UN MONDE SANS ARGENT : LE COMMUNISME
Chers camarades, voici une contribution théorique, digne de ce nom élaboré en 1975/76 par des militants inconnus pour moi mais dont cette contribution pour l’ époque, ne doit laisser aucun d’ entre nous en dehors de ce socle théorique, qu’il faudrait bien entendu actualiser.
G.Bad
Pour télécharger le texte 480 Ko – 133 pages – en format pdf cliquez ici Texte Gérard
Source : Les Amis de 4 Millions de Jeunes Travailleurs
UN MONDE SANS ARGENT : LE COMMUNISME (1975-1976)
TABLE DES MATIÈRES
I. QU’EST-CE QUE LE COMMUNISME ? Science-fiction ?
II. COMMUNISME OU CAPITALISME ?
Le fil à couper le beurre
Le mode de production capitaliste
La propriété privée
Le profit
Salariat et industrialisation
L’État et le capitalisme
Récupération
Les sauvages
Marx & Engels
III. FIN DE LA PROPRIÉTÉ
Qu’est-ce que la propriété ?
La question agraire
De la pénurie à l’abondance
Transformation des produits
IV. AU-DELÀ DU TRAVAIL
Travail et torture
Science et automation
Société de classe et robotisation
La rémunération
La paresse
Répartition des tâches
Les travaux pénibles
Fin des séparations
Production et consommation
Production et éducation
V. ARGENT ET ESTIMATION DES COÛTS
L’argent
Compliments
Loi de la valeur
Gratuité
Temps de travail
Fantastique
Ascenseur ou escalier
Calcul
Comparaisons
VI. AU-DELÀ DE LA POLITIQUE
Fin de l’État
Les Conseils Ouvriers
La Démocratie
Le cirque électoral
La grève
Le parti
VII. INSURRECTION ET COMMUNISATION
La Violence
L’armée
Vengeance
Reconversion
Rupture
Internationalisme
VIII. PROLÉTARIAT ET COMMUNISME
Lénine
Bourgeois et Prolétaires
En attendant Godot
IX. LE DEVENIR HUMAIN
Histoire
Le Communisme Guarani
Niveleurs
Socialisme Scientifique
L’activité Communiste
Activité et Programme
I. QU’EST-CE QUE LE COMMUNISME ?
Le communisme est la négation du capitalisme. Un mouvement produit par le développement et la réussite même du mode le production capitaliste qui finira par l’abattre et accouchera d’un nouveau type de société. Là où se trouve un monde basé sur le salariat et la marchandise doit advenir un monde où l’activité humaine ne sera plus jamais du travail salarié et où les produits de cette activité ne seront plus objets de commerce. Notre époque est celle de cette métamorphose. Elle réunit les éléments de la crise du capitalisme et tous les matériaux nécessaires à la résolution communiste de cette crise. Décrire les principes du communisme, examiner comment ils permettent d’assurer la vie future de l’humanité et montrer qu’ils sont déjà à l’oeuvre sous nos yeux voilà ce que nous allons essayer de faire.
SCIENCE-FICTION ?
Nous voulons illustrer ce que sera le monde de demain, la société communiste dont nous rêvons. Il ne s’agit absolument pas de rivaliser avec la science-fiction ou le journalisme en écrivant un reportage sur la vie des gens et des bêtes dans le futur. Nous ne disposons d’aucune machine à remonter le temps.
Malgré l’intérêt de la question nous ne pouvons prévoir qui l’emportera dans la guerre qui les oppose, le pantalon ou la robe, le bouillon de légumes ou la soupe aux nids d’hirondelles. A la limite nous ne pouvons même garantir que l’humanité aura bien un avenir. Qui nous assure que nous ne serons pas balayés par une guerre atomique ou un cataclysme cosmique ?
Ceci dit, prévoir reste souhaitable et possible. Nous entendons décrire la société communiste sur la base de ses règles générales de fonctionnement en insistant sur ses différences avec la société présente. Il faut montrer que demain pourra être autre chose qu’un aujourd’hui amélioré ou reconditionné.
Afin de ne pas être trop insipide nous entrerons parfois dans le détail, nous fournirons des exemples. Il ne faudra pas les prendre trop au sérieux. Chacun peut en imaginer d’autres. On peut récuser les nôtres.
L’avenir n’est pas un terrain neutre. Le capital tend à occuper et à se soumettre tout espace social. Il ne peut comme l’imaginent des auteurs de science-fiction organiser le commerce de ses marchandises et de ses salariés entre passé et futur. Il prend sa revanche dans le domaine de la publicité et de l’idéologie. L’on nous invite à vivre le présent à l’heure du futur, à acheter dès maintenant la montre ou la voiture de demain. Les conceptions successives, concurrentes et parfois «anticapitalistes» d’un avenir capitaliste embrouillent notre présent.
Débattre de l’organisation communiste de la société c’est, malgré les risques d’erreur, commencer à soulever la chape de plomb qui pèse sur nos vies.
La vieille question des réactionnaires : « Mais que proposez-vous donc en remplacement ? » doit d’abord être réfutée. Nous ne sommes pas des marchands d’idées. Nous n’avons pas à lancer une société de rechange sur le marché comme on lance une nouvelle savonnette. Le communisme n’est objet ni de commerce ni de politique. Il en est la critique radicale. Ce n’est pas un programme offert, même démocratiquement, au choix des électeurs ou des consommateurs. C’est l’espoir pour les masses prolétarisées de ne plus être réduites à l’état d’électeur ou de consommateur. Celui qui se place en situation de spectateur, qui veut pouvoir juger sans avoir à s’engager s’exclut du débat.
S’il est possible de parler de la société révolutionnaire c’est parce qu’elle est en gestation dans la société présente.
Certains trouveront nos thèses bien folles et bien naïves. Nous n’espérons pas convaincre tout le monde. Si c’était possible ce serait inquiétant ! De toute façon il y en a qui préféreraient se crever les yeux plutôt que de reconnaître la vérité de nos positions.
La révolution prolétarienne sera la victoire de la naïveté sur une science servile et desséchée. Que ceux qui demandent des démonstrations prennent garde. Elles risquent de se faire non pas dans le calme des laboratoires mais violemment et sur leur ventre.
Avant de dire ce qu’est le communisme il convient d’abord de dégager le terrain. Il faut dénoncer les mensonges à son propos et dire ce que le communisme n’est pas. Car si le communisme est une réalité fort simple, si liée à l’expérience quotidienne qu’elle en devient presque palpable, les plus énormes contre-vérités n’ont pas manqué de se développer à son propos. Ce n’est un paradoxe que pour celui qui ignore que dans la «société du spectacle» c’est justement la signification de ce qui est quotidien et familier qui doit être refoulé.
II. COMMUNISME OU CAPITALISME ?
Pour l’opinion courante le communisme serait d’abord une doctrine élaborée au l9e siècle par les deux célèbres frères siamois Karl Marx et F. Engels, qui aurait été perfectionnée un peu plus tard par le fondateur de l’État soviétique Lénine. Elle aurait été appliquée avec plus ou moins de bonheur dans un certain nombre de pays : U.R.S.S., Europe de l’Est, Chine, Cuba… C’est dans ce sens que l’on débat pour savoir si oui ou non la Yougoslavie ou l’Algérie ont des régimes socialistes, capitalistes ou mixtes. Que l’on se rassure ou que l’on se… lamente nous n’allons pas vanter les charmes de ce socialisme ou de ce communisme-là. Nous ne prenons pas des vessies pour des lanternes, la morne grisaille des pays de l’Est ou les délires du culte de la personnalité en Chine pour l’avenir radieux de l’humanité.
LE FIL À COUPER LE BEURRE
Le communisme n’a été fondé ni par Marx, ni par Engels, ni par Ramsès II. Il y a peut-être un inventeur génial à l’origine du fil à couper le beurre ou de la poudre à canon. Il n’y en a pas à l’origine du communisme, pas plus d’ailleurs qu’à l’origine du capitalisme. Les mouvements sociaux ne sont pas affaire d’invention.
Engels puis Marx ont rejoint un mouvement déjà bien conscient de son existence. Ils n’ont jamais prétendu avoir inventé ou la chose ou le mot. Sur la société communiste proprement dite ils n’ont pas écrit beaucoup. Ils ont aidé le mouvement et la théorie communistes à se dégager des brumes de la religion, du rationalisme, de l’utopisme. Ils ont incité les prolétaires à ne pas se reposer sur les plans de tel ou tel réformateur ou les révélations de tel ou tel illuminé.
Les révolutionnaires véritables ne fétichisent pas les idées de Marx et de Engels. Ils savent qu’elles sont le fruit d’une époque déterminée et qu’elles ont leurs limites. Les deux hommes ont évolué et se sont parfois contredits. On peut dire que tout est chez Marx. Il faut être encore capable de trier !
Nous ne prétendons pas être marxistes. Mais nous dénions à ceux qui se prétendent marxistes le droit de s’approprier et de falsifier la pensée de leurs idoles. Lapreuve de l’impuissance des grands hommes face aux mouvements de l’histoire nous est donnée par l’ignoble façon dont l’oeuvre de Marx et de Engels a été déformée pour être utilisée contre le communisme.
Il y a des individus plus doués et plus clairvoyants que la masse de leurs semblables. La société de classe cultive ces différences. Elles se répercutent au sein du mouvement communiste. Nous ne discutons pas pour savoir si ce sont les chefs ou le peuple qui font l’histoire. Nous disons que l’oeuvre de Marx comme celle de Fourier, de Bordiga ou de n’importe quel porte-parole du communisme dépasse le simple point de vue d’un individu. Le communisme ne nie pas les différences de capacité, ne réduit pas les théoriciens à de simples haut-parleurs des masses mais par contre il est l’ennemi acharné et permanent du carriérisme et du vedettariat.
Le communisme n’est ni une idéologie ni une doctrine. De même qu’il y a des actes communistes il y a aussi des paroles, des écrits, une théorie communiste, mais l’action n’est pas l’application de l’idée. La théorie n’est pas le plan préétabli d’un combat ou d’une société qu’il conviendrait de faire passer le mieux possible dans les faits. Le communisme n’est pas un idéal.
Les pays qui se proclament marxistes-léninistes ne sont pas des zones où les principes du communisme auraient été mal appliqués pour telle ou telle raison. Ce sont des pays capitalistes. Leur régime présente des caractères particuliers mais il est aussi capitaliste que n’importe quel régime libéral. On peut même dire qu’un pays comme la Pologne ou la R.D.A. est beaucoup plus capitaliste que beaucoup de pays peu industrialisés du «monde libre». Dons ces pays «communistes» l’on combat certaines tendances spontanées du capital. Cela se fait pour le bien du développement général du capitalisme et ce n’est en rien une particularité.
La planification impérative, la propriété collective des moyens de production, l’idéologie prolétarienne n’ont rien de communistes. Ce sont des traits du capitalisme qui ont été accentués ici. Tous les caractères fondamentaux du système et la logique de l’accumulation du capital, rebaptisée «accumulation socialiste», s’y portent bien.
LE MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE
Voir dans les régimes marxistes-léninistes du socialisme ou du communisme c’est méconnaître leur réalité, c’est surtout montrer que l’on ignore ce qu’est le capitalisme.
On le croit fondé sur le pouvoir d’une classe bien particulière, la bourgeoisie, sur la propriété privée des moyens de production, sur la recherche frénétique du profit. Aucun de ces aspects n’est fondamental.
La bourgeoisie est l’héritière de l’antique classe des marchands. Après avoir joué longtemps un rôle important mais bien délimité au sein des sociétés à base agraire, la bourgeoisie marchande s’est mise à contrôler au cours du moyen âge européen non plus de simples marchandises mais des instruments de production. Parmi eux la force de travail humaine dont elle a fait par le salariat une marchandise. C’est l’origine du capitalisme.
La bourgeoisie est au pouvoir à partir du moment où elle est devenue classe dominante grâce à la puissance des forces économiques et industrielles qui la portent et qui ont rendu caduques les anciennes façons de produire. Mais elle ne peut pas faire autre chose que de se plier aux lois de son économie. Propriétaire du capital, elle doit obéir à cette force qui l’entraîne, la bouscule et parfois la met en faillite.
L’individu ou l’entreprise particulière dispose d’une marge de manoeuvre, mais ne peut naviguer longtemps contre le courant. Aucune classe dans le passé n’a pu satisfaire tous ses caprices en utilisant la puissance qui semble à sa disposition. Le tyran le plus incontesté ne peut se maintenir que s’il connaît les étroites limites de sa souveraineté réelle. C’est une erreur de vouloir expliquer les phénomènes sociaux en termes de pouvoir. Cela vaut encore moins pour le capitalisme que pour les systèmes qui l’ont précédé.
La classe des gérants du capital s’est vue sans cesse remodelée par l’action même du capital. Qu’y a-t-il de commun entre le riche marchand du moyen âge et le manager moderne ? Leurs motivations et leurs goûts sont différents. C’est nécessaire pour qu’ils puissent remplir la même fonction à deux moments du développement du capital. La classe des seigneurs féodaux se repérait par la tradition et l’hérédité. Cela ne vaut plus pour une bourgeoisie qui se défait et se refait à travers réussite, mariage et faillite.
Les rapports qui lient l’esclave et le maître, le serf et le seigneur sont des rapports personnels. Au contraire, plus qu’à un patron le prolétaire moderne est lié à un système. Ce qui l’enchaîne ce n’est pas une allégeance personnelle ou une contrainte particulière, c’est directement la nécessité de survivre, la dictature de ses propres besoins. Le prolétaire déraciné de sa glèbe et séparé des moyens de production n’a plus d’autre solution que d’aller se prostituer. Il est libre, merveilleusement libre. Il peut même si cela lui chante refuser d’aller se vendre et crever de faim.
Un bourgeois ou un politicien peut faire faillite au plan personnel. En Russie ou en Chine c’est toute une fraction de la classe bourgeoise internationale qui s’est retrouvée sur le carreau. Elle s’est vue remplacée par une bureaucratie. Que l’on ne voit pas dans cette dernière une classe radicalement différente ! Un banquier ou un capitaine d’industrie «communiste» ressemble plus à son adversaire capitaliste que celui-ci ne ressemble à son «ancêtre» non pas du 15e ou du 16e siècle mais d’il y a 50 ans.
Si le capitalisme, qu’il soit occidental ou oriental, ne peut s’expliquer par le pouvoir de la bourgeoisie, le communisme peut encore moins être ramené au pouvoir du prolétariat. Son avènement signifie l’autodestruction de cette classe.
LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE
La propriété privée des moyens de production n’est pas un trait constitutif du mode de production capitaliste. Elle relève de la sphère juridique. Elle subsiste à l’Est avec les lopins de terre des paysans. A l’Ouest elle est grignotée par la propriété publique.
L’État est souvent propriétaire de grands ensembles industriels. En étant nationalisés, les Postes ou les Chemins de Fer n’ont pas perdu leur nature de capital. F. Engels voyait dans cette tendance de l’État à devenir propriétaire des forces productives une évolution générale qui reléguerait le capitalisme privé dans les magasins d’antiquités.
Le développement du capitalisme moderne tend à dissocier de plus en plus propriété et gestion des forces productives. Non seulement les dirigeants des compagnies nationalisées mais même ceux des entreprises privées de grande taille ne sont pas propriétaires ou le sont d’une infime partie du capital qu’ils contrôlent. Les besoins en capitaux des géants industriels dépassent de loin ce qu’une fortune personnelle ou familiale pourrait leur fournir. Ces ensembles fonctionnent avec l’argent que leur fournit une masse de petits actionnaires et d’épargnants qui n’ont pratiquement aucun pouvoir. La situation des pays de l’Est doit être comprise en fonction de cette évolution générale du capital.
LE PROFIT
Le capitaliste serait animé par la recherche du profit maximum. L’expression «profit maximum» ne veut pas dire grand-chose. Un patron peut tenter un jour, une semaine, un mois de faire tourner hommes et machines à fond s’il est sûr de trouver des débouchés. Il risque de se repentir assez vite d’avoir épuisé son capital. L’échec d’une tentative de ce genre a eu lieu en Chine avec le «grand bond en avant». L’importance du profit dégagé et donc la détermination du revenu des actionnaires et des dirigeants, le taux de croissance économique ne sont pas décidés librement par des capitalistes tout-puissants.
Dégager de l’argent, voilà ce qui pousse le capitaliste soit pour s’enrichir soit pour investir. S’il ne le fait pas, par laisser-aller ou par bonté ou parce que ce n’est objectivement plus possible, son entreprise sera éliminée. Pour le bureaucrate cela joue aussi mêlé à la crainte de sanctions administratives. On ne proclame d’ailleurs ni en U.R.S.S. ni en Chine que le profit a disparu. Au contraire on cherche le profit, pour le bien du peuple, pour construire le communisme. Il serait devenu un instrument de mesure économique au service de la planification !
A l’est comme à l’ouest, et comme l’a montré Marx, on ne peut expliquer le développement du capitalisme par l’appât du gain. C’est l’inverse qui est vrai. Les notions de profit ou de rente foncière n’expliquent pas la marche du système. Ce sont les catégories à travers lesquelles les classes dirigeantes prennent conscience des nécessités économiques et sont poussées à agir.
Contrairement aux humanistes de gôche qui voient ou affectent de voir dans le profit leur grand ennemi, les révolutionnaires ne se laissent pas illusionner. Nous ne reprochons pas au système son immoralité. Nous ne nous accrochons pas à des secteurs archaïques qui ne sont plus rentables.
Le profit disparaîtra avec la révolution. Et sans délai ! Jusque là il joue dans une certaine mesure un rôle de protection des travailleurs. Il impose des limites à la tyrannie patronale. Il l’oblige à ménager le matériel humain. S’il était possible d’abolir le profit en conservant le capital l’entreprise moyenne tournerait au camp de concentration et la société glisserait dans le barbarie la plus totale. Le nazisme n’est pas un accident de l’histoire. Il est le déchaînement de forces qui continuent de se tapir dans les bas-fonds de la civilisation du capital. Le profit fixe des bornes à l’autoritarisme, la volonté de domination et d’écrasement qu’engendre un système inhumain.
Que l’on s’en prenne au profit ! Mais alors que l’on s’en prenne aussi à l’ensemble d’une société où c’est la vie même de l’homme qui est devenue marchandise.
SALARIAT ET INDUSTRIALISATION
Le mode de production capitaliste est bâti sur deux piliers solidaires qui le distinguent des modes de production qui l’ont précédé. Le premier de ces piliers c’est le salariat. Des hommes avaient déjà loué à d’autres hommes leurs charmes, leur attachement politique, leur capacité militaire et même leur force de travail. Mais tout cela était resté marginal dans des ensembles sociaux composés de petits groupes entre lesquels monnaie et marchandises ne circulaient pas beaucoup. Le développement du capitalisme signifie l’introduction véritable du salariat dans la sphère de la production. Il en fera la forme générale d’exploitation.
Le deuxième pilier c’est l’industrialisation ou plus largement une mutation dans les rapports de l’homme à la nature et à sa propre activité. L’homme ne se contente plus de gratter le sol pour en tirer sa subsistance. Dorénavant il va entreprendre de transformer systématiquement et à une échelle croissante la nature. Le capitalisme c’est une révolution ininterrompue dans les méthodes productives. C’est le progrès de la science et de la raison face au fatalisme et à l’obscurantisme. C’est le mouvement qui succède à l’immobilisme des sociétés agraires.
Le communisme ne fera pas machine arrière. La fin du salariat ne signifie pas le retour à l’esclavage ou au servage. Le dépassement du procès de «conquête de la nature» et de l’organisation industrielle du travail ne veut pas dire retour à l’immobilité passée. Le communisme abandonnera le caractère agressif et désordonné de l’action du capital. Son but n’est pas de détruire, de morceler et de soumettre mais d’agir globalement sur le monde pour l’humaniser, le rendre habitable. Au-delà de l’industrie il réconciliera l’utile et l’agréable. Il retrouvera à un niveau supérieur la familiarité perdue qui unissait l’être humain à son environnement.
Le capitalisme n’a pas commencé à s’épanouir un beau matin parce que soudain l’on se serait rendu compte de l’efficacité qu’il recelait. Ce n’est pas une victoire de l’entendement. Il s’est imposé sur le tas à travers des bouleversements sociaux souvent cruels et irrationnels. Il a suscité des réactions de révolte. Il a dû reculer avant de mieux repartir. Ses salariés, il les a pêché dans une masse de paysans qu’il avait préalablement chassés de chez eux et réduits à l’état de mendiants.
Le mouvement du capital a un double aspect. D’une part il est développement des forces productives humaines et matérielles, donc de valeur d’usage, d’utilité. D’autre part, il est développement de la valeur marchande. La marchandise présentait déjà ce double visage. Le capital reste marchandise mais il est de plus valeur tendant à s’augmenter sans cesse.
Le capital a longtemps percé sous la marchandise. Le marchand peut grâce à son ingéniosité ou à sa roublardise posséder et faire tourner une masse grandissante de produits. L’usurier de même en ne s’embarrassant que d’argent. Mais ces formes primitives du capital ne peuvent s’étendre indéfiniment. La valeur reste parasitaire et ne crée pas les moyens nécessaires à son accumulation. Ce n’est qu’en s’emparant et en fixant une valeur sans cesse croissante dans les moyens de production que le capital a pu réellement s’épanouir. Vampire qui se nourrit de valeur, c’est-à-dire de travail humain, il doit pour arriver à ses fins développer le machinisme et la productivité. Pour lui ce ne sont que des moyens. Pour nous c’est finalement ce qui importe. Cette évolution technique prend souvent des formes désagréables : chômage, armes meurtrières, saccage de la nature, mais elle permettra de révolutionner l’activité humaine et de sortir de l’ère barbare des sociétés de classe.
Le communisme n’abat pas le capital pour retrouver la marchandise originale. L’échange marchand est un lien et un progrès. Mais c’est un lien entre des parties antagonistes. Il disparaîtra sans que l’on en revienne au troc, cette forme primitive de l’échange. L’humanité ne sera plus divisé en groupes opposés et en entreprises. Elle s’organisera pour aménager et utiliser son patrimoine commun, pour distribuer corvées et jouissances. La logique du partage remplacera la logique de l’échange.
L’argent disparaîtra. Il n’est pas un instrument de mesure neutre. C’est la marchandise dans laquelle se reflètent toutes les autres marchandises. L’or, l’argent, les diamants n’auront plus d’autre valeur que celle qui naît de leur utilité propre. Suivant le souhait de Lénine l’on pourra réserver l’or à la construction des pissotières.
L’ÉTAT ET LE CAPITALISME
Dans le camp «communiste» l’argent continue tranquillement à circuler. La division par les frontières et à l’intérieur de ces frontières, la division de l’économie en entreprises, se porte à merveille.Le rôle que joue l’État dans l’économie et qui est fondé juridiquement sur la propriété publique des entreprises s’explique par la nature du capitalisme.
L’É tat et la marchandise sont de vieux amis. Les marchands veulent que la société soit unifiée, que les voleurs soient pourchassés et que la monnaie soit garantie. L’État et la bureaucratie trouvent avec la circulation des biens et des personnes le moyen de se détacher du monde agricole.
L’État moderne, royal ou républicain, est le produit de la dissolution des structures féodales par le capital. Il s’oppose aux intérêts particuliers en tant que représentant de l’intérêt général. Il est nécessaire au capital parce qu’il l’aide à dépasser les contradictions et les oppositions que celui-ci ne peut s’empêcher de provoquer. La monarchie et la bourgeoisie, malgré des moments difficiles, se sont soutenus face à la féodalité. L’unification politique était nécessaire au développement des entreprises commerciales et industrielles. La fortune et la richesse permettaient le renforcement et l’autonomie du pouvoir d’Etat. Souvent même l’Etat est intervenu directement pour fournir ou rassembler les capitaux nécessaires à telle ou telle branche d’industrie. Il a mis au point l’arsenal juridique nécessaire au développement d’une main d’oeuvre libre. Il a liquidé les vieilles coutumes et les vieilles entraves. Lorsque la bourgeoisie apparaît directement sur la scène politique, il y a déjà longtemps qu’elle est une force dominante et que l’Etat monarchique était passé à son service.
En Russie et au Japon, pays qui furent jetés sur la scène internationale en état de sous-industrialisation, c’est l’État lui-même qui provoqua et organisa le développement du capitalisme. Il le fit pour préserver les bases de sa propre puissance, pour se fournir en armes modernes. En mettant le capital à son service il ne faisait que s’incliner devant sa supériorité. La monarchie engageait un processus qui finalement allait la détruire. Les conditions nécessaires à cette greffe n’existaient pas partout. Si elle réussit au Japon ce fut parce que l’État y était déjà autonome et le commerce développé. La Chine échoua momentanément, ainsi que la plupart des autres pays précapitalistes.
L’État doit souvent intervenir pour corriger un capital qui aime à se montrer capricieux et préfère s’installer là plutôt qu’ailleurs. Les régime bureaucratiques ne font qu’accentuer cette tendance à un point qu’elle n’avait jamais atteint.
Le capitalisme oriental permet-il une croissance plus harmonieuse ou plus rationnelle que le capitalisme occidental ? La question n’a pas grand sens. S’il est advenu c’est grâce aux défaillances du capitalisme traditionnel. Si ce capitalisme traditionnel est réimporté aujourd’hui à Moscou ou à Leningrad c’est à cause des défaillances du capitalisme oriental.
Là où la bourgeoisie s’était lentement développée par l’économie la bureaucratie conquit le pouvoir politique en s’appuyant sur des forces sociales comme le prolétariat ou la paysannerie. Elle n’en est pas moins le fruit de la désagrégation de la société traditionnelle par le capital international. La bureaucratie n’avait pas le choix. Elle ne pouvait pas comme elle le prétendait instaurer le socialisme ou le communisme. Elle ne pouvait pas non plus restaurer et fertiliser le capitalisme traditionnel. Cela à cause de ses appuis sociaux et de ses besoins en capitaux. Empiriquement elle trouva une voie conforme à sa nature et qui lui permit d’accumuler aux dépens de la paysannerie, du capital industriel.
La bureaucratie est une force unifiante qui a permis le transfert autoritaire de richesse d’un secteur à l’autre de la société. Elle modifie le développement spontané du capital au profit de ses objectifs de puissance et de permanence. Mais le capital n’est pas une force neutre que l’on peut utiliser dans n’importe quel sens. La bureaucratie planifie, domine. Mais que planifie-t-elle, que domine-t-elle ? L’accumulation du capital. Elle réduit le marché libre, elle combat un marché noir sans cesse renaissant. Ce n’est pas la preuve de son anticapitalisme mais le signe que la base naturelle du capital est bien vivace. Que dirait-on du jardinier qui parce qu’il doit arracher les mauvaises herbes prétendrait que les plantes qu’il cultive ne sont plus des végétaux !
Les Etats occidentaux eux-mêmes ont été amenés à intervenir de plus en plus directement dans le jeu des forces économiques. Ils doivent avoir une politique sociale et s’occuper de planification. La bureaucratisation n’est pas un phénomène propre aux pays de l’est. Il concerne aussi bien les Etats démocratiques et fascistes que les grandes firmes privées. Elle est le produit et le triste remède a l’atomisation croissante de la société.
Dans un sens il est inexact de parler pour les pays de l’est de capitalisme bureaucratique ou de capitalisme d’État. Tous les capitalismes modernes sont bureaucratiques et étatiques. L’Etat, propriétaire de l’ensemble de l’industrie, n’en a pas pour autant le contrôle absolu. Pouvoir réel et pouvoir juridique ne sont pas la même chose.
Avec le capitalisme libéral l’État peut en s’appuyant sur des forces populaires, militaires ou même bourgeoises s’attaquer à telle ou telle grande entreprise; il est le pouvoir. Cela ne lui permet cependant pas de s’élever au-dessus des lois économiques. On veut se dresser contre la puissance des monopoles mais l’on ne peut revenir aux petites entreprises du passé.
Avec le capitalisme oriental l’État bureaucratique quelle que soit sa soif de contrôle ne peut abolir les catégories marchandes et la concurrence entre les entreprises. Tant qu’il y aura des entreprises distinctes elles se feront concurrence même si les prix ne sont pas libres.
Ce manque d’unité n’est pas limité à la sphère économique. La bureaucratie elle-même est sans cesse divisée par des luttes de fraction et des conflits de personnes. A défaut d’unité l’image de l’unité doit être maintenue. L’ennemi n’est pas la concurrent au main du parti mais l’anti-parti.
Ce que la bureaucratie fait gagner en efficacité à l’économie, elle le fait reperdre. Le mensonge, la perte de la réalité imbibe le corps social. La lutte cachée remplace la concurrence ouverte.
Capable d’organiser le démarrage économique dans des conditions ingrates la bureaucratie est à la remorque de l’avance technologique des sociétés libérales.
RÉCUPÉRATION
Quel intérêt des capitalistes ont-ils à se faire appeler communistes ? C’est une règle générale que les capitalistes n’aiment pas être appelés capitalistes ! Cette appellation a une origine précise liée à la révolution russe. Se dire communiste c’est prétendre que l’on se dévoua pour la classe ouvrière plutôt que de reconnaître qu’on l’exploite. C’est pouvoir donner au développement inhumain du système un sens humain : la construction du communisme. Ailleurs on suspend devant les masses des projets de «nouvelle frontière» ou de «nouvelle société» !
Lorsque le capital en proclame communiste, lorsqu’il récupère la pensée de Marx pour la distiller dans ses universités aux intellectuels ou pour en abrutir les ouvriers dans ses usines il ne fait que singer un mouvement que par ailleurs il accomplit réellement. Le capital ne crée pas, il récupère. Il se nourrit de la passion et de l’initiative des prolétaires, c’est-à-dire qu’il se nourrit du communisme. On ne peut comprendre grand chose au communisme si l’on n’a pas compris la nature capitaliste des pays de l’est. Le combat révolutionnaire ne peut pas ménager le stalinisme qui est un système et une idéologie fondamentalement anticommuniste. Le fait qu’il ait des bastions au sein même de la classe ouvrière ne doit pas nous attendrir mais au contraire nous inciter à ne pas faire de compromis.
L’on a rendu un fier service au stalinisme en ne le critiquant pas en tant que système capitaliste. Des révolutionnaires, notamment anarchistes, l’ont reconnu comme communiste à condition de pouvoir accoler à ce terme celui d’autoritaire. L’autorité, voilà le monstre ! En guise d’explication on va chercher dans le caractère de Karl Marx.
Les trotskistes ont développé à la suite de Trotsky, l’adversaire malheureux de Staline, des interprétations aussi compliquées qu’imbéciles. Base socialiste et superstructure capitaliste cohabiteraient tout au moins en U.R.S.S. Pour les autres pays on continue à en discuter. De toute façon ils n’ont jamais rien compris au communisme. Pas plus que Trotsky qui voyait dans le travail obligatoire un principe communiste. Ils ne sont pas révolutionnaires, Trotsky, lui, l’était. Mais il n’a jamais été autre chose qu’un révolutionnaire bourgeois et un bureaucrate malheureux. Laissons tout ce petit monde à son intellectualisme, ses querelles byzantines et à son ridicule fétichisme de l’organisation.
