeures en tapant sur des gamelles et casseroles dans un mouvement de protestation bon enfant contre le gouvernement et sa politique économique. Les voitures klaxonnaient et tous ces gens chantèrent dans la rue jusqu’au petit matin comme si le pays venait de gagner la coupe mondiale. Des milliers d’entre eux convergèrent vers la place de Mai où se trouve le palais présidentiel, avec les enfants, les chiens, toute la famille. La protestation spontanée était apparemment provoquée par la répulsion qu’avait causée l’adresse à la nation par de la Ria le mercredi soir… Dans la journée du jeudi 20, l’atmosphère avait dramatiquement changé. Des barricades surgissent dans bien des rues de Buenos Aires ; les jeunes sont les plus déterminés et les plus efficaces car ils ont l’expérience des affrontements avec les flics dans les bagarres qui suivent les concerts rock ou les matches. Des foules de jeunes hommes, le visage dissimulé, enfoncent les barrières de protection, attaquent en jetant des pierres la police des émeutes, qui riposte avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. D’autres manifestants sont attaqués par la police montée, certains traînés dans les cars de police ».
Un autre témoignage d’un étudiant montre comment un tel mouvement surgit spontanément ; il décrit d’abord son trajet dans l’après-midi du 19 décembre, dans une ville quasi déserte où les magasins sont fermés par peur du pillage alors que certains ont déjà été pillés ; revenu chez lui, il entend le discours de de la Rœa à la télévision :
« …Quelque chose que je ne peux expliquer me pousse à mettre mes chaussures et un short ; j’attrape une grande marmite et, torse nu, je marche jusqu’au coin de la rue et commence à frapper la vieille casserole avec une cuillère en bois… Nous nous rendons compte que nous ne sommes pas quelques fous isolés. En quelques minutes, au coin de la rue, nous sommes déjà des dizaines avec nos casseroles. Le mouvement de protestation se généralise, même si nous ne savons pas où aller. Jusqu’au moment où un groupe à l’allure de musiciens ambulants nous entra »ne. Quelques minutes plus tard, on nous emmène à la place de Mai. Sans nous changer, nous y allons sans papiers, sans argent, avec seulement nos portables pour rester en contact. Nous ne savons toujours pas pourquoi nous y allons mais quelque chose nous dit que nous devons être « sur la Place »… Nous voyons la marée humaine qui s’y dirige ; nous nous rendons compte que quelque chose de nouveau se prépare… des milliers de personnes sont déjà en train de chanter « ces connards, ces connards, l’état de siège ils peuvent se le mettre au cul » ou « Le peuple ne sera jamais vaincu »… Personne ne mène la marche, personne ne dirige mais nous nous déplaçons tous… »
Décrivant les événements de ces jours et des jours suivants, le quotidien britannique Financial Times pouvait écrire : « Une fois que la mèche a été allumée, il semblait n’y avoir aucun moyen pour stopper l’incendie. Ce qui avait commencé par quelques incidents isolés de pillage de supermarchés dans de lointaines provinces se répandit comme un feu de brousse dans tout le pays pendant le week-end. « Les images de la répression diffusées par la télévision tout comme le retour des manifestants dans les quartiers amplifient la révolte.
Dans les provinces, la situation n’est pas plus calme. A Córdoba, seconde ville d’Argentine, siège de l’industrie automobile, la rupture de négociations avec la mairie pour les salaires des employés municipaux entra »ne le 19 une occupation de la mairie pour la tenue d’une assemblée. Expulsés par la police, ils tentent de l’incendier et dressent des barricades dans les rues, rejoints par la population et par les ouvriers de plusieurs usines qui se mettent en grève. Ce jour et les jours suivants, manifestations et attaques diverses (pillages de supermarchés) reproduisent la même montée dans une unité de tous les exploités d’actions diverses similaires à ce qui se déroule dans la capitale. Mais là aussi la répression sévit avec les tirs à balles réelles.
Le jeudi 20, dès le matin, des milliers de manifestants se joignent à la manifestation habituelle hebdomadaire des Mères de la place de Mai et que le ministre des finances Cavallo, apôtre du monétarisme et du libre marché, démissionne. Un témoin décrira ainsi cette vague entièrement spontanée : « Les gens allaient, venaient, les cortèges se recyclaient, les avenues se vidaient puis se remplissaient à nouveau d’hommes, de femmes, de familles avec leurs chiens… C’était quelque chose d’impressionnant parce que totalement spontané… « Les manifestants se rassemblent de nouveau devant le Parlement, devant la résidence du premier ministre, devant le ministère des finances. La maison de Cavallo est assiégée alors que celui-ci pense se mettre à l’abri avec sa famille à l’étranger. Les interdictions découlant de la proclamation de l’état de siège restent lettre morte et c’est sur le terrain que « l’ordre doit se faire respecter « . Des grèves surprises se déroulent dans les transports locaux. Des groupes tentent de pénétrer dans le palais présidentiel, le ministère de l’économie est incendié. Les forces de répression entrent en action, tirant à balles réelles. Les combats de rue dureront plus de neuf heures. Dans les districts ouvriers de la banlieue de Buenos Aires, des bandes de jeunes attaquent les épiceries, les restaurants, les supermarchés, submergeant les flics qui essaient de les endiguer. Des équipes de tueurs en civils se glissent parmi les manifestants et un certains nombre de tués auront été abattus d’une balle dans la nuque.
Ce même jeudi, les syndicats organisent une journée de grève générale pour protester contre l’état de siège… pour une journée seulement, ordonnant la reprise pour le lendemain, reprise d’ailleurs seulement suivie très partiellement.
De ces journées d’affrontement, on dénombrera plus de 35 tués (24 à Buenos Aires, 5 à Santa Fe, 1 à Córdoba, 1 à Tucumin, 1 à Corrientes, 1 à Rio Negro), des centaines de blessés (185 à Buenos Aires) et des milliers d’arrestations (chiffre officiel 3 273, dont 2 400 à Buenos Aires). La démission du président du gouvernement de la Rœa dans la soirée du jeudi 20 décembre (il doit être évacué en hélicoptère pour regagner son domicile) montre que les autorités ne savent pas trop comment endiguer le mouvement, qui ne baisse pas les bras malgré cette brutale répression. Pourtant celle-ci, conjuguée aux manœuvres politiques, para »t entraîner un répit pour les dirigeants du système. Ce n’est que partie remise.
Le 23 décembre, pour tenter de dévier l’émeute, le nouveau président, Adolfo Rodriguez Sai, annonce des mesures démagogiques : le moratoire de la dette extérieure, 1 million d’emplois nouveaux, etc. Sans effet.
Le 24, il promet aux Mères de la place de Mai l’annulation du décret qui empêche l’extradition des tortionnaires de la dictature militaire.
Mais le 25, l’ex-président Carlos Menem est libéré de la prison où il était enfermé pour corruption, et annonce sa candidature pour 2003 : mesures destinées à calmer une fraction du clan péroniste.
u Dans la nuit du 28 au 29 décembre, suite à la carence des politiques face aux revendications exprimées par les manifestants, et malgré la démission de tout le gouvernement, de nouvelles manifestations se rassemblent sur la place de Mai. Dans la matinée, les Mac Donald, des banques, des bâtiments officiels sont attaquées, voire incendiés. Des milliers de membres des classes moyennes convergent, dans un concert de casseroles, vers la place, se joignant aux Mères de la place de Mai dans un sit-in bientôt dispersé par les attaques de la police. La manifestation se veut pacifique mais suite à l’action de la police, des groupes de jeunes tentent de prendre d’assaut le palais gouvernemental. Dans un café, un policier à la retraite abat, de sang-froid, trois jeunes qui manifestent trop ouvertement leur soutien aux manifestants. 12 flics sont blessés, 33 arrestations.
Le 30 décembre, le président par intérim Sa‡, à peine nommé, démissionne, pris à la fois par tout le mouvement de résistance et l’abandon de ses pairs dans les affrontements de clans au sein du mouvement péroniste. Il est remplacé dans la nuit du 1er au 2 janvier par un péroniste d’un autre clan, Eduardo Duhalde (avocat de 60 ans au passé très douteux de corrompu lorsqu’il était gouverneur de la province de Buenos Aires et même de profiteur du trafic de la drogue, qui a laissé les caisses de la plus grande province d’Argentine, celle de Buenos Aires, entièrement vides avec une dette plus importante que celle des quatorze autres réunies). Il est sensé incarner une sorte d’union politique nationale (alliance des péronistes, du Frepaso et des radicaux, avec le soutien de l’Eglise catholique) y compris d’une partie de ce qu’on appelle la gauche. Il déclare aux patrons rassemblés : « La prochaine étape de notre décadence serait un bain de sang. « Des militants péronistes manifestent devant l’assemblée pour soutenir ce candidat « d’union nationale « . Duhalde annonce en même temps l’abandon de la parité peso-dollar et la suspension du paiement de la dette. Nouvelles manifestations que ne désamorce pas la valse des présidents. Un général peut déclarer : « C’est la première fois que la société argentine dépose un président sans la participation des forces armées. »
2002
Tout au long de janvier, les manifestations se répètent mais on peut penser que le mélange de promesses politiques, de renforcement de la présence policière et militaire font que, tout en gardant une grande ampleur à la fois par leur nombre et leur extension géographique, elles restent néanmoins dans un certain cadre institutionnel.
11 janvier : le concert de casseroles habituel dans une manifestation pacifique se transforme de nouveau en émeutes dans le centre de Buenos Aires, avec des attaques de banques et des sièges de sociétés étrangères.
14 janvier : nouvelles manifestations, notamment devant le palais présidentiel, alors que dans les provinces de Santa Fe et de Jujuy, des milliers de manifestants attaquent les banques. Dans le marché central de Buenos Aires, 500 piqueteros qui exigent des vivres sont chassés par les sbires des patrons et les travailleurs du marché ; des banques sont attaquées.
25 janvier : une nouvelle manifestation monstre dans le centre de Buenos Aires, mobilisée par les comités de quartiers, se heurte à une mobilisation policière sans précédent. En province, des manifestations semblables se déroulent au même moment ; à Junin, 600 manifestantsmettent le feu à la maison d’un député péroniste.
28 janvier : plus de 15 000 piqueteros soutenus par les assemblées populaires convergent sur la place de Mai, presque accueillis comme des libérateurs auxquels on offre nourriture, boissons, etc. Pour tenter de désamorcer ce mouvement des chômeurs, Duhalde reçoit une délégation des piqueteros, auxquels il annonce lui aussi un programme de création d’emplois payés 200 pesos par mois (116 euros).
Début février, la lassitude devant l’atermoiement des politiques semble entraîner une nouvelle radicalité. Le 1er février, la Cour de Justice déclare « inconstitutionnel « le « corralito « (restriction des retraits et mouvements bancaires décidée au début de la crise et jamais rapportée) ; mais cette mesure prise par un tribunal composé d’une majorité de juges favorables à la tendance péroniste fidèle à Carlos Menem est plus une manoeuvre politique destinée à embarrasser le président Duhalde, qui se trouve contraint d’annuler le plan économique qu’il vient juste d’annoncer. La Banque centrale décide la fermeture de tous les établissements bancaires et marchés des changes pour éviter les évasions de capitaux. En réalité, les capitaux et fortunes privées se sont déjà évadés depuis des mois (le montant total des dépôts à l’étranger est égal aux trois quarts des 150 milliards de la dette extérieure) et ces mesures touchent plus particulièrement, tout comme les mesures antérieures, les petits déposants des classes moyennes. Les manifestations se poursuivent et visent plus particulièrement les banques, y compris la Banque centrale. Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent sur la place de Mai, convoquées par les assemblées de quartier, et des manifestations semblables se déroulent dans plus de 100 villes du pays.
Samedi 2 et dimanche 3 février : les raisons du blocage deviennent claires avec l’abandon de la parité peso-dollar, le flottement du peso et une conversion complexe des comptes bancaires qui lèsent tous ceux qui n’ont pu faire des transferts à l’étranger ou conserver des dollars en espèces. Le projet de budget annoncé n’accordent que la moitié de ce que revendiquaient les chômeurs ; il n’est prévu aucune augmentation des salaires alors que l’inflation qui résultera des mesures monétaires est évaluée à 15 %. Des estimations laissent penser que le nombre des pauvres va passer de 15 à 17 millions. En même temps, le gouvernement annonce qu’il « faut reconstruire l’appareil productif « (sous-entendu par des « sacrifices » imposés aux travailleurs ou retraités) et ajoute que le pays étant « au bord de l’anarchie », il importe de « maintenir la paix sociale » ; Duhalde ajoute qu’il « n’est pas un président faible ». On sait ce que parler veut dire.
5 février : la réponse vient. Les piqueteros se rassemblent sur la place de Mai et les routes sont coupées par des barrages un peu partout.Leur slogan est « Du pain et du travail « . Les classes moyennes, autrefois hostiles, ne le sont plus du tout, d’autant moins qu’une partie de leurs membres sont descendus dans l’échelle sociale, souvent dans la condition de chômeur. Comme ils viennent des quartiers périphériques, les manifestants sont accueillis avec des boissons et de la nourriture.
6 février : les émeutes se déplacent aux portes des banques.
7 février : les concerts de casseroles reprennent de plus belle. Des milliers de manifestants se rassemblent devant le Palais de justice de Buenos Aires, demandant la démission des juges corrompus, et promettent de revenir chaque jeudi tant qu’une procédure de destitution ne sera pas ouverte (les juges sont soupçonnés notamment d’avoir couvert le trafic d’armes dont est accusé Carlos Menem). Buenos Aires prend l’aspect d’une ville assiégée, témoignant des escarmouches constantes avec les forces de répression : les cabines téléphoniques et les abribus sont presque tous détruits. Les banques et les bureaux de sociétés sont blindés de tôles.
C’est une situation qui se reproduit quasi quotidiennement avec les mêmes objectifs : bâtiments judiciaires,ministériels, bancaires, etc. Les hommes politiques les plus connus pour leur corruption sont particulièrement visés : leurs méfaits sont diffusés sur Internet et même sur une cha »ne de télévision, avec leurs adresses et coordonnées personnelles, leurs photos sont placardées dans la ville avec les mêmes renseignements ; ils ne peuvent pratiquement plus sortir car, reconnus, ils sont immédiatementt interpellés, bousculés, parfois molestés. Les piqueteros non seulement continuent leurs barrages mais tentent toujours par la persuasion ou la violence de se faire délivrer de la nourriture ; les pillages deviennent plus difficiles car entrepôts et supermarchés sont fermés et blindés et/ou gardés par des milices ou des flics. Dans toute cette période, depuis janvier, les comités de quartiers qui se fédèrent en assemblées de quartier et en collectifs plus larges sont avec les piqueteros au centre des actions les plus importantes, agissant comme des groupes de pression sur le pouvoir en place. Au point qu’un des dirigeants politiques croit devoir rappeler que, aux termes de la constitution, « le peuple ne délibère pas et ne gouverne que par l’intermédiaire de ses représentants… Il faut arrêter la fantaisie des gens dans la rue qui disposent de ce qui doit ou ne doit pas se faire… Il… faut adresser des pétitions aux autorités… de façon ordonnée et sensée au lieu de les livrer en pâture aux agitateurs habituels… «
Février. Pour soutenir le président Duhalde et un projet de budget satisfaisant à la fois les impératifs du FMI, le financement des provinces (les gouverneurs ont obtenu que 30 % des nouvelles recettes fiscales leur soient attribuées contre un engagement de réduire de 60 % leur déficit) et prévoyant de nouvelles taxes sur les exportations couplées avec une réduction de 14 % des dépenses de l’Etat, une sorte de contre-manifestation péroniste rassemble des milliers de militants brandissant des drapeaux argentins devant le Parlement.
Une émission de la chaîne de télévision America, « Derrière les informations « , montre comment les cadres du parti peroniste recrutent des manifestants pour 25 pesos ou une promesse d’emploi.
Au moment où nous mettons la dernière main à cette brochure (15 mai 2002) la situation en Argentine est loin d’être éclaircie. Le Financial Times du 14 mai 2002 peut titrer : « Plan de sauvetage, retour à la case départ « . Pratiquement depuis le coup d’arrêt brutal de la répression sanglante des 19 et 20 décembre, les forces de résistance se sont en quelque sorte reconverties et réorganisées hors des circuits économiques, sociaux et politiques officiels mais évitent jusqu’à présent tout affrontement direct global avec le système. Pourtant, derrière cet apparent immobilisme (en partie dû au silence médiatique) qui pourrait faire penser à une impasse, ces forces sont toujours aussi vigoureuses et des transformations, peut-être plus radicales dans les pratiques de la vie quotidienne, s’esquissent.
Du côté du capital, les événements récents n’apportent guère plus de clarté. Sans doute le gouvernement Duhalde dispose-t-il toujours de sa « légitimité constitutionnelle « mais, même garantie par un appareil policier et militaire omniprésent, son autorité ne semble guère dépasser les portes du palais présidentiel. La crainte d’une explosion sociale radicale fait qu’il ne peut se plier directement aux exigences du FMI, qui tient les cordons de la bourse. Une nouvelle aide financière, en fait, ne résoudrait pas grand-chose tant l’économie argentine A en termes capitalistes A sombre de plus en plus dans le marasme. Nous ne donnons ci-après que les derniers développements d’avril et mai.
16 avril : le ministre de l’économie Leninev, accusé d’être trop accommodant avec le FMI, rétorque aux apôtres de l’économie libérale qui a ruiné l’Argentine : « Ne nous demandez pas de faire en avril ce que nous n’avons pu faire en sept années. «
Le peso a perdu depuis décembre par rapport au dollar les deux tiers de sa valeur, ruinant encore plus ceux qui avaient des pesos ou autres monnaies parallèles et accroissant considérablement les risques d’inflation. La pression du FMI vise uniquement à préserver les intérêts du capital, notamment étranger. Concernant la réforme de l’Etat, les mesures prônées par le FMI impliqueraient le licenciement de 500 000 employés des provinces et de l’Etat ; ce qui, dans les circonstances actuelles, aurait des conséquences dramatiques pour le système. Les provinces continuent d’imprimer des « bons « qui servent à payer ces employés plus ou moins fictifs, bons qui circulent comme monnaie parallèle. Une des conditions du FMI est l’arrêt de ces émissions, ce qui équivaudrait au licenciement des employés concernés, les provinces n’ayant guère de ressources en monnaies légales, peso ou dollar.
24 avril : le ministre de l’économie, désavoué par le FMI, démissionne (le cinquième en un an) alors que les détenteurs de comptes bancaires dont le montant est converti en bons à remboursement différé manifestent devant le Parlement protégé par d’impressionnantes forces de police et militaires. Les manifestants réussissent à détruire les voitures des parlementaires.
Pour pallier les conséquences d’une décision de la Cour suprême suspendant le blocage des comptes bancaires (décision qui entra »nerait la faillite des banques car elles n’ont pas de liquidités) le gouvernement décrète des « jours de congé illimités « , pendant lesquels les banques sont fermées. Mais il doit revenir sur cette décision sous la pression de la rue et d’une partie de l’appareil politique, pour rétablir le blocage par voie législative.
Partout, notamment dans les provinces, les travailleurs du secteur public non payés manifestent violemment. A San Juan (nord-ouest), la police tire sur les manifestants pour protéger les bâtiments officiels. La classe politique cherche à tout prix à éviter des élections de peur d’une déroute totale du système représentatif. La pauvreté atteint la moitié de la population, soit 18 millions d’habitants, et s’accro »t quotidiennement avec la dérive des prix.