Les maoïstes, ces «mystico-staliniens», ramènent toute l’affaire à une question de politique et de morale. L’U.R.S.S. est devenue social-impérialiste et peut-être bien capitaliste. Heureusement la Chine et l’Albanie sous la sage direction prolétarienne de Mao, de H. Hodja et de Bibi Fricotin n’ont pas été contaminés. Le communisme c’est le profit et la politique mis au service du peuple !
A mesure que les idées communistes vont se répandre, y compris en U.R.S.S. et en Chine, pour satisfaire aux besoins d’un prolétariat redevenant révolutionnaire ces sectes vont paraître de plus en plus farfelues ! Elles essaient de tenir sur la scène de la politique le rôle de la révolution. Elles sont à l’avant-garde, mais à l’avant-garde du capital. Car en période de révolution c’est l’ensemble des guignols de la politique qui tentera de prendre des airs révolutionnaires pour ne pas être jeté à bas.
C’est devenu une tradition que la révolution soit combattue au nom de la révolution. Les militants staliniens ou gauchistes qui se sont fourvoyés rejoindront le véritable parti communiste. Certains, moins aveugles, ont reconnu dans le capitalisme oriental la division en classes sociales. Malheureusement ils ont cru aussi y reconnaître un mode de production nouveau et supérieur. C’était faire bien d’honneur à Staline et consorts.
LES SAUVAGES
Nous ne voyons rien de communiste dans les régimes qui se prétendent tels. Par contre nous le voyons là où l’on n’a pas l’habitude de le voir. Les sociétés primitives qui, refoulées par la «civilisation», subsistent dans des contrées arides ou difficiles d’accès sont communistes, que leurs membres vivent de la chasse et de la cueillette ou d’une agriculture peu évoluée. Ainsi l’U.R.S.S. n’est pas communiste mais les Etats Unis d’Amérique l’étaient-ils y a encore quelques siècles ! Nous n’entendons pas ramener l’humanité à ce stade. Ce serait de toute façon fort difficile car cet état de choses exige une très faible densité de population. Il importe cependant de réhabiliter l’humanité primitive et préhistorique.
L’indien était plus heureux et dans un certain sens plus civilisé que le moderne citoyen américain. L’homme des cavernes ne mourait pas de faim. C’est aujourd’hui que des centaines de millions d’humains ont le ventre vide. Le primitif, comme l’a montré M. Salhins, vit dans l’abondance. Il est riche non parce qu’il a accumulé des richesses mais parce qu’il vit comme il l’entend. Sa pauvreté apparente, son dénuement a apitoyé le voyageur occidental qui parfois paradoxalement s’étonne de sa bonne santé avant de lui transmettre sa vérole. Les primitifs ne possèdent pratiquement rien. Mais pour ceux qui vivent de la chasse et de la cueillette cela n’est pas une gêne. Leur dénuement leur permet de se mouvoir librement et de profiter des richesses de la nature. Leur sécurité ne repose pas sur l’épargne mais sur leur connaissance et leur capacité à utiliser ce que leur milieu d’existence leur donne. Ils passent moins de temps qu’un civilisé pour gagner leur subsistance. Leur activité «productive» n’a rien à voir avec l’ennui que secrète le bureau ou l’usine. Heureux Yir-Yiron d’Australie qui confondent dans un même mot le travail et le jeu !
Du communisme passé au communisme à venir, il y a une profonde différence. D’un côté il y a une société qui utilise son environnement ou sachant s’y adapter, de l’autre côté il y a une société fondée sur la transformation continue et en profondeur de cet environnement. Entre ces deux communismes la période des sociétés de classe paraîtra avec un peu de recul une étape douloureuse mais relativement courte de l’histoire humaine. Maigre consolation pour ceux qui continuent d’y être immergés !
MARX ET ENGELS
Marx et Engels se font appliqués à comprendre le développement de la société capitaliste. Ils se sont peu préoccupée de la description du monde futur lui avait accaparé les efforts des socialistes utopiques. Mais on ne peut dissocier complètement critique du capitalisme et affirmation du communisme. La compréhension réelle du rôle historique de la monnaie ou de l’état ne peut se faire que du point de vue de leur disparition. Si Marx et Engels n’ont pas plus parlé de la société communiste c’est sans doute paradoxalement que cette société était plus difficile à saisir puisque moins à portée de main mais aussi parce qu’elle était plus présente dans les esprits révolutionnaires. Lorsqu’il parlaient d’abolition du salariat dans le «Manifeste Communiste» ils étaient compris par ceux dont ils se faisaient l’écho. Aujourd’hui il est plus difficile de se représenter un monde débarrassé de l’état et de la marchandise parce qu’ils sont devenue omniprésents. Mais devenus omniprésents ils ont aussi perdu leur nécessité historique. L’effort
théorique doit prendre le relais de la conscience spontanée avant de devenir inutile parce que ce qu’il affirme sera devenu banalité.
Marx et Engels ont peut-être moins bien saisi qu’un Fourier la nature du communisme en tant que libération et harmonisation des passions. Ce dernier toutefois n’arrive pas à ce dégager du salariat voulant entre autre que les médecins ne soient plus rémunérés suivant les maladies de leurs clients mais selon l’état de santé de la communauté.
Marx et Engels ont été cependant suffisamment nets pour qu’on ne puisse pas leur mettre sur le dos le poids de la bureaucratie et des finances des pays «communistes». Selon Marx l’argent disparaît sans délai avec l’avènement du communisme et les producteurs cessent d’échanger leurs produits. Engels parle de disparition de la production marchande à l’avènement du socialisme. Que l’on ne nous parle pas d’erreur de jeunesse, comme a pris l’habitude de le faire toute une racaille marxologique. Nous nous référons à la «Critique du Programme de Gotha» et à la «Anti-Dühring».
Les staliniens de toute sorte parleront de scories dans l’oeuvre des maîtres. Ils chanteront un couplet pour faire savoir qu’ils sont marxistes et non pas dogmatiques. Pour eux l’argent, le capital, l’État ont perdu leur caractère bourgeois pour devenir prolétariens. Les plus audacieux vont jusqu’à dire qu’une fois le communisme construit, on pourra peut-être se débarrasser de tout ce bric-à-brac. Pour les autres le communisme sera simplement une société dont le niveau de vie sera très, très élevé. De toute façon le communisme se perd dans les nuages et l’échelle qui y mène est composée d’une multitude de barreaux qui forment autant d’étapes de transition.
Il est exact que l’on construit le communisme dans les pays de l’est. On ne le construit ni mieux ni plus consciemment qu’ailleurs. Une révolution sera nécessaire pour l’accoucher.
Cette conception de la construction du communisme au moyen d’instruments économiques et sociaux est typiquement bourgeoise. Elle se représente la chose comme la production d’un objet manufacturé. Elle voit la société comme une vaste usine. Elle croit que le tout fonctionne comme la partie. Il s’agit de volonté, de projet, de ligne politique…
L’erreur que ces staliniens font sur le cheminement se répercute sur le résultat. Il ne s’agit pas de faire disparaître l’économie d’entreprise mais de faire de l’économie une seule entreprise. Le gâchis que représente l’existence d’une police disparaîtra. Le renforcement du sens moral par l’éducation «communiste» suffira à faire disparaître le vol et la subversion !
La meilleure solution est certainement celle proposée par Joseph Staline lui-même. A défaut de pouvoir changer les choses changeons les mots. Comment voulez-vous, nous explique le petit père des peuples, que ceux qui touchent un salaire soient des salariés puisqu’ils sont à travers l’État propriétaires des entreprises qui les emploient. On ne peut être soi-même ton propre salarié ! Le salariat est donc aboli en Union Soviétique. Si vous avez l’impression de toucher une paye, si vous avez peur d’être licencié c’est que vous êtes en pleine illusion. Heureusement que notre patrie socialiste dispose de centres de rééducation et d’hôpitaux psychiatriques !
Staline concède que la production marchande et la division en entreprises subsistent mais il ne peut s’agir de capitalisme car ce qui fait le capitalisme c’est que les moyens de production sont détenus par des particuliers. Tout se ramène en fait à des questions de définition juridique. Il suffit que l’État se proclame communiste pour qu’il le soit.
Depuis que Staline nous a expliqué tout ça dans «Les problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S.» ceux qui se sont penchés sur la question n’ont rien apporté de nouveau.
On peut voir dans Mao Tsé Toung ou Fidel Castro de courageux partisans, des hommes politiques habiles. On peut considérer que les Chinois mangent plus à leur faim que les Indiens et ont moins de libertés politiques que les Japonais. Seulement tout cela relève du capitalisme.
III. FIN DE LA PROPRIÉTÉ
Le communisme c’est la fin de la propriété. La chose est connue et suscite bien des inquiétudes. Certaines sont tout à fait justifiées. Les possesseurs de grands domaines, de nombreuses et riches résidences… seront obligés de réduire leur train de vie. Les fortunes industrielles et commerciales disparaîtront. Ceux qui seront expropriés, même si aujourd’hui ils détiennent une grande partie des richesses de la société, forment une caste réduite et bien délimitée. Nous ne nous attaquerons d’ailleurs pas en règle générale aux personnes, nous agirons en fonction de la nature des biens. Nous prendrons les châteaux et laisserons les chaumières qu’ils appartiennent aux pauvres ou aux riches ! Les inquiétudes qui se sont glissées dans des cervelles prolétariennes et surtout paysannes ne sont pas justifiées. Le communisme ce n’est pas de prendre à l’opprimé le peu qui lui reste.
QU’EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ?
La question n’est pas si simple à résoudre. Témoin la polémique qui a opposé Marx à Proudhon. Ce dernier avait posé que «la propriété c’est le vol». Proudhon saisit bien que l’origine de la propriété n’est pas naturelle. Elle est le produit d’une société où les rapports de force, la violence et l’appropriation de l’effort d’autrui règnent. Seulement si l’on dit que la propriété c’est le vol, alors que le vol ne se définit que par rapport à la propriété, on tourne en rond.
Le problème s’est encore obscurci lorsque l’on est passé de la propriété à l’abolition de la propriété. Faut-il abolir toute propriété qu’elle concerne les moyens de production ou les biens personnels ? Faut-il agir de façon sélective ? S’agit-il de remplacer la propriété privée par la propriété collective ou étatique ? S’agit-il d’en finir radicalement avec toute propriété et à quoi cela pourra-t-il ressembler ?
Le communisme choisit la dernière proposition. Il ne s’agit pas d’un transfert des titres de propriété mais bien de la disparition de la propriété tout court. Dans le société révolutionnaire on ne pourra «user et abuser» d’un bien pour la raison que l’on en est propriétaire. Cette règle ne connaîtra pas d’exception. Un bâtiment, une épingle, un terrain n’appartiendra plus à personne ou si l’on veut appartiendra à tout le monde. L’idée même de la propriété sera vite considérée comme une absurdité.
Est-ce alors que tout sera également à tous ? Est-ce que le premier venu pourra ce déloger, me dévêtir, m’enlever le pain de la bouche puisque je ne serai plus propriétaire ni de ma maison, ni de mon vêtement, ni de ma nourriture ? Certainement pas, la sécurité matérielle et affective de chacun se trouvera au contraire renforcée. Simplement ce ne sera pas le droit de propriété qui sera invoqué comme protection mais directement l’intérêt de la personne en cause. Chacun devra pouvoir se nourrir à sa faim et à sa convenance, être abrité et habillé. Chacun devra pouvoir être tranquille. Certains idéologues ne veulent voir dans la propriété que le prolongement humain du territoire animal. Ainsi la propriété n’est plus le fait d’une époque donnée ni même d’une espèce particulière mais de toute une branche zoologique. Pourtant l’on n’a jamais vu un renard ou un ours louer un territoire dont il est propriétaire ou habiter un terrier dont il ne serait que le simple locataire ! C’est pourtant chose fréquente dans notre société. C’est justement la propriété qui permet de dissocier l’usage et la possession.
Qu’un bien ne soit plus propriété ne donne pas d’indication sur l’usage que l’on en fait. Mais précisément l’usage est ramené à l’usage. Une bicyclette servira à se déplacer et non plus seulement à ce que Mr. Dupont, son légitime propriétaire, se déplace. Savoir si pour des raisons sentimentales ou affectives les êtres humains ou certains êtres humains ont besoin d’un territoire fixe et d’objets auxquels ils puissent s’attacher n’est pas de l’ordre de la propriété. Que les hygiénistes se rassurent : nous ne proposons pas de mettre en commun les brosses à dents.
Opposer individualisme et collectivisme, l’usage personnel et social pour essayer d’en faire l’objet d’un «choix de société» c’est bien de la crétinerie bourgeoise. De ce point de vue il faudrait absolument prendre partie pour le chemin de fer contre le véhicule individuel. Les communistes seraient pour l’orgie collective et les bourgeois pour la masturbation ! Nous nous fichons de ce genre de débat, il ne peut être réglé qu’en fonction de circonstances pratiques. En tout cas ce n’est pas nous qui entassons et dépersonnalisons.
Dans la situation présente le droit de propriété constitue une garantie face à la destruction de la vie personnelle. C’est une garantie bien dérisoire. Il n’empêche pas, dans des immeubles mal insonorisés, le bruit de passer. Il ne peut pas grand chose face à une expropriation. Le paysan est peut-être propriétaire de sa terre. Cela n’a pas empêché les campagnes de se dépeupler. Aujourd’hui des terrains restent en friche, des maisons sont inhabitées, des richesses de toute sorte sont laissées de côté. Tout cela serait bien nécessaire. Malheureusement les propriétaires ne veulent pas ou pire ne peuvent pas les utiliser ou les céder.
La notion de propriété recouvre une réalité, c’est pourtant aussi une mystification. On peut être propriétaire sans pouvoir contrôler véritablement. Le mensonge est double. Il est social et économique. Il porte aussi sur les rapports entre les hommes et la nature. Le droit de propriété est nécessaire au capitalisme. L’échange impose que les choses soient nettes. Il faut savoir, lorsque l’on est en affaire, qui dispose véritablement de la marchandise et qui n’en dispose pas. La coutume locale peut régler la question de savoir comment s’arranger et user des choses. Dès que ces choses acquièrent une indépendance par rapport aux hommes et peuvent passer de main en main la coutume ne suffit plus. Il n’en reste que des lambeaux dans les campagnes : droit de passage, d’adduction d’eau, de glanage… La marchandise et le capital ont besoin d’un ensemble de règles valables indépendamment du caractère particulier de la situation.
Au Moyen Age la propriété de la terre au sens moderne n’existait pas. Sur un domaine donné s’exerçaient les droits des serfs, du seigneur, de son suzerain de l’église… Jusqu’au 19e siècle un certain nombre de règles continuent de limiter le pouvoir du possédant qui ne peut jouir que de la première coupe d’une prairie, n’a pas le droit de l’enclore, doit permettre le glanage et la vaine pâture.
Dans le monde de l’égalité bourgeoise tout le monde est un libre propriétaire. Le paysan l’est de son champs, le patron de son usine, l’ouvrier de sa force de travail. Il n’y a pas de vol, pourtant l’un s’enrichit et accumule sans commune mesure avec ce que devrait lui permettre son propre travail. La propriété cache les rapports d’exploitation.
Si le paysan devenu « exploitant agricole » possède la parcelle qu’il cultive, il n’en est pas moins soumis à des prix dont la formation lui échappe. Travaillant sans cesse il n’arrive pourtant pas à s’enrichir.
La propriété n’explique pas la puissance de l’entreprise capitaliste. L’entreprise est propriétaire du capital fixe : bâtiments, machines. Cela ne rend pas compte de l’importance des richesses qui lui passent entre doigts et qui constituent son chiffre d’affaires.
L’interpénétration de l’économie oblige à limiter le droit de propriété. En effet, ce que l’on fait chez soi risque d’avoir des conséquences fâcheuses chez la voisin. On ne peut impunément se débarrasser de ses déchets dans une rivière pour la seule raison que l’on est propriétaire d’une partie de la berge.
Le caractère absolu du droit de propriété, il est «inviolable et sacré» suivant la Déclaration des droits de l’homme, ne compte pas avec le force et les caprices de la nature. La plus acharné des propriétaires sera impuissant si un volcan vient à éclore chez lui. Il pourra appeler les gendarmes à l’aide, cela ne fera pas décamper l’intrus. C’est une règle générale que les objets et les phénomènes naturels ne nous obéissent pas au doigt et à l’oeil.
Comme le remarque Niño Cochise, petit-fils du grand Cochise, les hommes blancs passant leur existence à se disputer la terre. Pourtant ce ne sont pas les hommes qui peuvent posséder la terre, mais au contraire la terre qui possède et nourrit les hommes. Elle finit par les enterrer tous un jour ou l’autre.
LA QUESTION AGRAIRE
La question agraire se rattache étroitement à la solution du problème de la propriété. C’est une question vitale pour la révolution. Dans le passé les insurrections ouvrières ont été combattues par des armées de paysans. Le contraire s’est d’ailleurs aussi passé comme au Mexique. Le petit paysan a toujours été facilement mobilisé par la contre-révolution au non de la défense de son droit sacré de propriétaire.
Dans les pays industrialisés le capital a fait le travail qu’il reprochait aux «rouges» de vouloir faire. Il a chassé la majeure partie des paysans de chez eux. Il ne peut donc plus compter sur leur masse apeurée pour constituer l’armée de la contre-révolution. L’approvisionnement en denrées de subsistance des villes continue cependant de reposer sur les campagnes. Le parti de l’ordre sera toujours heureux de faire de cette situation une arme contre la révolution.
Lorsque les travailleurs agricoles ne sont pas propriétaires du sol qu’ils exploitent mais sont de simples fermiers ou les salariés de grandes exploitations ils s’organiseront pour continuer à s’occuper de la production. Ils n’auront plus aucun compte à rendre à leur ancien patron. La terre sera à ceux qui la cultivent ! Si leur ancien patron ou propriétaire veut se joindre à eux pour les aider de ses connaissances et de ces forces ce sera une bonne chose. Il ne pourra le faire que sur un pied d’égalité.
Là où possession et exploitation du sol coïncident, lorsque le paysan a très peu de salariés ou n’en a pas du tout le problème doit être envisagé différemment. Cela pour le bien de l’ensemble de la société qui ne se passerait pas aisément dos agriculteurs mécontents. Cela pour le bien du paysan dont la condition s’est prolétarisée, qui dépend pour ses approvisionnements et ses débouchés du système capitaliste et qui doit comprendre qu’il a tout à gagner à la révolution communiste.
Le développement du capital s’est fait contre l’agriculture. On y a pompé main d’oeuvre et ressources pour l’industrie. Le communisme renversera la vapeur. L’agriculture est son enfant chéri parce qu’elle concerne directement la production des aliments et la préservation d’un environnement vivable. Deux choses que le capital a particulièrement négligées.
La propriété, familiale ou non, disparaîtra avec l’état et le système juridique qui la garantissait. L’usage et l’habitude de cultiver une terre donnée restera et devra même être garanti par les autorités révolutionnaires. C’est sur cette base que les paysans pourront ne regrouper ou si ils le préfèrent continuer à s’occuper isolément de leur parcelle. Il est probable que tout au moins durant un certain temps ils combineront les deux méthodes. Restant chacun attachés à leur terre mais s’entraidant plus qu’aujourd’hui pour certains travaux et pour l’écoulement de leurs produits. L’héritage au sens strict disparaîtra mais qui a le plus de chances d’être qualifié et intéressé à prendre la succession d’un agriculteur sinon son fils !
La règle générale sera de laisser les paysans organiser la production agricole comme ils l’entendent. La contrainte serait la pire et la plus coûteuse des solutions.
La collectivisation agraire pratiquée par le capitalisme oriental n’a rien à voir avec le communisme. Ce n’est pas pour des raisons idéologiques que l’on a collectivisé mais pour des raisons économiques et de classe. Il a fallu lutter contre la renaissance spontanée de la bourgeoisie à la campagne. Les paysans riches s’enrichissaient sur le dos des paysans pauvres en pratiquant le prêt à usure. Ainsi se créait un pôle d’accumulation de capital usuraire concurrent du pôle industriel sur lequel s’appuyait la bureaucratie. C’est pourquoi il a fallu imposer et payer le coût de la collectivisation agraire.
Elle a coûté cher. Au départ en Union Soviétique les paysans ont résisté allant jusqu’à décimer le cheptel. A long terme les conséquences ont été une stagnation de la productivité agricole due au manque d’intérêt des kolkhoziens. De là une politique oscillante à l’égard des lopins de terre familiaux. La collectivisation a contribué à maintenir les paysans à la campagne en les soustrayant à une pression économique directe. Cela a entraîné une pression et une concurrence plus réduites sur le marché du travail. L’U.R.S.S. a conservé une masse de paysans exceptionnellement importante au regard de son niveau industriel. Elle la traîne comme un boulet.
En renonçant à collectiviser renonçons-nous à révolutionner et à communiser les campagnes ? Absolument pas ! Tout au contraire ! La révolution communiste c’est la liquidation de l’économie marchande. Cela concerne aussi les campagnes.
L’agriculteur ne touchera plus d’argent en échange de ses efforts s’il est salarié ou de ses marchandises si il est producteur indépendant. Il fournira gratuitement à la société l’excédant de sa production. En mesure de réciprocité il n’aura rien à verser pour les biens nécessaires à sa subsistance et à son activité. Il ne sera plus poussé par le goût ou le besoin de l’argent. Il agira poussé directement par l’intérêt du travail, par l’amour de son mode d’existence ou par le désir d’être utile.
Le paysan verra sa peine réduite. Il pourra faire appel pour l’aider à une main d’oeuvre extérieure. Cela sera rendu possible par la fermeture de tout un tas d’entreprises plus ou moins parasitaires et une réduction de la main d’oeuvre de l’industrie et du secteur tertiaire. Il sera possible d’arrêter provisoirement certaines productions à l’époque des grands travaux agricoles pour libérer des bras. Cela n’est pas imaginable aujourd’hui.
Ce n’est pas simplement la production mois aussi la distribution qui sera transformée. Le chemin qui mène de l’agriculteur au consommateur sera réduit autant que possible. Le transport des produits pourra s’effectuer directement de telle sons agricole à telle ville et être pris en main par les intéressés eux-mêmes. Lorsqu’on voit la différence qui existe entre le prix à la production et le prix que paye le consommateur on comprend l’intérêt d’une telle simplification.
Les paysans conduiront seuls ou avec de l’aide les travaux de culture et d’élevage. Ils ne le feront pas indépendamment du reste de la société. Nous ne leur promettons pas la liberté absolue. L’agriculture dépend aujourd’hui et continuera à dépendre d’autres secteurs qu’elle-même. En amont elle a ses fournisseurs d’engrais et de matériel agricole. Son indépendance est donc restreinte obligatoirement de ce côté-là. Par ailleurs elle occupe une place trop importante pour que tous ceux qui en dépendent renoncent à y jeter des coups d’oeil.
Pour prendre un cas extrême : Si des agriculteurs laissent à l’abandon terres et bétail, n’avant plus besoin de gagner de l’argent, il serait naïf de penser que d’autres vont gentiment se laisser mourir de faim. Dans une telle situation il serait possible en mesure de réciprocité de couper les vivres aux paresseux. Les agriculteurs doivent pouvoir conserver leurs terres et y vivre de façon agréable. Mais on ne peut pas les laisser devenir des parasites et surtout accaparer des biens que d’autres pourraient utiliser à leur place.
Le dépassement de la scission entre la ville et la campagne est au programme de la révolution. Cela ne pourra se faire que très progressivement car la séparation est inscrite dans la pierre et le béton. On ne peut pas d’un coup de baguette magique transporter des gratte-ciel ou des forêts. Des mesures dans ce sens pourront cependant être mises en oeuvre rapidement. Ainsi le déplacement provisoire ou définitif de populations urbaines vers les campagnes où l’on pourra installer des petits centres industriels en complément et si possible un relation avec les activités agricoles. Beaucoup de gens qui n’ont quitté la campagne qu’à contrecoeur ou qui n’aiment pas la ville seront heureux d’y retourner. Les jardins individuels et collectifs se multiplieront et égayeront les banlieues et même les centres urbains. A cet effet l’on pourra dépaver des chaussées devenues inutiles par la réduction de la circulation automobile. Cela facilitera le recyclement d’une partie des ordures ménagères, réduira les frais de transport et fournira la population en légumes frais. Un des défauts de l’agriculture capitaliste c’est que s’étant éloignée du consommateur et de ses déchets elle doit compenser le déséquilibre produit par des apports chimiques ou biologiques sans cesse croissante. Dans ses jardins les enfants, les vieux, les malades qui sont aujourd’hui rejetés de la production et souvent voués à l’ennui pourront s’occuper et se sentir utiles. Ce sera un magnifique terrain d’instruction pour une jeunesse déscolarisée. Enfin ça régénérera un air pollué !
DE LA PÉNURIE À L’ABONDANCE
Le droit et le sentiment de propriété s’éteindront dans la société communiste parce que la pénurie disparaîtra. Il ne sera plus nécessaire de s’accrocher à un objet dans la crainte de ne plus pouvoir en jouir si on le lâche un seul instant.
Par quel enchantement entendez-vous faire naître cette fantastique ère d’abondance ? va ironiser le bourgeois. Il n’y a aucune magie là-dedans. Nous allons pouvoir faire surgir l’abondance parce qu’elle est déjà là sous nos pieds. Il ne s’agit pas de l’enfanter mais simplement de la libérer. C’est justement le capital qui en courbant les hommes et la nature pendant des siècles sous son joug la rend possible. Ce n’est pas le communisme qui soudain va produire l’abondance mais le capitalisme qui entretient artificiellement la pénurie.
La formidable augmentation de la productivité du travail n’a pour l’instant pas changé grand-chose au sort du prolétariat. Elle a même eu des effets nuisibles. La puissance du capital a détruit les sociétés traditionnelles du tiers monde sans permettre à leur population l’accès au monde industriel. Ceci ajouté à une monstrueuse croissance démographique a jeté une grande partie de l’humanité dans la plus totale misère. Le statut d’esclave salarié devient une véritable promotion par rapport à celui de clochard.
Le nucléaire et l’électronique ont d’abord exercé leurs effets comme arme. Heureusement les progrès de la science nous ont fait sortir de ces temps barbares où l’on était forcé de voir ceux que l’on tuait et où parfois même on s’éclaboussait de leur sang. Pouah ! ! !
Même les habitants des pays «riches» qui profitent de cette augmentation de productivité sont grugés. Les augmentations de salaire et la progression de la consommation ne servent qu’à rattraper la détérioration de leurs conditions de vie. Posséder plus d’objets ou des objets plus perfectionnés qu’à une époque antérieure ne signifie pas que l’on vit mieux. L’ouvrier a une voiture que son père n’avait pas. Mais son lieu de travail et la campagne du week-end se sont éloignés. Il reperd dans les embouteillages ce qui a été conquis sur le temps de travail et en fatigue nerveuse ce qui a diminué en effort physique. Ce que l’industrie accorde d’une main les conditions de son développement l’ont déjà repris de l’autre. Elle vante la qualité de ses remèdes mais oublie de dire qu’elle inocule la maladie. Ce n’est pas un hasard. La logique de la production marchande suppose que soient entretenues les conditions d’insatisfaction. Le médicament a besoin de la maladie. Comme l’avait remarqué C. Fourier : En civilisation la pénurie naît de l’abondance même et la société se meut dans un cercle vicieux.
L’être humain se voit ramené de plus en plus au rôle passif de consommateur. Son état de mort-vivant s’anime de la vie artificielle des marchandises. Sa misère devient le reflet multicolore du bonheur exposé à toutes les vitrines et offert au meilleur prix.
Dans la société communiste les biens seront libres et gratuits. L’organisation sociale sera débarrassée dans ses fondements de la monnaie.
Comment empêcher que les richesses ne soient accaparées par certains au détriment des autres ? Après un moment d’euphorie ou l’on se servira sur les réserves existantes notre société ne risque-t-elle pas de glisser vers le gâchis et l’inégalité avant de sombrer dans le désordre et la terreur ?
Ces inquiétudes ne sont pas simplement celles d’une poignée de privilégiés directement intéressés au maintien du système. Elles expriment aussi le point de vue d’opprimés qui sont ficellés dans la peur qu’un bouleversement social n’aggrave leur situation. Dans la tempête les gros ne seront-ils pas mieux armés pour s’en tirer que les petits !
Dans la société communiste développée les forces productives seront suffisantes pour répondre aux besoins. Le désir frénétique et névrotique de consommer et d’accaparer disparaîtra. Il sera absurde de vouloir accumuler : Il n’y aura plus d’argent à empocher et de salariés à embaucher. Pourquoi accumuler des boîtes de haricots ou des dentiers dont on aura pas l’usage ? A ce stade si une forme de contrainte subsiste, elle ne sera pas dans la distribution des produits mais dans leur nature même, dans l’obligation qu’imposent des valeurs d’usage spécifiques. Il y aura forcément des possibilités qui seront choisies et d’autres qui seront rejetées au niveau de la fabrication.
Lorsque la société révolutionnaire sortira des flancs du vieux monde la situation sera différente. Les autorités révolutionnaires, les conseils de travailleurs, devront définir et faire appliquer un certain nombre de règles qui protègeront contre le retour des habitudes et des mécanismes marchands. Il faudra peut-être alors limiter le nombre de boîtes de haricots ou de kilos de sucre que chacun pourra détenir chez lui. On ne peut définir avec précision la durée de cette phase. Elle variera suivant la plus ou moins grande pauvreté des régions. Elle dépendra de la puissance et de la résolution du parti révolutionnaire. Une guerre provoquée par le parti du capital qui entraînerait des dégâts dans la production et les transports ne pourrait que prolonger cette phase de transition. Si l’on ne se basait que sur la période nécessaire à la reconversion communiste des forces productives elle pourrait être fort brève. Que l’on voit la vitesse avec laquelle l’économie américaine a pu se transformer en économie de guerre lors de la deuxième guerre mondiale !
Avec le communisme le caractère de l’ensemble de la production et la nature des objets produits subit une transformation radicale. La disparition de la valeur d’échange se répercute sur la valeur d’usage.
TRANSFORMATION DES PRODUITS
Les marchandises proposées sur le marché forment un ensemble extrêmement hiérarchisé. Il n’y a pas une ou quelques marchandises pour un besoin donné, il y en a une multitude de même marque ou de marques concurrentes. Il s’agit bien sûr de satisfaire le public et de répondre à la variété de ses besoins. Le client doit avoir le choix ! En fait, il n’a que le choix que lui permettant ses moyens financiers et sa fonction sociale. De nombreuses marchandises répondent à un même besoin mais se distinguent par la qualité et par le privé. C’est le cas par exemple des casseroles. Différents produits peuvent correspondre à des usages différents. Seulement, ces usages différents ne sont pas à la portée des mêmes individus. Ce ne sont pas les mêmes qui vont régler leurs affaires en avion supersonique et en bicyclette.
Cette hiérarchisation et différentiation des marchandises est le reflet de la concurrence des groupes et de l’extrême inégalité des salaires et des conditions d’existence dans le monde capitaliste. Elle imprime sa marque sur le développement industriel. Les besoins des riches jouent un rôle de guide. Des biens comme l’automobile perdent une grande partie de leur qualité d’usage quand ils cessent d’être le privilège d’une minorité pour devenir la propriété de tout le monde.