26 avril : discussions sur 14 points de mesures diverses imposées par le FMI. Pour finalement ne pas pouvoir les accepter, les difficultés quotidiennes empirant. Les hôpitaux n’ont pratiquement plus de médicaments ou de parapharmacie, il faut faire d’interminables queues pour obtenir un rendez-vous avec un médecin un ou deux mois plus tard. Un Argentin sur deux n’a plus droit à une couverture sociale.
9 mai : Annonce de l’échec total des pourparlers avec le FMI.
Les « piqueteros » : récupération et expropriation
L’extension du chômage en 1996 a entra »né non seulement le développement d’organisations spécifiques de chômeurs, mais aussi l’apparition de méthodes de lutte nouvelles. Celles-ci tranchaient avec ce que les organisations de chômeurs n’avaient pu réaliser dans d’autres pays, où elles ne parvenaient qu’à de timides tentatives, pour des raisons chaque fois spécifiques et aisément explicables.
C’est presque un lieu commun que de constater qu’en général, les chômeurs n’intéressent guère, sauf si leur proportion devient préoccupante pour les pouvoirs publics, parce qu’elle menace le difficile équilibre entre le financement garantissant la paix sociale et cette paix sociale elle-même, et pour les actifs, dont la crainte du chômage peut modifier les comportements à la fois dans les rapports de travail et dans les choix politiques. Pendant plusieurs années les chômeurs, organisés sur une base essentiellement locale, avaient eu recours, pour faire valoir ce qu’ils estimaient leurs droits, à des barrages routiers paralysant momentanément le processus économique : d’où leur nom de piqueteros, « ceux qui barrent les routes ». Ils se référaient ainsi à une tactique universellement connue (pratiquée ici même en Europe comme tactique de lutte, ponctuellement ou à grande échelle, jusqu’en Russie), mais laissaient les « actifs » et ceux que l’on range dans les « classes moyennes « assez peu préoccupés de leur situation. Même si elles étaient souvent violemment réprimées, leurs luttes restaient isolées, localisées et n’avaient pas un effet d’entraînement pour d’autres couches de la population, travailleurs ou pas, pourtant touchées par la montée des difficultés, ce qui autorisait d’autant plus la répression et un certain ostracisme du pouvoir. Les choses pourtant se transformaient, précisément à cause de la montée des difficultés : le nombre des chômeurs s’accroissant et les couches sociales jusqu’alors non concernées subissant le poids de la crise, la répression devenait plus difficile, tant à cause de l’implication d’un plus grand nombre de personnes dans ces actions que d’un certain soutien indirect, là où elles ne trouvaient auparavant qu’indifférence voire hostilité.
Cette tactique était celle d’un groupe social qui n’avait pas d’autre moyen de pression sur le pouvoir politique, car totalement coupé du recours à la grève. Pratiquement, les chômeurs argentins n’étaient pas indemnisés et se devaient de s’organiser pour leur survie, prolongement sans aucun doute de leur démarche individuelle. Celle-ci devenant plus difficile avec la montée du chômage, les association de chômeurs devenaient plus radicales. Dans une première période, les barrages routiers, indépendamment ou non des journées de grève et manifestations récurrentes organisées par les syndicats, visaient essentiellement à faire pression sur le gouvernement pour obtenir d’abord de la nourriture (sous forme de colis), des soins médicaux et, éventuellement, du travail. Il semble que ces barrages routiers doivent, dans cette première période d’action des chômeurs, être dissociés de situations également récurrentes dans les provinces pauvres reculées du Nord-Ouest de l’Argentine, frappées en priorité par la crise économique. Il est devenu là impossible de maintenir un système de clientélisme ayant multiplié les emplois locaux créés pour résorber une pauvreté endémique. Les révoltes locales et les attaques de bâtiments officiels y étaient devenues fréquentes. On ne peut exclure que ces révoltes à la fois aient fourni un modèle et aient contribué à modifier un rapport de forces dans les provinces urbaines lorsque l’extension du chômage et de la pauvreté conséquente eurent créé des situations similaires. Les organisations de chômeurs virent ainsi se former des coordinations provinciales puis nationales.
Les méthodes de lutte peuvent avoir été modifiées aussi par la diversification de l’origine des chômeurs : de plus en plus ceux-ci étaient des ouvriers d’industries touchées par l’entrée en masse des capitaux et des produits étrangers, résultat de la politique de libre-échange des gouvernements militaire comme des suivants, après la brève embellie provoquée par l’afflux de capitaux étrangers profitant du bradage des industries nationalisées et du secteur public. Le mouvement pouvait ainsi s’élargir dans sa composition sur une base locale active, non seulement avec ces ouvriers d’industries, mais aussi avec des familles (notamment des femmes, peut-être influencées par le rôle joué par les Mères de la place de Mai dans la persistance de leur revendication de justice) et avec des jeunes qui n’avaient jamais eu un emploi (alors que l’industrie ne tourne qu’à 40% de sa capacité, la majorité de la moyenne de 20% de chômeurs avoués sont des ouvriers d’industrie récemment licenciés).
Les pratiques « illégales « prenaient une grande dimension avec la multiplication des pratiques individuelles de récupération, par exemple le « vol « d’électricité. Si, à l’origine, ces mouvements venaient surtout des banlieues misérables des villes, des bidonvilles, le déclassement progressif d’abord puis accéléré des mutations sociales faisait que d’autres couches s’y agrégeaient par un double phénomène : social, des déclassés venant s’installer dans ces quartiers pauvres, et géographique, par la paupérisation des quartiers ouvriers et même classes moyennes traditionnels. Cette situation entraînait un changement d’attitude à l’égard des piqueteros, vus autrefois comme des « marginaux dangereux « mais de plus en plus admis de même que leurs actions plus radicales. On verra que lors des événements de décembre, cette situation servira en quelque sorte de détonateur dans un mouvement où les piqueteros pourront paraître comme une avant-garde suivie et associée et non plus isolée.
Le mouvement piquetero a vu le jour dans la province de Jujuy, dans l’extrême nord-ouest de l’Argentine. La période péroniste y avait apporté une relative prospérité de 1946 à 1955, avec le développement d’une agriculture industrielle (tabac et sucre) et l’installation sur les mines locales d’une industrie sidérurgique (Aceros Zapla), la plupart de ces industries étant des entreprises nationalisées. En 1980, la privatisation et l’abaissement des tarifs douaniers au nom de la liberté du marché ruinèrent toutes ces industries. Aceros Zapla, rachetée par un trust américain, réduisit ses effectifs de 5 000 à 700 personnes pour ne se consacrer qu’à des fabrications très spécialisées. Dans une province de 600 000 habitants, le chômage proliféra et, dans la période récente, s’aggrava, passant de 35 % en 1991 à 55 % en 1999. Les organisations locales de défense des chômeurs épuisèrent les voies légales et pacifiques pour tenter de faire cesser cette situattion et obtenir au moins des subsides. C’est alors que, de guerre lasse, ils imaginèrent de bloquer le 7 mai 1997 le pont qui commande le trafic vers la Bolivie proche. Ils firent école et, spontanément, en quatre jours, leur mouvement s’étendit à toute la province. Le gouvernement envoya la troupe le 20 mai pour rétablir l’ordre : deux tués et des centaines de blessés. 12 500 emplois d’Etat furent créés et des aides concédées aux chômeurs.
L’exemple était donné et le mouvement s’étendit peu à peu dans toutes les régions où l’industrie était en chute libre, notamment à Córdoba, Rosario, Neuquén et Buenos Aires ; des organisations autonomes se créèrent qui finirent par se coordonner ; ainsi était né le mouvement piquetero avec sa composition de classe sans équivoque et son radicalisme. Il se définissait par l’absence de toute hiérarchie. Toutes les décisions émanaient des assemblées et tout était décidé en commun. D’autres régions semblent revendiquer la naissance du mouvement piqueteros, comme Central Co, une localité pétrolière du sud où la privatisation entraîna une situation telle que le blocage de la principale route conduisant vers le sud du pays était inévitable. En réalité, on peut considérer que le mouvement a dû naître en différents points du pays à partir des mêmes causes et dans des situations identiques.
L’année 2000 témoigne de l’importance prise par ce mouvement : c’est l’amplification des barrages routiers, qui deviennent massifs. Le barrage de La Matanza dans la province de Buenos Aires (2 millions d’habitants dans ce district qui fut industriel, voir annexe page 67) ou un autre à La Plata rassemblent plusieurs milliers de piqueteros et ne sont levés qu’au bout de dix jours. Au départ, les revendications étaient de l’immédiat très concret : libération de militants emprisonnés, retrait de la police, distribution de nourriture, création d’emplois, indemnités de chômage, réparations des routes, prise en charge des dépenses de santé, etc. Une stratégie s’élabore : une fois le point de barrage choisi par les piqueteros locaux, des contacts sont pris avec tout le voisinage et des assemblées se tiennent sur les lieux du barrage. Des tentes et des cantines asurent la permanence et si la police intervient, une prompte mobilisation décuple les occupants. Parfois les choses vont plus loin. Dans la ville de General Mosconi, dans la province de Salta, dans le nord-ouest du pays, les piqueteros établirent 300 projets d’une économie parallèle dont certains fonctionnent actuellement.
Mais l’accélération de la descente économique aux enfers et les difficultés de plus en plus grandes entraînent une extension du mouvement dans deux directions. D’un côté une structuration : en septembre, une assemblée de la région de Buenos Aires voit la participation de plus de 2 000 délégués à une assemblée régionale ; le 3 décembre 2000, les piqueteros de Tartagal convoquent des assemblées locales, puis une assemblée nationale provisoire. De l’autre, les objectifs changent : on n’adresse plus des revendications à un pouvoir qui ne veut plus rien accorder mais on prend, on « récupère » : les camions ne sont plus bloqués mais pillés, de même que les entrepôts, les supermarchés et la colère conduit à l’attaque des bâtiments publics. Le 17 juin 2000, des émeutes dans la ville de General Mosconi est violemment réprimée, faisant deux tués et plus de 40 blessés. Ce qui entra »ne un mouvement de protestation des piqueteros dans toutes l’Argentine avec plus de 300 barrages. C’est en quelque sorte une répétition générale de ce que l’on verra éclater à bien plus grande échelle en décembre 2002.
Mais, jusqu’alors, les actions ne déborderont pas, même dans leur violence, le cadre d’une revendication négociée avec les autorités. Pourtant, un élément nouveau s’est déjà glissé systématiquement dans la politique des piqueteros : les barrages routiers voient face à face chômeurs déterminés et police, que le pouvoir utilise plutôt pour contenir que pour réprimer (il y aura quand même plus de six morts dans la période récente dans les bagarres avec la police sur des barrages routiers). La méthode utilisée présente tous les caractères d’une action ouvrière ; la tactique évidente est de paralyser l’économie en bloquant les transports, essentiellement la circulation des marchandises La levée des barrages routiers dépend de négociations sur les revendications immédiates, presque toujours des secours en espèces ou en marchandises. Ce n’est pas nouveau, bien sûr, et n’a rien de « révolutionnaire « , mais ce qui est nouveau, ce qui est en quelque sorte l’expression de ce défi à la classe politique et à toute forme de représentation qui éclatera plus tard, c’est le refus de la délégation, d’envoyer quelques-uns (méfiance envers les porte-parole politiques et/ou syndicaux qui ont pu s’infiltrer dans le mouvement). Une sorte de démocratie directe s’installe : les représentants de l’autorité doivent venir sur place discuter avec l’ensemble des participants à l’action considérée, et un accord doit être atteint pour que le barrage soit levé (nous ignorons si cet accord doit être entériné par tous unanimes ou par une simple majorité et sous quelle forme c’est acquis).
Ainsi, bien avant les assemblées qui surgiront dans les quartiers des classes moyennes après le 19 décembre, la pratique des assemblées locales et leur fédération au plan national sont déjà en place A de même que les tentatives de récupération.
D’autres caractères apparaissent selon les situations découlant de la lutte pour le logement et pour la terre. Les « locaux « semblent avoir organisé la récupération des terres (pour construire ou pour cultiver, on ne sait), installé des logements de fortune et mis en place la « récupération « et la distribution de l’électricité, de l’eau potable, construit les égouts, c’est-à-dire mis en place tout un processus d’auto-organisation de la survie.
Tout comme les réseaux de troc subissent dans leur extension des tentatives d’intégration, pour en faire des auxiliaires de gestion de la pénurie dans un système qui garde toutes ses capacités d’exploitation et de nuisance, les piqueteros, inquiétants d’abord par leur origine sociale, le deviennent encore plus par leur structuration, leur élargissement et leur radicalisation. Ce ne sont pas les administrations provinciales, mais les syndicats et les partis politiques, notamment péronistes, qui tenteront de se charger de cette intégration (les groupes gauchistes aussi, mais leur poids est particulièrement faible). Il semble que ces tentatives n’aient pas eu l’effet d’encadrement et de détournement espéré, bien qu’il ne soit pas exclu, d’après différents témoignages, que différents clans péronistes politiques et/ou syndicaux aient tenté de manipuler l’action des piqueteros dans les manifestations qui ont conduit aux chutes successives des présidents. Ce qui semble s’affirmer, dans toutes ces tentatives de récupération, c’est l’existence d’une base active qui, poussée par les nécessités de survie, va pousser et agir vers des solutions plus radicales qui déferleront les 19 et 20 décembre 2001. En septembre 2001 se tiennent deux rencontres nationales, et un comité de coordination de l’action des chômeurs dans les villes et les régions est mis en place. Il est, là encore, difficile de dire quelle part tiennent syndicats et partis dans cette tentative de structuration d’un mouvement qui effectivement est resté jusqu’alors parcellaire et localisé, et dont l’organisation à une autre échelle peut renforcer l’efficacité tout en favorisant une distanciation de la base active et l’intervention de diverses manipulations. C’est ainsi que certains distinguent trois tendances qui essaient de capitaliser à leur profit ce mouvement : le syndicat Centrale des travailleurs argentins (CTA), qui se bat avec le Frente national contra la povreza (Frenapo), notamment dans la banlieue de Buenos Aires ; le CCC (Corriente clasista combativa) où l’on retrouve l’influence du PCR(ml), organisation maooeste qui prône l’unité populaire, une sorte de front interclassiste ; la coordination Anibal Veron, un cartel de mouvements divers, qui affiche des positions plus radicales.
Quelqu’un a pu souligner que le principal agent d’organisation des chômeurs argentins a été et est encore la famine. C’est ce qui déterminera, sans plan préétabli, la déferlante de décembre. On montre ailleurs dans cette brochure, dans l’exposé des faits (pages 12-24), comment le mouvement s’est encore plus radicalisé avec l’extension de la crise et l’impossibilité de trouver une solution immédiate aux besoins les plus élémentaires, tant par les méthodes antérieures que par l’incapacité des autorités à apporter quoi que ce soit dans des négociations. C’est la systématisation de la « récupération « , de la prise sur le tas, là où l’on trouve ce qui est nécessaire qui, partie des provinces les plus touchées par la misère, descendra vers les centres urbains et vers la capitale, Buenos Aires. Autour du 3 décembre, le mouvement, d’abord contrôle de « récupération « , échappe totalement à ses initiateurs. Les piqueteros vont devenir, par le simple effet de l’extension incontrôlée d’une pratique illégale mais irrépressible – le vol de survie – dont on peut mesurer les répercussions idéologiques, non seulement ses initiateurs, mais aussi l’avant-garde d’un mouvement de masse. Et celui-ci va s’exprimer dans des manifestations allant jusqu’à des assauts contre les immeubles du pouvoir politique, jusqu’à la rupture avec la classe politique, voire avec tous les agents d’un système qui a engendré leur misère.
Il en résultera une alliance de fait des chômeurs avec les autres travailleurs, avec les éléments divers de ce qu’on appelle communément une « classe moyenne « aux contours flous et mal définis, mais qui se trouve touchée de plein fouet par les dernières mesures économiques après un lent glissement, au cours des années, vers la prolétarisation et la précarisation. Nous développerons ce qui peut apparaître comme une formalisation de cette alliance de fait dans les assemblées de quartiers et leur fédération, dans lesquelles on retrouvera (sans qu’on puisse préciser, faute d’informations, à la fois le nombre et la qualité des participants, ni l’origine des initiateurs) des membres des différentes couches sociales. Sans doute les piqueteros avaient-ils déjà montré une solidarité active avec des entreprises en grève, comme par exemple une usine de céramique de Neuquén où leur intervention avait été décisive, tout comme ils avaient pu apporter un poids non négligeable aux journées de grève décidées par les syndicats. Une des preuves de l’importance de ce mouvement est le lourd tribut payé suite aux manifestations des 19 et 20 décembre : les 35 morts, plusieurs centaines de blessés et les 2 000 arrestations visaient de toute évidence à émasculer le mouvement dans ses éléments les plus radicaux, en gros les piqueteros.
Les menaces proférées à diverses reprises par les présidents dans leur bref intérim et par le dernier encore en selle ne le sont pas à la légère. On a même pu voir les coordinations des assemblées de quartier organiser des services d’ordre dans les manifestations, sans qu’on puisse préciser si c’était une sage précaution pour éviter le bain de sang promis par Duhalde ou un encadrement pour rester dans une légalité par ailleurs contestée. Il est évident que la répression brutale (imaginez une telle répression dans un pays européen) a modifié radicalement le champ d’action et la nature du mouvement. Nous en parlons à propos des assemblées de quartier (page 31), mais il semble que cette dure répression ait donné aux actions des piqueteros, sinon un certain coup d’arrêt, du moins une orientation différente A peut être temporaire A de leur intervention.
D’autre part, même si un certain black-out de l’information semble éliminer tout ce qui pourrait subsister de ces actions illégales du 20 décembre et des semaines précédentes, il apparaît presque sûr qu’elles n’ont pas cessé pour autant. Mais d’une part, l’élément de surprise joue beaucoup moins, d’autant que les cibles ont pris leurs précautions contre d’éventuelles attaques. En témoigne une bagarre au marché central de Buenos Aires, le 14 janvier, où les piqueteros venus « exiger » la remise de marchandises se sont heurtés, selon les uns à un service d’ordre musclé des mandataires, selon les autres aux travailleurs du marché. Le 15 janvier, à Jujuy un mouvement se développe de nouveau sous la bannière nouvelle, non plus piqueteros mais « Mouvement lutte de classe « . Dans la banlieue de Buenos Aires, en mars, un camion transportant du bétail vivant est pris dans un accident : les habitants du quartier abattent les bêtes et pillent tous ce qu’ils peuvent des quartiers de viande. Comme la situation, après un certain immobilisme dans l’attente de « solutions », semble soudain s’accélérer avec une nouvelle chute économique, il est difficile de prévoir ce qui peut advenir, même si l’on peut envisager de nouvelles manifestations radicales, avec des orientations différentes prenant en compte l’expérience des derniers mois.
Un commentaire sur l’Argentine analysait trois niveaux possibles de développement de cette situation :
la révolte simple d’une base affamée dans un pays regorgeant de richesses alimentaires ;
l’émergence d’une certaine forme de leadership sous la forme, pas très précise, d’un anti-capitalisme et d’une attaque contre le système politique ;
ll’apparition de perspectives révolutionnaires.
Il est bien évident qu’un tel schéma fait abstraction des manipulations politiques toujours possibles, mais surtout de la répression à l’échelle nationale et/ou internationale, qui essaiera d’empêcher par tous les moyens que les mouvements actuels puissent menacer l’ordre capitaliste.