Le communisme ne se propose pas d’habiller tous les individus du même uniforme et de les nourrir du même brouet. Mais il en finira avec cette néfaste diversification et hiérarchisation des produits. Les biens nouveaux et encore peu nombreux seront utilisée d’abord collectivement ou bien par les premiers venus.
Dans le domaine de l’habillement l’on peut imaginer que d’une part on produira un nombre réduit, mais suffisant pour couvrir toutes les tailles et tous les usages habituels, de vêtements de qualité. Ils seront produits massivement et de la façon la plus automatique possible. A côté on pourra ouvrir des ateliers où machines et tissus seront à la disposition de ceux qui voudront fabriquer pour eux-mêmes ou pour leurs amis des vêtements différents.
La fameuse liberté du consommateur ne trouve pas ses seules limites dans le nombre de ses écus. On peut payer cher et outre floué sur la qualité. Quand on n’a pas beaucoup d’argent on est pratiquement sûr de se voir refiler de la camelote. Tromperie et marchandise vont de pair. Il n’y a pas loin du commerçant au filou. Il importe que l’avantage soit apparent et il importe peu qu’il ne soit qu’apparent. Ce qui dépendait de la malice du marchand le capital en fait pratiquement une règle permanente. Il produit lui-même la marchandise. Il peut donc agir pour mettre l’accent sur son image plutôt que sur sa qualité réelle. On en est arrivé à un point où des ingénieurs calculent et déterminent la dégradation nécessaire des objets. Il ne faut pas encombrer le marché avec des produits qui dureraient trop longtemps !
Par ailleurs plus un capital tourne vite, plus vite il reprend la forme argent pour la reperdre à nouveau en redevenant marchandise concrète, plus il rapporte. Il se réinvestit additionné d’un profit. Cette tendance du capital l’entraîne à condamner les réserves improductives. Tout doit circuler vite. Même ses investissements en bâtiments et en machines doivent être amortis le plus vite possible : ils représentent de l’argent immobilisé. Le capitaliste sacrifie les possibilités de la technique sur l’autel de la finance. Il investit à court terme plutôt qu’à long terme. On rogne sur la qualité et on élève le coût des produits parce que l’on a rogné sur les investissements en moyens de production. On préfère un renouvellement rapide et un changement superficiel des gammes de produits à des modifications technologiques en profondeur de l’appareil productif. Le progrès technique se réalise, l’histoire du capitalisme en témoigne, mais il le fait à travers des soubresauts économiques et un gâchis énorme.
Lorsque les produits de l’activité humaine ne prendront plus la forme de capital il n’y aura pas de raison de ne pas constituer des réserves. Elles assureront notre sécurité et assoupliront les impératifs de la production et des transports en jouant le rôle de tampon. A moins d’être imposée par la nature même des produits la nécessité de se presser sans cesse disparaîtra. Il sera possible de faire des projets à long terne et de rassembler les forces pour des investissements importants et de longue durée. La technique sera orientée de façon à permettre la fabrication d’objets durables.
Aujourd’hui les frais de circulation des marchandises sont devenus de plus en plus importants et souvent l’emportent sur les frais de production proprement dits. Par frais de circulation il ne faut pas entendre simplement le coût du transport mais aussi celui de l’emballage, du marketing, de la publicité… Une grande partie de ces frais ne dépend pas de la nature ou du lieu d’utilisation du produit. Elle est promotion de la marchandise en tant que marchandise. Elle disparaîtra.
Même pour les frais de transport proprement dits de sérieuses économies seront possibles. La séparation de plus en plus accentuée entre les lieux de production et de consommation n’est pas étrangère à la nature capitaliste du système. L’acheminement des denrées sera simplifié. La multiplicité des entreprises et des intermédiaires disparaîtra.
Les frais qui tiennent à la nécessité de contrôler et de surveiller ce qui peut être volé, tout ce qui s’attache au paiement n’aura plus de raison d’être.
Dans ce monde nouveau l’homme n’aura pas sans cesse à payer et à rendre des comptes pour se nourrir, se déplacer, s’amuser. Il en perdra vite l’habitude. De là naîtra le sentiment d’être véritablement libre. Il se sentira partout chez lui. N’étant pas sans cesse contrôlé il ne sera pas tenté d’abuser. Pourquoi chercher à mentir ou à faire des réserves cachées quand l’on est sûr de pouvoir se rassasier.
Peu à peu le sentiment de propriété disparaîtra. Rétrospectivement il apparaîtra quelque peu bizarre et mesquin. Pourquoi s’accrocher à un objet ou à une personne quand c’est l’univers entier qui est à vous ?
L’homme nouveau se rapprochera de son ancêtre chasseur collecteur qui faisait confiance à une nature fournissant gratuitement et souvent abondamment de quoi vivre, qui ne se souciait pas d’un lendemain sur lequel de toute façon il n’avait pas prise. L’homme de demain aura pour nature le monde qu’il aura façonné, l’abondance naîtra de ses propres mains. Il sera sûr de lui car il aura confiance en sa force et connaîtra ses limites. Il sera insouciant parce qu’il saura que demain lui appartient. La mort ? Elle existe. Mais il ne convient pas de pleurer sur ce qui relève de la nécessité. Ce qui importe c’est de pouvoir savourer l’instant.
IV. AU-DELÀ DU TRAVAIL
Le capitalisme a sans cesse révolutionné les moyens de production mais il a été incapable de libérer et de transformer véritablement l’activité productive. Le travail industriel signifie l’aliénation la plus extrême. Le prolétaire en bleu de chauffe ou en chemise blanche est enchaîné à sa machine ou à l’organisation du travail. Il a perçu la liberté d’appréciation et la marge de manoeuvre qui restait à l’artisan et même au serf et à l’esclave. Le caractère impersonnel de cette domination ne la rend pas plus supportable.
Le travail s’est détaché du reste de la vie. Il la domine par la fatigue et l’abrutissement qu’il engendre et par le salaire qu’il procure.
Avec le contrôle du capital moderne sur l’ensemble de la vie sociale c’est toute l’existence qui finit par se trouver régie par les principes du travail. La logique du rendement et de la production gouverne le temps «libre». Tout doit être rationalisé et rentabilisé, y compris le plaisir et le gâchis ! Chacun est cordialement invité à prendre le relais du système dans sa propre mise en condition.
Le communisme c’est d’abord une transformation radicale de l’activité humaine. En cela on peut parler d’abolition du travail.
TRAVAIL ET TORTURE
Si il y a un mot qui n’est pas neutre c’est bien le mot travail.
En français et en espagnol il a pour origine le mot latin de trepalium qui désignait un instrument de torture ayant succédé à la croix. Avant de prendre sa simplification moderne il va d’abord désigner des travaux particulièrement pénibles puis le travail des mines. Aujourd’hui sa signification s’est considérablement étendue mais les frontières en restent floues. Comme pour lui fournir une justification naturelle le travail finit par rendre compte de phénomènes physiques.
En anglais le mot tire son origine d’une activité paysanne concrète. Ce qui caractérise le terme de travail c’est justement son caractère abstrait. Il ne désigne plus telle ou telle activité particulière mais l’activité et l’effort en soi. On ne plante plus des choux, on ne tisse plus, on ne garde plus les moutons, on travaille. Tout travail en vaut un autre. Ce qui compte c’est le temps que l’on y passe et le salaire que l’on en tire. Comme le disait Marx : «Le temps est tout, l’homme n’est plus rien : il est tout au plus la carcasse du temps.»
Ce n’est pas au mot travail que nous nous en prenons mais à l’odieuse réalité qu’il recouvre. Peu importe qui le terme reste ou disparaisse. S’il doit rester il lui faudra changer profondément de sens. Peut-être finira-t-il par désigner le summum de la jouissance !
Dans la société communiste l’activité productive perdra son caractère strictement productif. L’obsession du rendement et du temps perdu disparaîtra. Le travail se fondra dans l’ensemble d’une vie transformée.
Un tel changement signifie la fin de la hiérarchie, de la division entre dirigeants et dirigés, de la scission entre décision et exécution, de l’opposition entre le travail manuel et intellectuel. L’homme ne sera plus dominé par les produits de son activité et par ses outils. La soumission de la nature au processus productif et son accaparement par des groupes ou des individus disparaîtra.
Cette révolution s’accompagnera d’une mutation technologique. C’est la nature même du développement industriel qui est en question.
Le caractère parasitaire du capitalisme se traduit dans le fait que l’on peut assurer la vie sociale en ferment une grande partie des entreprises. Une preuve des ressources d’un pays développé a été donnée par la grève de mai 68 en France. L’ensemble de l’industrie a pu être fermé durant un mois sans que les conséquences en soient trop sensibles.
Peut-être manquera-t-on de pain en période de révolution. Mais cela ne pourra être attribué à une faiblesse de la capacité de production. Ce sera le fait de causes particulières. Cela n’enlèverait rien à la possibilité de fermer des industries parasitaires. Tout au contraire, cela la rendrait plus nécessaire afin de pouvoir reconvertir des forces vers les secteurs vitaux.
On ne peut décider à l’avance et dans le détail de ce qui sera ou non éliminé. Nous sommes convaincus du sale rôle de l’industrie de guerre. Elle n’aura plus de raison d’être dans une société communiste développée. Cependant on ne peut décider si dans une phase transitoire il ne faudra pas la développer !
Les décisions, de toute manière, ne seront pas prises par des comités de technocrates mais directement par les travailleurs concernés. La menace d’une perte de salaire ne pèsera plus sur leur décision !
Si certains par corporatisme ou pour des raisons moins avouables s’accrochent à des tâches inutiles ou même nocives ils en seront responsables devant l’ensemble du prolétariat communiste. Le droit de propriété ou de libre détermination ne sera pas une excuse pour les policiers ou les travailleurs financiers qui voudraient voir se perpétuer la routine de leur petit travail habituel !
Sera éliminé ou tout au moins profondément transformé tout ce qui sert la finance et la machine étatique, ce qui exige des efforts pénibles et importants pour satisfaire des besoins secondaires. Des produits ou des «services» comme le téléphone, l’énergie électrique qui sont aujourd’hui utilisés par les entreprises pourront être en grande partie réorientés directement vers la consommation individuelle. Des bâtiments et des machines pourront changer d’usage.
De nombreux besoins pourront être satisfaits par des dépenses sociales bien moindres. Le transport, par exemple, sera fondé sur une utilisation plus rationnelle des véhicules individuels ou collectifs. Les impératifs horaires seront beaucoup plus souples. Les besoins de se déplacer seront moins fréquents.
Des activités ne disparaîtront pas véritablement mais seront profondément transformées. L’éducation échappera autant que possible à l’action des spécialistes. L’imprimerie passera du service des grands quotidiens à celui d’une multitude de petits bulletins.
Le principe ne sera pas de produire pour produire et de ne battre pour conserver des clients mais de réduire autant que possible le travail industriel pénible et inintéressant. La fermeture des secteurs inutiles permettra d’alléger et de varier les tâches productives restées nécessaires. Les forces sociales libérées pourront s’occuper d’activités nouvelles.
Les enfants, les étudiants, les personnes âgées, les ménagères pourront participer suivant leur capacité aux activités sociales, sans être une main d’oeuvre concurrente sur le marché du travail.
Ces transformations ne sont pas un luxe que devrait se permettre la révolution pour attirer à elle les hésitants. Elles sont immédiatement nécessaires pour combattre et concentrer les forces sur le parti du capital qui risque d’être encore vivace un certain temps.
SCIENCE ET AUTOMATION
Toutes ces mesures ne nous donnent qu’une vague idée de ce qui suivra. Le communisme utilisera la base matérielle que lui léguera le vieux-monde. Surtout il développera les acquis techniques et scientifiques. Il le fera vite et mieux que le capital.
Il est de bon ton de s’extasier devant les progrès techniques accomplis depuis la dernière guerre mondiale. En fait, il faudrait plutôt s’étonner de la lenteur avec laquelle les découvertes scientifiques pénètrent dans l’industrie. Celle-ci ne caractérise d’abord par son inertie. Elle progresse lorsque des « accidents » historiques l’obligent à changer ses approvisionnements ou ses débouchés, elle modifie sa base technique lorsque les taux d’intérêt se sont effondrés pour sortir du marasme économique.
L’industrie actuelle vit sur le perfectionnement d’inventions et de découvertes datant de plusieurs dizaines d’années. Par exemple des véhicules qui sont fondés sur le moteur à explosion et l’énergie pétrolière comme nos voitures d’avant-garde sont de véritables fossiles au regard des possibilités scientifiques. L’industrie n’a pu développer vraiment ni l’automation ni de nouvelles sources d’énergie. Elle ne peut le faire que si cela devient rentable de son étroit point de vue.
Le communisme pourra se permettre de construire des machines ou des ensembles industriels qui n’auraient pas été rentables du point de vue d’une entreprise ou même d’un état capitaliste. Il estimera que le progrès accompli en vaut le coup non pas au regard de l’avantage immédiat. Encore que il pourrait souvent trouver cet avantage immédiat là où le capitalisme ne le verrait pas : qualité accrue des produits, intérêt de la recherche, amélioration des conditions de travail.
Du point de vue du capitalisme il n’est pas rentable de fabriquer un marteau-piqueur silencieux tant que le prix de l’engin ne peut être égal ou inférieur à celui d’un marteau-piqueur bruyant. Il importe assez peu que l’économie ainsi faite se paye de désagréments évidents. Que une fois que sa production sera développée le marteau-piqueur silencieux puisse revenir moins cher que celui qui fait du bruit ne peut entrer en ligne de compte au moment de non lancement. Pourquoi une entreprise risquerait-elle de se mettre en faillite ou tout au moins de faire des sacrifices au nom du progrès technique ou par humanisme ? Le communisme ne se contentera pas de prendre le relais du capitalisme. Il transformera la science et la technique. De servantes conscientes ou inconscientes de l’enfer industriel elles deviendront des outils de libération.
La science ne sera plus un secteur distinct de la production.
Le capital a un besoin vital d’innovation. Il ne peut le faire surgir directement du secteur productif. Celui-ci doit rester calme et l’imagination ne doit pas s’y déchaîner. La science s’est donc développée de son côté. Durant longtemps, elle est restée marginale, une oeuvre d’amateurs. Le capital ayant un besoin plus pressant de ses services a dû la prendre en main. Sous l’égide de l’État et des entreprises la science devient un investissement. Elle se bureaucratise, passe sous le joug des mandarins et des administrateurs. La liberté de création est tenue en laisse.
Aux yeux de l’opinion la science est une fée bonne ou mauvaise. Le savant c’est le sorcier devenu salarié. Ce qui est le résultat de l’esprit critique apparaît comme une oeuvre de magie.
L’idéologie de la production reprend ce qu’elle avait dû concéder à l’expérimentation. La science apparaît comme le secteur où l’on produit une marchandise spéciale : le Savoir. La connaissance cesse d’être le résultat précaire d’une recherche donnée pour devenir un produit sacralisé offert à la contemplation d’une masse d’infirmes mentaux.
Il s’agit de libérer l’initiative et l’expérimentation pour les rendre à tous. La science doit cesser d’être la possession d’une caste de spécialistes pour redevenir goût du risque et du jeu, plaisir de le découverte.
La «conquête» de l’espace a illustré les possibilités de l’automation et de l’électronique. Il s’agit que toute cette technologie soit appliquée à la transformation de notre vie quotidienne. L’automation permet de décharger les humains d’occupations fastidieuses et de confier aux machines ce qui leur revient.
Les premiers pas des systèmes automatiques qui une fois mis en route fonctionnent et se régulent sans intervention remonte au temps des pharaons. Ils servaient à la régulation du Nil. Avec les temps modernes on commence à les voir fleurir. On commence à voir des «usines» automatiques. Ainsi ce moulin près de Philadelphie qui en 1784 recevait le blé et le transformait en farine sans intervention manuelle. A côté des machines automatiques de production se sont développées les machines à calculer. C’est en 1881 qu’est présenté le téléphone automatique.
L’automatisme existe depuis fort longtemps. Il n’est qu’une forme extrême du machinisme. C’est l’électronique qui va permettre d’en faire une forme courante sinon la forme la plus habituelle du machinisme.
L’électronique associée au contrôle de sources importantes d’énergie permit d’agir à distance et de centraliser un grand nombre d’opérations.
L’automation ce n’est pas simplement la possibilité de confier à des machines les tâches que l’homme n’accomplit qu’à contre-coeur. C’est aussi, et peut-être surtout, la possibilité d’entreprendre ce qui n’aurait jamais été possible autrement. Elle rend possible des opérations qui exigent des réactions plus rapides, des calculs plus complexes que ceux qui sont possibles aux humains. Les machines peuvent agir dans des conditions impropres à la vie. Sans l’automation le développement de l’énergie nucléaire ou de la découverte de l’espace seraient des entreprises impossibles.
Ceux qui veulent la révolution mais ne veulent pas faire appel à une science et à une technologie maudite sont dans une impasse. La destruction massive de notre environnement n’est certes pas indépendante des possibilités techniques mais on ne peut faire retomber sur elles la responsabilité.
L’énergie nucléaire ou l’informatique peuvent présenter un caractère très dangereux. C’est le reflet de leur puissance. Mais cela ne fait que condamner la société présente qui les utilise inconsidérément ou s’en sert pour renforcer son contrôle sur les gens.
Jusqu’à présent le capital n’a automatisé que dans le détail. Cela ne veut pas dire qu’il peut s’arrêter là. Sa logique, la nécessité de maintenir ou de retrouver un taux de profit convenable, doit le contraindre aller plus loin. Cela ne veut pas dire que la généralisation de l’automation soit compatible avec le maintien du système actuel. Son principe même est contraire à la survie d’une société de classes : elle rend le prolétaire inutile. «La machine automatique… représente l’équivalent économique précis du travail d’esclave». (N. Wiener) La point extrême du développement du machinisme rend les machines humaines inutiles.
La solution est donc révolution communiste ou destruction du prolétariat qui serait réduit à une couche d’assistés ou carrément éliminés. Des prophètes de malheur nous prédisent la seconde éventualité. Notre optimisme ne se fonde pas sur l’humanisme de nos dirigeants : L’histoire a montré que le génocide ne les effrayait pas. Nous les croyons simplement incurables de maîtriser la situation et de conduire véritablement une politique. Pour le meilleur et pour le pire nous ne sommes pas gouvernés par des surhommes aux vues puissantes mais par des crétins habiles dans la manoeuvre mais incapables d’avoir une vision historique des événements. Ils sont eux-mêmes en partie rejetés du processus productif. Ce qu’il faut dans l’affaire c’est que le prolétariat ne se montre pas trop débile.
La force des prolétaires est immense. La conscience qu’ils ont de cette force est extrêmement réduite. La classe ouvrière a toujours tiré sa puissance de sa place dans l’appareil productif. Les débuts d’automatisation de cet appareil n’ont fait que renforcer cette puissance. De petites fractions d’ouvriers et de techniciens tiennent entre leurs mains un pouvoir énorme. Des soubresauts économiques risquent de leur donner le goût d’en user.
La bourgeoisie ou la bureaucratie ne peut nier le prolétariat sans se nier elle-même. Elle est enchaîné àla valeur, c’est-à-dire au travail humain quiest le fondement de cette valeur. Elle ne veut pas le progrèspour le progrès mais pour l’argent. Si elle développe le machinisme ce n’est pasavec l’arrière-penséede se débarrasser d’ouvriers trop turbulents. Leprolétariat n’est pas la simple instrument de labourgeoisie. Il estaussi sa raison d’être. Le capital (ou le travail) ravale l’homme au rang de la machine mais il ne peut cesser d’être un rapport social entre des classes.
SOCIÉTÉ DE CLASSES ET ROBOTISATION
Toute société de classes tend à faire de l’être humain un robot, à le réduire à un objet dont on utiliserait le corps et l’intelligence. Lorsqu’une partie de la société ne travaille plus pour elle-même mais s’échine pour nourrir une autre fraction de la société cela veut dire qu’elle doit faire des efforts supplémentaires mais surtout que son activité change de nature. Ce qui intéresse le maître ce n’est pas le plaisir ou le déplaisir, la joie ou la peine de l’esclave, c’est sa production. La société de classes se fonde sur la possibilité humaine d’élaborer des biens qui peuvent se détacher du producteur pour être utilisés par d’autres. L’être humain n’est plus un être humain mais un instrument. La capacité proprement humaine de construire don outils et de penser à l’avance la production se retourne contre lui pour en faire lui-même un outil !
L’exploiteur peut se montrer bon ou méchant à l’égard de l’exploité. Tout sentiment n’ont pas exclu. Mieux, les sentiments sont nécessaires pour huiler les rouages du système. Mais ils en sont un produit secondaire et limité. L’exploiteur peut être bon mais il ne peut cesser d’exploiter. Il peut être sadique mais ne peut détruire son matériel humain. Lorsque le capitalisme en arrive cependant à ce point de barbarie c’est poussé par la nécessité économique.
Les classes dirigeantes passées se greffaient sur des collectivités paysannes. La capital a brisé ces communautés pour se soumettre une matière humaine mutilée et atomisée. Marchandise parmi les marchandises, le prolétaire affronte sur le marché des «facteurs de production» ses concurrents mécaniques. Dans cette lutte la machine l’emporte progressivement et réduit sa place dans le procès de production.
Le communisme bouleverse le caractère de cette évolution. L’homme n’y sera plus concurrencé par la machine parce qu’il cessera d’être un facteur de production.
L’utilisation communiste du machinisme signifie la possibilité d’automatiser un très grand nombre d’activités. Cela ne veut pas dire que la clé de la question sociale se trouve dans l’automatisation généralisée.
L’abolition du travail salarié ce n’est pas le remplacement de l’homme par la machine mais la transformation humaine de l’activité humaine au moyen des machines. Il ne s’agit pas de réduire progressivement ou brutalement le travail hebdomadaire de quarante heures à zéro heure comme nous le proposent certains pseudo-révolutionnaires. Un monde où une industrie entièrement automatique travaillant une matière inépuisable fournirait sur le champ toute chose désirable et imaginable ramènerait l’homme à un stade végétal. Ce serait un univers figé et sans aventures puisque tout ce qui y adviendrait aurait dû être programmé à l’avance.
Indépendamment de la foi qu’il met dans la science ce mythe est profondément capitaliste. Il considère comme achevée et naturelle la séparation entre le temps de travail et le temps de loisir. Il veut réserver l’enfer de la production aux machines et le paradis de la consommation aux êtres humains. Selon que l’on fixerait la frontière avec plus ou moins de rigueur on déboucherait sur le club de vacances permanent ou la généralisation de l’état de foetus.
Le communisme c’est la fin de la séparation entre temps de travail et temps libre, entre production et consommation, entre ce qui est vécu et ce qui est expérimenté.
LA RÉMUNÉRATION
La disparition du salariat suffit à bouleverser les assises de la vieille société. L’obligation de travailler pour survivre disparaît. Le travail cesse d’être un moyen de gagner sa vie. Il n’est plus un intermédiaire entre l’homme et ses besoins. Il est directement satisfaction d’un besoin. Par là il cesse d’être du travail. Ce qui pousse à agir cesse d’apparaître comme une nécessité extérieure à l’individu pour devenir une nécessité intérieure : désir de s’occuper, volonté d’être utile. La dissociation entre activité et rémunération, si l’on n’entend pas par rémunération le plaisir que peut procurer concrètement cette activité, doit aller de pair avec une transformation profonde de l’homme. Elle
demande des individus responsables de ce qu’ils entreprennent. Elle exige que se développent l’initiative et l’intelligence et que disparaissent l’égoïsme et la mesquinerie.
Il est devenu habituel d’expliquer tous les maux de l’humanité par l’incorrigible nature humaine. C’est connu : l’homme est un loup pour l’homme. Cela n’explique rien mais montre dans quel mépris les êtres humains arrivent à se tenir eux-mêmes. Il est le reflet du fatalisme que développe le capital qui réduit l’être humain au rôle de spectateur de son propre développement.
Vouloir maintenir une quelconque rémunération pour une période transitoire, comme Marx le proposait, sous une forme de distribution de bons proportionnelle aux heures de travail effectuées n’est pas souhaitable. Si le développement des forces productives permet la révolution communiste, aujourd’hui il la permet, celle-ci ne peut différer la pleine application de ses principes. Un système de bons pour rémunérer et ainsi contraindre su travail serait en-deçà de la révolte spontanée des opprimés, de tous ceux qui s’insurgent sans attendre ni pouvoir ni argent ni récompense. Il aurait la sympathie des bureaucrates, des gestionnaires, de tous ceux qui préfèrent contrôler et font agir les autres. Un tel système ne ferait que brider les partisans de l’action et n’arriverait pas à entraîner ses adversaires. Si il faut obliger quelqu’un à faire quelque chose nous préférons la méthode du coup de pied au cul. Elle est plus franche et plus efficace.
Nous ne sommes pas des adversaires irréductibles de l’utilisation de bons. Il serait absurde de laisser des diamants en distribution libre ! Les bons seraient délivrés dans des cas pareils par les autorités habilitées. Lorsqu’il s’agira de biens relatifs à la production le bon sera délivré par un conseil d’usine. Lorsqu’il s’agira de médicaments rares ou dangereux il sera fourni par des hôpitaux ou des médecins… Ces bons ne serviront pas à rémunérer. Ils joueront le rôle que joue aujourd’hui une ordonnance médicale. Leur usage sera déterminé par la nature ou la rareté des biens contre lesquels on les «échangera».
Le plus grand nombre de biens possible, notamment la nourriture, doit être rendu libre et gratuit sous l’égide des comités et conseils révolutionnaires dans des zones passées entre les mains du parti de la
révolution ou par des coups de force dans des zones non libérées. C’est la méthode la plus simple, la moins coûteuse, la plus agréable de distribution. Elle est la plus apte à populariser le communisme. Il vaut mieux appliquer cette règle générale quitte à sévir très sévèrement contre les abus que de s’enliser dans des contrôles tatillons et déplaisants lors de la distribution.
LA PARESSE
Un tel programme ne va-t-il pas inciter la paresse à se développer ? Si l’on pouvait abolir le principe de la rémunération du travail tout en maintenant le monde tel qu’il est ce serait vrai à coup sûr. Seulement le communisme bouleverse l’ensemble des conditions de vie et de travail.
L’esprit révolutionnaire n’est pas l’esprit de sacrifice : chacun s’oubliant soi-même pour servir la collectivité. Ça c’est du maoïsme ! Le communisme suppose un certain altruisme mais il suppose aussi un certain égoïsme. Surtout il n’oppose pas l’amour du prochain à l’amour de soi-même en demandant que l’un soit au service de l’autre. Nous n’aimons pas plus les curés que les profiteurs. C’est le capitalisme qui fait que l’intérêt de l’individu et celui de la collectivité sont toujours en opposition : Donner c’est renoncer.
L’homme communiste ne sera pas plus l’homme du renoncement que de la fatalité. La transformation des mentalités ne relève pas de la pédagogie. Il n’y aura pas d’image idéal à laquelle se conformer. Il n’y aura pas d’un côté la transformation des structures sociales et de l’autre côté la transformation des individus. C’est le capitalisme qui sépare ainsi les choses. Le prolétariat se désaliénera et ne pourra le faire qu’en modifient le monde et ses conditions d’existence. Quelques semaines de révolution mettront en l’air des décennies de conditionnement. La lâcheté, l’avidité, la débilité sont le résultat d’un certain état social. La carotte, le bâton ou l’éducation ne pourraient servir qu’à les refouler si la situation qui les engendre et leur donne une certaine utilité ne disparaît pas. Avec le communisme ces tares disparaîtrent parce qu’elles ne correspondront plus à rien.
Y aurait-il des égoïstes, des paresseux incurables et des incapables irrécupérables que cela ne serait pas forcément très grave. Le plus puissant ennemi de ces gens-là ce n’est pas la répression mais l’ennui. Ils feraient céder bien des mauvaises volontés. Les hommes sont des animaux sociaux. Il leur faut bien du courage pour supporter d’être inutiles dans la collectivité où ils vivent. Même aujourd’hui le parasite et l’égoïste doivent faire semblant pour les autres et pour eux-mêmes. Le salariat aboli il sera bien difficile d’illusionner sur son activité. Chacun sera jugé sur ce qu’il fera véritablement et non sur le temps passé.
Le communisme n’exclut pas les heurts entre personnes et entre groupes. Les profiteurs risquent de se voir demander des comptes. Si on les supporte et si on les engraisse c’est qu’on le voudra bien.
Les communistes n’ont rien contre une saine paresse. La société révolutionnaire n’est pas faite pour que l’on s’y exténue. Les paresseux ne sont condamnables que si ils exigent d’autrui ce qu’ils refusent pour eux-mêmes. Que les courageux ne se laissent pas tondre la laine sur le dos mais qu’ils ne prétendent pas imposer à tous leur goût personnel !
Avec le remplacement du travail forcé par l’activité passionnée la majeure partie des causes d’une paresse systématique disparaîtra. Disparaîtra aussi cette irritation que le bosseur éprouve à l’égard du flemmard et qui souvent n’est que de la jalousie déguisée.
Les paresseux d’aujourd’hui ne seront pas forcément les paresseux de demain. Certains de ceux qui se démènent et s’épuisent sous l’aiguillon du gain auront besoin de notre bienveillance. D’autres qui semblent incapables de se remuer se réveilleront et se déchaîneront.
Dans la société communiste développée, le machinisme conférera à l’homme une grande puissance. Chacun pourra choisir son rythme de vie. L’un s’épuisera dans des aventures coûteuses et dépensera plus qu’il ne fournira en retour à la société. L’autre ne fera pas grand’chose et ce sera pourtant la société qui sera débitrice. On ne tiendra pas de compte d’épicier.
Une fois l’intérêt financier disparu l’esprit de recherche et d’invention ne va-t-il pas s’évanouir aussi ? Chacun ne va-t-il pas se contenter de faire sa petite besogne de façon routinière mais sans plus ! C’est une erreur de croire que l’appât du gain et l’esprit de recherche vont de pair. Le commerçant pactise avec le mensonge et i’illusion. Le scientifique doit les écarter sans cesse. La science rapporte et l’invention paie mais souvent ce ne sont pas les mêmes qui découvrent et nui empochent. Même dans le monde capitaliste le mobile de la passion scientifique n’est pas l’argent. On récupère la créativité et l’imagination pour faire de l’argent.
RÉPARTITION DES TÂCHES
A défaut de buter sur la paresse notre société ne risque-t-elle pas de sombrer dans le désordre ? Même si la bonne volonté est générale, est-ce que cela suffira à régler la question de la coordination de l’ensemble des activités ? Tout le monde ne va-t-il pas se précipiter vers le travail agréable et délaisser les autres avant que les machines n’aient eu le temps de prendre le relais ? En bref, chacun n’en faisant qu’à sa tête tous iraient à la catastrophe !