Les assemblées de quartier et la démocratie de base
« Personne ne sait s’il aura un travail demain ou quand il sera payé. Chacun est paralysé par la peur. « Cette déclaration pouvait effectivement s’appliquer à la majorité des classes moyennes laminées par des années de dégradation économique et une prolétarisation accélérée dans les derniers mois de 2001. Mais soudainement, par l’effet d’ultimes mesures financières, prises par des politiciens corrompus, ayant largement profité de la débâcle économique plus ou moins organisée par eux et conduisant à de nouveaux « sacrifices » de ceux qui avaient déjà perdu ce qu’ils considéraient comme les attributs de leur statut social, la peur tombait et la révolte déferlait chez ceux qui avaient pu apparaître, dans le passé, comme le soutien politique du régime à travers ses gouvernements successifs, dictatoriaux ou démocratiques.
Dans les événements d’Argentine, il est clair qu’en décembre 2001 les classes moyennes ont basculé dans une forme de contestation qui rompait avec leur attitude légaliste traditionnelle. La cause immédiate en était, après des mois voire des années d’amenuisement ou de disparition des privilèges dus à leur place dans la hiérarchie sociale, qu’on touchait à ce qui restait un de ces privilèges, leur fortune personnelle, principalement celle dont ils pouvaient disposer dans les comptes bancaires et leur donnait, au moins provisoirement, des possibilités de survie. C’est cette réaction de défense du patrimoine qui allait créer une forme spontanée de manifestation et d’organisation dont nous soulignerons à la fois le radicalisme et les ambiguïtés (d’après des statistiques, la classe moyenne regroupait 65 % de la population en 1970 contre 45 % aujourd’hui ; entre 1999 et 2001, plus de 2 millions de membres des classes moyennes seraient ainsi descendus d’un ou plusieurs degrés dans la hiérarchie sociale).
Dans le passé, notamment au moment de la chute du régime militaire en juin 1982, d’imposantes manifestations à Buenos Aires A associant une bonne part des classes moyennes A avaient conduit à l’installation d’un régime civil démocratique, autant par réaction patriotique après le désastre des Malouines que par opposition résolue à la dictature (d’ailleurs la classe politique continuera pratiquement d’œuvrer comme sous la férule des militaires, ceux-ci restant les garants d’un ordre social qui leur garantissait l’impunité de leurs crimes).
Mais en décembre 2001, tout sera différent, pas tant par le caractère des manifestations que par une auto-organisation spontanée qui associera et rejoindra d’une certaine manière des formes de contestation et d’organisation sociales existantes. Les assemblées populaires seront les éléments caractéristiques de ces manifestations politiques. Il pouvait être possible de mesurer la rupture de l’ensemble de la population sinon avec le système social, du moins avec l’ensemble de la classe politique considérée comme incapable de résoudre la situation économique et sociale de l’Argentine : les élections parlementaires du 14 octobre avaient vu, malgré le vote obligatoire, un taux d’abstention record (plus de 20 %) et un raz de marée de votes blancs ou nuls (40 %).
En quoi consistent ces « assemblées populaires « qui, après les manifestations spontanées des 19 et 20 décembre, vont prendre en quelque sorte l’organisation de l’opposition politique ?
Comment les assemblées populaires sont-elles nées ? Personne ne peut revendiquer une création quelconque, tant elles ont surgi d’initiatives locales de quelques personnes, et semblent avoir répondu d’abord à un besoin de continuer la spontanéité des premières manifestations. Quelques récits témoignent de la diversité de leur naissance, mais aussi de caractéristiques communes découlant du refus des organisations existantes, partis et syndicats, du rejet de la politique traditionnelle. Ce rejet de la « politique « sera une des caractéristiques non seulement des assemblées mais aussi des manifestations qui, jusqu’à aujourd’hui, refuseront toute expression, par des pancartes ou des drapeaux, d’une référence à une organisation. Dans le quartier de Caballito, les manifestants ont fait retirer les affiches du Parti ouvrier (trotskyste) au cri de « Tous les politiques se valent ». Même le Hijos (association des enfants de disparus sous la dictature militaire entre 1976 et 1983) a dû retirer son drapeau de la place de Mai. Le plus courant : un groupe de militants colle des affiches dans le quartier appelant les habitants du quartier à une première assemblée ; il en vient une cinquantaine d’abord, puis plus de 100, puis 300. Certaines atteindront ainsi plus de 1 000 participants, mais il est difficile de dire ce que ces chiffres représentent par rapport à la population du quartier. Les assemblées semblent s’être développées dans les quartiers habités par les classes moyennes, mais on doit souligner que les quartiers les plus pauvres étaient déjà organisés autour des groupements de chômeurs, les piqueteros.
Qui y participe ? Là aussi, il est difficile de répondre tant les réflexions sont contradictoires. Pour les uns, la classe moyenne a pratiquement disparu et ils voient dans les assemblées un processus dans lequel les travailleurs sortent des usines pour se battre sur un terrain social. Certains poussent plus loin. S’il ne se produit pratiquement rien sur les lieux de production (apparemment, des usines continuent de tourner et les services de base continuent d’être assurés dans les conditions « normales », et en aucune façon avec une quelconque autogestion), ce serait en raison de l’influence des leaders syndicaux, tous plus ou moins imprégnés de péronisme, soutenant tel ou tel clan politique, et qui empêcheraient la base ouvrière de se mobiliser en tant que telle et de rejoindre collectivement les assemblées. Les appels lancés par quelques groupes gauchistes appelant les travailleurs à s’organiser en coordinations semblent montrer que celles-ci n’existaient pas. Il est vraisemblable que les assemblées devaient être un certain mélange social dans une sorte de réunification d’une classe d’exploités anciens ou tout récents. Des exemples montrent que parfois la « base ouvrière « rejoint sinon directement les assemblées, du moins les manifestations qu’elles organisent à Córdoba, où une réunion des comités d’usines se joint à l’organisation des manifestations, à Santa Fé où des milliers d’enseignants rejoignent ces manifs.
Comment ces assemblées s’organisent-elles ? Elles se réunissent régulièrement, au moins une fois par semaine et, dans certaines périodes, tous les soirs sur les places du quartier. Chacun peut prendre la parole mais le temps de parole est limité à trois minutes. Personne ne peut parler au nom d’une organisation quelconque et aucune propagande n’y est tolérée (par crainte d’infiltration et du flicage possible). Les décisions ou approbations de revendications sont prises à mains levées. Des assemblées de divers quartiers peuvent être tenues et tous les dimanches, à Buenos Aires, des Etats généraux des assemblées se tiennent au Parc Centenario (pour le grand Buenos Aires seulement). Seuls les délégués élus peuvent y prendre la parole, mais ces assemblées générales sont ouvertes à tous (et peuvent regrouper plusieurs milliers de personnes) ; les délégués, désignés par rotation, informent sur le travail de quartier et apportent les propositions de leur quartier pour de nouvelles consignes de lutte ; ils répercutent ensuite dans leurs quartiers respectifs les décisions prises.
L’information circule largement non seulement par le canal de ces délégués mais aussi sur Internet (15 sites sont consacrés aux assemblées, donnant les heures et lieux de réunion et les décisions prises, notamment les manifestations), par divers médias (la radio et la télévision y consacrent une part de leurs informations) y compris dans des journaux de quartier et des affichages. Les positions sont particulièrement précises sur cette organisation comme le déclare un des membres : « Les assemblées de quartier nous appartiennent ; elle n’appartiennent pas aux militants politiques qui nous regardent avec mépris et cherchent à nous imposer une expérience dont nous n’avons pas besoin. »
En plus de l’activité politique, un travail en profondeur s’est organisé, qui se rapproche de ce que les piqueteros ont organisé pour leur survie. Des commissions tentent de s’attaquer à des problèmes concrets non résolus par les structures officielles. C’est ainsi que sont nées dans les quartiers des commissions chômage, santé (pour trouver les médicaments les plus urgents et en liaison avec les travailleurs de hôpitaux proches), de troc (voir page 38), d’enquête (par exemple sur le meurtre d’un jeune), de propagande, de médias, de réflexion politique. Une cantine est organisée, habits et nourriture sont attribués. Un exemple récent d’une pratique répondant aux besoins immédiats : dans un quartier du grand Buenos Aires, des centaines de voisins se rassemblent devant un hôpital public dont le fonctionnement laisse beaucoup à désirer ; ils y entrent en force, convoquent la direction et tout le corps médical et imposent une assemblée permanente qui, depuis, contrôle le budget et l’approvisionnement en médicaments. Dans un autre quartier, une commission s’occupe de « projets productifs » ; comme une rénovation du quartier est prévue, l’assemblée impose, pour exécuter les travaux à moindre coût, des chômeurs A ingénieurs et professionnels.
L’activité politique reste essentielle. Elle s’exprime de façons très diverses, la discussion des questions liées à la vie des quartiers et la recherche de solutions avec les moyens du bord étant d’une certaine façon une activité politique, peut-être plus radicale que les revendications exprimées dans d’autres décisions d’ordre général, car elles impliquent une réorganisation de la vie sociale sur des bases communautaires. Dans de telles circonstances, il est normal que l’autonomie du mouvement jaillisse un peu dans toutes les directions et que les paroles et les actions, tantôt prennent des tours réformistes, tantôt soient radicales, sans que les intéressés saisissent bien les implications profondes de ce qu’ils revendiquent mais surtout de ce qu’ils font.
Ainsi, alors que le slogan le plus répandu est « Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste pas un seul « et qu’il y a à la base un rejet total de toute intervention des partis politiques, les assemblées expriment des revendications envers un pouvoir, le légitimant, en quelque sorte, alors que par ailleurs ils le rejettent comme corrompu, impuissant, soumis au capital international et aux Eats-Unis par l’intermédiaire du FMI. Dans ces revendications que l’on retrouve chez pratiquement toutes les assemblées, on peut déceler l’origine sociale des participants :
la fin du « corralito » (blocage des comptes en banque) ;
la nationalisation des banques et des industries (électricité, pétrole, téléphone, chemins de fer) qui ont été privatisées ;
l’effacement de la dette extérieure ;
une certaine autarcie économique pour le redéveloppement des industries nationales, y compris des propositions de boycottage des produits étrangers ;
le départ des juges de la Cour suprême accusée d’être un nid de corruption.
Tout cela est loin des revendications des chômeurs piqueteros qui demandent « du pain et des emplois « . De plus, ces revendications traduisent des tendance nationalistes qui s’exprimeront aussi dans les manifestations où l’on chante l’hymne national, certains manifestants drapés dans le drapeau national.
La participation aux manifestations est assez sélective :
les manifestations les plus importantes sont les « cacerolazos », les concerts de casseroles, par quoi ont débuté spontanément les grandes manifestations de décembre 2001 et qui se poursuivent régulièrement, sans discontinuer, jusqu’à aujourd’hui, en principe tous les vendredis sur la placedeMai face aux bâtiments gouvernementaux, mais aussi occasionnellement ailleurs. Elles portent sur les revendications d’ordre général qui viennent d’être recensées. Ainsi que nous l’avons souligné (page 32), aucune organisation, quelle qu’elle soit, ne peut s’afficher dans ces manifestations ; seules sont tolérées les bannières indiquant le quartier d’origine.
les « escrache « , dénonciations ciblées devant la Cour suprême ou le palais présidentiel, le ministère de la santé publique, les banques, tel ou tel homme politique, pour des exigences spécifiques ;
A des actions de circonstances visant l’ensemble de la classe politique, quasi spontanées dans le prolongement de ces « dénonciations « dans les médias ou le bouche-à-oreille,. Voici comment un journaliste décrit ces actions :
« […] Une sociologue au chômage placarde avec un groupe d’une dizaine de personnes, le 14 mars, sur un mur du quartier des affaires, des affiches portant le portrait d’hommes politiques accompagné d’un rageur « Wanted »… oeufs, crachats, coups de poing, anathèmes fusent sur les trottoirs, dans les magasins, les cinémas ou les cafés contre les hommes politiques de tous bords, obligeant parfois la police à intervenir pour les sauver d’un possible lynchage. « Voleurs » est l’insulte la plus utilisée… Pour sortir dans la rue, certains modifient leur apparence, se déguisent, portent des perruques et des lunettes noires. Accompagnés de robustes gardes du corps, ils ne se déplacent qu’en voiture aux vitres polarisées… »
La situation que nous venons de décrire semble s’être modifiée au cours des trois mois écoulés depuis les émeutes de décembre. La base des assemblées s’est élargie par des liens de solidarité et d’action avec les piqueteros. Le 13 janvier 2002, une assemblée nationale des assemblées de quartiers, annoncée par le bouche-à-oreille, avec des représentants des piqueteros et de groupes de travailleurs, prend un ensemble de décisions (elle regroupe plus de 1 000 représentants). On y trouve la déclaration suivante : « Reconnaître qu’il y a deux camps et que les épargnants pris à la gorge sont dans le même camp que les travailleurs, les chômeurs, les piqueteros et toutes les victimes du système ».
Il est évident que, sous ses différents aspects, dans des catégories sociales différentes, des liens de solidarité se tissent. Des communautés se concrétisent pour différentes tâches qui peuvent être assimilées à de véritables fonctions sociales. Nous avons évoqué dans la chronologie des événements les émeutes de la faim de Rosario, à la fin de mai 1989. On ne parlait pas, alors, des piqueteros, mais d’émeutes et de pillages qui avaient touché la ville de Rosario et les faubourgs de Buenos Aires. Le gouvernement de l’époque avait exploité la panique des classes moyennes et pu mobiliser une partie d’entre elles dans des groupes armés d’auto-défense qui avaient prêté main-forte à la police dans une répression particulièrement dure (5 tués et plus de 800 arrestations). C’est sans doute cette circonstance qui fit tenter au pouvoir actuel d’exploiter la panique des classes moyennes pour rompre une solidarité déjà trop visible. Mais cela ne pouvait reproduire la situation de 1989 : les classes moyennes n’avaient plus rien à défendre, elles n’avaient plus au contraire qu’à se battre aux côtés de tous les autres dépossédés.
Un journal argentin, La Nación, analysant le phénomène des assemblées populaires, y voit « un mécanisme de discussion plein de pièges parce qu’il peut se développer en un modèle soviétique dangereux « . Ces commentaires rejoignent certains groupes politiques qui y voient aussi une révolution avec des soviets. Il est significatif que ces mêmes groupes ou d’autres continuent de penser que c’est le manque de dirigeants qui favoriserait la « désorganisation et la fragmentation du mouvement » (sic) ; certains attribuent ce « manque « à l’extermination de plus de 30 000 activistes ou classés tels par les militaires sous la dictature ; d’autres à un encouragement des médias à l’exclusion par les assemblées des « organisations populaires « . On peut tout autant, devant les hésitations et les ambiguïtés, y voir, dans la mesure où l’Etat est toujours debout avec tous ses appareils de domination et de répression, des formes destinées à suppléer les carences de certaines structures permettant au système de se survivre malgré le chaos économique, dont la solution pourrait signifier la pérennisation de la misère actuelle et de la restructuration imposée par la force, au besoin par le bain de sang promis par le président Duhalde, des classes exploitées.
Une autre issue est caressée par les anges gardiens américains, dans la plus pure tradition de la confiance accordée aux classes moyennes pour garantir l’ordre social, à la chilienne pourrait-on dire. Un haut dirigeant du Centre for Strategic and International Studies, à Washington, a déclaré le 5 février que ce qui se passait en Argentine n’était pas une crise totale de la société, ajoutant que « si le gouvernement n’est pas capable de faire face au chaos, la classe moyenne exigera une intervention militaire… Vous pourrez alors voir une militarisation de la police et des fonctions de base de la sécurité « . Ce sur quoi insiste plus clairement un commentateur britannique : « […] La seule chose qui reste est l’intervention militaire… Ils [les militaires] ne vont pas rester constamment à la maison pour contempler tout ce qui se passe à la télévision… » A l’appui de cette vision politique, on peut se référer à des manoeuvres militaires qui se sont déroulées en septembre 2001 à l’extrême nord de l’Argentine, dans la province de Salta, où plusieurs milliers de militaires américains, argentins et d’autres pays d’Amérique latine se sont retrouvés autour de l’élaboration d’une stratégie visant à contrer toute action de déstabilisation d’un des pays concernés. On peut aussi voir dans la libération, le 2 février 2002, du tortionnaire Astiz, dont l’extradition vers l’Europe est ainsi refusée, un signe clair à l’adresse de la caste militaire, pour un soutien éventuel au cas où le mouvement actuel des assemblées et des piqueteros prendrait un tour plus radical.
Il est certain qu’aussi bien les piqueteros que les assemblées sont des organismes de double pouvoir (à leur insu, pourrait-on dire), les dirigeants politiques étant beaucoup plus conscients de cette réalité qui les prive pour le moment de toute possibilité de manipulation (ce n’est pas qu’ils n’essaient pas : une tentative en décembre, parmi d’autres, de dresser les classes moyennes contre les piqueteros en créant une panique du pillage des quartiers aisés par les pauvres est là pour le prouver). L’alliance, la convergence ou toute autre forme tactique entre les piqueteros, le mouvement prolétarien le plus radical, et les « assemblées populaires « issues des classes moyennes – déclassées ou menacées de déclassement – peut être vue comme une sorte d’alliance contre nature émasculant toute la radicalité du courant prolétarien. Mais cette alliance peut aussi être vue comme un risque de dépassement qui menacerait le système social tout entier vers ce qui pourrait alors appara »tre comme une révolution A ce qui n’est pas le cas présentement. Précisément, c’est cette situation qui peut basculer dans un sens ou dans l’autre qui autorise les uns à voir une perspective révolutionnaire, les autres à voir une possibilité pour le pouvoir de rompre aisément le front uni qui semblerait s’esquisser, d’autres enfin à penser que ce front uni, de toute façon, marquerait une orientation réformiste imposée par la vision politique et sociale des classes moyennes.
Tout est possible dans la situation présente de l’Argentine, où tout semble engagé dans une impasse tant économique que sociale, porteuse soit d’un pourrissement soit d’affrontements violents. De toutes manières, ce sont les forces du capital international qui régleront la sortie de l’impasse, sauf un improbable embrasement général de l’Amérique latine.
Le troc
Une des questions importantes que l’on peut se poser dans des situations économiques-comme celle de la Russie hier ou celle de l’Argentine aujourd’hui, serait : Comment la plupart des habitants peuvent-ils survivre avec une inflation incroyable (elle atteignit en Argentine jusqu’à 5 000 %), et/ou un taux de chômage très élevé depuis des années (qui, pour l’Argentine, atteint officiellement 20 % de la population active mais touche, dans certaines banlieues ou provinces reculées, plus de 60 %, c’est-à-dire la quasi-totalité de la population) et/ou des retards importants et récurrents dans la paiement des salaires ou des retraites ?
On peut penser d’abord à la débrouille individuelle par le travail au noir, ou le marché noir, ou le vol, ou, quand on peut, l’exploitation des relations familiales ou du lopin de terre. L’évocation des cinq années de pénurie de la dernière guerre en France, valable seulement pour les vieux, peut donner ici une des clés de cette question de la survie. Ces solutions individuelles s’imposent dans les périodes de pénurie lorsqu’il n’existe guère de solutions de défense sociale collective.
Nous ignorons si ce stade de la débrouille individuelle a été dépassé dans la Russie post-soviétique, mais dans l’Argentine d’aujourd’hui une réponse collective semble se faire jour, hors ou contre les circuits organisés de l’économie capitaliste garantis par l’Etat. Il nous semble que l’on ne peut ignorer les caractères de ces actions collectives dans ce domaine, même si on doit le faire avec toutes les considérations critiques possibles.
D’un côté, et nous en parlons séparément à propos de l’action des piqueteros, organisations actives de chômeurs, un premier stade collectif est la récupération à grande échelle de la marchandise par des pressions diverses plus ou moins radicales en vue de se faire attribuer des « dons « de vivres en nature (colis gratuits de l’Etat, des collectivités, des supermarchés ou des commerçants), la forme d’action collective garantissant son efficacité et assurant, dans un certain rapport de forces, une moindre exposition à la répression judiciaire. Cette récupération sous forme de racket s’est convertie, là où elle se révélait inefficace, en récupération par le pillage, c’est-à-dire par le « vol organisé en compagnie « pour reprendre la terminologie de l’Etat main armée du capital. Volontarisme contraint ou pas, chantage et pillage ne pouvaient être efficaces que dans des actions de commandos, surprise et rapidité étant des éléments essentiels dans l’art de déjouer une répression qui pouvait d’autant plus difficilement s’exercer que l’action était inévitablement amplifiée par un apport de « clients « profitant de l’aubaine.
Nous ne connaissons de ces « red de trueque « (« réseaux de troc ») que leur dimension et certains de leurs caractères, points que nous examinerons ci-dessous. Nous ne savons pas vraiment comment ils se sont formés (voir page 41) et, surtout, comment ils se sont propagés, comment ils sont gérés et quelles sortes de relations se sont tissées entre les participants. Mais un aspect essentiel tient aux caractères de l’échange A marchandise contre marchandise A, ce terme de marchandise désignant, comme dans la société capitaliste, non seulement des biens matériels mais n’importe quoi ayant une valeur d’échange et une valeur d’usage. Là aussi, cet échange peut se faire à une échelle individuelle ou à une échelle collective, sous la forme d’un échange immédiat « marchand « ou par solidarité (l’échange pouvant être différé par la pratique du « coup de main « rendu à plus ou moins longue échéance). (Il peut être d’ailleurs difficile de tracer la frontière entre ce qu’on pourrait appeler l’échange de voisinage et une formalisation à plus ou moins grande échelle). Dans tous les cas, mais plus impérativement dans cette formalisation, la question centrale reste celle de la fixation de la valeur, de l’équivalence entre les deux valeurs échangées. Cette équivalence peut s’établir en temps (de travail) ou en référence aux valeurs des marchandises échangées sur le marché capitaliste, ce qui introduit alors d’autres questions.
En Argentine, toutes les vicissitudes et misères frappant les travailleurs depuis longtemps ont favorisé la naissance de cette vaste organisation de troc, dont la dimension a pris avec les années une telle échelle qu’on peut la regarder sous l’angle d’une sorte de réorganisation parallèle spontanée de l’économie hors des circuits capitalistes de production et de distribution – même si elle se développe dans un système capitaliste, en partie à partir de marchandises anciennes ou récentes produites par ce système (achetées ou « récupérées « ).
Avant d’examiner en quoi consiste ce circuit de troc, on doit faire quelques observations qui peuvent conduire à émettre quelques réserves :
certains ne manqueront pas de rapprocher du développement des Systèmes d’échanges locaux (SEL) français ou autres organisations de troc similaires, et de voir dans ce développement argentin la justesse et le potentiel des expériences européennes. Il ne fait pas de doute qu’à l’origine ce sont des idéologues du troc qui ont mis en place quelques expériences pratiques. Pour autant, la différence est grande : ceux qui animent et utilisent en Europe ces circuits de troc le font plus par idéologie que par nécessité. Les red de trueque argentins ont grandi par la nécessité de la survie.
Ceux qui ont lancé et utilisent le plus ce réseau de troc doivent avoir quelque chose à échanger pour sa valeur d’usage. En majorité, ce sont des membres des classes moyennes ou ex-classes moyennes. Il y a fort à parier que le clivage entre les piqueteros et les participants des réseaux de troc recoupe la division entre le prolétariat (ou tout au moins la couche la plus pauvre et la moins qualifiée du prolétariat, qui n’a rien d’autre à échanger que sa force de travail brute, marchandise très abondante sur ce marché) et ceux, proches des classes moyennes ou leur appartenant, qui ont (soit par leurs possessions antérieures, soit par leur expertise ou qualification) quelque chose à échanger. Si l’on voit les moyens d’actions des piqueteros et la « reprise « directe des marchandises d’une part, et, d’autre part, la mise en place des circuits d’échanges, on peut observer que le choix des moyens de survie est déterminé par l’appartenance à une couche sociale :
cette appartenance de classe définit d’un côté une forme revendicative d’action directe qui devient rapidement, pour être plus efficace, une forme plus radicale de récupération, une sorte d’attaque frontale contre la marchandise. Mais les prélèvements des piqueteros, volontaires ou contraints, les attributions de colis gratuits ne dépassent pas une simple répartition différente de la plus-value. Il ne s’agit nullement d’une transformation radicale du système mettant en cause l’extraction de cette plus-value par l’exploitation du travail ;
elle définit d’un autre côté une innovation court-circuitant le circuit capitaliste de la marchandise mais pouvant apparaître comme une adaptation aux carences de ce système.
La question que l’on peut se poser, eu égard à ces observations, c’est ce que signifient en termes de transformation fondamentale de la société ces organisations de survie.
Dans un cas comme dans l’autre (tout comme l’organisation et le caractère des manifestations et protestations), aucun pas ne semble avoir été fait dans le domaine de la production. Les quelques expériences de coopératives ou d’autogestion restent sporadiques et elles ont pu s’insérer dans ces mouvements ; tout comme quelques tentatives individuelles de production d’objets de consommation en vue de l’échange par le canal des red de trueque, ces tentatives sont trop limitées pour figurer autre chose précisément que des exceptions. A notre connaissance, il n’y a actuellement en Argentine, mis à part quelques grèves dans des entreprises bien définies ou les grandes messes syndicales, que très peu de mouvements d’occupation d’usine pour des revendications spécifiques aux travailleurs, encore moins de tentatives d’autogestion ou de formation de conseils ou autres organisation autonomes. Il est certain que dans la mesure où près de 50 % de la force de travail est inutilisée et où les entreprises ne tournent qu’à 50 % de leur capacité, où les services et fonctionnaires et autres agents des collectivités locales ou provinciales tiennent une place démesurée, une action proprement ouvrière pourrait paraître mineure. De plus il est difficile, faute d’informations, de dire quelle participation ouvrière directe soutient les piqueteros ou les assemblées de quartiers.
Ces remarques faites – et elles sont loin d’être négligeables ou secondaires -, on ne peut que souligner l’importance que ces red de trueque ont pris, tant dans la marginalisation des structures traditionnelles de l’économie capitaliste que dans le système de relations sociales, toutes choses qui ont joué certainement un rôle important dans le cours des événements.
Les red de trueque seraient nés au cours de l’année 1995 de l’action effective d’une vingtaine de personnes, plus préoccupées d’idéologie et d’écologie que des problèmes du capitalisme argentin, ; elles ont fondé des « clubs » d’échanges, à l’imitation des SEL européens. Mais la formule correspondait à un tel besoin, dans la descente aux enfers de l’économie argentine, qu’elle s’est répandue en quelques années à l’ensemble du pays, pour former un réseau national, avec des boutiques et des marchés réguliers, à date fixe ; elle a même conduit à émettre une monnaie spécifique, le credito – une sorte de bon d’échange portant cette valeur fictive. Chaque adhérent remplit une fiche sur laquelle il mentionne son offre et sa demande : tout peut être proposé et échangé. Outre des marchés réguliers avec présence physique, un marché réel mais virtuel s’est développé sur Internet.
On compterait ainsi en Argentine plus d’un millier de ces clubs regroupant jusqu’à 2 millions de participants « échangistes ». Il y aurait en circulation l’équivalent de près de 7 millions de dollars américains de creditos (environ 8 millions d’euros) et, en 2000, des produits d’une valeur comprise entre 600 et 800 millions de dollars américains auraient été ainsi échangés (entre 700 et 900 millions d’euros). C’est peu si l’on considère la dette ou le PIB argentins. Le réseau de troc se serait même répandu dans les pays voisins et, ces derniers mois, aurait fait un bond de 80 %, à la démesure de la faillite du pays. Mais le plus inquiétant pour le devenir de ce réseau, c’est que différentes collectivités, municipales et provinciales, ont d’une certaine façon reconnu ce mode de répartition des marchandises, admettant même le credito comme monnaie « légale ». Il est bien évident que l’extension du réseau a rendu sa formalisation nécessaire, d’où tout un ensemble de problèmes d’organisation au-delà du bénévolat, de financement, de prêts, etc. – questions sur lesquelles on ne possède que peu d’éléments.
Cette forme d’activité communautaire n’est d’ailleurs pas la seule, sans qu’on puisse préciser si des coordinations se sont créées entre des activités similaires mais qui pourraient paraître rivales. Un « red solidaria » (« réseau solidaire ») serait plus orienté vers la solution de problèmes sociaux ; il aurait 18 représentations dans le pays et œuvrerait plus dans le domaine des soins, notamment tentant de résoudre les carences dans l’approvisionnement des médicaments. Les assemblées de quartier tout comme les associations de chômeurs regroupant les piqueteros auraient aussi développé des organisiations communautaires : jardins d’enfants, cantines. Mais là aussi peu d’éléments ont franchi l’Atlantique.
Il reste une question à laquelle il est tout aussi difficile de répondre : quelle est l’incidence de toutes ces formes d’activités communautaires sur les mouvements de protestations divers (piqueteros, assemblées de quartiers, manifestations, vindicte des politiciens, etc..). Il y a sans doute une interconnexion étroite dans laquelle cause et conséquence interfèrent. On doit pourtant pouvoir affirmer, sans trop grand risque d’erreur, que, quelle que soit son origine et quel que soit son caractère, la réponse à des situations de pénurie et à des évidences de faillite d’un système et des politiciens qui y ont conduit créée, en raison de la dimension de cette crise et de son élargissement à différentes couches ou classes de la population, présentement une solidarité et une communauté d’action dans des domaines fort divers, mais dont on ne peut prévoir l’évolution.
Pratique et organisation globale dans la lutte de classe
La description et les analyses des différentes tendances dans les luttes et organisations tendant à faire face au chaos économique et social font ressortir tout un ensemble de particularismes étroitement liés aux origines sociales de ceux qui les impulsent : les chômeurs ex-travailleurs avec l’organisation et l’action directe des piqueteros, les (ex-) classes moyennes avec leurs assemblées ou l’utilisation croissante du troc. Leurs seuls points commun lors de l’explosion de décembre 2001, en dépit de ces origines sociales fortement différenciées, sont d’une part dans la réponse de base aux difficultés de la vie quotidienne – la survie -, d’autre part dans la rupture avec toute l’organisation « légale » de la société capitaliste, voire avec les règles mêmes de cette légalité. Au-delà de ces similitudes, les divergences pouvaient paraître importantes : les piqueteros – en principe chômeurs -, d’abord constitués, de manière quasi spontanée, en groupes de pression d’action directe « pour le pain et l’emploi » vont, tout en maintenant cette organisation, évoluer vers le radicalisme de la récupération et de l’expropriation ; les assemblées venant pour une part des classes moyennes, au départ groupes de pression pour la garantie des salaires et de l’accès aux comptes bancaires, vont elles aussi aller vers l’action directe ; le troc venant également des mêmes milieux, va se transformer en une organisation économique parallèle (ce qu’est aussi le travail au noir des piqueteros chômeurs).
La répression brutale, sanglante, de l’assaut frontal des 19 et 20 décembre a quelque peu modifié la nature de l’affrontement direct avec le pouvoir. Au moment où nous écrivons ces lignes (juin 2002), cela fait plus de cinq mois que le même type de manifestations et d’actions directes se répètent, paralysant le pouvoir politique coincé entre les conditions drastiques du FMI, le soutien contesté des structures provinciales aux mains de caciques locaux et la menace d’une explosion sociale et d’un nouvel assaut frontal.
Toute statique que cette situation puisse paraître, on peut percevoir les grandes lignes d’une évolution. Si le pouvoir ne s’est pas consolidé (ni internationalement ni à l’intérieur) et peut même paraître affaibli par des conflits internes (qui reflètent à coup sûr les liens de certaines fractions avec des secteurs capitalistes nationaux et/ou étrangers), il est certain qu’en réponse à ces contestations permanentes potentiellement explosives et sapant les bases mêmes du système, des barrières répressives ont été mises en place :
les « récupérations » ont été rendues plus difficiles par des aménagements pour la protection des lieux visés (bâtiments officiels, banques, supermarchés, boutiques), les transformant en véritables forteresses protégées par la police, l’armée ou des milices privées, voire par les commerçants eux-mêmes armés jusqu’aux dents. Encore récemment, des arrestations ou des blessés par balles montrent que le régime peut, si les circonstances le permettent, limiter les assauts contre « l’ordre public » ;
u ceci peut expliquer que l’accent soit de nouveau mis sur les barrages routiers (qui n’avaient pas cessé) alors que les attaques de récupération sont devenues plus difficiles. Mais là aussi le rapport de forces peut se modifier brusquement. Alors que Duhalde « promet » à un des « leaders » piqueteros l’octroi d’une indemnité de 40 dollars mensuels (44 euros) aux chômeurs, un appel est lancé par l’organisation nationale des piqueteros pour « un blocage permanent illimité des routes ». En même temps, l’action directe s’étend, par des blocages aux sièges des sociétés pétrolières et d’électricité pour obtenir un « tarif social ». Parallèlement on voit se multiplier dans les provinces les occupations de bâtiments publics par les chômeurs et les travailleurs aux salaires impayés ;
si elles sont plus rares, les pratiques de récupération semblent s’être élargies en de véritables sièges des supermarchés, associant tout un voisinage, plusieurs milliers de manifestants exigeant une distribution de nourriture et la baisse des prix ;
les assemblées de quartier et les assemblées centrales peuvent montrer aussi une certaine lassitude, qui s’exprimerait dans une plus faible participation, mais on voit en même temps une transformation dans des actions plus vastes, en association avec d’autres secteurs en lutte. Par exemple, lors de la venue de la délégation du FMI, les accès routiers de Buenos Aires sont bloqués et les hôtels où résident ses membres sont assiégés : lors de la discussion au Parlement des 14 points du FMI, non seulement le Parlement est assiégé (protégé cette fois par les militaires, la police étant peut être moins sûre), mais les routes menant à Buenos Aires sont barrées et des émeutes éclatent dans différentes villes de province (Jujuy, San Juan, Rosario…). « Qu’ils s’en aillent tous » redevient le slogan des intervenants ;
il semble se développer, au niveau des quartiers, une coordination entre les différents mouvements pour des actions de survie, non seulement vers les supermarchés mais aussi vers les hôpitaux par exemple, ou vers les commissariats pour obtenir la libération des manifestants arrêtés.
*
Il est difficile de dire s’il s’agit d’un mouvement de base qui s’élargit et s’approfondit, passant par une prise en charge sociale à travers l’administration directe de la survie. Mais on ne peut s’empêcher de corroborer ces faits à d’autres, qui paraissent isolés, mais dont on ne sait pas, à cause des carences de la médiatisation, s’ils le restent vraiment, ni quelle est leur répercussion dans le prolétariat ; ces faits concernent cette fois les lieux mêmes de l’exploitation, les entreprises.
Sans doute, des grèves ou actions directes ont eu ou ont lieu pour le paiement des salaires arriérés ; ce n’est pas nouveau, mais ces mouvements ne concernent guère que les employés des provinces en surnombre (souvent d’ailleurs des anciens ouvriers des industries liquidées lors des privatisations) ou, plus récemment, des enseignants de Río Black.
Plus significatives sont des actions dans les chemins de fer, dont on sait peu de choses sinon qu’elles suivent la suppression de 500 services et la suspension de 4 000 emplois, et différentes « petites » grèves autour des fermetures d’usines.
Trois de ces dernières grèves semblent prendre une valeur symbolique dans le contexte actuel de l’Argentine :
à Neuquén (dans le sud), la grève avec occupation d’une usine de céramique avait commencé avant les événements de décembre mais elle semble avoir polarisé la résistance dans la région ;
à Matanza, dans la banlieue de Buenos Aires, la boulangerie industrielle Panificadora, fermée, a été occupée par les travailleurs avec le soutien de tout le quartier et remise en activité pour la fourniture de pain à prix réduit aux habitants, dont les piqueteros assurent la protection contre une éventuelle intervention policière ;
à Buenos Aires, depuis le 18 décembre, l’usine de confection Brukman, déclarée en faillite et fermée, a été occupée par les 54 travailleurs. Virés par les flics, ils l’ont réoccupée avec le soutien de la population du quartier et l’ont remise en activité, toujours sous cette protection. La déclaration d’une ouvrière paraît donner le sens de cette reprise d’activité : « Nous ne pensons pas faire une coopérative, parce que nous ne voulons pas être les nouveaux monstres de l’économie… On devrait [alors] se soumettre à 11 personnes qui donneraient des ordres à tous les autres… » ;
dans les provinces notamment, il semble qu’il y ait des réactions directes contre les bureaucraties syndicales lors de manifestations à Neuquén, Quilmes, Jumps, etc.
Peut-on voir dans ces manifestations qui touchent aux rapports de production un signe d’une sorte de fusion des luttes dans différents domaines, dans un mouvement émanant de comités de base et de groupes politiques ultra-gauche ?
L’appel à la constitution d’un « pôle ouvrier » et à la convocation d’assemblées générales « pour en finir avec les bureaucraties syndicales et le gouvernement capitaliste » (sur la base d’un délégué élu pour 20 participants) est-il représentatif d’un tel courant d’unification ? Il est bien difficile de le dire au stade actuel, mais le fait que ces noyaux le lancent dans la situation que nous venons de décrire peut signifier que cette unification – quelles que soient ses voies de concrétisation – est dans les esprits comme une nécessité de la lutte de classe à ce stade. Il reste bien évident aussi que, du côté du pouvoir et de ses auxiliaires, tous les efforts seront faits pour endiguer ou pour contrôler ce mouvement d’unification, et il est fort possible que cet appel soit une de ces tentatives de contrôle.
La dette latino-américaine, reflet de la crise financière internationale
Avant d’aborder la « crise de l’Argentine », crise qui est bien plus celle du capital mondial que de l’Argentine en elle-même, nous allons faire un bref résumé de la situation dans la zone latino-américaine (Mexique compris). C’est à partir de 1982, date de la « crise mexicaine », que les pays latino-américains gorgés d’emprunt internationaux entrent globalement dans la récession (3). Pendant des années, les gouvernements de cette zone ont confondu accumulation de dettes avec accumulation de capital. Rapidement, ces gouvernements (dictatoriaux ou démocratiques) vont buter sur un dilemme : il n’est plus possible d’accroître le revenu disponible au moyen de l’endettement, les banques attendant l’arme au pied le remboursement des intérêts. Les Etats de ces pays sont donc sommés de procéder rapidement à des coupes claires dans les dépenses nationales, pour dégager les fonds nécessaires aux remboursements, selon la formule adoptée à l’époque « prêts forcés-remboursement contraint ».
Tous les Etats et gouvernements vont donc procéder à la grande ponction « citoyenne ». Cinq ans après la crise mexicaine, le montant des remboursements des pays latino-américains est impressionnant, une fraction importante des intérêts dus est remboursée. La récession de 1982-1983 et la forte dévaluation (20 % en terme réel entre 1981 et 1985) en a été le prix à payer par les prolétaires. Ces mesures furent doublées d’une hyperinflation, notamment pour l’Argentine (2 000 %) et la Bolivie (30 000 %) au milieu de l’année 1985.
Suite à cette crise, les banques ne vont plus consentir aux pays d’Amérique latine que les crédits nécessaires au maintien des flux de remboursement des intérêts dus. La méfiance règne, et les marchés dès lors considèrent que les pays endettés ne pourront plus rembourser la totalité de la dette. Les banques en arrivent à considérer (1987) qu’il faut abandonner l’idée que « Les nations ne faisant pas faillite, les banques n’ont pas à se protéger contre les pertes » (4). Le Brésil suspend en février 1987 le paiement des intérêts dus sur 68 milliards de prêts privés étrangers.