L’idée suivant laquelle la société moderne est très complexe et que cette complexité est inévitable est très répandue. Ce n’est pas une simple illusion. L’individu se sent perdu dans la jungle capitaliste. Il n’arrive pas à s’y repérer lui-même et encore moins à comprendre comment l’ensemble arrive à fonctionner. C’est une erreur de croire que cette impression est valable dans toute société moderne. Elle n’est pas engendrée nécessairement par la multitude des opérations et des situations qui constituent l’ensemble social. Elle naît de l’éloignement entre la décision et la coordination d’une part et l’action d’autre part.
Cette impression de complexité et d’égarement permanent qu’engendre la société capitaliste s’est répercutée sur les descriptions d’un monde socialiste. On en est arrivé à croire que le principal problème à résoudre dans la société future serait celui de la planification et le la coordination. On a imaginé une «usine du plan» qui se chargerait de recenser l’état de l’économie, de déterminer les coefficients techniques qui lient la production d’un produit à la production d’un autre produit : quantité de charbon nécessaire pour produire une tonne d’acier, par exemple. Cette usine proposerait dos objectifs réalisables et s’occuperait des révisions nécessaires en cours d’exécution. Les problèmes de la société future sont vus essentiellement sous l’angle de la gestion. (Chaulieu, Socialisme ou Barbarie, N° 22)
La société communiste aura bien des problèmes techniques complexes à résoudre. Seulement ces questions ne relèveront pas d’une instance particulière. Il n’y a pas d’intérêt à essayer de prévoir les formes que prendra l’activité humaine mais à déterminer son contenu. Il n’y aura pas à unifier ou a gérer ce qui ne sera pas séparé. Le producteur particulier s’occupera autant de son activité que de sa liaison à l’ensemble des besoins et des possibilités générales.
Dans la société révolutionnaire les rapports entre les hommes et entre les groupes de producteurs seront simples et transparents. La peur de la concurrence qui oblige au secret disparaîtra. L’important n’est pas que chacun arrive à la science universelle et que chaque cervelle soit une «usine du plan» en réduction. A quoi sert de savoir d’où provient le minerai dont on a tiré ma fourchette ! Ce qui compte c’est que les informations nécessaires circulent et soient disponibles.
Dans une société fluide où auront disparu l’esprit de clocher et le patriotisme d’entreprise, où les gens seront polyvalents, les individus et les groupes s’orienteront en fonction des besoins de la société.
Les nécessités sociales ne s’imposeront pas de l’extérieur par l’intermédiaire d’un office central : comité dictatorial ou assemblée démocratique. L’individu ou le groupe ne devra pas se plier à la conscience qu’il aura de la situation si l’on imagine cette conscience comme le simple reflet d’impératifs extérieurs. On agira bien sûr en fonction de sa conscience des besoins et des possibilités sociales mais non indépendamment de ses propres goûts. Souvent il n’y aura pas de compromis à faire. On ressent comme besoin social d’abord ses propres aspirations. On est plutôt tenté de remédier à ce que l’on perçoit comme un manque. Si j’ai de mal à me procurer du vin et que cela me manque, je n’aurai pas forcément besoin d’aller me renseigner sur les courbes de production auprès d’un ordinateur pour savoir qu’il faudrait peut-être aller s’occuper des vignobles !
L’homme communiste ne séparera pas l’exercice de ses goûts de leur répercussion sociale. Il ne va pas se précipiter vers des tâches dont on s’occupe déjà. De toute manière il serait stupide de penser que tout le monde sera uniformisé et s’emballera au gré des modes pour les mêmes occupations.
La conscience de ce qui sera nécessaire à la société sera beaucoup plus aiguisée que maintenant. Tout le monde pourra s’informer et sera capable de comprendre ce qui marche et ce qui ne marche pas, même si cela n’a pas des répercutions directes sur chacun. Les ordinateurs seront des instruments essentiels à la circulation et à l’interprétation des informations.
L’organisation générale de la société ne nécessite pas un ou des centre directeurs. Il y aura peut-être des gens qui s’occuperont plus particulièrement de rassembler des informations, de prévoir, mais ils n’auront pas à élaborer un plan su sens impératif du terme. Planifier c’est vouloir enchaîner le futur au présent !
La coordination ne pourra être le fait d’une caste donnée. Elle s’effectuera sans cesse et à tous les niveaux de la société. Les hommes n’étant plus séparés par mille barrières, se concerteront spontanément.
Tout ne se fera pas forcément en douceur. Des conflits seront inévitables. Mais le problème de la révolution n’est pas de débarrasser la société de tout conflit, d’engendrer une société où tout serait harmonisé à priori. Certaines formes de conflits seront éliminées bien sûr, celles qui opposent les classes, les nations… Dans la monde que nous voulons les oppositions ont autant de place que les accords. L’harmonisation et l’équilibre s’élaboreront à travers des débats et des disputes.
La différence fondamentale avec la situation actuelle c’est que chacun n’engagera dans la bataille que ses propres forces. On ne pourra évoquer des droits abstraits détachés du monde des oppositions et des rapports de force concrets. Le recours à un corps spécial comme l’armée ou la police pour faire reconnaître le bon droit de sa cause ne sera plus possible.
Le communisme fera du conflit une chose normale et même nécessaire à condition évidemment que l’intérêt de l’enjeu ne soit pas inférieur aux dommages provoqués. Le capitalisme est profondément conflictuel. Il est fondé sur l’opposition entre les classes, les nations et les individus. Tout le monde est en opposition à tout le monde. C’est pour conjurer cette réalité que l’on prêche l’amour béat et la fraternité. L’agressivité sourde partout mais l’image de la paix doit régner. Si jamais on s’étripe ce n’est pas au nom d’intérêts particuliers mais pour le bien de la civilisation, des valeurs universelles etc.
Ne risque-t-on pas de perdre beaucoup de temps en bavardage et en conflits ? En ramenant les problèmes de coordination et d’ajustement au niveau où ils se trouvent, on risquerait plutôt d’en gagner. L’idée que le temps est une chose qui peut se perdre ou se gagner est en soi assez étonnante.
Du point de vue communiste le problème ne peut se ramener à savoir quelle méthode économise le plus de temps. Ce qui importe c’est la manière dont on remplira ce temps. Prendra-t-on ou non du plaisir et de l’intérêt à discuter et à harmoniser, ou préfèrera-t-on se contenter d’appliquer sans discussion les décisions d’un comité directeur qui aura programmé l’absence de heurts ? Les hommes réapprendront à se parler et à polémiquer de façon plaisante. Les discussions fastidieuses seront limitées par l’ennui des interlocuteurs mais aussi par le simple fait que tout ne sera pas sens cesse à remettre sur le tapis. On peut s’appuyer sur l’expérience passée.
LES TRAVAUX PÉNIBLES
Il existe des tâches franchement pénibles et désagréables. On peut espérer les réduire par le machinisme mais il faudra bien s’en occuper avant et il n’est pas dit que tout pourra être forcément
éliminé.
Il serait inacceptable et certainement inaccepté par les intéressés que ces travaux ingrats reposent sur les mêmes épaulas. Il faudra donc s’organiser pour que le plus grand nombre possible de personnes s’en occupe à tours de rôle. Il sera secondaire que l’on y perde en rentabilité.
Dans une usine ou un autre lieu de production on pourra aisément se relayer aux postes déplaisants.
Au niveau de l’ensemble de la société on peut demander que ces tâches ingrates soient aussi l’objet d’une rotation. On sera de service de ramassage de poubelles une certaine partie de l’année.
Des travaux pénibles le sont beaucoup moins s’ils sont le prolongement et la rançon d’activités agréables. Aujourd’hui les travaux sont parcellisés à l’extrême et les nécessités de l’usage «rationnel» de la force de travail exigent que l’on fasse se pourquoi l’on est qualifié en laissant le reste à d’autres. Dans la société communiste le chercheur pourra bien s’occuper de nettoyer les locaux qu’il utilise, l’automobiliste de participer au goudronner des routes et les morts seront les mieux placés pour s’occuper de creuser leur tombe.
Les activités déplaisants le seront beaucoup moins si ceux qui s’en occupent n’y consacrent qu’une courte partie de leur temps et n’ont pas l’impression comme c’est le cas maintenant d’y être enchaînés pour la vie. Surtout ces activités peuvent se dérouler dans une tout autre ambiance qu’aujourd’hui : plus de petits chefs, plus d’obsession du rendement. Le ramassage des poubelles pourrait par exemple prendre une allure de carnaval.
Beaucoup d’activités pénibles le deviennent non pas en raison de leur caractère propre mais parce que au nom de la rationalisation du travail on les fait effectuer en série par les mêmes personnes.
Ces transformations du rythme, de la répartition et de la nature même des travaux ne seront évidemment pas programmés à l’avance et balancées d’en haut. Elles se feront sur le tas en fonction des désirs des gens concernés. Si sur un chantier il y a un passionné du brouettage ou de toute autre tâche en général peu prisée il serait évidemment absurde de la faire renoncer à ses goûts.
Nous ne sommes pas des fanatiques de l’égalité. Il serait imbécile alors que l’on manquerait de chirurgiens de les condamner à faire le travail des aide-soignantes. Ce genre d’inégalité ne pourra être atténuée que par le développement de la polyvalence et la reconversion des personnes vers des secteurs véritablement utiles.
FIN DES SÉPARATIONS
Le communisme signifie la fin des séparations qui compartimentent notre vie.
La vie professionnelle et la vie affective cessant de s’opposer. Il n’y a plus un temps pour consommer et un temps pour produire. Les écoles, les lieux de production, les centres de loisir ne sont plus des univers distincts et étrangers entre eux. Ils disparaissent progressivement avec la disparition de leur fonction spécialisé. Au sein du processus productif la hiérarchisation et le découpage en rondelles de l’activité humaine s’effacent. Ce sera la fin de cette situation où l’ouvrier cet l’exécutant du dessinateur, le dessinateur l’exécutant de l’ingénieur, l’ingénieur l’exécutant de la finance ou de l’administration.
L’achèvement de ces transformations prendra du temps. On ne peut effacer d’un coup d’éponge notre cadre de vie, un certain type de développement technologique, des habitudes et des déficiences humaines. Des mesures dans ce sens s’imposeront et feront sentir leurs effets dès l’abolition de la production marchande et du salariat.
La séparation entre la vie professionnelle d’une part et la vie effective et familiale d’autre part est liée au développement du travail salarié. Le paysan s’est vu arraché à sa terre et à sa famille pour être intégré à l’univers industriel. Jadis la famille constituait l’unité de vie et de production. Le mari et la femme, mais aussi les enfants et les vieux, participaient aux travaux de la ferme et des champs. Chacun trouvait des activités utiles et au niveau de ses forces.
Les réactionnaires aimant à se poser en défenseurs de la famille menacée. Ces crétins refusent de voir que c’est précisément l’ordre qu’ils défendent qui la réduit au rôle marginal qui est devenu le sien. Les liens de parenté étaient des liens d’entraider sur le plan agricole. Ils s’étendaient bien au-delà du couple et de sa descendance directe. Aujourd’hui la famille n’est plus que le lieu de la production des enfants. Et encore ! Son rôle économique est celui d’une unité de consommation. L’institution fondamentale, la cellule de base de la société capitaliste développés, ce n’est pas la famille, c’est l’entreprise.
Nous n’entendons pas remettre sur ses pieds la vieille famille patriarcale pour lui faire assurer le production à a place de l’entreprise capitaliste. Les liens du sang ont pu jouer un grand rôle dans le passé. Ils ne correspondent plus à grand’chose dans le monde moderne.
Dans la société communiste, pour accomplir une activité productive ou non, les gens ne seront plus rassemblés pas la force du capital. Ils s’associeront réunis pas leur goût commun et leur affinité. Les relations entre personnes prendront autant d’importance que la production elle-même.
Nous n’affirmons pas que les liens proprement amoureux d’une part et les rapports professionnels d’autre part coïncideront. Cela sera affaire de choix et de hasard. Mais cela sera beaucoup plus envisageable que ça ne l’est actuellement.
Certains veulent voir dans le communisme la mise en commun des femmes et des enfants. C’est une bêtise.
Les rapports amoureux n’auront pas d’autre garantie que l’amour. Les enfants ne seront plus attachés à leurs parents par le nécessité de manger. Le sentiment de propriété sur les personnes disparaîtra parallèlement au sentiment de propriété sur les choses. Voilà qui est fort inquiétant pour ceux qui n’imaginent pas de se passer de la garantie du gendarme ou du curé. Le mariage disparaîtra en tant que sacrement étatique. La question de savoir si deux… ou trois eu dix personnes veulent vivre ensemble et même se lier par un pacte ne regarde qu’elles. Nous n’avons pas à déterminer ou à limiter à l’avance les formes de liens sexuels possibles et souhaitables. La chasteté elle-même n’est pas à rejeter. C’est une perversion aussi estimable qu’une autre ! Ce qui importe, à part le plaisir et la satisfaction des partenaires, c’est que les enfants grandissent dans un milieu qui réponde à leur besoin de sécurité matérielle et affective. Cela n’est pas affaire de moralité.
Dans les restes d’une famille gangrenée par la marchandise l’hypocrisie domine. Ou attribue à l’amour ce qui n’est que sécurité économique, affective ou sexuelle. Les rapports entre parents et enfants ont atteint le fond de la dégradation. Sous la voile de l’affection la volonté d’exploiter répond au désir de posséder. L’enfant porte comme un boulet les espoirs de parents aux vies ratées. Il doit jouer les chiens savants, réussir à l’école, se montrer sage et calme ou actif et plein d’initiative. En échange il reçoit un peu d’affection ou d’argent de poche.
De même que la famille, havre de sécurité et d’amour dans un monde dur et hostile, n’échappe pas à la réalité marchande l’entreprise ne se dégage pas de l’affectivité. L’amabilité apparente, la poignée de main cachent le mépris, la rivalité et l’exploitation. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, tout le monde il dialogue, mais surtout tout le monde il s’emmerde les uns les autres.
PRODUCTION ET CONSOMMATION
La séparation entre production et consommation apparaît comme une division naturelle entre deux sphères bien distinctes de la vie sociale. Rien n’est plus faux. Cela a un double titre.
Premièrement, la frontière entre ce qui est appelée temps de production et temps de consommation est mouvante du point de vue historique et floue du point de vue idéologique. Dans quelle catégorie se rangent la cuisine et le sport ? Cela dépend s’ils sont le fait de professionnels ou d’amateurs. Ce qui est déterminant ce n’est pas la nature même de l’activité : la cuisine est plus productive que le tri postal dans le sens où elle est une action de transformation matérielle, que le fait qu’elle soit salariée ou non.
Beaucoup d’activités qui relevaient de la consommation sont passées dans la production. L’astronaute ou le malade qui respire de l’oxygène en bouteille, la ménagère qui se procure du café moulu ou des boîtes de conserves participent à ce déplacement de frontières.
La scission entre production et consommation masque l’importance que conserve le travail ménager non salarié dans le monde moderne. Elle donne une allure fixe et naturelle à une démarcation qui est mouvante et sociale.
Deuxièmement tout acte de production est aussi et forcément un acte de consommation. On ne fait que transformer de la matière d’une certaine façon et dans un certain but. Dans le même temps que l’on détruit ou si l’on veut que l’on consomme certaines choses on en obtient ou si l’on veut on en produit d’autres. La consommation est productive, la production est consommatrice. Production et consommation sont les deux faces inséparables d’une même médaille.
Les concepts de production et de consommation ne sont pas neutres. On ne peut pas dire qu’ils sont bourgeois. Mais la société bourgeoise en fait un certain usage. Un poirier n’est pas bourgeois parce qu’il produit des poires. La notion de production prend un caractère idéologique parce que sous l’idée d’engendrement et de détachement on glisse celle de projet et de conscience. On entretient la confusion entre les deux choses. Tout finit par être interprété en termes de production. Une poule devient une usine à fabriquer des oeufs.
On masque la continuité du cycle par lequel l’homme primitif ou civilisé, capitaliste ou communiste modifie de manière simple ou savante, individuelle ou collective, irréversible ou passagère, en gros ou en détail le monde qui l’entoure et inséparablement se transforme lui-même. L’usage totalitaire de la notion de production cache l’insertion et la dépendance radicale de l’être humain l’égard de son milieu et des lois naturelles. On interprète tout en termes de domination et d’utilisation. L’homme producteur conscient et maître de lui part à la conquête de la nature. La toute puissance que l’humanité avait confiée à l’image divine elle l’attribue directement à l’image qu’elle a d’elle-même. Le communisme n’est pas la victoire de la conscience sur l’inconscience. Ce n’est pas le stade où après s’être consacré à la production des choses l’homme va enfin pouvoir se produire lui-même, prendre en quelque sorte le relais du créateur divin. Vouloir que l’homme devienne son propre maître comme il est le maître de l’objet qu’il façonne c’est vouloir réunir le séparé sous le signe de la production, donc de la séparation. Le producteur ne cesserait pas d’être un objet, simplement il serait lui-même son propre objet.
La scission entre production et consommation s’efface parce que disparaît la séparation bien concrète mais arbitraire du point de vue de la nature et de la physiologie entre le temps passé à gagner de l’argent et le temps passé à le dépenser.
Pour l’homme communiste consommer ne s’opposera pas à produire car il ne sera pas antagoniste de s’occuper de soi-même et de s’occuper d’autrui. Cela parce qu’en produisant pour autrui, en sa dépensent pour autrui il crée des valeurs d’usage qui peuvent lui servir à lui-même. On ne produira pas d’un côté des chaussures pour être obligé d’un autre côté d’aller les acheter sur le marché. Surtout la production se transformera et deviendra création, poésie, dépense. Le groupe ou l’individu s’exprimera à travers ce qu’il fera. En cela la révolution est la généralisation de l’art et son dépassement en tant que secteur marchand et séparé.
En continuant à raisonner du point de vue de l’opposition entre consommation et production on peut dire que trouvant satisfaction et plaisir (ou en contrepoint insatisfaction et déplaisir) dans le cours de son activité productive l’homme y sera consommateur. L’ordinateur ou la truelle qu’il utilisera n’aura pas une valeur fondamentalement différente de la voiture ou la nourriture qu’il emploiera à un autre moment.
Le communisme ce n’est absolument pas la production mise enfin au service du consommateur, pas plus d’ailleurs que la capitalisme ne serait la dictature de la production. En s’adonnant à une activité on acquièrera un certain pouvoir. Jusqu’à un certain point on pourra disposer du fruit de ses efforts, donner ou refuser de donner ce que l’on a produit. Surtout en fournissant tel bien ou tel service et en leur faisant prendre une forme particulière on agit sur le champ des possibilités de la société. L’activité des utilisateurs sera déterminée par celle des producteurs. Il n’y a pas de raison pour que ces derniers abusent d’un pouvoir qui de toute façon ne sera pas un pouvoir politique ou séparé mais la simple expression de l’utilité de leurs occupations.
Le «consommateur» ne pourra reprocher au producteur l’imperfection de ce qu’il fait au nom de l’argent qu’il ne lui donnera pas en échange, mais simplement le critiquer non pas de l’extérieur mais de l’intérieur. Ce qui sera en cause ce sera leur oeuvre commune s’ils participent à la même entreprise. Si quelqu’un n’est pas satisfait de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas il ne pourra évoquer son droit abstrait de consommateur. Il n’aura à mettre en avant que sa propre capacité à faire mieux ou tout au moins à faire valoir ses propres contributions. La critique sera passionnée et positive. Elle ne pourra être le fait de celui qui veut bien se moquer mais préfère ne pas s’engager.
PRODUCTION ET ÉDUCATION
La séparation entre la vie productive d’une part et l’éducation d’autre part n’est pas la fruit de la nécessité. Elle ne trouve pas sa raison d’être dans l’importance croissante du savoir â ingurgiter. Ou plutôt si, mais il faut comprendre alors pourquoi il est nécessaire que le savoir ne soit plus le fruit direct de l’expérience.
Le fondement de cette scission c’est que le prolétaire ne doit pas pouvoir s’occuper de lui-même, de son plaisir ou de sa formation, alors qu’il produit. Cette séparation essentielle à la survie du monde de l’économie est d’un coût très élevé. Il entraîne l’immobilisation d’une importante partie de la population dans les écoles, les centres d’apprentissage professionnel, les universités qui pourrait se rendre utile ailleurs et s’y amuser plus. Il ne permet pas une bonne adaptation des capacités humaines aux besoins des activités auxquelles il doit mener. Cette formation en bocal se voit complétée par un apprentissage sur le tas qui s’effectue souvent clandestinement.
L’école est présentée comme un service public au-dessus des classes sociales. Son utilité serait incontestable. Qui aurait l’audace de se faire l’apôtre de l’ignorance ? Des esprits éclairés osent s’en prendre au contenu de l’enseignement. Ils lui reprochent d’être archaïque, d’être séparé de le vie, d’être un facteur de subversion. Suivant les goûts les bambins devraient apprendre à lire dans les Saints Évangiles, le Manifeste Communiste ou le Kamasutra !
Des extrémistes commencent à s’en prendre à l’école elle-même. Ce n’est pas au nom de sa néfaste efficacité mais au nom de son inefficacité. On s’en prend à l’école pour mieux sauver la pédagogie.
Il faut apprendre et toujours apprendre. Ingurgiter cette pâtée insipide que l’on appelle la culture. Le monde est si complexe ! Vous ne comprenez pas ? Alors il faut aller vous faire recycler.
Jamais les gens n’ont autant appris, jamais ils n’ont été aussi ignares en ce qui concerne leur propre vie. Ils sont submergés, assommés par la masse des informations que déversent l’université, les journaux, la télévision. La vérité ne sortira jamais de l’accumulation du savoir marchandise. C’est un savoir mort et incapable de comprendre la vie parce que sa nature profonde est justement de s’être détaché de l’expérience et du vécu.
L’école c’est le lieu où l’on apprend à lire, à écrire et à calculer. Mais l’école c’est surtout l’apprentissage du renoncement. On y apprend à supporter l’ennui, à respecter l’autorité, à réussir contre les copains, à dissimuler et à mentir. On y sacrifie le présent sur l’autel du futur.
Le communisme c’est la décolonisation de l’enfance. Il n’y aura plus besoin d’une institution particulière pour l’éduquer. S’inquiète-t-on de savoir comment les enfants feront pour apprendre à lire ? Il faudrait s’inquiéter avant de savoir comment ils apprennent à parler.
L’école dissocie et inculque la dissociation entre l’effort ou l’apprentissage et son besoin. Ce qui importe c’est que l’enfant apprenne à lire parce qu’il faut apprendre à lire et non pour satisfaire sa curiosité ou son amour des livres. Le résultat paradoxal c’est que si elle a fait reculer l’analphabétisme elle a en même temps étouffé le goût et la capacité véritable de lire chez la plupart des gens. Dans la société communiste l’enfant apprendra à lire et à écrire parce qu’il ressentira le besoin de s’instruire et de s’exprimer. Le monde enfantin n’étant pas séparé du reste de la vie sociale ce sera pour lui une nécessité impérieuse d’apprendre. Il le fera aussi naturellement que pour la marche ou la parole. Il ne le fera pas uniquement par ses propres forces. Il trouvera ses parents ou des aînés plus savants que lui pour l’aider. Les difficultés qu’il rencontrera lui seront utiles. En les surmontant, il apprendra à apprendra. En ne recevant pas le savoir comme une nourriture prédigérée de la main d’un éducateur, il prendra l’habitude de voir et d’entendra, il deviendra capable d’élaborer des connaissances et de faire des déductions à partir de son expérience. Ce sera la revanche du vécu sur la programmation scolaire ou extra-scolaire des êtres humains.
Les hommes partageront leurs expériences et se communiqueront leurs connaissances. Les lieux, le moment qu’ils choisiront le seront pour leur commodité. La forme de la relation ne sera pas déterminée à priori. Elle dépendra du contenu de l’échange et du savoir réciproque des intéressés sur le sujet en question. N’en déplaisent aux fanatiques de la pédagogie active si 10 ou 10.000 personnes attendent de savoir ce qu’un seul individu connaît, le plus simple sera de réinventer le cours magistral.
L’intérêt moderne pour la pédagogie exprime ce fait que la méthode ne s’impose pas à partir d’un contenu déterminé. Lorsque l’on a plus rien à se dire, que le contenu de l’enseignement est devenu interchangeable, alors on discute de la façon de se le dire. C’est lorsque la soupe est mauvaise que l’on s’intéresse a l’allure de l’assiette.
Que se passerait-il dans le monde de la production capitaliste si soudain les travailleurs avaient vraiment le droit d’expérimenter et n’étaient plus jugés sur leur rentabilité immédiate ? Très vite ils risqueraient d’oublier pourquoi on les a embauchés. Ils dériveraient d’expérience en essai et d’essai en expérience. N’avant rien à fiche de la production ils risqueraient vite d’abandonner le rendement pour la recherche de leur propre plaisir. La joie de la découverte et l’enivrement de la liberté remplaceraient la routine et la répétition. Les contacts qui se développeraient entre les travailleurs sous le prétexte d’améliorer la production par l’échange des expériences risqueraient de prendre une autre direction. Pourquoi ne pas céder aux joies grisantes du sabotage collectif, pourquoi ne pas organiser des jeux, pourquoi ne pas réorganiser ou détourner la production dans des voies directement profitables aux travailleurs ?
Le principe du salariat empêche que l’on puisse faire confiance aux travailleurs pour se soumettre aux nécessités d’une production qui ne le concerne pas. Les plus aliénés, les plus bosseurs, les plus serviles des salariés ne pourraient même pas être retenus sur cette voie glissante. On ne peut laisser un ouvrier disposer de lui-même dans le cours de la production. Instrument il faut le traiter en instrument. Qu’on le laisse s’occuper de lui-même et il y prendra goût se dressant contre le capital qui le nie en tant qu’être humain.
La division capitaliste entre production et apprentissage a des limites.
Il est impossible de dissocier complètement la production, l’éducation et l’expérimentation. La production, le travail le plus stupide exige une certaine adaptation du travailleur et la capacité de faire face à une situation non programmée. De même l’éducation la plus abstraite doit ce concrétiser à travers certains «produits», ne serait-ce qu’une copie d’examen. Les nécessités du contrôle fait de l’extérieur retombe sur la production.
L’élève n’est pas une cire molle sur laquelle s’imprimerait du savoir. Il ne pourrait rien apprendre si il restait complètement passif. L’apprentissage ne peut se dégager complètement de l’expérimentation et de la production, même si il se sépare de la sphère économique proprement dite. L’école sert à fournir un cadre limitatif et un contenu à cette activité et à la déconnecter de la vie réelle. L’enseignement fonctionne et se perpétue grâce aux principes qu’il refoule. Cela vaut pour l’apprentissage de la lecture ou de la dissertation. Ainsi cette dernière est la négation même de la communication. L’élève doit apprendre à s’exprimer par écrit, indépendamment de se qu’il aurait à dire et indépendamment de ceux auxquels il s’adresserait. C’est un exercice complètement creux. Si l’élève arrive cependant à écrire, il y est obligé, ce ne peut être qu’en y mettant une certaine forme de communication. De même que l’ouvrier qui est obligé de travailler ne peut effectuer son travail qu’en y participant jusqu’à un certain point. Il ne peut jamais être un simple exécutant, une machine.
Le système de la production s’effondrerait si les travailleurs ne pouvaient plus expérimenter, s’entraider, se conseiller. L’organisation hiérarchique du travail ne peut survivre que si ses règles sont bafouées en permanence. Elle impose un cadre indépassable à ces illégalités et à l’activité spontanée des travailleurs pour les empêcher de se développer et de devenir réellement dangereuses et subversives.
V. ARGENT ET ESTIMATION DES COUTS
Le communisme c’est un monde sans argent. Mais la disparition de l’argent ne signifie pas la fin de toute estimation des coûts. Les sociétés et les actions humaines présentes passées et à venir sont obligatoirement confrontées à ce problème qu’elles utilisent ou non des signes monétaires. Les critères choisis pour ces estimations varient évidemment suivant la nature profonde de la société.
L’ARGENT
Avec la société capitaliste développée lorsque la marchandise est devenue la forme générale des produits l’argent se présente aux yeux de tous comme une nécessité bien que tous n’en aient pas la même quantité et n’en fassent pas le même usage. Il est un bien presque aussi nécessaire à la vie humaine et presque aussi naturel que l’oxygène. Peut-on survivre sans argent ? Le riche comme le pauvre doivent sortir leur porte-monnaie pour satisfaire leurs besoins les plus essentiels ou leurs caprices les plus futiles.
A la place objective et cependant limitée que prend la monnaie répond la place subjective et fantastique qu’elle occupe dans la conscience sociale. Toute richesse finit par être assimilée à la richesse monétaire par les serviteurs de l’économie. Ce qui ne se paie pas semble perdre toute valeur même s’il s’agit des biens les plus indispensables â la vie : l’air, l’eau, le soleil, les spermatozoïdes et les bulles de savon. Paradoxalement cette époque se termine mais dans le sens où l’économie triomphante s’occupe d’attribuer à tout une valeur marchande, de mettre l’eau en bouteilles et de mettre le sperme en banque.
Là où le vulgaire se contente de constater l’omniprésence et l’omni-puissance de l’argent et tente de profiter des faveurs de cette divinité capricieuse messieurs les économistes s’occupent d’en faire l’apologie. L’argent n’est pas seulement indispensable dans la société présente vérité qui s’appuie sur une expérience quotidienne et malheureusement indiscutable, il est indispensable à toute vie sociale un tant soit peu civilisée. La circulation monétaire est au corps social ce que la circulation sanguine est au corps humain. L’histoire du progrès c’est l’histoire du progrès de la monnaie du coquillage à la carte de crédit. Vous voulez débarrasser la société de l’argent ? Vous ne pouvez être qu’un attardé mental, un partisan du retour au troc. Remarquons en passant que ce troc si décrié non seulement le capitalisme ne l’a pas éliminé mais encore le réinvente sans cesse, notamment au niveau des échanges internationaux.
La monnaie devient un voile qui finit par dissimuler la réalité économique. Il n’y a plus des fraiseuses, des ingénieurs, des spaghettis… mais des dollars ou des roubles. L’illusion que le contrôle de la monnaie, de son émission, de sa circulation et de sa distribution corresponde à un contrôle en profondeur de cet assemblage de valeurs d’usage que reste l’économie s’impose. D’où des déboires.
L’argent est souvent contesté mais ce n’est pas tant son existence qui est en cause que la parcimonie avec laquelle il se glisse dans les bourses. Plus on le critique plus on en réclame. Veut-on briser le veau d’or et extirper l’idolâtrie, il vaut mieux pour être efficace avoir les poches pleines. Vous avez le choix entre l’abrutissement du travail, le risque du hold-up, les aléas de la loterie…
N’en déplaise aux économistes, l’argent est une chose bien étrange. Cela saute aux yeux dès que l’on cesse de s’occuper de son indéniable utilité économique pour se concentrer sur son utilité humaine.
Efforçons-nous d’être naïfs.