A partir de 1987, les banques commencent à provisionner pour créances douteuses, tout en considérant que les pays latino-américains entrent dans une récession profonde et durable et qu’il n’est déjà plus possible d’appliquer la formule de 1982 « prêts forcés-remboursement contraint » sans déclencher des risques politiques graves.
C’est alors qu’est mis en place le plan Brady, qui consiste à utiliser les ressources du FMI et de la Banque mondiale, tout en proposant aux débiteurs de racheter leur dette avec une décote qui tienne compte de celles pratiquées sur le marché secondaire. Ou d’échanger leur dette contre de nouvelles obligations avec des taux d’intérêts plus faibles. L’Argentine va utiliser ce plan en 1992. Ce qui n’empêchera pas (en 1993) la faillite des banques argentines : Banco Extrader, Banco Bases et Banco Multicrédito suite à la crise du peso. Au Brésil : la Banco Económico de Bahia est en faillite technique. Les principales banques privées du Brésil ont mis en place un plan de 800 millions de réaux pour garantir les dépôts de cette banque.
En 1994-1995, nouvelle crise mexicaine. Un vent de panique va secouer les marchés financiers. Cette crise est d’autant plus importante, déclare Michel Camdessus, directeur général du FMI, qu’elle est la « première crise d’envergure dans le nouveau monde des marchés financiers globalisés ». A la mi-décembre 1994, le peso était dévalué
de 40 %.
L’Amérique latine se trouve aujourd’hui dans la situation « du chapeau de Balzac » ; il n’est plus possible sans risque d’extension des émeutes de pressurer davantage les prolétaires (salariés, chômeurs, sans-emploi, et agriculteurs). Les banques vont donc organiser un marché secondaire de liquidation des dettes et solder leurs créances sur le tiers monde… Les rats quittent le navire.
En 2001-2002, la croissance de tous les grands pays latino-américains est révisée à la baisse (5) ; quant à l’Argentine, elle est déclarée en « faillite ». Il en résulte la situation suivante : la défiance des capitaux privés vers l’Amérique latine et l’augmentation de leur coût constituent un facteur de déstabilisation financière de la zone, déstabilisation déjà en cours en Argentine (restructuration de la dette publique) et au Venezuela (risques d’arriérés externes). La croissance des exportations en dollars de la zone était de 22 % en 2000 ; elle chute à 1% en 2001. De nouveau le besoin d’endettement s’accroît, d’autant plus que les investissements directs étrangers (IDE) se ralentissent et que le déficit courant se creuse.
Le Chili et le Mexique restent stables ; le peso mexicain s’est même réapprécié. Ces deux pays comptent sur « une reprise américaine et mondiale » pour ne pas basculer dans la récession. Les pays andins et ceux d’Amérique centrale peuvent être distingués de ceux du Mercosur (6). Les premiers sont moins sous les griffes de la financiarisation que les seconds, donc plus indépendants de la finance mondiale ; ils subissent surtout les effets de la baisse du prix des matières premières (Pérou, Colombie, Venezuela). Les seconds se trouvent entraînés dans la tourmente de l’endettement : l’Argentine a les deux genoux à terre ; quant au Brésil, sa base économique s’est détériorée depuis l’hiver 2000-2001, et le FMI le soutient de plus en plus comme la corde soutient le pendu.
L’Argentine et le contexte international
La situation catastrophique de l’Argentine n’est pas un cas isolé, mais la résultante d’une dévalorisation financière internationale dont les premiers coups de boutoir ont commencé en 1982 (crise mexicaine), suivis en 1985 de l’effondrement des caisses d’épargnes américaines : 500 milliards de dollars de perte (presque la moitié de la dette du tiers- monde). Deux ans après c’est le krach historique de 1987 (2 000 milliards de dollars partent en fumée). Depuis, les dévalorisations financières se sont succédé les unes après les autres comme jamais auparavant dans l’histoire du capitalisme..
En somme la dépréciation du capital-argent est un puissant moyen de centralisation de la richesse financière, et un moyen pour purger le système financier de son capital fictif. Il suffit de prendre pour exemple la Citicorp, première holding bancaire américaine. Celle-ci décide, en mai 1987, de provisionner 3 milliards de dollars sur les créances qu’elle détient sur le tiers-monde. Cette décision va mettre tout de suite à mal les banques, qui n’ont pas la capacité financière de provisionner à cette hauteur leurs créances douteuses. Sont dans ce cas par exemple la Bank of America ou Manufactures Hanover aux Etats-Unis.
Cependant nous verrons que les dépréciations financières sont le plus souvent l’expression d’une incapacité du capital productif à réaliser la plus-value qui lui permettra d’obtenir son profit après l’intérêt qu’il doit à son créancier prêteur. La crise asiatique a parfaitement révélé ce double mouvement de dépréciation du capital (capital-argent et capital fixe).
Les crises actuelles, comme nous pouvons l’observer, sont principalement boursières et monétaires et explosent comme la résultante de spéculations « exagérées ». Cela tient au fait qu’il faut faire une distinction entre l’époque marchande et industrielle, où les crises se manifestaient en général comme surproduction de marchandises, alors que sous l’hégémonie du capitalisme financier, le « pivot » des crises est alors « le capital-argent, et leur sphère immédiate est aussi celle de ce capital, la Banque, la Bourse et la Finance » (Le Capital, éd. Moscou, t. I, p. 140).
Si la crise mexicaine de 1994 est restée dans l’ensemble circonscrite à la sphère financière et donc n’a que très peu touché l’économie réelle (7), le peso était dévalué de 40 % et la huitième banque du Mexique entrait en insolvabilité technique. La crise asiatique (1997-1998) par contre va sortir de la sphère financière et se déployer sur l’ensemble de l’appareil productif. L’économie réelle de toute la zone asiatique est dans le marasme, le FMI exige le démantèlement des conglomérats (chaebols) de la Corée du Sud. En fait, les Etats-Unis et l’Union européenne viennent d’éliminer un concurrent redoutable, dont ils ont pillé l’industrie en reprenant les entreprises à bas prix, d’autant plus facilement que la monnaie nationale était dévaluée. Contrairement au Mexique qui, dès 1995, reprenait ses exportations (+ 35% en volume et + 30% en dollars), l’Asie continuera de connaître une crise latente.
La crise russe de 1998 ne peut être détachée de celle de l’URSS et de la révision semi-pacifique des accords de Yalta. La Russie comptait rapidement privatiser ses entreprises publiques, en les cédant aux financiers internationaux, pour rembourser ses dettes et retrouver plus d’indépendance. Elle comptait sur les investissements directs de l’Occident pour sortir du marasme économique.. La privatisation avortée de la compagnie pétrolière Rosneft provoqua une plongée de la Bourse de 40 %. La crise étant ici limitée à la sphère financière, la brèche a été colmatée par le FMI. La crise actuelle de l’Argentine est un véritable laboratoire des contradictions du capitalisme que nous allons analyser plus en détail maintenant.
Le rôle particulier de l’Etat dans l’endettement
« Si les démocrates exigent la régulation de la dette publique, les ouvriers doivent exiger la banqueroute de l’Etat. » (Karl Marx, 1re Adresse du Comité de la Ligue des communistes, 1850.)
Ce qui domine dans la crise financière (monétaire et économique) de l’Argentine, c’est le rôle central de l’Etat dans cette crise ; c’est l’endettement de l’Etat qui a entraîné le pays vers la faillite. C’est la dette publique qui est devenue l’arme la plus acérée pour paupériser un pays entier et le mener à la ruine. Comment donc ne pas s’interroger, sur le sort du monde entier, quant on sait que le capital fonctionne de plus en plus sur la dette publique ?
« Or ce capital fictif, écrit Tom Thomas dans L’Hégémonie du capital financier et sa critique (éd. Albatroz), constitue l’élément essentiel de la masse du capital financier mondial. Le stock des actifs financiers mondiaux est en effet constitué à 30 % de titres publics (et pour encore 30% de titres et monnaies, devises). Ce qui montre l’importance du rôle des Etats dans le gonflement de la rémunération du capital fictif mondial. Ils lui assurent la garantie des titres les plus sûrs, de placements très fluides, de rendements réguliers. Ainsi, “les marchés des titres d’Etats sont devenus le compartiment le plus actif du marché financier international… les opérations sur les titres publics dépassent de beaucoup celles de tous les autres marchés financiers, marché des changes excepté” (mais le marché des changes est lui-même largement animé par les déficits publics). Selon le FMI lui-même, les marchés des titres obligataires publics sont devenus l’“épine dorsale” des marchés obligataires internationaux. »
L’Argentine ou, plus exactement, son peuple, survivent depuis trois ans dans la récession ; la politique délibérée d’endettement de l’Etat a mené le pays à la faillite. Ce qui veut dire que non seulement l’Argentine est incapable de rembourser sa dette (environ 147 000 millions de dollars fin 2000), capital devenu fictif car consommé de manière improductive, mais pour lequel le peuple argentin est contraint de payer les intérêt de la dette (11 millions de dollars), soit 22% des dépenses publiques.
Entre mars 1976, début de la dictature Videla, et l’année 2001, la dette du peuple argentin a été multipliée par vingt (elle est passée de 8 000 millions de dollars à 160 000 millions). Pas étonnant que la majorité du peuple d’Argentine vive plus mal qu’il y a trente ans. Le peuple a remboursé depuis 1976, 200 000 millions de dollars pour un endettement qui « a été mangé, dépensé par l’Etat. Il n’existe plus… parce que jamais il n’avait été destiné à être dépensé en tant que capital » (Karl Marx) (8).
Nous verrons plus loin comment ce capital a été dépensé, mais pour le moment essayons de cerner la longue évolution de ce pays vers sa crise totale. La dictature argentine n’aurait pas été en mesure de maintenir son régime de terreur au cours des années 1976-1980 sans le soutien actif des Etats-Unis ; la dictature s’est donc placée d’entrée de jeu sous l’aile protectrice de l’oncle Sam, et l’oncle Sam voyait d’un œil bienveillant l’endettement argentin comme le plus sûr moyen de contrôler ce pays, qui pendant des décennies de péronisme avait réussi un certain décollage économique.
La dictature Videla, qui a sur les mains le sang de 30 000 morts, n’avait pas le choix ; elle devait collaborer avec les Etats-Unis ou disparaître. La collaboration devait amener progressivement la dictature à renoncer complètement à l’indépendance du pays. En avril 1991, la loi de convertibilité, qui établit qu’un peso égale un dollar, allait avoir pour conséquence d’ôter au gouvernement toute possibilité d’émettre de la monnaie. L’Argentine devenait, pour se financer dépendante des capitaux étrangers, et la dictature, une bourgeoisie compradore, agent direct du capital financier international. Elle ne représente plus « les citoyens argentins » mais ses intérêts propres comme nous allons le voir. La ruine du pays sera son propre enrichissement ainsi que celui du capital financier.
Le jugement du 13 juillet 2000
Le gouvernement civil qui a succédé à la dictature a été contraint de mener une enquête sur la question de l’endettement. Le jugement, rendu le 13 juillet 2000, n’a abouti à aucune condamnation (en raison de la prescription). Seulement il a révélé une partie de l’entreprise destructrice mise en place ; on apprenait ainsi :
que le FMI avait soutenu activement la dictature, notamment en lui fournissant un de ses hauts fonctionnaires, le dénommé Dante Simone ;
que la Réserve fédérale de New York a servi d’aval auprès des banques privées américaines afin que celles-ci prêtent de l’argent à la di
ctature, la Réserve fédérale ayant servi directement d’intermédiaire dans une série d’opérations de la Banque centrale argentine ;
que la dictature endettait le Trésor public et les entreprises publiques ; elle permettait aux capitalistes argentins de placer à l’étranger des quantités tout à fait considérables de capitaux. Entre 1978 et 1981, plus de 38 000 millions de dollars auraient quitté le pays de manière « excessive ou injustifiée « . C’était notamment permis par le fait que chaque résident argentin pouvait acquérir quotidiennement 20 000 dollars – qui pouvaient ensuite être placés à l’étranger. Bref, l’Etat s’endettait tandis que les
capitalistes décapitalisaient allègrement : « Approximativement, 90 % des ressources provenant de l’extérieur via l’endettement des entreprises (privées et publiques) et du gouvernement étaient transférés à l’extérieur dans des opérations financières spéculatives. » D’importantes sommes
empruntées aux banques privées aux Etats-Unis et en Europe occidentale étaient ensuite déposées auprès de ces mêmes banques. Les entreprises
publiques comme YPF ont été mises systématiquement en difficulté (voir note 8).
Le régime de transition « démocratique » qui a succédé à la dictature a transformé la dette des entreprises privées en dette publique de manière parfaitement illégale : cela signifie qu’il devrait être possible de modifier cette décision. Parmi les entreprises privées dont la dette a été reprise par l’Etat – cela signifie que l’Etat argentin endetté auprès de ces banques a décidé d’assumer les dettes de celles-ci ; sans commentaire -, vingt-six étaient des entreprises financières. Parmi elles figuraient de nombreuses banques étrangères installées en Argentine : City Bank, First National Bank of Boston, Deutsche Bank, Chase Manhattan Bank, Bank of America… Un exemple précis de collusion entre Banque privée du Nord et dictature argentine : entre juillet et novembre 1976, la Chase Manhattan Bank a reçu mensuellement des dépôts de 22 millions de dollars (ces montants ont augmenté par la suite) et les a rémunérés à environ 5,5 % ; pendant ce temps, au même rythme, la Banque centrale argentine empruntait 30 millions de dollars à la même banque des Etats-Unis, la Chase Manhattan Bank, à un taux de 8,75 %.
Les conclusions du jugement sont accablantes pour la dictature, pour le régime qui lui a succédé, pour le FMI, pour les créanciers privés… La sentence rendue par le tribunal énonce clairement que « la dette extérieure de la nation (…) a augmenté considérablement à partir de l’année 1976 par la mise en œuvre d’une politique économique simple et agressive qui mit le pays à genoux lors de l’utilisation de diverses méthode qui ont déjà été exploitées et ont entre autres bénéficié aux entreprises et au commerce privé, national et étranger au détriment des sociétés et entreprises d’Etat – qu’une politique orientée appauvrit jour par jour, ce qui se répercuta dans leur valeur au moment où débuta leur privatisation ».
Le jugement devrait servir de base à une action résolue pour le non-paiement de la dette extérieure publique argentine et pour son annulation. Cette dette est odieuse et illégitime. Les créanciers ne sont pas en droit de continuer à en percevoir le service. Leurs créances sont nulles. Et comme les nouvelles dettes acquises depuis 1982-1983 ont servi essentiellement à rembourser les anciennes, elles sont elles-mêmes largement entachées d’illégitimité. L’Argentine peut parfaitement s’appuyer sur le droit international pour fonder une décision de non-paiement de sa dette extérieure.
Plusieurs arguments juridiques peuvent être invoqués, parmi lesquels la notion de « dette odieuse » (la dette argentine a été contractée par un régime despotique coupable de crimes contre l’humanité, les créanciers ne pouvaient pas ne pas le savoir), la force majeure (comme les autres pays endettés, l’Argentine a été confrontée à un changement brutal de situation à cause de la décision d’augmentation des taux d’intérêt, prise unilatéralement par les Etats-Unis à partir de 1979) et l’état de nécessité (l’état des finances de l’Argentine lui interdit de poursuivre le remboursement de la dette car cela l’empêche de remplir ses obligations au regard des pactes internationaux à l’égard de ses citoyens en terme de droits économiques et sociaux). Depuis le jugement du 13 juillet 2000, les événements en cascade vont révéler toute l’étendue et toute la pourriture du système de la dette publique.
L’endettement de l’Etat sous la dictature militaire
C’est durant la période de la dictature militaire et violente du général Videla (1976-1981) que l’Etat argentin et le FMI vont mettre en place une politique d’endettement systématique. Ceci afin d’augmenter de manière fictive ses réserves en devises étrangères comme l’avaient pratiqué au XIXe siècle l’Empire ottoman et l’Egypte (voir le texte de Rosa Luxemburg sur la question, in L’Accumulation du capital, t. II, et notre annexe page 72). Alors que l’augmentation des réserves en devises auraient dû être le produit des échanges de marchandises sur le marché mondial (réalisation de la plus-value), l’accumulation de dettes était présentée comme accumulation de capital. Ces réserves n’étaient ni gérées ni contrôlées par la Banque centrale, dont le gouverneur était Domingo Cavallo (9).
Cette politique d’endettement, politique naturelle du capital financier est toujours présentée par les autorités, comme un moyen de soutenir une forte augmentation des importations. Dans la réalité, et toute l’histoire de l’endettement international en atteste, le rôle des emprunts internationaux non seulement permet au vieux capital (travail passé capitalisé) d’élargir son champ d’exploitation et d’accumulation, mais encore de provoquer la ruine des économies naturelles pour y substituer l’économie marchande. La pénétration du capital de prêt mène toujours au même résultat « accumulation de la richesse à un pôle et pauvreté à l’autre ». Tel sera le plan économique (8) que le ministre de l’économie, Martínez de Hoz, et le secrétaire d’Etat à la Coordination et à la Programmation économiques, Guillermo Walter Klein, vont mettre en place, avec les recommandations du FMI, à partir du 2 avril 1976. Un long processus de destruction de l’appareil productif du pays (11) va se mettre en action. On apprendra que la majorité des emprunts (aussi bien en Argentine qu’au Venezuela) ne serviront en réalité qu’à financer la fuite des capitaux. La majeure partie des prêts octroyés à la dictature argentine, provenait des banques privées du Nord (12). Cette politique d’endettement, va permettre à la dictature d’obtenir une reconnaissance des milieux financiers internationaux, pour sa capacité au maintien de l’ordre et au siphonage de la plus-value. En 1978 la coupe du monde de football est organisée en Argentine.
L’après-dictature et l’impunité
Le régime post-dictatorial n’épurera ni l’armée ni la police. Au contraire, les militaires engagés dans la répression sont restés en fonction et ont obtenu l’impunité par les lois du « point final » et de « l’obéissance due » décidées en 1986-1987. « Un scandale a éclaté parce que l’un d’eux, le capitaine Astiz, a brisé pour la première fois la loi du silence observée par les militaires : en 1982, un ami m’a demandé s’il y avait bien eu des disparus. Je lui ai répondu : “Bien sûr, il y en a eu 6 500, voire plus, mais pas plus de 10 000. Tous ont été éliminés” » (Le Soir, 16 janvier 1998). La plupart des hauts fonctionnaires de l’appareil d’Etat sont restés en place, certains même avec une promotion. Le gouvernement dirigé par Alfonsín (1983-1989), constatant que la Banque centrale argentine déclare ne pas avoir de registre de la dette extérieure publique, va poursuivre la politique de ses prédécesseurs, avec une particularité : c’est lui qui décide que l’Etat doit assumer l’ensemble de la dette tant privé que publique. Confirmant ainsi la célèbre réflexion de Marx : « La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique. » (Karl Marx, Le Capital, t. 1, éd.de Moscou, p. 721.)
Les privatisations à marche forcée
Le gouvernement Menem (1989-1999), qui a succédé à Alfonsín, a prétexté l’endettement formidable des entreprises publiques pour justifier aux yeux de l’opinion publique sa politique de privatisation généralisée entre 1990 et 1992. Cependant, cet endettement était le résultat de la politique d’endettement imposée par le gouvernement. L’Etat, une fois de plus, intervenait pour soutenir le capital financier :
« C’est ainsi par exemple que la principale entreprise publique argentine, l’entreprise pétrolière YPF (Yacimientos Petroliferos Fiscales), a été forcée de s’endetter à l’extérieur alors qu’elle disposait de ressources suffisantes pour soutenir son propre développement. Au moment du coup militaire du 24 mars 1976, la dette externe d’YPF s’élevait à 372 millions de dollars. Sept années plus tard, à la fin de la dictature, cette dette s’élevait à 6 000 millions de dollars. Son endettement a été multiplié par seize en sept ans. Presque aucun montant emprunté en devises étrangères n’est arrivé dans les caisses de l’entreprise, ils sont restés aux mains des dictateurs. Sous la dictature, la productivité par travailleur d’YPF a augmenté de 80 %. Le personnel total est passé de 47 000 à 34 000 agents. La dictature, pour augmenter les recettes dans ses caisses, a diminué de moitié l’argent ristourné à YPF sur la vente des combustibles au public. De plus, YPF était obligé de faire raffiner une partie du pétrole qu’elle extrayait par les multinationales privées Shell et Esso alors qu’elle aurait pu, vu sa bonne situation financière au début de la dictature, se doter d’une capacité de raffinage correspondant à ses besoins (complétant ses raffineries de La Plata et de Luján de Cuyo). En juin 1982, tout l’actif de la société était représenté par l’endettement. » (O Globo, 8 avril 1997, Brésil.)
Outre YPF (vendu à la multinationale pétrolière espagnole Repsol en 1999), la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas a été vendue à l’espagnole Iberia moyennant en cash 130 millions de dollars, le reste étant constitué d’annulations de créances de dettes. Les Boeing 707 qui équipaient sa flotte ont été bradés pour 1 dollar symbolique (1,54 dollar exactement !). Iberia a emprunté pour acheter l’entreprise et a fait porter la charge totale de l’emprunt sur le dos de la nouvelle entité Aerolíneas Argentinas qui, du coup, s’est retrouvée endettée dès son origine. En 2001, Aerolíneas Argentinas, propriété d’Iberia, était au bord de la faillite par la faute de ses propriétaires. La privatisation d’Aerolíneas est exemplaire. En général, les entreprises privatisées ont été cédées libérées de leur dette, celles-ci ayant été reprises par l’Etat.
Reprise des dettes capitalistes par l’Etat et endettement forcé des entreprises publiques
En 2001, le gouvernement dit de centre gauche de la Rúa (1999- 2001) va, comme le demande le FMI, imposer une austérité draconienne à la majorité du peuple. Le cadeau suprême (reprise des dettes publique et privée) d’Alfonsín aux capitalistes argentins (et étrangers) n’est pas remis en cause (13). Dès lors, la dette de l’Etat s’est alourdie du fardeau de la dette des entreprises privées, car il doit assumer leurs obligations à l’égard des créanciers. Depuis, les capitalistes argentins ont maintenu cette politique d’évasion de capitaux comme s’il s’agissait d’un sport national. Au point que si on devait créer un championnat latino-américain d’évasion des capitaux, la classe capitaliste argentine pourrait prétendre la gagner face à des concurrents pourtant eux-mêmes très forts en la matière, les capitalistes brésiliens, mexicains et vénézuéliens.
Par contre, les dettes des entreprises publiques qui avaient elles aussi fortement augmentées par décision de la dictature n’ont pas été annulées, sauf quand il s’est agi de privatiser ces entreprises. Les gouvernants en place après la chute de la dictature se sont servis du prétexte de l’endettement des entreprises publiques pour les privatiser, tout en ayant soin de mettre leurs dettes à la charge de l’Etat avant de les vendre.
« Menem a confié à la banque américaine Merril Lynch l’expertise de la valeur de YPF. Merril Lynch a délibérément réduit de 30 % les réserves pétrolières disponibles afin de sous-estimer la valeur de YPF avant sa mise en vente. Une fois la privatisation réalisée, la partie des réserves occultées est réapparue dans les comptes. Les opérateurs financiers qui avaient acheté à bas prix les actions de l’entreprise, ont pu alors engranger de formidables bénéfices grâce à l’augmentation des cotations en bourse des actions YPF. Cette opération permet en plus de vanter idéologiquement la supériorité du privé sur le public.
Remarque : la même banque américaine Merril Lynch a été chargée par le président brésilien Fernando Enrique Cardoso de procéder en 1997 à l’évaluation de la principale société publique brésilienne, Vale do Río Doce (entreprise d’extraction de minerais). Merrill Lynch a été accusée à l’époque par de nombreux parlementaires brésiliens d’avoir sous-évalué de 75 % les réserves en minerais de l’entreprise. » (O Globo, 8 avril 1997, Brésil).
Demain d’autres Argentine
Ce qui se passe en Argentine peut être le signe d’une crise générale du système financier international. Du fait que la récession s’est mondialisée ; des pays entiers peuvent demain entrer en faillite. C’est le cas de la Turquie, qui vient de négocier avec le FMI un emprunt de 10 milliards de dollars, du Liban, du Brésil. La Thaïlande et les Philippines sont aussi dans le collimateur de la récession. Le fonds de pension Calpers vient de retirer ses investissements de Thaïlande, des Philippines et de Malaisie. Les risques s’aggravant, nous avons vu comment dès 1987 la banque américaine Citicorp prévoyait que des Etats ne seraient plus en mesure de garantir les créances des banques. Le FMI lui-même fut un temps remis en question et, à la fin de 2001, on disait que « la création d’un droit de la faillite applicable aux Etats dans l’incapacité de rembourser leur dette apparaît plus que jamais d’actualité. L’idée n’est pas neuve. Elle avait déjà fait florès du temps de la crise asiatique, avant de sombrer à nouveau dans l’oubli. Qu’elle resurgisse avec les difficultés argentines n’est pas une surprise. La grande nouveauté est que l’idée est désormais poussée par le FMI » (La Tribune, 24 décembre 2001). Ce n’est pas la première fois que des pays entrent en faillite. Rosa Luxemburg, dans son livre L’Accumulation du capital, parle longuement des conséquences de l’emprunt international et montre comment se déploie le capital dans le monde :
« Entre 1870 et 1875, écrit-t-elle, les emprunts furent contractés à Londres pour une valeur de 260 millions de livres sterling, ce qui entraîna immédiatement une croissance rapide des exportations de marchandises anglaises dans les pays d’outre-mer. Bien que ces pays fissent périodiquement faillite, le capital continua à y affluer en masse. A la fin des années 1870, certains pays avaient partiellement ou complètement suspendu le paiement des intérêts : la Turquie, l’Egypte, la Grèce, la Bolivie, le Costa-Rica, l’Equateur, le Honduras, le Mexique, le Paraguay, Saint-Domingue, le Pérou, l’Urugay, le Venezuela. Cependant, dès la fin des années 1880, la fièvre des prêts aux Etats d’outre-mer reprenait… » (L’Accumulation du capital, éd. Maspero, p. 95 – voir aussi page 72.)
Nous ne pouvons pas prévoir l’évolution de la crise économique et sociale en Argentine, qui dépendra de nombreux facteurs. La poussée sociale va-t-elle passer à une autre étape et se dégager franchement du nationalisme ? Le gouvernement Duhalde, pour calmer la rue, prévoit un revenu minimum ; mais il essaye tant bien que mal de constituer un « front national ». Il vient de procéder à une réhabilitation des vétérans des Malouines et tient tête pour la forme au FMI, mais s’apprête déjà à passer un accord avec lui. Cet accord prévoirait de s’attaquer au déficit des provinces (350 000 emplois de fonctionnaires sont visés). Le FMI exige le retrait des bons que les provinces émettent sans garantie monétaire pour payer les fonctionnaires, le ministre de l’économie s’est déjà engagé à les éliminer en une année.
HISTOIRE POLITIQUE
« Un pays transformé en immense zone franche financière » : c’était le titre d’un article du Monde diplomatique de juillet 1987 consacré à l’Argentine, et qui brossait succinctement un tableau historique, économique et politique, depuis les luttes d’unification de 1810 à 1853 jusqu’aux années 1930, période où, sous l’influence dominante du capital britannique, se poursuit l’équipement en infrastructures orientées vers un semi-colonialisme appuyé sur la grande propriété foncière, faisant du pays un des pourvoyeurs mondiaux de produits agricoles bon marché. Il se développe ce qu’un autre article du même journal appelle une « culture de rente », qui va effectivement dominer la vie économique et sociale jusqu’à aujourd’hui (14).
C’est un développement industriel parallèle qui, avec la crise de 1930 (qui tarit les débouchés agricole et les sources de produits importés), les aléas économiques et guerriers du monde, va connaître un grand essor de 1930 à 1970 – une industrialisation par substitution. Avec plus tard une intégration verticale et le développement d’industries lourdes, l’Argentine commence à vivre une dynamique de croissance impulsée par la production de tous produits industriels. Cette situation modifie profondément les rapports de classe à l’intérieur de l’Argentine et ses relations avec l’ensemble du capitalisme mondial – situation qui n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Argentine.
Nous pensons qu’il est utile de faire un petit rappel de l’histoire politique de l’Argentine la plus récente pour essayer de comprendre ce qui s’est passé ces derniers mois. Pour cela, nous devons tout d’abord tenter de saisir le phénomène du péronisme, dont une compréhension exacte peut nous donner l’exacte mesure de la réalité politique argentine. En effet, le péronisme a imbibé la culture et les structures sociales du pays depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en touchant à tous les domaines de la vie sociale et politique.
Juan Domingo Perón arrive au pouvoir par de libres élections en 1946. Il a été auparavant de 1943 à 1945 secrétaire d’Etat au travail, où il a fait adopter certaines mesures favorables, surtout, à la classe ouvrière nouvellement formée, composée de prolétaires qui ont quitté la campagne (entre 1943 et 1952, la capitale Buenos Aires ne reçoit pas moins d’un million de migrants). Ce sont d’abord ces hommes et ces femmes qui constituent la masse de manœuvre qui porte Perón au pouvoir. Il faut comprendre l’ascension de Perón dans le cadre de l’industrialisation du pays, qui avait débuté dans les années 1930 et qui connut son apogée entre 1940 et 1950. Si les migrants constituent la base du pouvoir, l’appui le plus puissant est celui de ces patrons, qui, sous prétexte de fierté nationale exaltée par le programme péroniste, visent la protection de l’Etat pour le développement de leurs activités. Ce qui démontre que la structure sociale et économique du pays a changé : elle est passée d’une phase pré-capitaliste à une véritable industrialisation. Ce passage s’est effectué déjà depuis quelques décennies, mais dans un premier temps il est préférable de parler d’une reconversion productive, étant donné que les industriels ont continué à utiliser pendant quelques années encore les gains de l’agriculture pour les réinvestir dans l’industrie. Sous Perón, les industriels interviennent indépendamment et, pour la première fois dans l’histoire du pays, dans l’exercice du pouvoir et contre le vieil ordre des propriétaires fonciers qui avaient toujours tenu l’Argentine sous leur houlette.
Cela doit nous amener à mieux considérer l’idéologie de Perón. Contrairement à ce que l’on dit encore très fréquemment, celle-ci n’a de réactionnaire qu’une certaine phraséologie fasciste. Pour le reste, c’est une idéologie qui accompagne très puissamment la modernisation industrielle du pays. C’est pourquoi nous disons que le péronisme représente la première réaction importante contre le pouvoir de la classe des propriétaires agricoles (15).
Du point de vue de la « superstructure », c’est-à-dire du point de vue des idées, il s’agit de comprendre le rôle que Perón a fait jouer au nationalisme, comme idéologie qui soumet le discours de classe à la Nation et à l’Etat « paternaliste ».
L’effort d’intégration des classes populaires dans le mécanisme étatique est passé aussi à travers cet aspect « symbolique » (16). Nous parlons bien d’un aspect symbolique, car il est évident que Perón s’est toujours bien gardé de s’opposer réellement aux investissements étrangers, le nationalisme ayant été plus une couverture idéologique qu’un fait réel. Si nous passons maintenant au plan concret des rapports de classe, nous pouvons observer la méthode toute « scientifique » avec laquelle Perón a voulu entreprendre cette alliance avec les ouvriers. Il a élargi les droits sociaux, donné de ce fait aux prolétaires argentins une « dignité » qu’ils n’avaient jamais eue, surtout vis-à-vis du pouvoir, en instituant avec eux un rapport « direct ». Il a augmenté largement le marché intérieur et la consommation de masse. Toutes ces initiatives ont été accompagnées d’un véritable encadrement « politique », par lequel toute la relation entre les ouvriers et l’Etat passait à travers des intérêts corporatifs. Le syndicat devenait le gardien officiel de ce mécanisme.
L’effort d’en haut que prônait Perón se réalisait donc grâce au travail d’en bas que faisaient les syndicats : le but était l’encadrement complet de la classe ouvrière dans l’appareil d’Etat. Ce projet rencontrait quand même des difficultés majeures, la première concernant les intérêts capitalistes qui l’appuyaient. Le capitalisme industriel argentin a été trop faible pour s’émanciper complètement de l’aristocratie terrienne. Cette dernière devait bientôt resurgir pour faire sentir une force encore bien vive : le renversement violent de Perón en 1955 s’explique aisément (17).
A partir de ce moment, il comprendra lui aussi qu’il ne peut pas se passer de cette force pour gouverner le pays : lors de son retour au pouvoir, en 1973-1974, il ne pourra nullement répéter ce qu’il avait réalisé dans les années 1940. D’abord parce qu’il n’y avait plus de capitalisme spécifiquement national, ni agricole ni industriel : le capitalisme argentin commençait en ce temps-là à être remplacé par les multinationales. Les « mangeurs du populaire » (18) se sont mondialisés. C’est le moment où les Argentins connaissent l’internationalisation de leur esclavage. La suite des événements historiques jusqu’à aujourd’hui confirme le rôle prépondérant pris par le capital international dans l’économie argentine. Déjà la dictature militaire, qui renversa en 1976 le pouvoir péroniste, tint à préciser que son objectif, derrière le massacre d’ouvriers et d’autres opposants, était surtout de « promouvoir le développement économique, en offrant à l’initiative et aux capitaux privés, nationaux et étrangers, les facilités nécessaires pour participer à l’exploitation des richesses nationales ». Le retour à la démocratie ne changera en rien cette dépendance de l’Argentine à l’égard des capitaux internationaux. En ce sens, le cas le plus emblématique devient le nouveau péronisme incarné par Carlos Menem, qui s’appuiera clairement sur la finance internationale en avançant un programme chargé de privatisations. Son éloignement du péronisme traditionnel est confirmé aussi par l’abandon de sa politique de concertation sociale : il ne basera plus le pouvoir sur les syndicats comme organes représentants des intérêts corporatistes. Ceci s’explique également par l’affaiblissement du pouvoir exercé sur les travailleurs par les syndicats. En effet, l’alliance avec le pouvoir qui a distingué le syndicalisme argentin (comme le syndicalisme tout court, partout dans le monde) a favorisé aussi la naissance de formes autonomes de luttes (comme celles d’aujourd’hui) qui sont devenues si fortes qu’elles ont discrédité complètement le rôle des diverses « centrales ».
En effet, le péronisme a connu dès son début une autre grande contradiction, qui devait exploser tôt ou tard. Cette contradiction porte justement sur le rôle joué par les syndicats. Nous avons essayé de démontrer que dans l’histoire récente de l’Argentine, il y a toujours eu deux tendances des « mangeurs du populaire » : la première, représentée par le péronisme, tentait d’intégrer le prolétariat, la deuxième, représentée par les différentes dictatures militaires, intervenait pour réprimer brutalement la classe ouvrière quand elle jugeait qu’elle devenait trop indépendante. Le fait que les tentatives d’intégration de la classe ouvrière furent toujours suivies d’épisodes de répression violente doit nous faire comprendre que l’intégration du prolétariat n’a jamais été tellement facile. On a eu beau construire un appareil énorme d’intégration (syndicats, partis, etc.), la classe ouvrière restait en dernière instance autonome. L’industrialisation, sur laquelle Perón s’est appuyé, a fait en sorte qu’il y ait des syndicats « asservis », mais elle a permis aussi le développement « autonome » d’une culture et d’une pratique ouvrières qui ont exprimé des grandes formes de résistance (en vertu d’un processus social autonome).
D’ailleurs ce développement avait d’importantes racines historiques en Argentine. Un petit rappel peut être en l’occurrence utile. L’Argentine se distingue de nombreux autres pays latino-américains, car elle connaît depuis un siècle une forte présence d’une composante de classe. À partir du moment où German Ave Lallemant fonda le journal El Obrero, en 1890, la gauche argentine a exprimé toutes les tendances du mouvement ouvrier (anarchistes, léninistes, internationalistes, social-démocrates). Le bien-être économique de la première moitié du siècle a fait de l’Argentine le refuge de nombreux émigrés politiques européens qui y ont continué leurs activités politiques (19), en construisant les bases d’un véritable mouvement ouvrier. Perón a utilisé les migrants « intérieurs » (la nouvelle classe ouvrière « autochtone » qui provenait de la campagne) contre ce mouvement « historique ». Son but était d’apprivoiser le mouvement en y introduisant les prolétaires les plus faibles, ceux qui n’avaient même pas de chemise (les descamisados). Toutefois ce jeu ne pouvait pas durer longtemps : à cause du processus de classe autonome, il était clair qu’une nouvelle combativité ouvrière devait se manifester. Or, comme celle-ci ne pouvait s’exprimer à travers les syndicats du régime, elle a trouvé d’autres formes d’expression, des formes tout à fait autonomes. Ce que nous observons aujourd’hui, en particulier à travers ce que nous avons vu durant les journées de décembre 2001, n’est que le fruit de la longue histoire de la résistance de la classe ouvrière argentine face à l’exploitation capitaliste.
Aujourd’hui on entend parler de piqueteros, d’assemblée de barrios (quartiers), de vecinos (voisins) qui posent la question d’une résistance très forte face aux différents pouvoirs en place. En réalité ces structures autonomes de classe ont depuis longtemps accompagné le mouvement social argentin, à partir des sociétés de fomento. Contre un pouvoir très lointain (surtout dans les banlieues) et contre l’opposition de régime représenté par les syndicats et les partis, les prolétaires ont dû se doter de formes autonomes d’organisations. Ces formes, comme ces différentes assemblées, sont nées sur la base d’une simple défense des intérêts vitaux des prolétaires. L’Etat n’était pas à même de résoudre les exigences les plus simples de la vie de tous les jours, donc les « voisins » s’auto-organisaient pour faire face à toutes ces questions. Mais ce phénomène s’est élargi au fur et à mesure vers une véritable socialisation. De « privé », il est donc devenu « public ». Même le mouvement des Mères de la place de Mai est né sur la base de cette même dynamique. Les mères se sont mobilisées à cause d’un drame personnel (la disparition de leurs enfants), mais elles ont su faire de ce problème une affaire publique. En fait, elles ont interrogé directement les fonctionnaires, elles ont mis en cause l’ordre des choses et ont proposé aussi la transformation des relations sociales et politiques. Le caractère politique de leur mobilisation est souligné aussi par le lieu qu’elles ont choisi pour leurs manifestations : un lieu « public » par excellence, le siège du gouvernement en Argentine, la place de Mai. Ce n’est pas un hasard si elles ont su jouer un rôle de premier plan également dans les événements les plus récents.
On peut donc parler d’une véritable tendance très originale du mouvement social argentin. Cette tendance a vu le jour grâce aux conditions particulières de l’évolution politique et sociale du pays. On peut définir cette tendance comme une forme de lutte de classe qui est beaucoup moins politique que sociale. Elle ne fait rien d’autre que porter sur la scène publique des problèmes matériels, de survie, qui étaient auparavant résolus dans la sphère de la famille ou de voisinage. C’est une lutte de classe « classique », c’est-à-dire « immédiate ». C’est pour cette raison que beaucoup d’observateurs sont prêts à condamner la lutte argentine pour son caractère « limité », « réformiste » et même « réactionnaire ». On connaît la chanson ! Nous ne portons pas de jugement, nous nous limitons à observer que ce mouvement, tout en montrant des contradictions, des limites, est quand même en train d’exprimer de nouvelles formes d’action et de pratique collective.