Comment est-il possible, par quelle magie infernale la richesse, possibilité de satisfaire des besoins, en est-elle arrivée à s’incarner dans la monnaie ? Quitte à prendre une forme particulière pour rester visible à nos yeux et ne rappeler à notre bon souvenir elle aurait pu, à l’exemple de notre Seigneur Jésus Christ, choisir le pain et le vin qui sont choses utiles et agréables. Eh bien non ! Elle a préféré s’incarner sous la forme de l’or et de l’argent, métaux parmi les plus rares et les plus inutiles. Pire, aujourd’hui elle ne se présente plus au commun des mortels que sous sa forme de papier.
Le seul besoin auquel répond la monnaie est le besoin de l’échange. Elle disparaîtra avec la disparition de l’échange.
Il est monstrueux de vouloir supprimer l’argent en conservant l’échange ou en voulant un échange enfin égal. Au début du 19e siècle des «socialistes ricardiens» ont proposé que les marchandises soient échangées directement en fonction de la quantité de travail consacrée à leur production. Les bolcheviques Boukharine et Preobrajensky propageaient en 1919 de semblables illusions :
«L’argent, dès le commencement de la Révolution socialiste, perd peu à peu de sa valeur. Toutes les entreprises nationalisées, pareilles à l’entreprise d’un seul grand patron… ont une caisse commune et elles n’ont plus besoin de se faire des achats ou des ventes contre de l’argent. L’échange sans argent est ainsi graduellement introduit. L’argent est, de ce fait, écarté du domaine de l’économie populaire. Même à l’égard des paysans, l’argent perd lentement de sa valeur et c’est le troc qui le remplace… La suppression de l’argent est encore favorisée par l’émission par l’Etat d’une énorme quantité de papier-monnaie… Mais le coup décisif sera porté à l’argent par l’introduction de carnets de travail et par le paiement des travailleurs au moyen des produits.. » (L’ABC du communisme).
Il y a eu des tentatives pour démonétariser au moins partiellement l’économie. Les transactions entre entreprises se traduisant uniquement par des opérations comptables. Cela n’a rien donné, ni de très fameux, ni de très communiste.
COMPLIMENTS
Dans le monde communiste les produits circuleront sans que de l’argent doive circuler en sens inverse. L’équilibre ne se fera pas au niveau du ménage ou de l’entreprise : ce qui sort en marchandise correspond à une rentrée d’argent et vice versa. Il s’établira directement de façon globale et se mesurera directement à la satisfaction des besoins.
Fin de l’échange ne veut évidemment pas dire que les enfants ne pourront plus échanger des billes et des images, les amoureux des compliments. Des trocs limités subsisteront à une petite échelle. Surtout au début ils compléteront le réseau général de distribution et remédieront à ses rigidités.
La meilleure indication montrant que le secret de la monnaie ne réside pas dans sa nature matérielle c’est que les étalons monétaires ont changé suivant les lieux et les époques. Le sel et le bétail ont pu jouer ce rôle. Les métaux précieux, notamment l’or, n’ont été finalement sélectionnés qu’en fonction de leur inutilité même. Dans un moment de disette l’or ne peut être retiré de la circulation pour être consommé. Lorsque l’or est retiré de la circulation pour être thésaurisé ou pour servir d’ornement c’est en fonction de sa valeur économique. Des qualités et surtout une rareté particulière l’ont fait primer à un certain niveau de développement économique. Lors des premiers balbutiements du système marchand le sel a pu être une monnaie à cause de son utilité même et du fait qu’il se trouve concentré à des endroits particuliers. Il était l’objet de circulation par excellence.
Aujourd’hui la monnaie tend à se dématérialiser. Elle se trouve garantie non plus par la valeur de son support mais par la banque et le système financier qui la contrôlent et la manipule. Elle ne cesse pas d’être moyen d’échange mais elle devient surtout un instrument au service du capital. Cela permet de la récupérer et de l’utiliser au mieux pour financer des investissements, pour faire crédit au capital.
Détruire la monnaie cela ne veut pas dire brûler les billets de banque et confisquer ou dissoudre l’or. Ces mesures peuvent être nécessaires pour des raisons symboliques et psychologiques, pour désorganiser le système. Elles ne peuvent suffire. La monnaie resurgira sous d’autres formes si le besoin et la possibilité de la monnaie persistent. Du blé, des conserves de sardines, du sucre… peuvent devenir des moyens d’échange et même de salarialisation. «Tu fais ce travail, on te donne dix kg de sucre avec lesquels tu pourras obtenir de la viande, de l’alcool ou un chapeau de paille.»
Le problème est d’abord celui de la lutte pour la production, pour l’organisation, contre la pénurie. Ensuite c’est la mise en oeuvre de mesures dissuasives et répressives à l’égard de ceux qui chercheront à utiliser la période de reconvertion pour pratiquer le marché noir. L’or et les autres matériaux précieux seront réquisionnés par les autorités révolutionnaires pour éventuellement être… échangés contre des armes ou des vivres avec des secteurs non contrôlés.
La monnaie est l’expression de la richesse mais de la richesse marchande. Elle n’est pas directement satisfaction des besoins mais moyen de les satisfaire. Elle est donc aussi la barrière qui sépare l’individu de ses propres besoins.
Les aspirations des hommes se trouvent être le reflet des choses, des marchandises qui leur font face. Avoir des besoins et les satisfaire c’est vouloir et pouvoir acheter et consommer. A ce jeu on ne peut qu’être floué. La richesse, le véritable bonheur ne peut être et doit publicitairement rester qu’un mirage inaccessible.
LOI DE LA VALEUR
La monnaie sert à l’échange. Mais monnaie signifie aussi mesure. Ce que la monnaie mesure dans l’échange, le prix d’une marchandise prend sa source en dehors de la sphère de l’échange.
Comment dans le système capitaliste l’équilibre s’établit-il entre ce qui est produit et ce qui est consommé ? Entre l’effort fourni et l’avantage procuré ? Comment tel choix s’impose-t-il comme plus rationnel ?
Le problème s’inscrit dans chaque marchandise particulière. Elle est à la fois valeur d’usage et valeur d’échange. La
valeur d’usage c’est l’avantage qu’elle est censée apporter. Le consommateur est censé l’apprécier directement. La valeur d’échange qui s’exprime par le prix correspond à la dépense par laquelle est compensé cet avantage. Dépense monétaire pour l’acheteur mais surtout et au départ dépense en travail.
Le prix d’un bien est déterminé par les forces qui s’exercent au niveau du marché, par l’offre et la demande. Mais au-delà il renvoie au coût de production qui se décompose en travail immédiatement fourni et en travail contenu dans les matériaux utilisés pour la production.
Dans chaque marchandise s’exprime ainsi la nécessité d’un équilibre entre la dépense et le gain social qui se reflète dans la nécessité de l’équilibre financier des entreprises et des ménages. La nécessité d’un équilibre mais non cet équilibre lui-même ! Le prix d’un bien ne correspond que de façon déformée à la quantité de travail réel effectivement dépensé et même à la quantité de travail socialement nécessaire. L’équilibre ne se fait pas au niveau de la marchandise particulière mais à celui du système tout entier. Et là cet équilibre est plutôt une sorte de déséquilibre.
Est-ce que le prix d’une marchandise est déterminé par la quantité de travail qu’elle contient ? Oui et non. Oui, car le prix à tendance à varier en fonction des gains de productivité, parce que un produit qui exige deux fois plus de temps qu’un autre risque de coûter deux fois plus cher, parce que la masse globale de travail détermine la valeur globale des marchandises. Non, parce que l’on ne peut établir un lien impératif et simple entre chaque marchandise et le travail dépensé. Cela à cause des aléas du marché. Cela parce que si le prix d’une marchandise était déterminé réellement par le travail concret dépensé plus la productivité serait basse, plus les travailleurs seraient feignants plus la marchandise serait chère ! En réalité ceux qui ont des prix de revient élevés sont pénalisés et non avantagés. Les vainqueurs sont ceux qui économisent frais de production et travail. Cela parce que la formation des prix est affectée par la tendance à l’égalisation des taux de profit.
Que devient la loi de la valeur-travail héritée des économistes classiques qui dit que la valeur des choses économiques est déterminée par le travail ? Cette loi est une loi générale qui détermine à travers la formation des prix l’évolution générale du système. Le capital se développe et se répartit en fonction des économies de temps de travail qu’il peut réaliser. Comme une rivière, même si son chemin n’est pas le plus court, même si il se perd dans des bras morts, même si elle fait des détours, elle suit finalement et aveuglément sa pente naturelle en érodant au passage les obstacles. Le profit escompté qui entraîne le capitaliste à investir ici ou là, à choisir telle technique ou telle machinerie loin de contredire cette tendance n’est que la voie tortueuse à travers laquelle elle s’impose à lui.
Finalement la loi de la valeur n’exprime pas tant le lien qui subsiste entre d’une part la marchandise et son prix et d’autre part le travail créateur que leur dissociation. Le travail devenant valeur, cela veut dire que l’oeuvre se libère du travail et de l’ouvrier pour être satellisée dans l’espace économique et s’y déplacer suivant des règles qui lui semblent propres. Toutes les marchandises devenues autonomes et concurrentes finissent par se mesurer entre elles à travers l’échange et par le biais de la monnaie. La loi de la valeur dont le développement est solidaire de l’échange et de son emprise sur l’activité humaine disparaît avec le communisme.
Qu’en est-il de l’équilibre global entre les dépenses et les recettes au sein du système ? Cet équilibre est un déséquilibre. Du point de vue de la valeur la société produit plus qu’elle ne dépense. Le surplus s’accumule. Sans cela le capital ne serait pas le capital.
Marx a montré qu’il existait une marchandise spéciale qui a le don de produire plus de valeur que sa production n’en exige. Voilà qui explique que le capital en mouvement s’augmente au lieu de rester de transaction en transaction toujours égal à lui-même. Cette marchandise c’est la force de travail, son prix inférieur à la valeur qu’elle engendre c’est le salaire. La différence c’est la plus-value.
L’ouvrier ne vend pas son travail sur ce que l’on appelle faussement le «marché du travail» mais sa capacité à travailler, une partie de son temps. Le travail n’est pas une marchandise, il n’a pas de valeur. Il est le fondement de la valeur. Lui-même, dit Engels, n’a pas plus de valeur que la gravité n’a de poids.
Lorsque le capital quitte la sphère de la circulation pour entrer dans l’antre du capitaliste il s’accroît du travail non payé de l’ouvrier sans que la loi de la valeur soit bafouée, sans que le profit ne surgisse de quelque escroquerie ou entorse aux règles de l’échange. Chaque capital-marchandise peut se décomposer en capital constant qui correspond à l’amortissement des matériaux et machines utilisés, en capital variable qui correspond aux salaires, ou plus-value ou valeur ajoutée qui correspond au travail non payé.
L’argent est porteur d’une profonde mystification. Il cache la nature originelle de la dépense qui a véritablement engendré le produit. Derrière la richesse, même marchande, il y a la nature et l’effort humain. L’argent semble produire des intérêts, faire des petits. La seule source de la valeur si marchande qu’elle soit et mieux justement parce qu’elle est marchande c’est le travail.
Bien sûr les économistes les plus serviles accordent une petite place au travail comme source de la richesse à côté du capital et de la terre. La mystification n’en est pourtant même pas partiellement abolie. Ce n’est pas au travail en tant que tel que l’on accorde cette faveur, c’est au travail en tant que contre-partie du salaire. Ce n’est pas l’argent qui est ramené au travail mais au contraire le travail qui est ramené à travers le salaire à l’argent.
GRATUITÉ
De la disparition de l’argent dans la société communiste on est souvent tenté d’en conclure qu’il n’y aura plus de problèmes de coût à régler, qu’il ne faudra plus estimer la valeur des choses. C’est une erreur fondamentale.
Qu’un bien ou un service quelconque soit gratuit est une chose. Que par là il ne coûte rien en est une autre. L’illusion provient directement du fonctionnement du système marchand. On est amené à assimiler coût et paiement. L’on ne voit plus que le paiement, la dépense monétaire. L’on oublie la dépense en efforts et en matériaux qui est à l’origine du produit.
Aussi bien pour le capitalisme que pour le communisme la gratuité ne veut pas dire absence de dépenses. La différence entre la gratuité communiste et la gratuité capitaliste est que cette dernière n’est qu’une fausse gratuité. Le paiement n’est pas inexistant, il est simplement différé ou déplacé. Que l’école et la publicité soient gratuites ne veut pas dire qu’elles soient extérieures au système marchand et que le consommateur ne soit pas finalement le payeur. La marchandise gratuite est fort perverse. Elle signifie consommation imposée ou semi-imposée, difficulté à choisir et à refuser ce que l’on vous «offre».
Dans la société nouvelle le coût des choses devra être connu et si il le faut, calculé. Non par maniaquerie comptable ou pour éviter des tromperies devenues sans raison. Il s’agira de prendre en compte la dépense provoquée pour savoir si elle se justifie, pour la réduire si possible. Il faut évaluer l’impact positif ou négatif que provoque sur l’environnement humain et naturel la satisfaction d’un besoin ou la mise en oeuvre d’un projet.
Une aiguille, une voiture justifient-elles la tempe et la peine consacrés à leur production et les désavantages afférents à leur utilisation ? Vaut-il mieux implanter une unité de production à tel ou tel endroit ? Telle production justifie-t-elle que l’on réduise des stocks de minerais limités ? On ne peut laisser agir le hasard ou l’intuition. Il est facile de comprendre que tout cela implique estimation, calcul et prévision.
Si nous conservons la notion de coût si chargée d’économisme c’est parce qu’il ne s’agit pas simplement de choix et de mesure, d’un processus intellectuel mais de dépense physique. Quel que soit le niveau technique atteint il y aura des activités qui coûteront et des tâches plus pénibles que d’autres. Que tout devienne facile et indifférent serait une chose triste et plus étrangère à une société communiste qu’à une autre.
La marchandise présente une double face : valeur d’usage et valeur d’échange. Elles paraissent relever de deux ordres irréductibles.
La valeur d’usage, l’utilité relève du qualitatif. L’utilisateur compare et apprécie ce qui lui convient le mieux, un avion ou une orange. Le choix ne peut être indépendant de sa situation et de ses besoins concrets.
La valeur d’échange relève du quantitatif. Les biens s’évaluent tous et s’ordonnent objectivement en fonction d’un étalon unique qu’il s’agisse d’avion ou d’orange.
Le communisme n’est pas tant un monde ou se perpétue une valeur d’usage enfin débarrassée de la valeur d’échange qui la parasite, qu’un monde où la valeur d’échange se nie et redevient valeur d’usage. L’avantage et le désavantage relèvent du même ordre de choses et ne sont plus accolés et séparés dos à dos. La valeur cesse d’être la valeur pour réapparaître comme dépense concrète et diversifiée. Le travail cesse d’être le fondement et la garantie de la valeur. Il n’y a plus un étalon unique permettant des comparaisons quantitatives entre tout mais des dépenses et des travaux concrets, différemment pénibles qu’il convient de prendre en compte. En cessant d’être le support de la valeur et d’être unifié par le processus de l’échange le travail cesse d’être le TRAVAIL.
«L’économie bourgeoise est une économie double. L’individu bourgeois n’est pas un homme, mais une maison de commerce. Nous voulons détruire toutes les maisons de commerce. Nous voulons supprimer l’économie double pour en fonder une d’une seule pièce, que l’histoire connaissait déjà à l’époque où le troglodyte sortait pour cueillir autant de noix de coco qu’il avait de compagnons dans la caverne, avec ses mains pour seul instrument.» (Bordiga, Propriété et Capital)
Il y aura gratuité parce que le «don» remplacera la vente. Ceux qui effectueront telle ou telle tâche dans le but de se satisfaire directement eux-mêmes ou d’être aussi utiles à d’autres paieront directement par l’effort fourni.
Est-ce très nouveau ? Non, puisque même aujourd’hui l’idée ne viendrait à personne de faire payer pour une discussion ou une dispute le prix de sa salive. Dans une conversation on n’échange pas un certain temps de parole ou une certaine quantité de décibels, on s’efforce de dire ce que l’on a à dire parce que l’on estime que l’on a à le dire. L’interlocuteur ou l’auditeur ne vous doit rien en échange de son attention. L’espoir d’une réponse, le risque de se heurter à l’incompréhension, au silence, au mensonge font partie du jeu. Ils ne sont ni l’attente du paiement ni le risque du marché. Dans la vie courante la parole n’est pas une marchandise, parler n’est pas un travail.
Ce qui vaut encore aujourd’hui pour la parole lorsqu’elle n’est pas enregistrée et diffusée comme marchandise vaudra demain pour toute production. L’estimation du coût ne sera plus distinct de l’effort à accomplir. Le préalable, le premier pas du calcul sera l’impulsion qui portera vers telle ou telle activité. Un livre ou une chaussure seront «offerts» comme peuvent l’être aujourd’hui des mots. Le don implique jusqu’à un certain point réciprocité, la parole appelle la réponse, mais cela n’est plus le processus anonyme et antagoniste de l’échange.
TEMPS DE TRAVAIL
L’économiste officiel de la bourgeoisie anglaise Ricardo ayant soutenu au début du 19e siècle que la valeur d’un produit dépendait de la quantité de travail nécessaire à sa production, il n’a pas manqué de gens pour réclamer que l’ouvrier touche l’intégralité de la valeur de son produit. Le profit se voyait condamné moralement comme un vol. Le problème du socialisme est celui de la rémunération, d’une juste rémunération.
Un communiste américain F. Bray s’élève plus haut. Il voit dans l’échange égal non pas la solution mais un moyen de préparer la solution qui est la communauté des biens. Une période de transition où personne ne touchant plus que la valeur de son travail ne peut devenir très riche s’avère nécessaire. Chacun touchera dans des magasins l’équivalent en objets divers de ce qu’il aura produit sous une autre forme. L’équilibre se maintiendra entre la production et la consommation.
Dans «Misère de la Philosophie» Marx rend hommage à Bray mais le critique aussi. Ou l’échange même égal redébouche sur le capitalisme : «M. Bray ne voit pas que ce rapport égalitaire, cet idéal correctif, qu’il voudrait appliquer au monde, n’est lui-même que le reflet du monde actuel, et qu’il est par conséquent totalement impossible de reconstituer la société sur une base qui n’en est qu’une ombre embellie. A mesure que l’ombre redevient corps, on s’aperçoit que ce corps, loin d’en être la transfiguration rêvée, est le corps actuel de la société.» Ou l’on en finit avec l’échange : « Ce qui est aujourd’hui le résultat du capital et de la concurrence des ouvriers entre eux, sera demain, si vous retranchez le rapport du travail au capital, le fait d’une convention basée sur le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants. Mais une telle convention est la condamnation de l’échange individuel…»
Sans vouloir recourir à l’échange, certains révolutionnaires, Marx et Engels au premier chef, ont compris l’impérieuse nécessité de régler le problème des coûts et de leur comptabilité dans la société future. Ils ont cherché un étalon pour estimer et comparer les dépenses.
Régulièrement l’étalon proposé a été la quantité de travail. Cette quantité se voyant mesurée par le temps parfois corrigé par l’intensité. Tout investissement de la société peut ainsi être ramené à une certaine dépense de temps. L’orange et l’avion ne correspondent plus à une certaine quantité de monnaie mais à un nombre donné d’heures de travail. Malgré leur différence de nature ils peuvent se comparer sur une même échelle.
Cette façon de faire semble logique. Que peut-il y avoir de commun entre différents biens sinon le travail qu’ils contiennent ? C’est de là que partait Marx dans Le Capital pour découvrir le travail comme source de la valeur. Quel autre étalon trouver ?
Marx et Engels ont adopté cette conception sans s’enliser dans des détails pratiques. D’autres ont cherché à la développer plus dans les détails en la fondant sur une comptabilité précise en heures de travail qui permet d’évaluer la valeur de chaque bien.
Pour notre part, nous n’avons pas évoqué un «au-delà du travail» pour nous précipiter ensuite misérablement sur la mesure par le temps de travail dès qu’il s’agit d’aborder les dures réalités pratiques.
La théorie de la mesure des biens ou de la prévision des investissements par la quantité de travail est fausse. Elle doit être radicalement rejetée. Il ne s’agit pas d’une querelle de méthode mais d’un problème de fond qui concerne la nature même du communisme.
La mesure par le travail reste économiste. Elle veut la fin de la loi de la valeur mais ne voit pas tout ce que cela implique. La société capitaliste tend à se perpétuer tout en étant débarrassée de la division en classes et de la valeur d’échange !
L’on a voulu régler un problème présentant deux aspects. Le premier est celui de la rémunération ouvrière. Le deuxième plus général concerne la distribution des forces productives dans le champ social.
Comment sans argent distribuer les biens de consommation ? Comment récompenser justement le travailleur en fonction de l’effort fourni ?
A ce sujet Marx reprend dans «La Critique du Programme de Gotha» le point de vue de Bray. Il le débarrasse de ses côtés gênants. Dans une période transitoire où le principe «à chacun selon ses besoins» ne pourra pas encore être appliqué la rémunération dépendra du travail fourni. Elle dépendra et ne sera pas égale car une partie de ce que représente ce travail devra aller à un fond social pour être consacrée à la production des biens de production, à l’aide aux impotents… L’ouvrier ne peut toucher le produit intégral de son travail. Par ailleurs les bons attestant la quantité de travail fournie par l’ouvrier ne circulant pas l’échange est tué dans l’oeuf.
Voilà qui veut dire, qui exige que l’on tienne une comptabilité. «… le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d’après la durée ou l’intensité, sinon il cesserait d’être un étalon de mesure.» (Critique…)
Pour Marx le problème de la rémunération est accessoire et limité à la phase inférieure du communisme. Au contraire la question de la distribution des forces productives est fondamentale et permanente.
Dans une société communiste «disparaît en premier lieu le capital-argent, en même temps que le travestissement des transactions (économiques) qui s’ensuit. Le problème se réduit simplement à la nécessité, pour la société, de calculer d’avance la quantité de travail, de moyens de production et de moyens de subsistance qu’elle peut, sans le moindre dommage, affecter à des entreprises (la construction de chemins de fer, par exemple) qui ne fournissent ni moyens de production, ni moyens de subsistance, ni effet utile quelconque, pendant longtemps, un an et plus, tout en obligeant à prélever, sur la production totale, du travail et des moyens de production et de subsistance.» (Le Capital, II)
Calculer la quantité de travail nécessaire ne veut cependant pas dire que la loi de la valeur puisse se perpétuer alors que disparaît le capital-argent. En effet la quantité de travail est répartie en fonction des besoins. Dans «Misère de la Philosophie» Marx écrit : «Dans une société à venir, où l’antagonisme des classes aurait cessé, l’usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production qu’on consacrerait à un objet serait déterminé par son degré d’utilité.»
La loi de la valeur n’est qu’une expression particulière, mercantile d’une règle plus générale qui s’applique à toute société : « en réalité, aucun type de société ne peut empêcher que la production ne soit réglée, d’une manière ou d’une autre, par le temps de travail disponible de la société. Mais, tant que cette fixation de la durée du travail ne s’effectue pas sous le contrôle conscient de la société — ce qui peut se faire uniquement sous le régime de la propriété commune — mais par le mouvement des prix des marchandises, la thèse exposée avec tant de justesse dans Les Annales Franco-Allemandes reste entièrement valable.» Voilà ce que Marx écrivait à Engels le 8/1/1868. Quelle était la thèse exposée par ce dernier ? «J’ai dit dès 1844 (…) que cette évaluation de l’effet utile et de la dépense du travail est tout ce qui, dans une société communiste, pourrait subsister du concept de valeur de l’économie politique. Mais établir scientifiquement cette thèse n’est, comme on voit, devenu possible que grâce au Capital de Marx.» (Anti-Dühring)
Ce que nous disent Marx et Engels de la société communiste — et l’on voit qu’ils en parlent ! — découle directement de leur analyse de la société capitaliste. Leur conception en tire ses qualités mais aussi ses défauts.
Les qualités sont de montrer que les problèmes de répartition de la consommation, de la rémunération du travail ne sont pas fondamentaux. C’est le mode de production qui détermine le mode de distribution. Affirmer contre les bonnes âmes que le travailleur ne pourra toucher l’intégralité du produit, de son travail prolonge directement une analyse du capitalisme où l’on montre que la valeur d’une marchandise couvre en plus du salaire et de la plus-value le capital constant. Il faut produire les instruments de production. Capitalisme et communisme sont des sociétés outillées contrairement aux sociétés antérieures.
Capitalisme et communisme sont aussi des sociétés changeantes. On ne peut compter sur une expérience immémoriale. Tout n’est pas réglé d’avance par l’usage passé éventuellement corrigé par le bon sens. L’estimation des coûts n’est pas tant un problème de comptabilité après coup qu’un problème de prévision. Il y aura sur ce point fondamental plutôt régression chez les communistes après Marx. Certains conseillistes réduiront la question à celle d’une photographie la plus exacte possible de la réalité et des mouvements économiques.
Le passage suivant montre comment pour Marx la société présente et la société à venir doivent régler le MÊME problème, la première grâce au capital-argent, au crédit, la deuxième en s’en passant. «… des opérations assez étendues et d’assez longue durée entraînent des avances de capital-argent plus importantes, pour un temps plus long. Dans de telles sphères, la production dépend donc des limites dans lesquelles le capitaliste individuel dispose de capital-argent. Cette barrière est enfoncée grâce au crédit et au système d’association qui va de pair avec lui, par exemple les sociétés par actions. Des perturbations sur le marché de l’argent paralyseront en conséquence de telles affaires, tandis que de leur côté celles-ci provoqueront des perturbations sur le marché de l’argent. Sur la base d’une production socialisée, il y a lieu de déterminer à quelle échelle ces opérations, qui pour un temps assez long prélèvent force de travail et moyens de production sans fournir pendant ce temps d’effet utile sous forme de produit, pourront être exécutées sans nuire aux branches de production qui ne se bornent pas, d’une façon continue ou plusieurs fois par an, à prélever de la force de travail et des moyens de production, mais fournissent aussi des subsistances et des moyens de production. En production socialisée, comme en production capitaliste, les ouvriers des secteurs à périodes de travail relativement courtes ne prélèveront des produite, sans fournir d’autres produits en retour, que pour des temps relativement courts; par contre, dans les branches à longues périodes de travail, ils prélèveront continuellement des produits pour un temps assez long, avant de restituer quelque chose. Cette circonstance résulte donc des conditions objectives du procès de travail considéré, non de sa forme sociale.»
Marx et Engels placent trop le communisme dans le prolongement du capitalisme. Voilà leur défaut.
Ils maintiennent la séparation bourgeoise entre sphère de production et sphère de consommation. Déjà Le Manifeste distingue la propriété collective des moyens de production et l’appropriation personnelle
des biens de consommation. L’on y jure bien fort que l’on ne veut socialiser que ce qui est déjà propriété commune et sociale : les instruments de production capitaliste. Dans La Critique du Programme de Gotha on continue à opposer la consommation individuelle et familiale proportionnelle au temps de travail fourni et la consommation productive et sociale. L’on ne s’attarde pas sur la façon dont sera gérée cette dernière.
Il y a confusion entre le mode de répartition des produits et leur nature de «biens de consommation» ou d’instruments de production. Il y a d’un côté les individus et de l’autre la société conçue de façon abstraite. Il y a des individus isolés, en groupe, en commune qui se font face et s’organisent.
En réalité lorsque l’État ou le chef d’entreprise en tant que représentant de l’«intérêt général» disparaît la Société opposée à l’individu disparaît. Il n’y a plus que des hommes isolés, en groupe, en commune qui s’organisent de telle ou telle façon. Un individu peut se voir attribuer une machine-outil et un comité de quartier quelques tonnes de pommes de terre.
La séparation entre d’un côté la force de travail, les individus séparés et de l’autre le capital social et collectif disparaît. On ne peut invoquer pour la maintenir la nécessité d’une rémunération dans une période de transition. C’est au contraire la défense de cette nécessité qui est chez Bray ou chez Marx le reflet des limites d’une époque, de l’immaturité du communisme.
Malgré des remarques critiques et pertinentes Marx reste dominé par le fétichisme du temps. Soit qu’il en fasse un instrument de mesure économique, soit qu’il en fasse un instrument de mesure extra-économique : « La richesse véritable signifie, en effet, le développement de la force productive de tous les individus. Dès lors, ce n’est plus le temps de travail, mais le temps disponible qui mesure la richesse. » (Grundrisse)
Le temps de travail est la base du temps libre. Le règne de la liberté ne peut se fonder que sur le règne de la nécessité.
L’erreur n’est pas de continuer à voir de la nécessité, du sacrifice, de la production dans la société nouvelle. L’erreur est d’empaqueter tout ça, d’y coller l’étiquette «temps de travail» à réduire si possible et de l’opposer globalement au temps libre.
Marx dit dans La Critique du Programme de Gotha que le travail deviendra un jour le premier des besoins. La formule n’a pas manqué d’être exploitée dans un sens odieux par des dirigeants staliniens. De toute façon il y a une contradiction. Le travail dans la société communiste devient-il une dépense ou une satisfaction ? Faut-il, en conséquence, réduire au minimum le temps de travail ou, au contraire, produire le plus de travail possible pour satisfaire les demandeurs ? Il n’y a que dans la société capitaliste où le travail puisse apparaître comme le premier des besoins, comme seul moyen de satisfaire les autres. Il n’y a que là qu’il puisse être détesté et réclamé tout à la fois.
FANTASTIQUE
C’est une chose assez fantastique que la mesure par le temps de travail.
Vouloir mesurer toute activité productrice par le temps qu’elle nécessite c’est vouloir mesurer et comparer tous les liquides par leur seul volume. Bien sûr toute activité prend un certain temps comme tout liquide occupe un certain volume. Cela n’est pas sans importance. Une bouteille d’eau d’un litre pourra aussi contenir un litre de vin. Mais qui oserait en déduire qu’une bouteille d’eau vaut en toute circonstance une bouteille de vin, d’alcool, de sirop de grenadine ou d’acide chlorhydrique. Cela ne peut à la rigueur valoir que de l’étroit point de vue de celui qui les stocke.
Le temps c’est le seul langage objectif dans lequel puisse s’exprimer l’effort créateur du serf ou de l’ouvrier, du point de vue de l’exploiteur. Cela signifie mesure de l’extérieur, contrôle et antagonisme. La durée et l’intensité de l’activité l’emportent sur sa nature et sa pénibilité particulière qui tendent à devenir indifférentes. La subjectivité de ce qui est éprouvé est sacrifiée au profit de l’objectivité de la mesure. La création et la vie sont soumises à la production et à la répétition.
La mesure par le temps est antérieure au système marchand. Au lieu defournir telle ou telle quantitéde tel ou tel produit l’exploité met à ladisposition de l’exploiteur une certaine partie de son temps. Ainsi les corvées du temps féodal. Le procédé est remarquablement développé avec le système Inca. Voilà un grand empire agraire unifié par une bureaucratie où l’argent est inconnu. Les prestations se font sous la forme de journées de travail passées sur tel ou tel domaine. Cela entraîne une minutieuse comptabilité.