La question est de savoir s’il parviendra à élargir cette pratique collective pour la faire devenir un pouvoir « constituant », c’est-à-dire s’il saura créer une autre société. Pour l’heure, il semble bien loin de cette perspective. Nous n’avons pas eu vent de formes concrètes de contre-pouvoir, celles-ci semblant rester toujours très étriquées, n’impliquant pas l’ensemble de la classe. Mais il est certain qu’il s’agit d’une étape non négligeable dans l’histoire du mouvement prolétarien argentin. Même si elle n’atteint pas le niveau « révolutionnaire » elle représentera un événement très important dans la mémoire de la classe. C’est pourquoi les capitalistes argentins ont eu réellement peur. Ils savaient bien qu’ils ne pouvaient pas récupérer le mouvement du cacerolazo avec leurs outils habituels (syndicats et partis). Ainsi, il est clair que le niveau de lutte de la classe a déjà dépassé les bornes que l’on avait coutume de lui poser.
Une fois compris cela, les hommes politiques argentins ont tout de suite (en bons démocrates) pensé à l’autre versant de la médaille, c’est-à-dire à la répression. Ils ont d’abord ensanglanté les rues argentines pour faire peur aux manifestants, et ensuite ils ont laissé entendre qu’une répression encore plus violente pouvait très bien être mise en place. Une police de province, créée pour combattre la délinquance, fait déjà rage dans les quartiers en semant la peur et en perpétrant des délits. Elle est définie par les Argentins comme la « police maudite », parce qu’elle s’en est prise souvent aux personnes, surtout aux militants. Elle constituera la masse de manœuvre contre le mouvement quand il sera jugé opportun de créer un véritable régime dictatorial. C’est ce qui se produira quand la question prolétarienne commencera à devenir sérieuse.
Pour l’heure, l’éventualité d’un coup d’Etat militaire ne semble pas du tout écartée. On brandit encore une fois le spectre de la réaction contre la classe ouvrière argentine : quand l’intégration ne marche plus, il y a le bâton. Les « mangeurs du populaire », nationaux ou internationaux, sont toujours les mêmes.
Annexes
LES PARTIS ET LES SYNDICATS ARGENTINS
Il est bien difficile de démêler l’écheveau de ce qu’on peut appeler des partis mais qui sont plutôt des clans qui se disputent les prébendes du pouvoir. Pratiquement tous se réclament de l’héritage du péronisme, sans que cela ait gardé une relation quelconque avec la doctrine péroniste. Il ne s’agit plus que d’un argument électoral appuyé sur un clientélisme souvent basé sur des bases provinciales, les « leaders » étant pour la plupart des gouverneurs de province corrompus et omnipotents. Les deux courants qui, au moment des événements de décembre, se disputent le pouvoir sont d’un côté les « justicialistes », le parti péroniste de Carlos Menem et d’autres qui reviendront à la surface, de l’autre l’Alliance, une coalition entre l’Union civique radicale (UCR, le parti radical de Ferdinand de la Rúa) et le Front pour un pays solidaire (Frepaso), une coalition de dissidents péronistes.
Les groupes d’extrême gauche sont aussi divers que ce que l’on peut connaître ailleurs avec les courants trotskystes ou maoïstes ; les anarchistes, après la lointaine période de gloire de la Fédération ouvrière régionale argentine (Fora) anarcho-syndicaliste, ne représentent plus guère une force politique ou syndicale. Une organisation anarchiste, l’Organisation socialiste libertaire (OSL) pourra écrire : « Nous n’avons pas de mode d’action, ni de rupture en cas d’insurrection auto-organisée. Ce qui met aussi en évidence le fait que la gauche en général n’a pas été considérée comme un interlocuteur valable par le “peuple” insurgé… » Selon ce même article, les manifestants auraient « supprimé la parole ». On ne saurait mieux exprimer le fossé entre les « révolutionnaires organisés » autour de leur idéologie et le mouvement de base qui se construit à partir de la situation concrète de ses participants pour résoudre les problèmes de leur vie dans cette situation.
En janvier, un groupe, Démocratie ouvrière, lance un appel pour un Congrès national ouvrier ; il l’adresse à des « organisations révolutionnaires » PO (Parti ouvrier), la Gauche unie, PTS (Parti des travailleurs pour le socialisme), MAS (Mouvement vers le socialisme), FOS, Convergence socialiste, pour « coordonner tous les secteurs en lutte » appelant d’autres organisations à se joindre à eux, y compris les flics ; ils agissent comme si le mouvement ne s’organisait pas de lui-même, sans doute pas à leur convenance. Séparément de ces groupes influencés par le trotskysme ou le léninisme, le PCR maoïste domine le Corriente clasista combativa (CCC) actif dans le mouvement des piqueteros.
Les trois principaux syndicats argentins dérivent tous du péronisme et s’en réclament plus ou moins :
La CGT (Confédération générale du travail) reste la confédération syndicale officielle ; elle est toujours du côté du gouvernement, quel qu’il soit, et avait même conclu des accords avec les autorités au temps de la dictature militaire. Ses dirigeants sont étroitement liés au monde patronal ; pourtant, pour diverses raisons, ceux qui ont encore du travail y adhèrent massivement.
La CGT-Moyano est une confédération syndicale dissidente de la CGT qui s’est accolé le nom du leader du syndicat des camionneurs, Hugo Moyano, qui a provoqué la scission, à cause précisément des liens étroits du syndicat avec les gouvernements. Elle est tout aussi bureaucratique que la maison mère, mais joue sur son opposition populiste en organisant des grèves générales limitées bien contrôlées pour obtenir des concessions mineures du pouvoir.
La Confédération des travailleurs argentins (CTA) est basée sur un rejet plus net de la CGT. Elle domine dans le secteur public, notamment dans l’enseignement (ATE, Association des travailleurs de l’Etat). Cette confédération est beaucoup plus militante et tente d’utiliser les organisations plus radicales, étant fortement impliquée dans les organisations de chômeurs et les piqueteros. Mais là aussi, l’action doit mener à la négociation et on y trouve la distance traditionnelle entre la bureaucratie et la base. Elle serait proche du Frepaso qui se situe au centre-gauche gouvernemental (si tant est que ces définitions aient un sens en Argentine)
D’une certaine façon, l’Argentine ouvrière pratique une « culture de la grève » : en témoigne la répétition des grèves générales, souvent décidées d’un jour à l’autre, très suivies et très inefficaces. Dans la dernière période, elles ont tiré leur efficacité nouvelle des « débordements », notamment des piqueteros. La crise actuelle a largement relativisé leur influence. Absence remarquée : aucun de ces syndicats, même les plus populistes, ne se montrera dans les événements des 19 et 20 décembre sauf pour lancer une grève d’une journée a posteriori contre l’état de siège. Bien plus, ultérieurement ils tenteront par divers moyens d’empêcher les mouvements de piqueteros de rejoindre le mouvement des assemblées ; tout comme le jeu politique entre les différentes factions des lambeaux du péronisme, leur attitude dans le mouvement actuel restera peu claire, entre hostilité et récupération, voire la distorsion vers des objectifs légaux, en tout cas très intéressée.
QUELQUES DONNÉES DE BASE SUR L’ARGENTINE
(Les chiffres sont ceux de 1996, c’est-à-dire avant la reprise éphémère et trompeuse qui a précédé la chute libre actuelle pour laquelle aucune donnée ne peut traduire la réalité. Les éléments de comparaison sont donnés par rapport à la France de cette date.)
… | Argentine | France |
---|---|---|
Population | 35 millions | 59 millions |
Superficie | 2,8 millions de km2 | 550.000 km2 |
|||(5 fois la France)|
|Densité |12,6 hab/km2 |106 hab/km2|
|Autour de la capitale |12 millions | 10 millions|
||(1/3 du total)| (1/6 du total)|
|% des terres cultivées |13% |35%|
Répartition des activités :
agriculture 11% de la population active, produisant 5 % du PNB.
Mines et industries 29 % de la population active, produisant 30 % du PNB.
Services 60 % de la population active, comptabilisé pour 63 % du PNB.
L’Argentine est un pays très riche du point de vue agricole, ce qui n’est pas un des moindres paradoxes pour une population dont plus de la moitié actuellement doit piller, troquer ou mendier pour un minimum de survie.
L’étendue de l’Argentine depuis les tropiques jusqu’à la Terre de Feu et depuis l’Atlantique jusqu’aux sommets andins offre une grande diversité de climats et de productions. On peut la définir par son rang mondial dans : le blé (13), les bovins (5), la canne à sucre (13), les céréales (sauf blé et maïs) (14), le coton (12), le maïs (8), les oranges (14), les ovins (17), le thé (10), les vins (3).
Outre des ressources minières importantes, l’Argentine pourrait être auto-suffisante en pétrole et en gaz naturel. Elle dispose en outre de possibilités importantes de production d’électricité, notamment hydraulique bien que les pays néo-colonisateurs aient réussi à lui imposer deux centrales nucléaires.
Le PNB par habitant, de 8 300 dollars (9 000 euros), est le tiers de celui de la France, mais équivaut presque à celui du Portugal ou de la Corée du Sud, au double de celui de la Pologne, et est largement supérieur à celui de tous les pays d’Amérique latine (presque trois fois supérieur à celui du Brésil). Par rapport au PNB, c’est la troisième économie d’Amérique latine, mais tout ceci doit être relativisé lorsqu’on sait que 40 % de l’économie est souterraine. On estime aujourd’hui que le PNB par habitant pourrait tomber à 3 500 dollars (4 000 euros), derrière celui du Mexique et du Chili, au niveau de celui du Brésil. Toutes ces données montrent que ce qui se passe en Argentine est plus à rapprocher de la situation des pays industrialisés que de celle des pays sous-développés, bien que la richesse provienne encore) des exportations de production agricole brute.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’y a pas de domination économique des Etats-Unis, qui pèsent autant que l’Union européenne pour les importations et bien moins pour les exportations (10 % contre 30 %) ; l’Argentine exporte vers les Etats-Unis 35 fois moins que le Mexique. Même si l’Argentine est le pays du monde à posséder le plus de dollars (700 dollars par habitant contre 6 au Brésil, en tout 25 milliards de dollars), les investissements européens dépassent largement ceux des Etats-Unis ; les pays de l’Union européenne sont ceux qui ont le plus largement profité des privatisations, et contrôlent des secteurs importants de l’économie.
Quelques remarques sur les structures de classe (chiffres de 1994). A cause de la loi sur les héritages, la moitié des fermes ont été divisées et sont de trop faible dimension pour être économiquement viables dans la compétition internationale. Mais pour les grandes exploitations agricoles, les fermiers agissent plus en propriétaires fonciers qu’en exploitants commerciaux insérés dans des circuits industriels, et ont toujours en ce sens un poids politique dans les destinées de l’Argentine. De même, les petites entreprises, malgré une certaine concentration industrielle dans les secteurs précédemment étatisés et privatisés dans la période Menem, emploient 60 % des travailleurs argentins.
De 1970 à 2001, le chômage est passé de 7 % à 20 % de la population active (chiffres officiels, la réalité étant certainement bien au-delà), la population considérée vivant dans la misère est passée de 200 000 à 5 millions (15 % de la population totale) et celle vivant dans la pauvreté de 1 million à 14 millions (40 % de la population). En raison de l’effondrement du système éducatif qui, autrefois passait pour le modèle pour l’Amérique latine, l’analphabétisme est passé de 2 % à 12 %. Pour compenser la descente dans la pauvreté, le clientélisme a multiplié les emplois de fonctionnaires qui est passé de 5 % de la population active à 32 % et est une des causes des difficultés financières insolubles des provinces. Les plus riches disposent depuis longtemps de comptes en dollars à l’étranger, évalués à un total de 120 milliards de dollars, l’équivalent de la dette extérieure.
L’EFFONDREMENT DU RÊVE OUVRIER ARGENTIN
Quand son mari Juan fut élu pour la première fois président en 1946, Evita Perón rêva d’un futur mirobolant pour les travailleurs argentins. Elle dressa les plans d’une cité jardin de pavillons pour des milliers de familles pauvres.
Aujourd’hui, les espoirs de prospérité que les Perón avaient envisagé pour les « descamisados », les « sans-chemises » pauvres qui vinrent vivre dans la cité modèle de Ciudad Evita, se sont écroulés. C’est maintenant seulement un bidonville qui métastase à la lisière de la banlieue sud-ouest de Buenos Aires. Une récession inexorable de quatre années a frappé durement La Matanza, un secteur industriel qui au cours des dernières années a absorbé Ciudad Evita et se trouve aujourd’hui héberger plus de 2 millions des Argentins les plus pauvres. Le bidonville s’est développé au milieu de la zone industrielle la plus déprimée : des centaines d’usines, d’entrepôts et d’ateliers encore actifs il y a cinq ans à peine, sont à l’arrêt et fermés. Les salaires ont plongé et le chômage a grimpé jusqu’à 80 % dans quelques secteurs du voisinage.
On peut comprendre aisément pourquoi c’est aussi d’un de ces quartiers, les « barrios », parmi les plus pauvres qu’est surgi le mouvement de protestation qui s’est répandu partout lorsqu’une nouvelle génération de « sans-chemises » renversa le gouvernement impopulaire de de la Rúa. Omar Mostafav se souvient comment il emménagea à Ciudad Evita, quittant le district sordide près de la rivière ; c’était une vraie promotion pour sa famille. C’était en 1953, l’année suivant la mort d’Evita, alors que Perón commença l’attribution des 5 000 premiers pavillons.
Ciudad Evita était caractéristique de l’utilisation par Perón du pouvoir d’Etat pour gagner la loyauté de la classe ouvrière par une sorte de clientélisme. Vénéré par les pauvres mais honni par les classes possédantes traditionnelles autant que par les affairistes du pouvoir, les Perón supervisèrent l’industrialisation, fondèrent des hôpitaux et lancèrent des programmes de sécurité sociale.
Aujourd’hui il ne reste pas grand-chose de l’héritage de Perón, détruit par une série de crises économiques qui ont culminé mardi avec la destitution du gouvernement. Mostafav actuellement s’occupe de trois soupes populaires et sept centres de vêtements d’occasion pour les pauvres et déclare : « Bientôt nous allons ouvrir trois autres soupes populaires car le nombre de gens qui ont faim augmente sans cesse. »
Avec l’économie de l’Argentine se rétrécissant presque aussi rapidement qu’elle s’était developpée dans les années du boom économique du début des années 1990, quelque 2 000 Argentins rejoignent chaque jour les pauvres du pays, à la mesure des familles qui doivent vivre avec un moins de 480 dollars par mois (environ 500 euros). En novembre, l’activité industrielle a chuté nationalement de près de 12 % mais les industries traditionnelles comme celles de La Matanza (automobile et textile) se sont contractées encore plus, respectivement 43 % et 37 %.
« C’est devenu si dur qu’il n’est pas seulement difficilede vivre, il est difficile de mourir », nous dit Claudio Palermo, un activiste syndical local qui organise des centres d’aide communautaires. « Un cercueil coûte 200 dollars (250 euros) ; quelques familles ne gagnent même pas cela en deux ou trois mois. »
Dans une rue poussiéreuse remplie d’ordures, où s’alignent des cabanes bâties avec des caisses d’emballage et de la toile goudronnée, Julio Mercader passe ses jours à errer : « J’ai sept frères et seulement l’un d’eux et mon père ont un travail », nous confie ce charpentier de 32 ans. « Autour de nous, le chômage est plus près de 70 % ou 80 %. » Comme beaucoup , Mercader essaie de se débrouiller avec le traditionnel « changa », le travail noir : faire le taxi, charger des camions, n’importe quoi, rien n’étant déclaré aux autorités. Mais maintenant il y a un problème depuis que le gouvernement a fixé un maximum de 1 000 dollars (1 100 euros) de retrait en espèces des comptes en banque. Tous les paiements au dessus de ce montant sont supposés être faits par chèques ou carte de crédit, ce qui élimine pratiquement le travail au noir. Comment cela le concernet-il ? Mercader hausse les épaules. Il n’a même pas un compte en banque.
Il n’est pas surprenant que La Matanza soit devenue la capitale de ce que l’Argentine appelle les piqueteros, protestataires qui se trouvèrent cette semaine à l’avant-garde de la rébellion populaire : « Nous devons protester parce que, pour les autorités, nous n’existons pas », dit Norma Portilla, 30 ans, une des voisines de Mercader dont le centre communautaire est hébergé dans un hangar de tôle ondulée près d’un égout puant que les voisins nomment par dérision « Río Hermoso » « la Belle Rivière ». « Ils ne ramassent pas les ordures, nous avons eu l’électricité l’année dernière et les enfants vont à l’école seulement parce qu’on leur donne un repas. »
A Ciudad Evita, le buste de la fondatrice, encore révérée comme une sainte et une héroïne ouvrière, orne le coin de la rue et les pavillons d’origine existent toujours,avec leurs jardins propres et bien entretenus. Mais la plus grande partie sont occupés par des officiers retraités de l’armée, ceux-là mêmes qui ont mis au pas les travailleurs et qui ont emménagé là après que Perón fut destitué par le coup d’Etat de 1955…
Motoqueros. Les coursiers motocyclistes au service du mouvement
Les motoqueros, les coursiers motocyclistes, ont joué un rôle particulier dans le soulèvement, d’abord de manière inorganisée puis en tant que force organisée, distribuant de l’eau, des citrons et des pierres, transportant les blessés hors de la zone de danger alors que les ambulances ne pouvaient pas passer, et participant aux attaques contre les flics. Deux d’entre eux au moins ont été tués par balles.
80 % des 58 000 motos de Buenos Aires servent au transport du courrier ou des personnes. Un an et demi auparavant, les coursiers (motocyclistes, vélocyclistes et simples commissionnaires) avaient créé leur propre syndicat : Simeca, un syndicat autonome indépendant de l’appareil bureaucratique, sans dirigeant et sans fonctionnaire rétribué, sis dans le local de Hijos (1), une organisation de défense des droits de l’homme militant contre l’immunité des militaires, dont certains des fondateurs de Simeca sont issus.
Dix agences de courses sur les onze existantes n’ayant pas versé les salaires du mois précédent, les motoqueros tenaient une assemblée le mercredi 19 décembre [2001]. Après l’allocution du président De la Rúa où celui-ci proclamait l’état de siège, ils se ralliaient tout d’abord aux concerts de casseroles, puis établissaient le lien entre les manifestants en allant d’une place à l’autre. Le lendemain, des milliers de motoqueros se rendaient au travail, mais ne pouvaient rejoindre leur poste habituel dans le centre ville à cause des combats de rue et des gaz lacrymogènes. Ils se formaient alors en groupes sans qu’il n’y ait eu aucun mot d’ordre pour cela ; trois groupes d’environ quarante motos chacun se dirigeaient vers le centre. Une coordination s’organisait spontanément à l’annonce du premier motoquero tué, et se rendant sur les parkings des agencess, ils appelaient les autres coursiers à se joindre à eux. Ils se retrouvaient bientôt jusqu’à une centaine de motos, et attaquaient les flics tous ensemble, obligeant ceux-ci à se retirer partiellement.