Dans des communautés paysannes ou villageoises l’un fait une journée de moisson chez l’autre et vice versa. Le paysan et le forgeron troquent leurs produits sur une base de temps de production. L’activité de l’enfant s’évalue comme une proportion de celle de l’adulte. On peut voir dans ces pratiques l’origine de l’usage du temps comme étalon universel et même de la soumission de la planète à l’économie marchande. Mais l’origine seulement. Avec ces pratiques marginales il s’agit plus d’entraide que d’échange. Les activités mesurées sont de même nature ou comparables concrètement. La mesure par le temps n’est pas indépendante du contenu mesuré.
C’est avec le double développement du système marchand et de la division du travail que la mesure par le temps a commencé à prendre son caractère fantastique. Elle se détache du contenu de l’activité au fur et à mesure que celle-ci se diversifie.
Le mouvement s’accentue quand l’échange pénètre dans la sphère de la production. La mesure par le temps se développe en liaison à la tendance à l’économie du temps de travail. Il faut produire le plus possible dans le moins de temps possible. La possibilité de la mesure par le temps n’est pas indépendante de la compression de l’activité humaine dans le plus petit volume temporel possible. Non seulement le travail produit la marchandise mais la marchandise produit le travail par l’intermédiaire du despotisme d’usine.
Ce faisant la mesure par le temps n’apparaît plus dans sa naïveté, elle se voile derrière l’argent et se justifie par les nécessités financières.
Les idéologues bourgeois, notamment ceux qui se réclament de Saint Marx, projettent ce fétichisme du temps et de la production sur toute l’histoire humaine. Ce n’est plus qu’une lutte incessante pour dégager du temps. Si les sauvages sont restés sauvages c’est parce que dominés par leur faible productivité ils n’ont pas trouvé le temps nécessaire à l’accumulation d’un surplus. Le temps est rare, on doit y compresser l’activité la plus dense possible.
Loin de ne penser qu’à gagner du temps les sauvages s’occuperaient plutôt du moyen le plus efficace de le dilapider. Ils sont souvent d’un caractère nonchalant. A part quelques instruments de chasse ils s’occupent peu de mettre des biens de côté.
Au 18e siècle Adam Smith renonce à fonder la valeur sur le temps de travail en ce qui concerne les temps modernes. Mais cette valeur-travail il la voit à l’oeuvre dans ces sociétés primitives où les choses ne se sont pas encore compliquées.
Il imagine que des chasseurs veuillent échanger leurs différents gibiers. Sur quelle base peuvent-ils le faire sinon sur la base du temps de travail, en fonction du temps nécessaire à attraper les animaux ? Voilà qui suppose une mentalité économiste et échangiste là où règnent des règles de partage et des liens de réciprocité.
Admettons cependant que l’échange existe déjà ou que nos sauvages aient décidés de dépenser rationnellement leurs forces pour acquérir de la viande au moindre coût. Bâtiront-ils leur système sur le temps de travail nécessaire ?
Il y a des plaisirs et des risques de chasse dont le temps passé ne dit rien. Que vaut une comparaison entre le lion et l’antilope fondée sur la longueur de la chasse indépendamment de la différence de risque ? Certains modes de chasse peuvent être moins rapides mais plus sûrs, moins fatiguants, moins dangereux, moins ou plus cruels.
Voudraient-ils cependant s’obstiner à pratiquer ce mode de mesure, le pourraient-ils ? Il est bien difficile d’évaluer avec précision le temps qu’il faut pour venir à bout de tel ou tel gibier. En chassant systématiquement la viande la plus rentable de ce point de vue étroit on risque vite de modifier la situation et le temps de chasse nécessaire. De toute façon bien souvent l’on va chasser le daim et l’on ramène des lapins. Inutile de programmer ce qui n’est pas programmable.
Va-t-on nous dire que cela ne vaut plus pour notre époque civilisée et policée, que la chasse est une activité productrice très particulière ? Il faut se détromper. C’est l’omniprésence de l’échange qui nous masque la réalité. La mesure par le temps de travail ne s’élève pas au-dessus des aléas, des risques humains, de l’épuisement des ressources. Ces problèmes ne sont pas propres aux sauvages mais à toute société. Refoulés par la logique du capital ils resurgissent avec force.
La mesure par le temps ne tient compte qu’indirectement des répercussions sur l’environnement et de la pénibilité de l’activité. Peut-on l’utiliser avec le communisme en traduisant la modification ou la destruction d’un paysage, l’épuisement d’une mine, la production d’oxygène d’une forêt dans son langage ? Les avantages ou inconvénients annexes d’une production seraient estimés au temps de travail virtuellement économisé ou virtuellement dépensé. C’est dépasser le capitalisme en absurdité en voulant ouvertement et consciemment réduire des valeurs d’usage, des qualités à des valeurs-travail. Comment évaluer la valeur d’un paysage, doit-on considérer la dépense nécessaire pour le reconstituer minutieusement ? A ce prix plus grand chose ne serait rentable.
Pour estimer la valeur différente de deux périodes égales de travail dont les risques ou la pénibilité sont différents doit-on les comparer sur une même échelle ? Une heure de maçonnerie coûterait autant qu’une heure et demi de menuiserie. Soit l’on estimerait que la différence correspond à la dépense de temps nécessaire pour soigner le maçon, laver ses vêtements…, soit on renonce à tout réduire à une dépense en temps de travail mais alors comment établir les coefficients qui expriment les différences de valeur ou de pénibilité qui existent entre les travaux. Pourquoi d’ailleurs vouloir établir des coefficients objectifs quand ces différences dépendent des conditions et du rythme de l’activité et du goût des participants ?
Que les travailleurs se déchaînent et les partisans de la mesure par le temps ou de la rémunération en fonction des heures de travail risquent de se voir dépassés. Dès que l’activité cessera d’être compressée elle changera de nature et se dilatera. La quantité et le caractère de la production ne pourront plus être évalués en fonction de la durée du travail consommé. Un tel qui restera peu de temps produira encore assez, un autre qui y passera sa journée fera peu de choses. Si la rémunération prétendait se fonder sur le temps de présence elle devrait exiger des gardes-chiourme sérieux ou deviendrait vite une incitation à la paresse.
Que des travailleurs se mettent d’accord pour assurer une certaine production ou consacrer un certain nombre d’heures par jour à des tâches productives est une question d’organisation pratique qui n’est pas liée directement à la détermination du coût de ce qu’ils produisent. Dans telle usine l’on pourra passer deux fois plus de temps que dans une autre pour fabriquer des objets dont le coût sera identique.
On peut certes parler de répartition sociale du temps de travail dont dispose la communauté. Mais il ne faut pas oublier que le temps n’est pas une matière que l’on distribue à la louche. Ce sont des hommes qui iront à tel ou tel endroit, s’occuperont de telle ou telle tâche. A partir du moment où le temps disponible n’est pas extraordinairement rare et destiné à satisfaire des besoins absolument nécessaires il y aura des tâches plus urgentes que d’autres, des hommes plus pressés que d’autres.
Avec le capital il faut dissocier le prix, la dépense de la force de travail et ce qu’elle apporte, le travail qui n’a pas de valeur. Cette dissociation perd son sens avec le communisme. On ne peut plus séparer force de travail et travail, l’homme et son activité.
Cela signifie d’abord qu’il n’y a plus de plus-value même accaparée pour la communauté on une forme nouvelle de surplus social. On ne peut plus parler d’accumulation, ni parler d’expansion autrement qu’en grandeur physique. Parler d’accumulation socialiste est une absurdité même si à un moment on produit plus d’acier ou de bananes qu’avant, même si l’on consacre plus de temps social à la production. Ces mouvements ne se traduisent plus en valeur ou même en temps dépensé.
Cela signifie ensuite que le travail qui n’a pas de valeur avec le capitalisme en acquiert une avec le communisme. Cette valeur qu’il acquiert n’est ni morale ni marchande. Elle ne veut pas dire éloge du travail mais exprime au contraire son dépassement.
Le travail, source de la valeur, est un invariant. On l’économise mais son identité n’est pas en cause. Avec le communisme telle ou telle activité ne se distingue plus de la peine qu’éprouvent les hommes qui la pratiquent. Les travaux n’ont pas tous le même coût humain. Il s’agit de développer les moins coûteux.
En société capitaliste, si l’on quitte le point de vue du capital pour s’occuper de celui de l’ouvrier, le travail a aussi un coût. Tel poste est préférable à tel ou tel autre. Le soir on sent sa fatigue ou son énervement. Mais finalement les différences sont faibles. Le travail étant toujours considéré comme du temps plus ou moins perdu. On s’acharne peu à calculer l’ennui ou la dégradation de la santé. Pour l’ouvrier le prix de toute cette merde c’est le salaire. On sait que c’est une mystification et que le salaire n’est pas déterminé par l’effort fourni ou l’ennui éprouvé.
La supériorité du communisme c’est de ne pas se satisfaire de la satisfaction des besoins de «consommation». Il s’attaque à la transformation des activités productives, si l’on veut des conditions de travail. Le choix des investissements ne se fait pas d’abord en fonction de l’économie du temps de travail même si la rapidité d’exécution rendue possible peut intervenir. Il s’agit en produisant les conditions dans lesquelles se déroulera l’activité de favoriser les plus agréables. Déterminer les conditions de l’activité ne veut pas dire déterminer l’activité, le comportement des producteurs eux-mêmes. Le producteur reste mettre de son action mais il agit dans certaines conditions, en fonction de certaines contraintes sur lesquelles on peut agir.
La production par les hommes des instruments et du cadre de la production permet cette transformation de l’activité humaine. Le développement de la technologie peut s’orienter dans une direction plus ou moins favorable aux producteurs. Tel ou tel type de machine ou d’ensemble de machines permet à ceux qui l’utilisent de se fatiguer moins, d’être moins dépendant d’un rythme de production. L’on peut développer systématiquement les caractéristiques qui permettent aux hommes d’être le plus libre possible dans le procès de production.
Que l’on ne nous dise pas que les goûts personnels, la subjectivité empêchent d’objectiver tout choix. Il existe des constantes générales. Ensuite nous ne prétendons pas que les critères doivent avoir une portée universelle. Ils varieront suivant les époques et suivant les situations. Les hommes se concerteront pour déterminer ce qui convient le mieux. Les différences de goût et la volonté d’expérimenter peuvent amener à développer des voies différentes en fonction d’un but semblable.
L’estimation des coûts ne peut être réduite à la nécessité d’équilibrer «recettes et dépenses». L’équilibre doit être conçu comme un équilibre dynamique. A partir des conditions léguées par le capitalisme il s’agit d’orienter un certain type de développement. Le coût consenti pour construire tel ensemble productif, tel cadre de vie se justifie-t-il ? L’automation de telle unité de production justifie-t-elle les efforts nécessaires à la fabrication des machines automatiques ? La logique de l’économie du temps de travail qui organise la construction des situations dans le monde capitaliste cède la place à une autre logique. Logique qui n’est plus extérieure aux hommes qui la mettent en oeuvre. L’humanité organise et domine en fonction de ses besoins la construction des situations. Dans ce sens elle devient situationniste.
ASCENSEUR OU ESCALIER ?
Derrière la notion économique de coût il convient de retrouver la réalité plus quotidienne et plus banale qu’elle finit par dissimuler.
Tout le monde se pose la question de savoir si ce qu’il entreprend en vaut ou non la peine. Est-ce que le résultat escompté justifie la dépense ou le risque ? Y a-t-il des moyens moins coûteux, c’est-à-dire plus agréables, pour obtenir un résultat semblable ou suffisamment satisfaisant ?
Si ce genre de question relevait de l’économie il n’y aurait plus que des économistes ou des managers. Ce sont en fait les problèmes économiques et financiers qui sont un cas particulier et plutôt bizarre d’une problématique plus générale.
L’évaluation spontanée et naïve des coûts a précédé de longtemps l’avènement du capitalisme. Elle subsiste à côté de la sphère économique bien que nos choix doivent tenir compte sans cesse des nécessités financières. Ce qui la caractérise c’est qu’elle s’effectue sans détour monétaire et qu’elle ne se réduit pas à des critères de temps.
A la limite l’évaluation des coûts n’est pas l’apanage du genre humain. Le pigeon qui hésite à venir picorer les graines qu’on lui offre s’y essaie à sa manière. Qu’il se trompe sur les risques et finisse à la casserole ne change rien à l’affaire. L’estimation n’écarte pas obligatoirement l’erreur.
Le choix de l’oiseau relève plus de l’instinct et de l’accoutumance que d’autre chose. Avec les êtres humains on passe à un autre niveau.
L’individu qui se trouve au pied d’un immeuble, qui doit atteindre un certain étage, qui a le choix entre l’ascenseur et l’escalier se trouve confronté à un problème de coût. Peut-être restera-t-il une heure à s’interroger, peut-être fera-t-il son choix machinalement sans même y songer.
Le problème est simple si on le ramène aux trois solutions qui s’offrent : l’ascenseur, l’escalier ou l’abandon. Il se complique si l’on prend en considération les éléments qui interviennent consciemment ou non dans la prise de décision. Quel est l’étage à atteindre ? Est-il même connu ? Notre homme est-il en bonne santé ? Vieux ? Fatigué ? Cul-de-jatte ? Quelle est la hauteur des marches ? La raideur de l’escalier ? La vitesse et la fréquence de l’ascenseur ?
L’urgence de la démarche ?
La décision prise ne sera pas économique. Elle sera subjective, directe et liée à une situation concrète. Elle n’est pas monétaire. Il ne s’agit pas de savoir pour quelle solution il faudra débourser le plus à condition que l’ascenseur ne soit pas comme cela arrive payant et entendu que de toute façon quelqu’un a payé pour son fonctionnement. La rapidité d’exécution peut intervenir dans le choix, elle pourra peut-être devenir déterminante mais cela n’est pas lié à la situation. L’économie de temps l’emportera si par malheur nous sommes tombés sur un pompier. Peut-être préférera-t-il d’ailleurs utiliser sa grande échelle.
Comment appliquer à l’économie ce qui justement reste extérieur à la sphère économique ? C’est unfaux problème. Le vrai problème est justement de savoir si l’on peut aller au-delà de l’économie, la dissoudre en tant que sphère séparée.
Il s’agit d’en finir avec l’économie. Cela n’est pas devenu possible parce que soudain nous aurions découvert que l’on pouvait substituer aux méthodes actuelles des procédés plus simples et plus directs. Paradoxalement c’est le développement de l’économie, la socialisation de la production, l’interdépendance formidable des entreprises, la mise au point de méthodes de prévision et de calcul économiques qui permettent cette rupture.
A l’avenir les principes qui guideront nos choix seront aussi simples et transparente que ceux que nous pratiquons sans cesse. Il s’agira de réduire les efforts, les peines, les dépenses. Ce ne sera pas le but en soi de la vie sociale mais une tendance au sein et en fonction des projets mis en oeuvre. Peut-être que l’on se fixera des tâches très difficiles et très périlleuses mais on s’efforcera de se les faciliter. Une équipe d’alpinistes peut se lancer à l’assaut d’un sommet difficile sans pour cela accepter de le faire les mains nues.
Principes simples ne veut pas toujours dire méthodes et solutions aisées. Les difficultés proviendront de la nature même et de la complexité des problèmes à régler. Peut-être naîtront-elles aussi de l’inadéquation des méthodes de calcul à l’objet du calcul ou de la difficulté à déterminer les critères de choix. Le risque d’erreur, la nécessité de se contenter d’approximations ne condamnent rien. De toute façon cela ne constituera pas un recul par rapport au stade présent.
Ce qui vaut aujourd’hui pour l’utilisation de l’escalier ou de l’ascenseur vaudra demain pour leur production et leur installation. Les contraintes objectives entre lesquelles se meut l’utilisateur ne seront plus déterminées économiquement.
Vaut-il mieux construire un escalier, un ascenseur, les deux ou ne rien construire du tout ? Ces questions en impliquent toute une série d’autres. Est-ce la peine de monter ? Ce besoin est-il si important et si fréquent qu’il justifie la dépense nécessaire pour engendrer l’escalier, l’ascenseur, la corde ou le coup de pied au cul qui permet d’atteindre l’étage désiré ? L’on peut renverser la perspective. Doit-on construire des bâtiments en hauteur vu le coût des ascenseurs ? Au contraire vu
le plaisir que procure cette fabrication d’ascenseurs, doit-on multiplier les gratte-ciel ?
La liste des questions à se poser est pratiquement infinie. Voilà qui semble décourageant. En réalité l’on ne s’en posera qu’un nombre réduit. Beaucoup sont écartées par le simple bon sens. Nos alpinistes ne pourront exiger un ascenseur pour leur expédition. Toute décision se fait en fonction d’une situation concrète où tout un tas de questions ont été réglées à priori par les faits. L’habitude nous joue des tours mais nous évite aussi des tracas. Il y a beaucoup de chance que l’homme qui était au pied de l’immeuble s’est basé sur elle. L’estimation des coûts prend toute son importance lorsque l’on se trouve face à une situation nouvelle, lorsque l’on amorce un nouveau processus productif. Le problème de la fabrication et de l’installation de l’ascenseur et de l’escalier risque d’être un problème courant qui s’effectue en fonction d’éléments connus. Un cas un peu particulier ou un peu nouveau sera traité comme une modification d’une situation plus classique.
Il existe une hiérarchisation des solutions. Lorsque l’on décide la mise en chantier d’un immeuble le coût des moyens d’ascension, approximativement connu, sera probablement secondaire. Une fois la décision générale prise, il faudra bien construire l’escalier, l’ascenseur ou les deux. Les choix qui subsisteront porteront sur la nature et la qualité du matériel. Ces choix ne se feront là encore pas dans l’absolu mais en fonction des produits et des techniques réellement sélectionnés et développés dans ce domaine. Tout choix tend à dégager la solution optimum, mais tout choix se fait en fonction d’un certain nombre de contraintes. L’optimum risque d’être lui-même un compromis entre les intérêts des différents groupes concernés.
La fin de la division de l’économie en entreprises concurrentes ne signifie pas que toute la production sociale ne formera plus qu’un seul ensemble coordonné où toute activité serait immédiatement asservie à une autre, où il n’y aurait qu’un seul intérêt commun et où l’estimation des coûts se ferait directement à un niveau global. Pour des raisons humaines et techniques les producteurs se fractionneront en groupes dont les intérêts ne seront plus antagonistes mais dont les opinions pourront diverger. Même si les individus passent d’une occupation à une autre, d’un atelier ou d’un chantier à un autre, même si les groupes ne sont pas permanents le fractionnement dans le temps et dans l’espace persistera.
La construction d’un bâtiment implique l’entrée en action de différents corps de métier. L’on peut imaginer qu’avec le communisme l’architecte se fasse manoeuvre, maçon ou peintre. Cela n’évitera pas, surtout si la construction est importante, la division des hommes en équipes distinctes et des travaux en phases séparées. Les bâtisseurs se verront dans l’obligation de faire appel à des apports extérieurs. Ils devront peut-être se faire aider et conseiller. Surtout il leur faudra se procurer des machines et des matériaux.
Ces produits venus de l’extérieur comment connaître et tenir compte de leur coût ? Les bâtisseurs peuvent chercher à se faciliter la tâche lorsqu’il s’agit de la répartition et de l’utilisation de leurs propres forces et capacités. Mais lorsqu’ils doivent piocher dans des stocks qu’ils n’ont pas eux-mêmes constitués cela ne vaut plus. Tel matériau dont la mise en oeuvre est plus aisée ou qui apportera plus de satisfaction aux utilisateurs du bâtiment peut cependant être rejeté vu son coût de fabrication. Dans chaque situation il faut que l’avantage obtenu justifie la dépense pour éviter du gâchis.
Les produits ou même des procédés de mise en oeuvre devront avoir un coût connu objectivement. C’est en fonction de ce coût que les utilisateurs feront un choix rationnel.
Est-ce que cela veut dire que chaque produit portera une étiquette sur laquelle son «prix» sera inscrit. La ménagère qui fera son «marché» se trouvera-t-elle en face de choux ou de carottes accompagnés d’un indice chiffré ?
Cela serait une triste répétition de la situation actuelle. En règle générale chacun prendra ce dont il a besoin à partir du moment où cela sera disponible et où il n’aura pas connaissance d’une demande plus urgente que la sienne. Le calcul des coûts est d’abord une prévision et se traduit directement dans la nature et la quantité des biens offerts. Pas besoin d’une étiquette chiffrée pour exercer une pression, sinon sur le porte-monnaie, tout au moine sur les intentions de l’utilisateur.
Il existe diverses sortes de ciment qui ont actuellement, et qui continueront certainement à avoir, des coûts de production différents. Il serait stupide d’utiliser un ciment deux fois plus cher que celui qui suffirait. Généralement la nature visible du produit ou le mode d’emploi qui l’accompagne suffit à déterminer l’usage souhaitable. Lorsqu’il y aura risque de confusion il suffira de spécifier dans le mode d’emploi la différence de coût entre les différents produite.
Actuellement le travail mort pèse sur le travail vivant, le passé sur le présent. Avec le communisme le coût d’un produit n’est pas l’expression d’une valeur à réaliser, d’équipements à amortir. Cela veut dire que le coût d’un objet ne représentera pas forcément la dépense qu’il a nécessité. Ni même une dépense moyenne nécessaire pour l’ensemble des produite de son espèce.
Un produit sera affecté du coût auquel il pourra être présentement remplacé. Une hausse ou une baisse de productivité n’aurait aucune raison de se traduire par une différence entre un coût de production et un prix de vente. Elle serait enregistrée immédiatement comme telle, y compris pour les objets fabriqués auparavant. Cette variation pourrait se traduire par une expansion de la production concernée si elle devient plus rentable. L’augmentation des investissements n’aura pas pour base un surprofit.
Il peut exister dans la production d’un même produit ou de deux produite similaires des différences de coût. Ces différences peuvent provenir du maintien en usage de procédés de fabrication plus arriérés que d’autres. Souvent elles sont déterminées par des conditions naturelles. Les rendements agricoles sont très variables, toutes les mines ne sont pas aussi faciles à exploiter. Est-ce que cela veut dire que des produits semblables se verront affectés des coûts différents ou que se dégagera un coût moyen valable pour tous, comme aujourd’hui un prix de marché moyen a tendance à se dégager ?
Il sera très important que les différences de coût soient connues. Mais cela n’affectera pas les utilisateurs de ces produite. Les uns ne seront pas pénalisés et les autres avantagés. Simplement on essaiera de développer les procédés de fabrication les plus avantageux.
Si l’augmentation d’une production signifie une baisse de rentabilité cela ne veut pas dire qu’elle soit forcément à écarter. D’abord parce que cette baisse de rentabilité peut être un phénomène passager et transitoire. Ensuite parce qu’il faut juger de l’importance des besoins à satisfaire. Ainsi en ce qui concerne la production de nourriture une augmentation signifie souvent un rendement décroissant. On met en culture des terrains moins fertiles. Ce n’est pas une raison pour refuser de nourrir une partie de la population et se lancer dans des activités où la rentabilité s’accroît.
Les rendements décroissante peuvent d’ailleurs n’être tels qu’à court terme. Semer dans un désert n’est pas très prometteur mais des investissements très importante, la mise en oeuvre de procédés d’irrigation et de méthodes culturales nouvelles peuvent changer bien des choses. Tel désert brûlé par le soleil une fois irrigué, telle ferme marine risque de l’emporter sur des terrains traditionnellement fertiles.
Ce qui semble irréalisable aujourd’hui sera demain possible. Les techniques modernes au lieu de profiter à la course aux armements serviront à fertiliser les déserts.
A partir du moment où la demande d’un bien augmente cela risque d’entraîner une baisse ou une hausse de coût pour les nouvelles unités à produire. Une baisse tendra à augmenter la demande de ce produit. Si au contraire il y a hausse il s’agit de savoir quand le coût commence à devenir prohibitif. Dans ce cas il faut déterminer si c’est la dernière demande qui doit être écartée ou au contraire si on doit la satisfaire en abandonnant ou en réduisant d’autres demandes.
CALCUL
A partir du moment où l’on s’attaque à la mise en oeuvre de productions ou de projets complexes, lorsque certaines décisions déterminent des chaînes d’autres décisions, il faut être capable de prévoir et de calculer pour sélectionner les procédés les moins coûteux. Le coût doit souvent être estimé en fonction du long terme. Un gain sur le moment ou un manque d’étude peuvent avoir des conséquences coûteuses pour l’avenir.
En choisissant tel ou tel écartement de rails de chemins de fer l’on s’engage de façon difficilement réversible. Dans ce cas comme dans de nombreux autres un manque de prévoyance au départ peut entraîner par la suite des conditions d’utilisation beaucoup moins rationnelles.
Il s’agit aussi de déterminer les coefficients techniques qui lient entre eux la production de différents produits. La production de tel matériau ou de tel objet implique nécessairement la production et la dépense d’autres biens suivant un rapport déterminé.
Il s’agit d’anticiper les dépenses possibles, de simuler la réalisation d’un projet. Ces prévisions peuvent porter sur des projets considérables par les moyens qu’ils mobilisent, par la durée de leur déroulement, par les aléas qu’ils supposent.
Admettons que des hommes aient l’ambition d’atteindre, d’explorer et éventuellement de s’installer sur une planète vierge. On ne peut se lancer dans une telle opération sur un coup de tête. Il faut estimer les possibilités et prévoir les dépenses.
La première estimation de la validité de l’affaire sera donnée par le nombre des individus d’accord pour y participer ou la soutenir. Ce nombre sera lui-même déterminé par l’impression de sérieux que dégagera le projet et ses partisans.
Une fois le projet amorcé il faudra faire des choix et rendre compatible ces choix entre eux. Doit-on centrer l’exploration sur des engins automatiques ou sur des vaisseaux habités ? Doit-on préférer pour ces vaisseaux une atmosphère d’air ou d’oxygène ?
Ces questions sont aujourd’hui des questions techniques sur lesquelles pèsent des contraintes financières ou politiques. Avec le communisme il n’y a plus que des questions techniques qui sont aussi des questions humaines. Le débat sur les engins automatiques, habités ou habitables, porte sur le niveau de la science, sur le confort que l’on entend fournir aux cosmonautes, sur les efforts de construction, sur l’avenir de chaque projet…
Les choix effectués se conditionnent les uns les autres. Il n’est pourtant pas nécessaire que tout soit décidé et prévu au départ. Les premières décisions orientent ce qui suit sans pourtant tout définir dans le détail. Ce qui importe c’est qu’à chaque étape le choix effectué soit si possible le meilleur et qu’il ne conduise pas à une impasse. Le nombre des décisions à prendre est énorme, mais elles ne se prennent pas toutes à la fois et des rectifications peuvent être faites.
Pourquoi se compliquer la vie avec toutes ces histoires ? Avec le capitalisme tout ça se règle automatiquement.
Rien n’est plus faux. Ce n’est pas parce que les coûts deviennent des prix monétaires et que le marché sanctionne le comportement des entreprises que tout est automatique. A un niveau général il existe une planification et une prévision, cela vaut aussi pour les entreprises un tant soit peu conséquentes.
Toutes les opérations ne sont pas immédiatement sanctionnées par le marché. Cette sanction représente l’étape finale d’un ensemble de dépenses et de décisions.
Il faut si possible anticiper sur la décision du marché. Les entreprises puissantes ne font plus dépendre directement leur prix des fluctuations du marché mais tendent à calculer et à imposer un prix optimum. Ce prix n’est pas forcément celui qui permettra d’écouler le plus de marchandises ou même de maximiser les rentrées d’argent à court terme. Il peut être fixé en fonction d’une stratégie globale. Dans les pays de l’est les prix commencent à être déterminés par des moyens mathématiques.
A l’est comme à l’ouest l’entreprise tend à se libérer du marché pour imposer sa stratégie à travers ses prix. Ce n’est pas une tendance fondamentalement nouvelle. Aujourd’hui elle se voit accentuée par la puissance des groupes, par la possibilité technique de singulariser un produit, par le développement des méthodes de calcul économique. La concurrence et le marché ne sont pas abolie. Simplement leurs effets sont retardés et la bataille entre les monopoles ne porte pas directement et uniquement sur le niveau des prix.
L’important est que se développent, au sein même de la société et des entreprises capitalistes, des méthodes d’estimation et de prévision qui pourront être utilisées de façon plus systématique avec le communisme. Le développement des ordinateurs s’est accompagné de toute une recherche mathématique destinée à représenter et à formaliser la réalité pour traiter des problèmes de choix, de simulation, de stratégie économique. Même lorsqu’il ne s’agira plus de prendre en considération et de satisfaire au mieux des critères financiers cette recherche pourra être utilisée et développée.
De façon courante les entreprises ne comptent pas sur le marché pour organiser le plus rationnellement possible la production des biens. Le marché est une sanction d’un comportement mais non un guide précis et technique pour ce comportement.
«Ainsi, imaginons un industriel qui désirerait, avec des tôles, fabriquer le nombre maximum de boites cylindriques. S’il est doublé d’un ingénieur, il pourra calculer immédiatement le rapport hauteur/diamètre assurant la meilleure utilisation du métal : ce rapport vaut 1,103. A défaut, notre industriel adoptera des valeurs «au hasard». Mais si une concurrence intervient entre plusieurs entreprises, celles ayant choisi les plus mauvaises valeurs seront ruinées. Et donc, par voie purement expérimentale, les fabricants seront conduite à retenir – sans savoir pourquoi – des coefficients toujours plus proches de 1,103.» (Le roman de la vie, A. Ducrocq).
La rationalisation «scientifique» s’étend à l’organisation même de la production et de la distribution. La recherche opérationnelle complète l’habitude et le bon sens.
Déjà en 1776 le mathématicien Monge entreprenait d’étudier de façon systématique l’organisation la moins onéreuse des travaux de déblais et remblais. Cela déboucha aussi sur des apports purement mathématiques.
Appliquée aux opérations militaires durant la deuxième guerre mondiale la recherche opérationnelle continua à se développer grâce à la puissance des calculateurs électroniques. On l’utilise pour des problèmes de compétition et de réaction entre adversaires, des phénomènes d’attente, la gestion des stocks, la prévision de l’usure et du remplacement des équipements, la simulation…
Il ne s’agit plus de simple comptabilité, mais de déduction à partir de l’analyse du passé et du présent de ce qui pourra se produire et de ce qui sera souhaitable.
COMPARAISONS
Avec le communisme comme avec le capitalisme, pour estimer les coûts et choisir les meilleures solutions il faut pouvoir comparer. Comment comparer ?
Tant qu’il existe une monnaie, c’est-à-dire un équivalent universel, tout est simple puisque n’importe quel bien est censé pouvoir être évalué en fonction de cet étalon unique. Il existe un rapport quantitatif entre tous les produits. A partir du moment ou l’on veut se passer de la monnaie et même de la mesure par la quantité de travail, sur quoi fonder la comparaison ? Que peut-on trouver d’autre qui soit commun à tous les biens, qui les rende comparables entre eux ?
Il n’y a pas d’autre étalon unique et universellement valable. On s’en passera donc. Cela n’empêchera pas les comparaisons. Ces comparaisons seront qualitatives et se fonderont sur des critères différents
et variables. Elles ne s’effectueront plus en fonction d’une référence abstraite et universelle. Elles resteront attachées à des situations et à des objectifs concrets.