Les coursiers motocyclistes ont l’habitude d’échapper aux flics, et leur mobilité leur permirent d’obtenir de nombreuses informations, par exemple sur les agissements des flics en civil qui – tout à fait dans le style de la dictature – tiraient sur la foule à partir d’automobiles privées munies de plaques d’immatriculation camouflées. Ils pouvaient prévenir des déploiements policiers et des attaques, devenant ainsi les services de renseignement et de liaison du mouvement. Le 28 décembre, les motoqueros participaient en tant que bloc organisé à la mobilisation qui mettait fin à la brève période en fonction du président Saá. Sous les applaudissements de la foule, ils firent le tour de la place dans un concert de klaxons. Toutefois, ils n’ont absolument pas encore fait usage de leur véritable force : « Nous manipulons l’argent des entreprises, apportons les documents et les factures. Nous en grève, le centre des affaires est immobilisé. Et nous sommes furieux à cause des morts. »
(Texte traduit de l’allemand, paru dans le supplément au n° 63 (mars 2002) de Wildcat-Zirkular : « El Argentinazo. Aufstand in Argentinien » (El Argentinazo. Insurrection en Argentine), p. 8)
POUVOIR ET RAPPORTS SOCIAUX DANS LA PROVINCE de TUCUMÁN
Bien que datant du 21 février 1996, cet article du Financial Times donne un aperçu de la situation politique et sociale en Argentine et des rapports entre la province et la capitale ; la province de Tucumán dont il est question dans cet article est située dans l’extrême nord ouest du pays.
« (…) Le gouverneur de Tucumán, le général Antonio Domingo Bussi, aime recevoir ses visiteurs avec un pistolet négligemment posé sur son bureau. Quelques-uns des portiers à l’entrée du siège du gouvernement, un magnifique palais de style français, vous font le salut militaire, bien que l’Argentine soit une démocratie depuis trois ans.
Le général Bussi a été élu en 1995 gouverneur de Tucumán, une province dominée par la production du sucre de canne, par une population exaspérée par des décades de chicaneries politiques et de fiasco économique.Cette province autrefois riche a maintenant un taux de mortalité infantile de 27 pour mille, le double du taux de la capitale fédérale, Buenos Aires.
Le gouverneur précédent, un péroniste, un cireur de chaussure du coin qui fut une pop star avant de devenir un politicien, conduisit la province au bord du gouffre. Les élections provinciales de juillet 1995 qui amenèrent au pouvoir le général Bussi, candidat du parti Force républicaine, furent tenues sur un arrière-plan de protestations violentes des fonctionnaires descendus dans les rues pour demander le paiement de mois de salaires arriérés.
Ce n’est pas la première fois que le général Bussi débarque au Tucumán. La dernière fois, ce fut en 1976, lorsqu’au plus fort de la « guerre sale » qui vit des milliers d’Argentins tortués et assassinés par le gouvernement militaire, le général fut envoyé au Tucumán pour écraser la guérilla locale. Le succès de cette « campagne militaire » fit pour maints Argentins du général Bussi un symbole de la répression. « Je suis un soldat professionnel, rétorque le général Bussi. J’ai servi la nation comme membre d’un gouvernement constitutionnel pendant une période dramatique de notre vie politique…Chacun est propre juge de ses actions. Mes actions concernaient le Tucumán et le peuple du Tucumán m’a jugé en votant pour moi »
« Les gens voulaient l’ordre, constate Raquel Carlino, journaliste au quotidien local SigloXXI. Ils voulaient un militaire pour balayer toute la corruption. »
L’idée que seul un « homme fort » pourrait réparer des générations de malaise institutionnel pourrait aussi s’appliquer au gouvernement fédéral. Lors de la campagne pour les élections de gouverneurs l’an passé, le président Carlos Menem, un péroniste, lâcha le candidat péroniste local pour soutenir le général Bussi. Il pensait que c’était juste l’homme qu’il fallait pour maîtriser les dépenses publiques et remettre le Tucumán sur pieds.
La Banque mondiale paraît avoir soutenu alors une position identique. En novembre 1995, elle a publié un document intitulé : « Revitaliser l’économie du Tucumán », ce qui avait coïncidé avec l’ascension de Bussi au pouvoir de la province. Ce projet de réforme reflétait ce qui était envisagé pour toutes les provinces par le ministre de l’économie, Domingo Cavallo.
La potion est amère. Les recommandations comprennent :
diminution des dépenses publiques d’un quart par des licenciements et réductions de salaires. Sur 400 000 travailleurs du Tucumán, 80 000 sont employés d’Etat et
80 000 sont au chômage. Les quatre cinquièmes des dépenses de la province sont des salaires, ce qui laisse bien peu pour la gestion des infrastructures et des services ;
privatiser la banque provinciale en faillite, pendant l’outil du clientélisme politique, de dépenses sans contrôle et de corruption. Privatiser aussi les systèmes de distribution de l’eau et de l’électricité totalement inefficaces ;
le transfert du système de retraite de la province (qui a un déficit de 4 millions de dollars chaque mois [4,5 millions d’euros]) au gouvernement fédéral, le système étant ingérable en raison d’un niveau inégalé de fraude et de distribution plus que généreuse d’avantages ;
la suppression de subventions à une industrie sucrière non concurrentielle ;
la suppression des taxes diverses pour encourager l’entreprise privée.
Selon la Banque mondiale des mesures radicales semblables sont vitales, la province ayant un déficit de 15 millions de dollars (17 millions d’euros) pour un revenu de seulement 75 millions de dollars (80 millions d’euros). Depuis 1985, le nombre des agents provinciaux a doublé sans que les services rendus aient été améliorés.
Quelques-unes de ces recommandations ont déjà été mises en application par les administrations précédentes et présentes. Certains services provinciaux ont été privatisés mais des polémiques ont surgi lors de la privatisation du réseau d’eau potable. La banque provinciale est sur le point d’être privatisée et une décision de transfert du système de pensions déficitaire est pendante devant la cour suprême.
A en juger par les centaines d’officiels qui tournent en rond sans but autour du Palais du gouvernement, bien peu a été fait pour élaguer dans le poids des effectifs employés par la province. Au lieu de cela, le général Bussi a imposé une réduction « volontaire » de 5 % à 10 % des salaires. Il explique que « c’est mieux pour beaucoup de gagner moins que pour moins de gagner plus ».
Mais la recette du général Bussi pour réactiver l’économie s’éloigne de l’orthodoxie de la Banque mondiale quand on aborde le sujet de la « production ». Pour des mesures critiquées par quelques économistes comme inspirées de la planification étatique démodée, il a nommé un ministre de la production pour élaborer un programme d’investissement pour le secteur privé.
Ceux qui sont intéressés par ces projets, qui vont d’une usine d’engrais à des exportations horticoles, pourront ainsi bénéficier de l’aide de la province… Le
général pense que le Tucumán est une province riche par la fertilité de son sol
et le bénéfice d’un micro-climat, et qu’elle devrait pouvoir augmenter considérablement sa production. L’essor spectaculaire de la production de citrons, qui a fait de la province un des plus grands exportateurs mondiaux, donne quelque crédit à son optimisme.
Le monde des affaires l’est beaucoup moins. Le président de la Fédération patronale du Tucumán souligne que la fin de l’hyperinflation des dernières années a fait ressortir le manque de compétitivité des provinces lointaines et oubliées de l’Argentine. « Le processus actuel nous saigne à blanc », déclare-t-il en évoquant le chômage grandissant qui touche présentement un Tucumani sur cinq.
C’est là que réside le problème : « Naturellement je ne pense pas que nous devons avoir une telle bureaucratie publique. Mais en même temps, avec un tel niveau de chômage, nous ne pouvons pas envisager des licenciements massifs. Où tous ces gens iraient-ils ?. L’Etat joue un rôle social. Le secteur privé ne peut tout simplement pas les employer. »
La dette : l’exemple de l’empire ottoman et de l’Egypte au XIXe siècle
Un retour même schématique sur l’histoire de l’endettement de l’Empire ottoman et de l’Egypte est instructif. Les liens qui unissaient l’Empire ottoman et l’Egypte étaient le désir commun des couches dirigeantes de l’époque d’entrer dans le monde moderne de l’Europe industrielle. Seulement pour entrer dans ce monde, il faut investir et, pour investir, il faut s’endetter. L’Egypte, sous la direction de Mohammed Ali, avait la plus grande défiance vis-à-vis de l’endettement ; l’Egypte devait compter sur ses propres forces pour son accumulation primitive. Pour y parvenir, elle va créer des manufactures d’Etat, embryon d’un capitalisme d’Etat, suivant en cela l’expérience japonaise de l’ère Meiji. Les successeurs de Mohammed Ali, et notamment Khédive Ismaïl, vont s’engouffrer, à partir de 1854 et surtout après 1864, dans une série d’emprunts dépassant amplement les capacités de remboursement de l’économie égyptienne de l’époque.
De son côté, la dette ottomane prend effet à la même époque, soit plus précisément dès 1856. L’obsession de la classe dirigeante ottomane était d’imiter l’Europe. Pour cela elle va lancer le mouvement du « Tanzimat » (réorganisation) qui va remplacer le droit islamique par le droit napoléonien (sauf celui de la famille). L’Egypte est entraînée dans ce mouvement du fait qu’elle dépend de l’Empire ottoman en matière juridique.
Les finances de l’Empire ottoman commencent à se détériorer, conséquence des aventures militaires qui coûtent de plus en plus cher à l’Etat. Le système de fiscalité n’étant pas opérant, il ne permet pas des entrées régulières et pousse l’Empire vers l’endettement et l’ouverture au « libre-échange ». De son côté, l’Egypte de Mohammed Ali accumule les défaites militaires, et les bases encore fragiles de son accumulation primitive ne vont pas résister à la collusion entre la Grande-Bretagne et l’Empire ottoman. L’Egypte entre dans le « monde moderne à genou ».
Les monopoles d’Etat sont démantelés, les dettes initiées à partir de 1854 en Egypte et dans l’Empire, croîtront rapidement. En 1876, l’Egypte entre en cessation de paiement (1) ; sa souveraineté même est mise en cause. En 1882, la Grande-Bretagne occupe le pays, et l’Empire ottoman se trouve dès 1880 placé en coupe réglée (le conseil d’administration de la dette publique ottomane est institué et deviendra un organisme de tutelle économique aux mains des puissances européennes). L’Empire ottoman était lui aussi en rupture de paiement dès 1875.
Au XXe siècle, l’Egypte d’Abdel Nasser entreprendra une nouvelle expérience de capitalisme d’Etat infructueuse, qui se terminera par un recours massif aux capitaux étrangers. La Turquie d’Ataturk, dans la première moitié du XXe siècle, se construira avec un recours limité à l’emprunt étranger ; ses successeurs feront l’inverse et entraîneront la Turquie dans un marasme quasi permanent depuis 1978.
NOTES
(1) Une des sources directes d’informations est donnée par le site Internet : http://argentina.indymedia.org/news. Ce site en espagnol donne des traductions (très mauvaises) dans différentes langues (pas en français).
(2) Associación Madres de Plaza de Mayo.
Site : www.Madres.org
Courriel : madres@satlink.com
(3) Les ingrédients essentiels de la crise de la dette sont apparus entre 1979 et 1981. Les Etats-Unis et d’autres pays de l’OCDE ont relevé les taux d’intérêt, ce qui a directement accru la dette latino-américaine, en grande partie assortie de taux variables. Attirés par des taux plus élevés ou craignant les risques d’instabilité, les Latino-Américains ont transféré leur argent à l’étranger : l’argent des nouveaux prêts est retourné à Miami. La fuite des capitaux a commencé bien avant le véritable déclenchement de la crise (voir Ramsès 93).
(4) Le président de l’époque de la Citicorp : Walter Wriston.
(5) Il est caractéristique de voir que l’onde de choc de la crise asiatique et la récession américaine ont laminé les résultats économiques de l’Amérique latine sur la période 1998-2001. Le taux de croissance moyen des dix grands pays de la zone n’a atteint que 1,6 % l’an.
(6) Marché commun du Sud (Mercosur, 1991) qui comprend : l’Argentine, le Paraguay et l’Urugay. La Bolivie est associée.
(7) « Si la chute ou la montée des cours de ces titres n’a pas de rapport avec le mouvement de la valeur du capital réel qu’ils représentent, la richesse d’une nation est aussi grande avant leur dépréciation ou la hausse de leur valeur qu’après. » (Le Capital, t. III, éd. Moscou, p. 493). En effet, si le taux de croissance avant et après la crise n’est pas affecté, il n’en résulte pas moins une baisse temporaire de la production pendant dette crise. Si la crise n’avait pas existé, la production aurait continué de croître.
(8) Voir ci-dessous (dans le paragraphe « Les privatisations à marche forcée ») les cas d’YPF (entreprise publique pétrolière) et d’Aerolíneas Argentinas.
(9) Il faut remarquer que ce même Cavallo, dont le rôle fut si funeste à l’économie argentine à la fin de la dictature (il fut président de la Banque Centrale durant 54 jours à partir du 2 juillet 1982, en participant activement à l’étatisation de la dette privée), a occupé à deux reprises le poste de ministre de l’économie par la suite. Une première fois entre 1991 et 1996 pendant la présidence de Menem, il a ancré la monnaie argentine au dollar et a développé un vaste programme de privatisations.
(10) Il faut relever l’accord complet des autorités des Etats-Unis avec cette politique d’endettement. Ils y ont vu dès le début le moyen de gagner en influence dans ce pays. Les maîtres d’œuvre argentins de la politique d’endettement voulaient obtenir des prêts des banques privées ; le gouvernement exigeait des entreprises publiques argentines qu’elles s’endettent auprès des banquiers privés internationaux.
(11) Le cas de l’industrie automobile est caractéristique. L’Argentine fut un des premiers pays au monde à s’équiper d’un parc automobile important (années 1919-1930). Dans les années 1930 s’était développée une industrie automobile de capital national avec ses propres modèles, tels que Di Tella, qui peupla les routes argentines, ou l’entreprise d’Etat IME. En décembre 1958, le gouvernement de Frondizi officialisa l’installation en Argentine de 20 firmes automobiles étrangères (américaines. et européennes) et leur permit de rapatrier les profits. Ce fut l’achèvement de l’industrie automobile du pays.
(12) En général, les sommes fabuleuses empruntées aux banquiers du Nord étaient immédiatement replacées sous forme de dépôts auprès de ces mêmes banquiers ou auprès de banques concurrentes. 83 % de ces réserves furent placées en 1979 dans des institutions bancaires situées en dehors du pays. Les réserves s’élevèrent à 10 138 millions de dollars et les placements dans les banques extérieures, à 8 410 (via les marchés financiers nord-américain et européen sur lesquels sont émis les emprunts argentins, les capitalistes argentins achètent des titres de la dette argentine avec l’argent qu’ils ont sorti du pays) et perçoivent une partie des remboursements. La même année, la dette extérieure passait de
12 496 millions de dollars à 19 034 millions de dollars (Olmos, 1990,
p. 171-172). Dans tous les cas, l’intérêt perçu pour les sommes déposées était inférieur à l’intérêt dû pour les sommes empruntées.
(13) Les entreprises privées argentines et les filiales argentines des multinationales étrangères avaient également été encouragées à s’endetter sous la dictature. La dette totale privée s’est élevée à plus de 14 000 millions de dollars. Figurent parmi ces entreprises endettées, les filiales argentines de sociétés multinationales : citons Renault, Mercedes-Benz, Ford Motor, IBM, City Bank, First National Bank of Boston, Chase Manhattan Bank, Bank of America, Deutsche Bank. L’Etat argentin a remboursé les créanciers privés (c’est-à-dire leur maison mère) de ces entreprises.
Bref, le contribuable argentin rembourse la dette contractée par les filiales des multinationales auprès de leurs maisons mères ou des banquiers internationaux. On peut soupçonner les multinationales d’avoir créé une dette de leurs filiales argentines par simple jeu d’écriture. Les pouvoirs publics argentins n’ont aucun moyen de contrôle sur ces comptes.
(14) Ce numéro du Monde diplomatique de juillet 1987 permet, indépendamment des théories qu’il essaie de démontrer, de voir qu’il était relativement aisé de prévoir les événements qui vont survenir ultérieurement.
(15) Il serait intéressant d’ouvrir une parenthèse pour comprendre, une fois pour toutes, ce que veut dire le mot « fascisme », terme dans lequel on retrouve des expériences qui vont de Napoléon Bonaparte jusqu’à Berlusconi en passant par Pol Pot et autres. Nous contestons cette « sauce » du fascisme surtout parce que nous voyons en elle une échappatoire permettant d’éluder les problèmes : on donne un nom « monstrueux » aux faits historiques, on les condamne « moralement » et on ne les étudie pas. On peut rapprocher effectivement Perón du fascisme, ou même du « bonapartisme », c’est-à-dire de systèmes qui ont voulu intégrer les forces prolétaires dans un dispositif général qui avait comme but la « grandeur » de la Nation, au nom de laquelle tous les intérêts particuliers (dont ceux de classe) disparaissent. Mais, encore une fois, il est évident que nous nous trouvons face à des étiquettes fourre-tout, sous lesquelles il faudrait inclure aussi les démocraties occidentales qui ont tenu ce même discours à cette même époque. Mais alors n’est-il pas plus sain de considérer tous ces phénomènes un par un ?
(16) De nombreux manifestants argentins du cacerolazo arboraient comme signe de distinction un drapeau de leur pays ou le maillot de l’équipe nationale de football, ce qui témoigne du fait que cette idéologie nationaliste nourrit encore de vastes franges prolétaires.
(17) Le 16 juin 1975, un coup d’Etat militaire renverse Perón. Bien qu’il ait été appuyé dès le début par des forces franchement réactionnaires, en particulier par l’aristocratie terrienne, le coup d’Etat ne se transformera en dictature militaire qu’en 1976 en passant par une phase de « révolution libératrice ».
(18) Expression empruntée à François Rabelais, Gargantua,
chap. 54.
(19) On se souviendra surtout des anarchistes Errico Malatesta, Severino Di Giovanni, Antonio Soto. Ce dernier organisa la grande grève des ouvriers de Patagonie en 1921.
VOIR AUSSI
Le mouvement des piqueteros. Argentine 1994-2006 (1)
Le mouvement des piqueteros. Argentine 1994-2006 (2)
Le mouvement des piqueteros. Argentine 1994-2006 (3)
@ Gerard
Pour moi tout est dit dans ce paragraphe de votre texte – un paragraphe tiré de The Economist 1994 « Pourtant le changement social le plus dérangeant n’a pas touché les pauvres mais plutôt les classes moyennes argentines, alors encore le pays le plus grand et le mieux nanti de toute l’Amérique latine. Bien que leur niveau de vie ait chuté pendant des décennies, en comparaison avec d’autres pays, les classes moyennes ont bénéficié en Argentine d’une certaine solidarité de la part de la bourgeoisie. C’était alors un monde où l’on avait un emploi pour la vie. Pour toutes sortes de travaux, jusqu’à l’école ou l’Eglise. Les réformes de Menem ont fait voler cela en éclats. Les privatisations ont chassé les cadres moyens de leur emploi ; les boutiquiers ont été mis à la rue par les hypermarchés ; les professeurs de collèges ont dû chercher ailleurs ; les psychanalystes conduisent des taxis et les mères de famille respectables vendent de l’assurance… Un sociologue souligne que les femmes ont été particulièrement touchées et doivent souvent accepter des emplois mal payés pour pouvoir joindre les deux bouts. Le nombre de foyers qui ne vit que des revenus des femmes s’accro »t rapidement, ainsi que le nombre des familles qui doivent prendre en charge les vieux parents… Il est clair que les professionnels des classes moyennes sont ébranlés par ces changements et que la plupart d’entre eux ne décolèrent pas contre l’état des services publics… »
Quelle sera éventuellement l’étape suivante ???? la suite ????