Ce qui est fantastique c’est que des biens différente puissent être équivalents entre eux indépendamment de leur nature propre. On peut comprendre que des aliments puissent être comparés en fonction de leur teneur en protéines, de leur poids, de leur fraîcheur. Mais ces différents critères ne permettent pas de définir une équivalence générale.
Le besoin d’une équivalence générale ne peut pas être dissocié du besoin de l’échange. Toutes les choses doivent pouvoir se comparer d’un point de vue universel parce qu’elles sont devenues des biens échangeables, des valeurs économiques. C’est justement cela qui doit disparaître et que le rêve ou le cauchemar de la mesure par le temps de travail voudrait sauver en le déguisant.
Même sous le règne du capital toutes les comparaisons ne peuvent pas être réduites à des comparaisons de valeur. Les biens restent des valeurs d’usage. Le jugement de l’acheteur porte sur le prix mais aussi sur l’utilité et la qualité du produit.
Lorsqu’une ménagère fait son marché et choisit entre une laitue et une botte de radis elle le fait en fonction du goût de son gendre, du repas de la veille, de l’aspect du produit, de la place qui reste dans son panier… Le prix n’est vraiment déterminant que lorsque deux produits identiques ont des valeurs différentes.
La multiplicité des critères qui entrent en jeu n’empêchent pas la ménagère de faire des comparaisons et de choisir. Son jugement est subjectif. Il n’est pas universellement valable. Cela ne veut pas dire qu’il soit irrationnel au regard de la situation qu’il concerne.
Lorsqu’il s’agira de choisir entre plusieurs procédés de fabrication, il faudra certes dégager un accord plus général. Le choix sera moins subjectif dans le sens où il devra se libérer de l’humeur du moment, où ses conséquences seront à plus long terme.
Actuellement il arrive que les évaluations purement monétaires ne soient pas décisives ou se voient corrigées par d’autres. Les risques de variation importantes de certains prix au cours du temps, les nécessités politiques contrarient les visions financières.
Prenons la question des centrales nucléaires. A côté des arguments économiques s’opposent des points de vue sur le coût écologique, social ou politique. L’on parle, souvent avec mauvaise foi, de rendement énergétique, des problèmes de transport et de stockage des déchets, d’indépendance nationale, de création ou de réduction d’emplois.
Dans la société communiste il n’est plus nécessaire de ramener toute comparaison à une échelle universelle. Il suffit de pouvoir déterminer les possibilités réellement offertes et de favoriser celles qui donnent les résultats les plus rapides, celles qui sont les plus sûres, les moins dangereuses…
L’important est de déterminer sur le tas un ensemble de critères pertinents et en fonction de ces critères de confronter directement entre elles les solutions envisageables. Il ne s’agit pas tant de quantifier que d’ordonner entre eux les critères et les solutions. C’est la signification relative, qualitative qui prédomine.
Nous ne comptons pas sur les calculateurs pour tout régler. Mais ils seront nécessaires et utilisables. «Conçus d’abord pour des opérations comptables et la gestion à posteriori, employés aussi pour des calculs scientifiques, ils ont longtemps (dix ans, peut-être…) été considérée comme des instruments destinés à fournir des résultats quantitatifs. Voilà que ce caractère se transforme. Grâce aux méthodes de la recherche opérationnelle, et plus spécialement à celles de la simulation, l’accumulation des chiffres aboutit à un résultat qualitatif : on ne s’intéresse plus aux nombres exacts, mais à leur signification relative, de laquelle dépend l’orientation du choix. Ainsi les calculateurs deviennent-ils des moyens de gestion prévisionnelle.» (La Recherche Opérationnelle, Faure, Boss et Le Garff)
Ce qui doit être simplifié et universalisé ce ne sont pas tant les facteurs de décision entrant en jeu que les procédés de résolution, les programmes qui permettront de traiter un ensemble de données. Dans un certain sens plus le nombre de critères est important plus la représentation de la réalité risque d’être précise.
On peut imaginer ce que donnerait un débat sur l’importance à donner aux différentes sources d’énergie. Un nombre important de données rentrerait en jeu. On ne pourrait utiliser un seul critère qu’en acceptant de mutiler la réalité. Les choix devraient être faite de façon globale en fonction de facteurs généraux mais aussi de façon locale en fonction des ressources et des besoins différents des régions.
Le communisme n’exclut pas les choix et comparaisons purement quantitatifs. Ils restent valables quand un seul critère de choix suffit en fonction de la nature des produite en jeu. Ainsi quand il s’agit d’accroître ou de réduire une production donnée. Ainsi quand l’économie de dépense correspond à une économie quantitative dans l’utilisation d’un matériau considéré pour un même usage, comme dans le cas des boites de conserve. Mais même là cette économie ne doit pas être considérée comme une économie en temps de travail mais simplement en quantité de matériau. Qu’elle se traduise par une réduction de la durée de l’activité productrice est simplement une conséquence possible.
Ne doit-on pas craindre cette frénésie communiste de rationalisation ? Ne risque-t-elle pas de rejoindre la frénésie capitaliste d’exploitation ?
Aujourd’hui rationalisation et exploitation se confondent. L’homme tend à être considéré comme un objet dont il faut tirer le plus possible. On développe des méthodes inhumaines qui ne relèvent pas de contraintes techniques. : cadences infernales, travail en deux ou trois équipes. La rationalisation capitaliste, qu’elle soit brutale ou douce, se fait toujours plus ou moins contre les hommes. C’est pourquoi elle reste toujours fondamentalement irrationnelle.
La rationalisation communiste n’a pas pour but d’imposer un rythme de travail. Elle tendra par essence à augmenter la liberté et la satisfaction des humains. La prise de décision et la mise en oeuvre ne se fera pas extérieurement aux goûts et aux habitudes des gens concernés. Il existe des contraintes techniques, des besoins de production qui influeront sur l’allure et la durée de l’activité. Mais cela n’aura plus rien à voir avec la rentabilisation du capital humain.
VI. AU-DELÀ DE LA POLITIQUE
Le communisme n’est pas un mouvement politique. Il est la critique de l’État et de la politique.
L’intention des révolutionnaires n’est pas de conquérir et de se servir du pouvoir d’État, mais avec l’arrière-pensée de le détruire. Le parti du communisme ne se présente pas comme un parti politique et ne prétend pas concurrencer ces organismes.
Avec l’établissement de la communauté communiste disparaît toute activité politique en tant qu’activité distincte et recherche du pouvoir pour le pouvoir. Il n’y a plus d’un côté l’économie : sphère de la nécessité et de l’autre la politique : sphère de la liberté.
FIN DE L’ÉTAT
Le culte de l’État est fondamentalement anticommuniste.Il naît et se renforce paradoxalement de tous les défauts, de t outes les défaillances, de tous les conflits qu’engendre la société capitaliste. Il est le sauveur suprême. Le dernier recours de la veuve et de l’orphelin. Accessoirement, et bien qu’il se prétende au-dessus des classes, qu’il se présente comme le garant de l’intérêt général contre les excès particuliers, il s’occupe de défendre la propriété et les privilèges.
Il y a eu une époque où la bourgeoisie ascendante manifestait des sentiments anti-étatiques. Aujourd’hui elle n’a plus que des bouderies. L’époque est révolue où les révolutionnaires bourgeois prétendaient que les peuples les plus heureux étaient les peuples sans État. La montée du péril prolétarien, le développement des impérialismes concurrents, l’ampleur des crises économiques ont montré tout l’intérêt de disposer d’une machine d’État puissante et d’abord d’un bon appareil de répression.
Les partis politiques se disputent pour conquérir, au nom du peuple, cette machine d’État qu’ils présentent comme un instrument neutre. Les léninistes conséquente proclament le caractère de classe de l’État et l’impossibilité de le contrôler par une simple victoire électorale. Ils en déduisent la nécessité de son démantèlement mais c’est alors pour lui substituer un «État ouvrier».
C’est à l’honneur des anarchistes d’avoir maintenu un anti-étatisme fondamental.
Pourtant, encore plus que contre l’argent, tout un chacun se fait un devoir de pester contre l’État. L’on proteste contre la lourdeur de l’administration, le poids des impôts, l’arrogance des policiers, l’ambition des politiciens, la bêtise des électeurs… Mais la disparition de l’État, voilà qui dépasse les limites de l’imagination. Et c’est celle-ci que l’on se propose, sans imagination, de porter au pouvoir.
L’État est intervenu de plus en plus ouvertement dans la vie sociale depuis quelques décennies. L’avènement du stalinisme et du fascisme n’ont été que des étapes plus visiblement marquées de ce processus. Là où certains ont cru voir l’État devenir populaire il faut voir l’accentuation du contrôle de l’État sur les populations.
A remarquer notamment la prise en main ou l’intégration à l’appareil d’État d’organismes de défense et de solidarité ouvrière. Par divers biais les assurances sociales, les appareils syndicaux se sont soumis à l’État. Cela leur permet d’agir plus ou moins comme des groupes de pression. Leurs déclarations d’indépendance et d’opposition ne doivent pas illusionner. C’est dans leur rôle.
Évidemment cette intégration de la lutte et cette officialisation du partenaire social ont été présentées comme de grandes victoires de la classe ouvrière. Les luttes des travailleurs profitent à une couche de spécialistes de la contestation et se traduisent par une institutionnalisation accrue des organisations «ouvrières». Souvent ces «acquis» ne se traduisent même pas par une redistribution des ressources vers les couches les plus défavorisées mais contribuent à leur soutirer encore de l’argent. Malgré ce que prétendent hypocritement syndicats et gouvernements.
L’étatisation grandissante ne doit pas être considérée uniquement comme un affaiblissement du prolétariat. Elle correspond au contraire à la nécessité de contrôler sa puissance grandissante. Cette étatisation compense la fragilité des sociétés modernes. Mais elle-même n’échappe pas à cette fragilité. L’encadrement étatique de la population n’est possible qu’avec la complicité de cette population. La révolution anti-politique montrera le caractère finalement superficiel de cet encadrement.
Contrairement aux politicards de tous les bords les révolutionnaires se gardent bien d’en appeler à la responsabilité de l’État dès qu’un problème survient. Ils mettent systématiquement en avant l’autonomie et l’auto-organisation de la classe prolétarienne. Invoquer la faiblesse du prolétariat pour justifier le recours à l’État c’est justifier et poser cette faiblesse comme éternelle.
La société révolutionnaire aura des organes de coordination et de centralisation. Souvent même elle permettra une centralisation plus poussée, plus planétaire que ce que permet le capital. Mais elle n’aura pas besoin d’un État où se concentre le pouvoir, de toute cette machinerie à réprimer, identifier, contrôler, éduquer. L’administration des choses y remplacera le gouvernement des hommes.
Le problème est dans une phase insurrectionnelle et intermédiaire de ne pas recréer d’État, tout en assurant des fonctions administratives et répressives donc étatiques. Ceux qui ne veulent pas régler ce problème, comme les anarchistes, ne peuvent qu’être cocufiés par les étatistes ou contraints de se faire étatistes eux-mêmes. La participation de ministres anarchistes à la junte gouvernementale durant la révolution espagnole a montré ce que cela pouvait donner.
La solution au problème, à cette contradiction a été esquissée par les insurrections prolétariennes depuis la Commune de Paris. C’est le conseil ouvrier, l’organisation conseilliste de la vie sociale.
LES CONSEILS OUVRIERS
La Commune de Paris avait déjà donné une première idée de ce que pouvait être un gouvernement des travailleurs.
En 1905 les ouvriers russes insurgés élaborèrent la forme du soviet. Cet organe formé de délégués d’usine était au départ destiné à coordonner la lutte. Il se transforma peu à peu en un organisme d’administration tendant à se substituer à l’administration officielle. Une partie, même des forces de la police était passée sous le contrôle du soviet de Pétrograd. Son existence prit fin avec l’arrestation de ses députés par les forces tsaristes.
En 1917 l’on remit ça, avec une participation plus large des soldats. Le coup d’État bolchevique d’octobre 1917 s’est fait au nom du pouvoir des soviets. Il s’est appuyé sur les soviets où les bolcheviks contrôlaient les commissions militaires et avaient conquis la majorité des voix à Pétrograd et à Moscou. Cette victoire était le début de la fin. Avec le reflux de la révolution, la guerre civile, le renforcement du parti et de l’administration bolcheviks les soviets se voyaient progressivement vidés de leur contenu. L’ultime résistance du soviet de la base navale de Cronstadt fut écrasée en 1921 par l’armée rouge dirigée par Trotsky, l’ancien président du soviet de Pétrograd.
Les insurrections prolétariennes du 20e siècle ont régulièrement refait surgir la forme soviétique. A la suite de la première guerre mondiale et de la révolution russe des conseils ouvriers se sont formés en Hongrie, en Allemagne, en Italie. Durant la guerre d’Espagne l’on vit se multiplier des comités d’ouvriers et de paysans. En Hongrie en 1956 les délégués des usines formèrent le conseil ouvrier du grand Budapest. En Pologne en 1971 les ouvriers insurgés des ports de la Baltique s’organisèrent de nouveau sur ce mode.
Le mot conseil recouvre en fait des formes d’organisation assez diverses même si on élimine les organismes de cogestion ou de gestion ouvrières qui n’ont rien de révolutionnaires. Cela va du comité d’usine ou de quartier au soviet qui administre une grande ville ou une région. C’est une erreur que de vouloir opposer ces organismes entre eux pour ne donner le label «conseil ouvrier» qu’à certains d’entre eux.
Nous ne sommes pas pour telle ou telle forme de conseil. Nous sommes pour l’organisation conseilliste de la société. Cela implique et nécessite divers niveaux d’organisation qui se complètent et se soutiennent. Ce qui est mauvais, et ce qui s’est régulièrement passé, c’est qu’un niveau l’emporte.
Le comité d’usine peut être réduit à une simple fonction de contrôle ouvrier ou de pure gestion d’une unité de production. Le manque de soviets proprement dits en Espagne et en Catalogne, malgré la floraison des comités de base, laissa le champ libre à l’État républicain et aux politiciens. D’où le dilemme anarchiste.
Le soviet, coupé de ses bases, peut se transformer en une sorte d’État régional ou de parlement ouvrier. Il cesse d’être un organe agissant et antipolitique pour devenir le champs de bataille des partis politiques.
Ce qui fait le caractère révolutionnaire du conseil ouvrier, ce qui lui donne un contenu antipolitique, c’est d’abord qu’il est directement l’émanation des masses agissantes. Il est formé d’une pyramide de comités qui s’engendrent les uns les autres sans que le sommet puisse se croire indépendant de la base.
Les comités ne sont pas de simples assemblées électorales qui se délégueraient le pouvoir de bas en haut. Chaque niveau rempli des fonctions pratiques. Chaque comité est une communauté agissante. Il délègue au niveau supérieur ce qu’il ne peut régler par lui-même. Il n’abandonne pas sa souveraineté. Les délégués doivent des comptes à leurs mandants, ils sont responsables et révocables.
Le conseil ouvrier ne reproduit pas en son sein les divisions entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Il s’occupe d’unifier et de concentrer entre ses mains ces différentes fonctions. Même s’il édicte des règles il agit avant tout en fonction de la situation sans se retrancher derrière un arsenal de lois formelles.
Le conseil ouvrier se constitue en tribunal pour régler les conflits, pour juger, trancher et punir. Cette action se fait en fonction d’une situation concrète. Ce que l’on juge, ce n’est pas la gravité de la faute, ce sont les dommages et risques objectifs pour la révolution et la société.
Le conseil ne voit pas sa légitimité garantie par des élections démocratiques qui en feraient l’oint du peuple. Il n’est pas le représentant des masses. Il est les masses organisées. Les individus et les groupes qui s’occupent de tâches particulières ne sont pas nécessairement élus. Mais quand ils engagent l’ensemble du conseil ils sont responsables devant ses assemblées générales. Le conseil ne prétend pas être l’expression de toute la société par-dessus les conflits qui la traversent. Il est un organe de classe et de lutte. Cela implique un minimum d’accord en son sein. Il ne peut tolérer des divergences qui le paralyseraient.
On peut voir dans le conseil ouvrier une forme ultra-dictatoriale ou ultra-démocratique. Il est à la fois les deux et autre chose. Il est ultra-dictatorial dans le sens où il ne prétend rendre de compte qu’à lui-même et où il foule aux pieds les principes sacro-saints de la division des pouvoirs. Il est ultra-démocratique dans le sens où il permet un débat et une participation des masses jamais atteints avec l’état le plus démocratique.
Surtout le conseil ouvrier n’est plus un organe politique. Il ne sépare plus le citoyen de l’individu social. En cela il est au-delà de la dictature ou de la démocratie qui sont les deux faces de la politique. Même s’il utilise des procédés ou des formes encore démocratiques ou dictatoriaux.
Le conseil n’est ni l’instrument d’une démocratie populaire, ni l’instrument de la dictature du prolétariat. Ces expressions n’arrivent pas à caractériser la phase de rupture entre capitalisme et communisme.
Les conseils ouvriers du passé ont été bien en-dessous, à part quelques rares moments, du programme que nous traçons. Ils ont été gestionnaires, bureaucratiques, tatillons, discutailleurs, incapables d’avoir une perspective en accord avec leur propre nature. Ils en sont morts. Cela ne prouve pas que la forme conseilliste ne vaut rien, mais plutôt qu’elle a été ébauchée sur un terrain encore trop aride.
En 1956 le conseil ouvrier du grand Budapest qui administrait l’ensemble de la région réclamait son propre suicide avec le rétablissement de la démocratie parlementaire.
Les conseils ouvriers du passé ont eu néanmoins le mérite d’exister. Ils ont montré la capacité des travailleurs à s’occuper de leurs affaires, à prendre en main et à administrer des usines et des villes. Ils sont liés aux formidables mouvements par lesquels les ouvriers ont mis à bas, au moins provisoirement, bourgeois et bureaucrates. Si on dissimule et déforme ces expériences c’est que l’on ne veut pas que le prolétariat recommence ce qu’il a fait en
Catalogne, en Pologne, en Chine se passer de maîtres et s’en bien porter.
La contre-révolution, y compris en Union Soviétique, n’a jamais pu s’en accommoder. Que les conseils fassent preuve de modération est une chose, que la contre-révolution soit modérée à leur égard en est une autre.
Les meilleures manifestations des conseils ouvriers ont eu lieu lors qu’ils ont dû répondre rapidement, clairement et durement à leurs ennemis. Ils sont directement forgés comme l’organisation de la lutte. Leur programme est peut-être limité mais ils le connaissent.
D’autres fois ils s’enlisent dans l’administration, dans l’attente. Leur seule raison d’être semble la vacance du pouvoir bourgeois. L’on voit se développer de magnifiques constructions organisationnelles. Mais cela se fait dans le vide, en dehors des impératifs d’une lutte. L’absence apparente du péril pousse aux pires illusions.
Le conseil apparaît comme la réponse ouvrière au vide laissé par la bourgeoisie plus que comme un niveau d’organisation imposé par la radicalité de la lutte elle-même.
Nous sommes pour les conseils ouvriers. Mais nous sommes contre l’idéologie conseilliste. Cette idéologie ne voit pas dans les conseils un moment de la révolution mais son but. Le socialisme c’est le remplacement du pouvoir de la bourgeoisie par le pouvoir des conseils, de la gestion capitaliste par la gestion ouvrière. L’échec ou la victoire de la révolution sont affaire d’organisation. Là où les léninistes misent tout sur le parti, les conseillistes misent tout sur le conseil.
Les conseils ouvriers seront ce qu’ils feront. Leur seule chance de victoire est d’entreprendre et d’être l’organisation de la communisation.
Pour les communistes la révolution n’est pas une affaire d’organisation. Ce qui détermine la possibilité du communisme c’est un certain niveau de développement des forces productives et de la classe prolétarienne. Il y a des problèmes d’organisation mais on ne peut les poser indépendamment de ce que l’on organise, des tâches que l’on se fixe. Est-ce que les règles d’organisation sont neutres ? Est-ce qu’elles sont de pures questions techniques ? Certainement pas. Leur choix est d’une grande importance. Certaines sont adaptées et favorisent une action communiste. D’autres l’entravent. Mais c’est une grave illusion que de croire que la mise en avant de certaines règles, notamment sur le contrôle des délégués, suffit à éviter la bureaucratisation, le mensonge, la division. Les bureaucrates sont des professionnels de l’organisation en tant qu’organisation séparée. Ils aiment mettre l’accent sur les préalables à l’action, les mécanismes démocratiques, plutôt que sur l’action elle-même. Des règles tatillonnes et inadaptées, même formellement antibureaucratiques, risquent de leur faciliter la tâche.
Pour peu que les conseils se développent et ne puissent plus être liquidés aisément et les pires ennemis de la révolution se prétendront conseillistes pour mieux venir à bout des conseils. Ils essaieront d’en faire le champs clos de leurs magouilles, d’en exclure les révolutionnaires. Contre le communisme les oripeaux du vieux monde n’hésiteront pas à se rebaptiser conseils.
Du caractère souvent peu communiste des conseils du passé ne peut-on déduire que leur temps est révolu ? Toute institutionalisation n’est-elle pas contre-révolutionnaire ?
Nous ne voyons pas dans les conseils ouvriers des institutions. La révolution, qu’elle le veuille ou non, va se retrouver avec sur les bras des problèmes d’administration, de maintien de l’ordre, d’unification de tendances opposées. Il faudra encore gouverner sinon les hommes tout au moins certains hommes. L’on peut estimer que le pillage est une saine réaction à la provocation marchande et à la pénurie. Il peut jouer un rôle bénéfique dans une phase de rupture : défoulement et enfoncement de la marchandise. Mais on ne peut institutionnaliser le pillage, en faire le mode normal de distribution communiste des produits. Il est impossible de laisser tous les produits en distribution libre. Il faut organiser, répartir, restreindre. C’est la tâche des conseils.
Au fur et à mesure que la rareté des biens diminuera et que la contre-révolution reculera les conseils perdront leur caractère étatique. Ils ne seront pas supprimés. Ils se fondront dans la vie sociale.
Refuser les conseils par purisme c’est, lorsqu’ils apparaîtront en fonction des besoins réels, se mettre en dehors du processus révolutionnaire. Il vaut mieux participer à leur création, à leur fonctionnement, à leur éventuelle dissolution en fonction de la lutte et du rapport de force entre révolution et contre-révolution.
La participation aux conseils ne signifie pas que les révolutionnaires doivent renoncer à agir et à s’organiser de façon autonome. Les conseils sont des organismes de masse. D’où une certaine pesanteur, d’où un rythme de radicalisation plus lent que celui de certaines fractions de la population. L’évolution des conseils sera en partie déterminée par ce qui se fera à côté d’eux.
Ce qu’il faudra combattre et saboter ce sont les conseils corporatistes, les organisations gestionnaires, les groupes néo-syndicaux ou néo-politiques qui voudront confisquer l’organisation de la vie sociale au profit d’une minorité. On ne peut considérer comme un soviet un organe qui préserverait la production marchande, ou constituerait une police, réclamerait le retour des patrons…
Le conseil est nécessaire lorsqu’il s’agit d’administrer un territoire. Il s’évanouit lorsque cette nécessité disparaît provisoirement en fonction d’un certain rapport de force ou définitivement à cause de la consolidation du communisme. Des groupes peuvent en fonction d’une situation révolutionnaire intervenir et communiser des stocks de marchandises sans pouvoir ou sans vouloir prendre en main leur production et leur distribution de façon permanente. Il s’agit de savoir quand on a les moyens de passer de ce type d’action ponctuelle et sauvage à l’administration directe d’une zone. L’avantage est que l’on peut mieux disposer de ses ressources pour nourrir la population ou mener le combat. Le désavantage est que l’on s’érige en cible. A partir du moment où l’on accepte ce risque se pose le problème de l’organisation conseilliste de cette zone. Le problème de la constitution d’un pouvoir révolutionnaire.
Ce pouvoir même s’il doit chercher la plus large adhésion et participation des masses ne cherche pas à se fonder démocratiquement, par exemple en organisant des élections.
LA DÉMOCRATIE
Qu’y a-t-il de plus beau sous le ciel que la démocratie : le pouvoir du peuple souverain ? Autant le terme de capitalisme peut être gênant, autant celui de démocratie suscite d’adhésion. Tout le monde est pour la démocratie, qu’elle soit couronnée ou républicaine, bourgeoise ou populaire. Si l’on fait un reproche à ses adversaires c’est celui de ne pas être assez démocrate.
Qui se dresse contre la démocratie ne peut être dans le meilleur des cas qu’un nostalgique des anciennes monarchies absolues. En général on préfère lui coller l’infâme étiquette de fasciste. Les plus acharnés sont souvent les marxistes et marxistes-léninistes qui oublient ce que les pères fondateurs ont dit de la démocratie, qui tiennent à masquer leur goût pour le pouvoir et la dictature… Hypocritement certains nostalgiques culpabilisés du stalinisme nous reprocheront d’être staliniens.
La démocratie apparaît comme l’antithèse du despotisme capitaliste. Là où on sait bien qu’en vérité une minorité dirige on prétend lui opposer le pouvoir sorti du suffrage universel.
En fait capitalisme et démocratie ont partie liée. La démocratie est la feuille de vigne du capital. Les valeurs démocratiques, loin d’être subversives, sont l’expression idéalisée des tendances réelles et moins nobles de la société capitaliste. Les communistes ne prétendent pas plus réaliser la trilogie «liberté, égalité, fraternité» que le «travail, famille, patrie».
Comment se fait-il, si la démocratie est la fille du capital, que dictature et capitalisme coexistent si souvent ? Comment se fait-il que la plupart des hommes vivent sous des régimes autoritaires ? Comment se fait-il que même dans les pays démocratiques son fonctionnement soit sans cesse entravé ?
Les valeurs et aspirations démocratiques sont la conséquence du caractère dissolvant du capital. Elles correspondent à la fin de l’insertion de l’individu dans une communauté et un réseau de relations fixes. Elles correspondent aussi à la nécessité de maintenir une communauté idéalisée, de régler les conflits, de limiter les heurts pour le bien de tous. La minorité se plie aux décisions de la majorité.
La démocratie n’est pas un simple mensonge, une vulgaire illusion. Elle tire son contenu d’une réalité sociale déchirée dont elle semble la réunification. Il y a dans l’aspiration démocratique une recherche de la communauté, une volonté de respect d’autrui. Mais la base sur laquelle elle prend racine et prétend se développer l’empêche d’aboutir.
La démocratie est encore souvent trop dangereuse pour le capital ou tout au moins pour certains intérêts en place. C’est pourquoi elle se voit sans cesse imposer des limites. A part quelques exceptions ces limites et même la simple dictature sont présentés comme des victoires de la démocratie elle-même. Quel tyran ne prétend pas gouverner sinon par le peuple, tout au moins pour le peuple ?
La démocratie qui peut sembler dans les périodes calmes un bon moyen d’amortir les luttes ouvrières se voit abandonnée sans vergogne dès que la défense du capital l’exige. Il y a toujours quelques intellectuels et politiciens tout surpris de se voir sacrifiés aussi facilement sur l’autel des intérêts des puissants.
Démocratie et dictature sont des formes opposées mais ce ne sont pas des formes étrangères. La démocratie en tant qu’elle implique la soumission de la minorité à la majorité est une forme de dictature. Une junte de dictateurs doit bien recourir pour trancher à des mécanismes démocratiques.
On oublie parfois que fascisme, nazisme et stalinisme ont mêlé pour s’imposer les procédés terroristes et les élections régulières. Ils aimaient opposer les larges masses, les tribunaux populaires aux poignées de «traîtres», d’«antipatriotes», d’«antiparti».
Le communisme n’est pas l’ennemi de la démocratie parce qu’il serait l’ami de la dictature et du fascisme. Il est l’ennemi de la démocratie parce qu’il est l’ennemi de la politique. Ceci dit, les communistes ne sont pas indifférents au régime sous lequel ils vivent. Ils préfèrent s’endormir tranquilles le soir sans se demander si ce n’est pas cette nuit que l’on viendra les sortir du lit pour les emmener en prison.
La critique de l’État ne doit pas se substituer à la critique de la politique. Certains s’en prennent à la machine de l’État mais c’est pour mieux sauver la politique. De même que certains pédagogues critiquent l’école pour généraliser la pédagogie à toute forme de relation sociale. Pour les léninistes tout est politique. Derrière chaque manifestation du capital, ils voient une intention, un dessein. Le capital devient l’instrument d’un projet politique auquel il faut opposer un autre projet politique.
La politique c’est le domaine de la liberté, de l’action, de la manoeuvre par rapport à la fatalité économique. L’économie, le domaine de la production des biens, est dominée par la nécessité. L’évolution et les crises économiques apparaissent comme des phénomènes naturels qui échappent à l’emprise de l’homme.
La gauche a l’habitude de mettre l’accent sur les possibilités de la politique, la droite sur les nécessités de l’économie. Faux débat.
La politique apparaît de plus en plus comme le décalque de la vie économique. Elle a pu jouer pendant une certaine période un rôle de compromis et d’alliance entre couches sociales.
Aujourd’hui l’importance de la politique en tant qu’intervention dans l’économie a augmenté. Mais dans le même temps la sphère politique a perdu son autonomie. Il n’y a plus qu’une seule politique du capital que sont contraints de faire la droite et la gauche indépendamment des intérêts spécifiques de leur base sociale.
Si l’État apparaît comme une institution à peu près délimitable, la politique naît et renaît de tous les pores de la société. Bien qu’elle se traduise par l’action d’une couche particulière de militants et de politiciens elle s’appuie et trouve un écho dans les comportements de chacun. C’est ce qui fait sa force et qui donne l’impression que toute solution sociale ne peut être que politique.
La politique découle, s’appuie sur la dissociation entre la décision et l’action et sur les séparations qui dressent les individus les uns contre les autres. La politique apparaît d’abord comme cette recherche permanente de pouvoir qui anime les hommes dans la société capitaliste. La démocratie et le despotisme semblent eux-mêmes être les seules façons de régler les problèmes entre les gens. L’introduction de la démocratie dans les couples ou les familles passe pour une nouvelle étape du progrès humain. Elle exprime avant tout, peut-être de la façon la moins mauvaise, la perte d’unité profonde qui peut unir les êtres humains.
Le communisme ne sépare pas décision et exécution. Il n’y a plus de division entre deux groupes ou même deux moments distincts et hiérarchisés. On fait ce que l’on doit faire ou ce que l’on a décidé de faire sans se poser le problème de savoir si l’on est majoritaire ou minoritaire. Notions qui présupposent l’existence d’une communauté formelle.
Le principe de l’unanimité règne dans le sens où ceux qui font quelque chose sont au départ d’accord et où l’accord fournit la base et la possibilité de l’action commune. Le groupe n’existe pas indépendamment et préalablement à l’action. Il ne se scissionne pas dans le vote pour ensuite se réunifier par la soumission d’une partie à une autre partie. Il se constitue dans et par l’action et par la capacité des gens à s’identifier et à comprendre le point de vue d’autrui.
Il ne s’agit pas de rejeter systématiquement tout vote et toute soumission de la minorité à la majorité. Ce sont des formes techniques auxquelles on ne peut donner une valeur absolue. Il se peut que la minorité détienne la vérité. Il se peut que la majorité cède à la minorité vu l’importance de l’enjeu pour cette minorité.
Est-ce que le communisme est l’avènement de la liberté ? Oui, si l’on entend par là que les hommes auront plus de choix que maintenant, qu’ils pourront vivre en accord avec leurs goûts.
Ce que nous récusons c’est la philosophie qui oppose libre-arbitre et déterminisme. Cette séparation reflète l’opposition de l’homme et du monde, de l’individu et de la société. Elle exprime le déracinement de l’individu et son incapacité à saisir ses propres besoins pour les satisfaire. Il peut choisir entre mille travaux, entre mille loisirs, entre mille amours, et être influencé de mille façons parce que rien ne le concerne vraiment. Aucune certitude né l’habite. Il doute de tout et d’abord de lui-même. Ce faisant il est prêt à tout supporter et souvent croit avoir choisi. La liberté se présente comme l’habit philosophique de la misère. Le doute comme l’expression de la liberté de la pensée quand il signifie l’égarement, l’incapacité de l’homme à se situer dans son monde.
Dans le cours de la révolution l’homme perd ses chaînes mais devenant enfin lui-même il se trouve enchaîné simultanément à ses désirs et aux nécessités de l’heure. Il redevient passionné et recommence à se connaître. Le climat extraordinaire de joie et de tension des insurrections est lié au sentiment que tout est possible et conjointement que ce que l’on fait doit impérieusement être fait. Il n’y a plus à hésiter et à être ballotté entre des occupations insignifiantes. Les contraintes subjectives et objectives se confondent.
LE CIRQUE ÉLECTORAL
Si vous vous en prenez à la démocratie, vont nous répondre les esprits subtils, c’est parce que vous savez qu’elle vous condamnerait.
Nous n’avons pas d’illusions. Il est sûr que le système fonctionnant normalement nous serions battus à plate couture. Notre programme ne serait peut-être pas considéré comme antipathique par la plupart des électeurs mais il serait certainement jugé irréalisable. Ce n’est qu’en se niant comme électeurs qu’ils pourraient commencer à entrevoir la possibilité de sa réalisation.
Si la politique est l’art du possible, comme on dit, nous nous situons en dehors de ce possible-là.
Messieurs les électoralistes et les démocrates, êtes-vous prêts à interroger la population sur certaines questions et à en tenir compte ? Vous qui êtes les laquais du capital, êtes-vous prêts à organiser un référendum pour savoir si il faut maintenir ou non le capitalisme ? Il y a une multitude de questions que vous vous arrangerez pour ne jamais poser. Elles sont éliminées à l’avance comme irréalistes. C’est vous qui déterminez ce qui est possible ou non. Cela ne vous suffit encore pas. Il faut que vos programmes et vos prévisions réalistes ne soient jamais appliqués.
L’État vit grâce aux impôts des citoyens. Il est géré grâce à leur suffrage. Si sa politique devait être approuvée et soutenue directement par l’acceptation ou le refus du paiement des impôts par les particuliers elle risquerait de perdre beaucoup de partisans. Lorsqu’il paie le citoyen a l’impression de se faire avoir. Lorsqu’il vote, lui qui autrement n’a qu’à la fermer, il est flatté qu’on sollicite son avis.
Il y a dissociation entre d’une part la gestion réelle du système et les couches de fonctionnaires qui s’en occupent et d’autre part la politique des partis, la politique-spectacle.
La démocratie électorale sert à cacher le fait que les décisions importantes échappent aux électeurs et même aux politiciens.
La réalité politique et électorale est de plus en plus imbibée par la marchandise. La démocratie apparaît comme le reflet direct du monde économique. L’électeur n’est même plus le citoyen mais le consommateur de programmes et d’idéologies. Le spectacle de la politique et ses moments privilégiés que sont les élections doivent être dénoncés pour ce qu’ils sont : une façon parmi d’autres de faire oublier au peuple qu’il n’est rien.
Parfois il arrive que les gens prennent les menteurs au mot. Pour des élections refusées ou pour ce qui leur paraît une victoire électorale ils commencent à s’insoumettre. Cela ne relève plus de la réalité
électorale.
Nous ne préconisons pas la participation aux élections, et encore moins l’abstention. Lorsque les prolétaires votent, ils ont, sinon raison, tout au moins leurs raisons. Ce rituel n’apparaîtra vraiment illusoire, ridicule et lamentable que lorsque l’ensemble des conditions de vie commencera à se transformer véritablement. En attendant, il a sa place dans le reste de la panoplie.
Dans une organisation communiste il peut bien y avoir des élections. On y désigne des délégués. Mais l’élection n’apparaît plus comme un moment spécial. L’élu ne dispose pas d’un blanc-seing. Il remplit une fonction parmi d’autres et pas plus sacrée qu’une autre. En désignant telle personne ou telle équipe ou en approuvant après coup leur action le groupe de base ne fait que se donner des garanties quant à l’application de son programme. Ce qui compte ce n’est pas la procédure de désignation mais l’action réellement menée.
La constitution des conseils ouvriers n’a pas pour préalable une consultation électorale générale. Il ne s’agit pas de libérer une zone pour y organiser des élections qui ne seraient reconnues valables que par les organisateurs, comme c’est la coutume. A ce sujet l’on a le mauvais exemple de la Commune de Paris.
Même si dans ce genre de situation des élections pouvaient être organisées sérieusement cela ne ferait que dissocier décision et action et faire renaître les professionnels de la politique. Des élections supposent que les électeurs soient répertoriés et mis en carte.
La mise en place d’une administration par le biais d’élections présuppose l’existence de cette administration ! Ce ne sont pas le pouvoir et l’État qui naissent des élections mais l’inverse.
Les organisations révolutionnaires de masse se constitueront et se renforceront en fonction des tâches pratiques. Elles naîtront de l’action d’une minorité. On ne va pas voir soudain 51 % de la population se précipiter au même instant vers le même but. Cette minorité agissante se distinguera par le fait qu’elle n’organisera pas le reste de la population mais tendra à l’associer à la résolution des problèmes de tous. De sa capacité à faire participer bien plus de 51 % de la population dépendra son succès.
Le communisme ne peut s’établir au moyen d’un putsch. Ayant contre lui le pouvoir d’État et ses instruments de répression le communisme ne peut vaincre que si il arrive à développer la participation plus ou moins active d’une grande partie de la population et à isoler comme adversaire une minorité infime.
La révolution prolétarienne, en brisant les chaînes du salariat, permettra et exigera une participation des masses sans comparaison possible avec celle des révolutions politiques bourgeoises. Même quand ces révolutions ont été des révolutions populaires. Ces révolutions populaires dont les démocrates se réclament n’ont pas été décidées démocratiquement. En 1789, si l’on avait donné aux Français le choix, auraient-ils voté pour la révolution ? En réalité c’est à partir du caractère dépassé des privilèges des nobles qu’une fraction de la population s’est dressés. Poussée par les succès et les conséquences de ses actes elle est progressivement venue à bout d’un système vermoulu.
Le parti communiste n’entraînera l’écrasante majorité de la population que lorsque le communisme apparaîtra pomme le moyen immédiat de résoudre les problèmes de la vie quotidienne. La révolution ne surgit pas parce que suffisamment de gens seraient devenus révolutionnaires. Les gens deviennent révolutionnaires parce que la révolution apparaît, parce qu’il leur semble possible et nécessaire de vivre autrement.
Aujourd’hui, alors que tous les éléments de la voûte sociale se soutiennent, la disparition de l’argent semble impossible. Ceux qui la préconisent passent pour de doux rêveurs. Pour peu que les mécanismes marchands s’enrayent, continuer à dépendre de l’argent pour son ravitaillement passera pour une acrobatie imbécile. On se ralliera au communisme non par idéologie ou même par dégoût de la société agonisante mais par un simple besoin vital. Il faudra alors se défendre des opportunistes incapables d’avoir des perspectives à long terme qui chercheront à tirer un avantage immédiat et personnel de la situation.
Pourquoi, si nous considérons que la révolution doit s’appuyer sur la plus large participation possible, ne pas nous déclarer démocrates ? Cela embarrasserait peut-être certains de nos adversaires et nous attirerait peut-être quelques amis. Mais justement, nous ne sommes pas des politiciens, un ralliement superficiel est plus embarrassant qu’utile. Il nous faut être clair pour pouvoir rassembler et orienter nos partisans sur des bases solides. Quant à nos véritables adversaires, nous ne voulons pas leur faciliter la tâche, mais de toute façon peu leur importe ce que nous disons et voulons véritablement. Soit ils ne comprennent pas, soit ils calomnient quitte à picorer quelques idées chez les révolutionnaires pour égayer leur programme.
La démocratie serait le pouvoir du peuple, le pouvoir de tous. La révolution communiste n’entend pas changer la forme du pouvoir ou le donner au peuple. Elle veut le retirer à tout le monde.
Le pouvoir a toujours besoin d’une légitimation extérieure à lui-même. Dieu pour la monarchie, le peuple pour la démocratie couronnée ou républicaine. Le peuple a-t-il plus de réalité que Dieu ? Non, Dieu est un personnage, une incarnation remplie d’humanité, tandis que le peuple tend à n’être qu’une pure abstraction de l’humanité. Ce peuple que l’on invoque pour cautionner l’État n’est que son reflet. Entre ce peuple en idée, ce peuple politique et le peuple réel, divers, vivant, bête ou intelligent, qui se manifeste dans la vie de tous les jours, il y a un monde.
Ce n’est pas la politique qui exprime et incarne les idées et les volontés des humains, ce sont ceux-ci qui deviennent le support d’opinions politiques. Ils deviennent des abstractions eux-mêmes quand électeurs ou militants ils vont confesser ces opinions.
Pourquoi les communistes qui veulent en finir avec l’exploitation et les guerres ne renoncent-ils pas à la contrainte et aux procédés dictatoriaux ?
Croit-on que les classes dominantes vont renoncer à utiliser ces moyens ? Croit-on que dans une période de bouleversement les états les plus démocratiques ne vont pas mettre leurs beaux principes au rancart ? Les possédants, les privilégiés, les serviteurs de l’ordre les plus libéraux prétendront peut-être se battre pour la démocratie. Ils ne mettront pas en avant la défense de leurs véritables intérêts. Mais il y a peu de chance qu’ils se battent démocratiquement.
C’est en fonction d’une situation de crise qu’il convient de comparer méthodes bourgeoises et méthodes révolutionnaires. Il est hypocrite d’opposer le comportement des États bourgeois les plus démocratiques en temps de paix et le comportement des révolutionnaires en période troublée. Il y a toutes les chances qu’en temps de crise les révolutionnaires se montrent plus humains et plus démocrates que les défenseurs de l’ordre.
LA GRÈVE
La démocratie se voit niée avec le développement des grèves et soulèvements sauvages. Le démarrage de l’action n’est pas suspendu à une consultation démocratique de la base ou de ses représentants.
Une fraction de travailleurs, parce que plus combative, moins aliénée, placée dans des conditions plus propices, s’insoumet. Il n’y a pas de scission entre la décision et l’exécution, entre ceux qui décident et ceux qui exécutent.
Le problème fondamental n’est pas forcément de rallier tout le monde. A partir d’une position-clé dans la production on peut faire céder le patron. L’arrêt de travail peut être son propre but, il ne s’agit que de souffler un peu ou de refuser de faire un travail donné.
Il est possible que le débrayage d’une poignée provoque un débrayage général. C’est ce que l’on a vu se réaliser à l’échelle d’une nation en mai 68.
La grève s’étend. Elle est approuvée par une large majorité de travailleurs. L’adhésion se crée dans l’action et il n’y aura pas eu consultation préalable de l’ensemble de ceux qui se retrouveront concernés.
Si les travailleurs avaient dû se prononcer démocratiquement sur l’opportunité d’ouvrir les hostilités peut-être auraient-ils renoncé. L’exemple d’un petit nombre leur aura montré la brèche où s’engouffrer, la peur de la direction et le succès possible. Ils seront pris par le climat de lutte et de solidarité et plus à même de surmonter le sentiment de découragement et de résignation qu’engendre l’impuissance quotidienne.
Admettons que la grève ait été décidée au cours d’une consultation. Elle se serait probablement déroulée de façon différente. Fini l’imprévu de l’offensive ouvrière. L’adversaire aurait été informé sur
la nature, la forme, l’ampleur, les buts du mouvement. L’organisation aurait précédé l’action et découragé les initiatives. Les grévistes seraient restés plus ou moins passifs et, à part une minorité de syndicalistes ou d’organisateurs, étrangers à leur grève.
Lorsque les ouvriers commencent à se radicaliser le moment démocratique se présente de plus en plus comme le moment de la récupération. Il s’agit de voter sur la reprise. Les bureaucrates, spécialistes de la négociation, reprennent le dessus.
La démocratie devient l’expression du renoncement. Elle devient visiblement ce qu’elle était déjà essentiellement.
Le recours à l’assemblée générale seule souveraine pour lutter contre la bureaucratisation n’est pas suffisant. L’assemblée peut devenir le lieu privilégié de la manipulation, la réunion en masse des individus séparés et impuissants, le support de bavardages confus et inutiles.
Les assemblées générales sont nécessaires. Il faut pouvoir faire le point, évaluer ses forces, contrôler et demander des comptes aux délégués et commissions spécialisées. Mais l’assemblée ne doit pas apparaître comme le moment auquel tout est suspendu, au profit duquel le reste de la réalité se dépouille.
LE PARTI
Au fur et à mesure que la crise du capital s’approfondit et rend plus visible la vanité des solutions capitalistes à cette crise, un parti communiste se reforme au sein de la population.
La formation du parti n’est pas la cause qui détermine la crise. Il n’est pas le préalable à l’assaut contre le capital. Son développement quantitatif et qualitatif est au contraire extrêmement dépendant de la montée de cette crise. Il va chercher à en orienter et à en faciliter l’issue.
Le parti n’est pas un rassemblement constitué en fonction d’une doctrine formée qui irait en s’élargissant sans que sa nature change. Le parti n’est pas, il se constitue. Peu à peu il émerge, prend des contours et un contenu plus net. Sa nature se précise et le nombre de ses membres s’accroît au fur et à mesure que se dessinent des possibilités de rupture avec le système.
La constitution du parti n’est pourtant pas un phénomène nouveau et indéterminé. Le parti, tel qu’il naît à une période historique donnée, est la résurgence d’un mouvement qui échappe à ces limites temporelles. Le parti moderne renoue avec un parti dont la réalité et même le souvenir ont été effacés par la contre-révolution.
En dehors des périodes insurrectionnelles, lorsque le communisme ne peut s’affirmer que de façon timide et discontinue le parti au sens strict est condamné à rester une fraction infime et négligée de la population. A côté des communistes conscients il existe de nombreux communistes inconscients qui manifestent par leur comportement des exigences révolutionnaires. Le parti, au sens large de ceux qui se montrent plus ou moins consciemment communistes au gré d’occasions qui se multiplient, n’est pas visible. Son image ne prend pas corps dans le spectacle régnant. Pourtant sa puissance se fait sentir au niveau même de ce spectacle. Les publicistes et les politiciens pour placer leur camelote se font l’écho déformé de ses espoirs. Les bourgeois et les bureaucrates tremblent devant cette menace encore sans nom et encore sans visage.
Il est contradictoire de s’affirmer communiste dans un monde qui refoule le communisme par tous les moyens. Les communistes ne sont pas des surhommes qui vivraient déjà autrement que leurs semblables. Ils n’échappent pas à la misère ambiante. Pour transformer leur propre vie leur conscience théorique est de peu de poids.
Il est essentiel et de toute façon inévitable que des communistes conscients apparaissent et qu’ils s’occupent de comprendre et de préparer la révolution communiste. Mais l’on ne peut opposer communistes conscients et communistes inconscients. Ce qui importe c’est de voir comment et pourquoi la conscience communiste se développe comme une nécessité pratique.
Il existe certes des gens qui se disent révolutionnaires. La production de ces «révolutionnaires» n’est pas indépendante de la montée de la crise. La plupart d’entre eux ne sont pas communistes et ne savent même pas ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent. Le désir de la révolution se présente comme le dernier et le plus creux des désirs possibles dans cette société. C’est une abstraction coupée des besoins et des espoirs concrets. Le «révolutionnaire» peut disserter sur tout, se passionner pour des questions de stratégie, mais il est incapable de définir ce à quoi il aspire. S’il parle des transformations à faire, son optique est dominée par la question du pouvoir. La société à construire repose sur une nouvelle répartition du pouvoir. Ce que l’on «veut» c’est le pouvoir populaire, le pouvoir ouvrier, le pouvoir étudiant, le pouvoir des conseils (+ l’électrification ou l’automation !), le pouvoir des gens sur leur propre vie, le pouvoir de pouvoir pouvoir…
Au contraire, la plupart de ceux qui seront révolutionnaires quand la révolution correspondra à des besoins et des possibilités concrètes n’éprouvent pas le besoin de se dire révolutionnaires.
Ce n’est que dans une phase d’affrontement ouvert, lorsque la possibilité de communiser le corps social existe, que le parti peut cesser de n’être que le rassemblement d’opinions communes ou le produit d’actions sporadiques. Il peut enfin devenir une communauté d’action.
Lorsque le prolétariat participe dans son ensemble à la révolution le parti ne se confond pas avec la classe. Il ne prétend pas être le prolétariat ou le représenter. Il en est la fraction la plus lucide et la plus décidée. Il coexiste, collabore ou se heurte avec d’autres fractions plus modérées ou inféodées aux appareils et idéologies bourgeoises.
On peut caractériser son action en une phrase : Créer la situation qui rende tout retour en arrière impossible.
Il est normal que des oppositions se manifestent entre l’action des communistes et le comportement des masses. Cela n’est pas le signe d’un antagonisme fondamental. Le parti n’a pas à éliminer les organisations et mouvements de masse. Les conseils et autres comités de base n’ont pas à éliminer le parti. Si l’une de ces deux choses arrivait cela signifierait obligatoirement la fin et la défaite de la révolution. Cette vision d’un antagonisme est un héritage de la révolution russe et de la vague conseilliste des années vingt. Elle n’a qu’un défaut : prendre pour communistes des organisations qui ne l’étaient pas.
Le parti se battra pour les conseils car cette lutte ne peut être dissociée de celle pour le communisme. Même si sur tel ou tel point ou mode d’organisation les communistes se trouvent en désaccord avec les masses.
Le parti lui-même qui n’est pas une organisation ou pire une institution unifiée par le haut, s’organisera sur le mode conseilliste. Il est la réunion de ceux qui se fixent au-delà des tâches et des intérêts immédiats la défense de l’ensemble du mouvement. Il doit indiquer les forteresses à démanteler, concentrer des forces sur les points stratégiques, proposer des solutions.
Il n’y a pas une organisation qui pourra dire qu’elle est le parti. Celui-ci ne s’identifie jamais à une secte ou à une organisation de masse quelconque. Les partisans du communisme se manifestent par ce qu’ils font et non par une adhésion à un regroupement limité. Les formes d’organisation n’ont pas à être figées ou unifiées à l’avance. Elles se découvriront dans le cours du mouvement.
VII. INSURRECTION ET COMMUNISATION
La communisation de la société ne se fera pas de façon graduelle et tranquille mais brusque et insurrectionnelle. Il ne s’agira pas d’un cheminement tranquille auquel se rallieraient progressivement les forces suffisance.
Insurrection et communisation sont intimement liées. Il n’y aura pas dans un premier tempe l’insurrection et puis ensuite, permise par cette insurrection, la transformation de la réalité sociale. Le processus insurrectionnel tire sa force de la communisation même.
Entre le capitalisme et le communisme il n’y a pas une sorte de mode de production mixte et intermédiaire. La période de transition ou plutôt la période de rupture est caractérisée par la contradiction entre d’un côté des méthodes absolument communistes et de l’autre une réalité encore toute imprégnée de mercantilisme. C’est cette phase où une société d’abondance et de liberté doit affronter des problèmes de pénurie et de pouvoir. Il lui faut liquider les séquelles humaines et matérielles d’une ère d’esclavage et neutraliser les forces qui y resteraient attachées.
LA VIOLENCE
L’usage de la violence, pour arriver à leurs fins, voilà, ce qui distinguerait les révolutionnaires des réformistes.
L’opposition entre révolutionnaires et réformistes ne porte pas tant sur la stratégie et la méthode que sur la nature de la transformation à accomplir. De cela découle évidemment une différence de méthode.
L’histoire a distingué deux sortes de réformistes : les doux et les durs.
Les réformistes doux, sociaux-démocrates et parlementaristes, pensent que leurs aménagements peuvent se faire en douceur. Ils ont souvent raison dans la mesure où leurs illusions portent sur la profondeur des réformes qu’ils peuvent appliquer. Chaque jour et aux quatre coins du monde ils prouvent que les intérêts en place acceptent de ne pas réprimer ceux qui ne les menacent pas. Ces réformistes doux deviennent parfois durs, mais leur dureté s’exerce surtout contre le prolétariat.
A côté d’eux il y a les vrais durs, c’est-à-dire les staliniens et assimilés. Ceux-là se prennent pour des révolutionnaires. Leur but est de s’emparer de l’État et de contrôler l’économie en remplaçant les dirigeants en place. Ils n’ont pas intérêt à sous-estimer la capacité de riposte de leurs adversaires. Il y va de leur réussite et même de leur peau.
Et les révolutionnaires ?
La révolution communiste est un formidable ébranlement social. Elle implique des heurta et de la violence. Mais si la révolution est un acte de force, son problème essentiel n’est pas un problème de violence et la condition de sa réussite n’est pas essentiellement une question de force militaire.
Cela parce que la révolution n’est pas une question de pouvoir. Nous ne disputons pas l’État ou l’économie aux puissants en place. Grâce aux positions qu’il occupe dans l’économie le communisme sera à même de saper les bases et de désarmer la contre-révolution notamment militaire. Il évitera autant que possible un affrontement direct.
La révolution communiste ne fait pas de la violence le problème central parce qu’elle vise à faire éclore ce qui existe déjà et non à faire entrer de force un projet dans la réalité.
Tout autant qu’aux fanatiques et aux fétichistes de la violence nous sommes opposés aux pacifistes. Autant l’on peut et l’on doit adopter des méthodes non-violentes y compris à l’égard des militaires, autant l’on ne peut accepter l’idéologie non-violente.
Cette idéologie transporte et s’appuie sur des illusions pédagogiques. Elle suppose que l’ensemble des gens puisse être éduqué à la non-violence et puisse se mobiliser à froid. Elle veut des actions de masse mais ne voit pas que les problèmes d’information et de coordination que pose ce type d’action et de riposte ne peuvent être résolus sans la possibilité de la violence. La non-violence systématique suppose qu’il existe un consensus entre adversaires pour respecter certaines règles et d’abord une liberté d’information minimum.
La non-violence est surtout efficace en tant que méthode défensive. Ses limites apparaissent lorsqu’il s’agit de prendre l’initiative et de neutraliser ses ennemis.
Plus la révolution se lèvera avec force et lucidité, plus elle fera respecter et présentera comme irréversibles ses options, plus elle sera à même de rallier les hésitants et de neutraliser les opposants. La compréhension du rôle limité mais essentiel de la violence peut éviter des erreurs aux résultats sanglants.
Le prolétariat ne peut renoncer à se procurer, à fabriquer et à utiliser des armes. Si les armes ne sont pas toujours éparses dans la société, les matériaux qui permettent d’en fabriquer le sont souvent et en grande quantité. Il est essentiel de les recenser et de se préparer à leur éventuelle utilisation, s’armer et préparer des pièges qui feront payer cher à nos ennemis leurs interventions. Ce qui est ridicule et honteux c’est de pousser les gens à former des groupes d’autodéfense et à s’équiper de revolvers ou de couteaux pour défendre leurs usines et leurs quartiers contre des chars d’assaut ou des avions.
Nous ne pouvons prévoir le déroulement des futures insurrections mais nous pouvons défendre à l’avance et dans le cours du mouvement une stratégie. Cette stratégie se fonde sur la nature même de la révolution communiste et des forces de chacun.
Les bourgeois et les bureaucrates comptent sur l’armée. La force du prolétariat est dans sa position économique.
L’armée est vulnérable mais elle ne l’est pas tant d’un point de vue militaire que par sa dépendance à l’égard de l’économie. Elle en dépend de plus en plus directement pour ses armes, ses munitions, sa nourriture, ses transports. Elle intègre en son sein des ouvriers et des techniciens. Pour faire la guerre, et la guerre moderne est coûteuse, il faut que l’intendance suive et que le pays travaille.
La contre-révolution militaire doit être attaquée dans ses arrières économiques. Il est crucial qu’une armée nationale ne puisse pas réprimer ailleurs parce que la paix sociale serait maintenue chez elle.
Les militaires connaissent le risque qu’il y aurait pour eux à devoir suppléer aux «défaillances» des travailleurs dans le domaine de la production. L’armée ne peut pas organiser l’économie contre les ouvriers. Elle préfère avoir un adversaire bien délimité et de même nature qu’elle plutôt que de devoir accomplir des tâches qui lui sont étrangères, de s’y engluer et de s’y disperser.
L’ARMÉE
Il est courant de se représenter la révolution comme le heurt entre deux armées. L’une aux ordres desprivilégiés et des exploiteurs, l’autre au service des prolétaires. La révolution est ramené à une guerre. L’enjeu c’est la prise du pouvoir et le contrôle des territoires. C’est une vision dangereusement fausse. Elle s’appuie sur le souvenir des combats des guerres civiles russe et espagnole ainsi que sur les guerres de libération nationale.
Même si à tel ou tel moment, dans telle ou telle circonstance l’action révolutionnaire prend une tournure militaire : interventions de commandos, raids aériens… cela ne changera rien à la nature profonde et au caractère global du conflit.
Voir la révolution comme un affrontement entre armées rouge et blanche ne serait pas communiste mais de plus serait débile, vu la disproportion des forces militaires en présence. Offrir une guerre au capital, ce serait rentrer dans son jeu.
L’armée et la police forment le dernier rempart du capital. Leur action peut s’exprimer directement par la destruction des hommes et des choses mais aussi en créant et en entretenant une situation de pénurie propre à développer l’égoïsme, la peur et les autres vieux réflexes. Cela dresserait les populations nécessiteuses contre les révolutionnaires fauteurs de troubles et tendrait à ranimer les mécanismes marchands.
L’armée peut être utilisée pour faire marcher et contrôler certains secteurs stratégiques de l’économie.
Par sa nature hiérarchisée qui élimine la discussion et la contestation au profit de l’obéissance et de la discipline, par sa fonction et son idéologie patriotique l’armée tend à être un corps conservateur.
Mais la contre-révolution militaire a des failles.
L’impression de sécurité et le sentiment de leur bon droit que les militaires retirent de leur ghetto et de leurs breloques risquent d’être vite atteinte si ils ne peuvent se justifier et se renforcer dans l’affrontement avec une armée adverse sur un champ de bataille bien délimité. Il faut empêcher l’armée de fonctionner comme armée, lui opposer la fluidité dissolvante du communisme. Il s’agit de paralyser, de contaminer, de diviser, de disloquer les forces militaires.
Nos interventions armées doivent accompagner de près notre action de destruction et de reconstructionsociales. L’usage de la violence ne doit pas devenir une activité autonome et qui s’autojustifierait. Il sert à bloquer et à débloquer des situations directement en fonction de la communisation qui lui fournit sa justification mais aussi sa force.
On ne se méfiera jamais assez durant ou avant une phase insurrectionnelle de la violence séparée, du terrorisme. Les révolutionnaires s’y trouvent pris dans un engrenage de lutte et de riposte d’où le communisme finit par être absent. Lorsque la violence devient une violence pour le communisme et non plus accompagnant le communisme, lorsqu’elle se vide de son contenu immédiat, cela permet toutes les provocations. Il est facile de commettre des meurtres ou des attentats et de les mettre sur le dos des révolutionnaires.
Par la transformation immédiate et radicale de l’organisation sociale il faut couper l’herbe sous les pieds aux militaires en les privant d’une chose à défendre. L’armée est un instrument, elle ne peut pas tout par elle-même en tant qu’organisation de la violence. On peut tout faire avec une baïonnette sauf s’asseoir dessus.
Il existe à gauche un préjugé favorable aux intellectuels et défavorable aux militaires. Lorsqu’il s’agit de révolution l’on pense tout naturellement que les premiers se rangeront à ses côtés et les seconds contre elle. D’un côté l’intelligence, de l’autre la force aveugle.
L’histoire a montré la part d’erreur que ces préjugés contiennent. Depuis la Commune de Paris où le colonel Rossel est passé au côté des insurgés et a été fusillé pour ça, et où les écrivains progressistes G. Sand et E. Zola ont craché sur ces mêmes insurgés, de façon régulière une partie des forces armées est passée au côté de l’insurrection et une partie non moins notable de l’intelligentsia s’est dressée contre elle.
La révolution est ainsi que lorsqu’elle survient elle effraye parfois ceux qui la souhaitaient et ravit ceux qui la redoutaient.
L’armée forme un corps assez autonome dont les valeurs sont en partie étrangères aux valeurs proprement bourgeoises et mercantiles. La classe bourgeoise n’est pas à même comme la classe féodale de prendre en main sa propre défense. Elle s’en décharge sur l’armée ou la police. Même si une partie des dirigeants de l’armée identifie complètement ses intérêts à ceux de la classe dominante il n’en existe pas moins une contradiction latente entre les intérêts et les comportements des militaires et ceux de la bourgeoisie.
Il ne faut pas croire que l’armée ou une partie de l’armée va spontanément et facilement se ranger au côté de la révolution. Cela ne pourra arriver qu’en fonction même du développement de la révolution et de sa pénétration dans l’armée. L’armée deviendra révolutionnaire dans la mesure où sous la pression des soldats et des officiers la toute puissance de la hiérarchie sera remise en cause et l’obéissance aveugle condamnée.
Les révolutionnaires ne doivent faire aucune concession au militarisme. Il faut montrer aux militaires qu’ils ne se battent pas pour leur propre compte et encore moins pour le compte de la Nation. Il faut montrer que leurs idéaux sont sapés par le mouvement du capital. Il faut aussi montrer que les militaires en tant qu’hommes et avec leurs capacités et qualités propres ont leur place dans le mouvement communiste.
Notre but est la destruction de l’armée. Il faut espérer qu’il pourra se réaliser avec le moins d’affrontements possibles avec les militaires. Peu à peu les groupes armée nouvellement constituée ou ralliés perdront leur caractère propre en participant aux tâches productives et aux conseils de travailleurs.
La révolution ne doit pas méconnaître sa force et perdre des possibilités d’intégrer à ses forces en les transformant des organes de répression de l’ancienne société. Le flic peut être tout disposé à servir ce qui ne lui apparaît plus comme la subversion mais comme la nouvelle autorité. On peut même espérer que certains ne voudront plus être des larbins.
De toute façon les révolutionnaires et les prolétaires ne doivent pas laisser à d’autres le monopole de l’armement. Cette question de l’armement du prolétariat sera un test pour juger de la valeur du ralliement de militaires à la révolution.
VENGEANCE
Les révolutionnaires n’ont pas le goût du sang, ni l’esprit de vengeance. Les insurrections du passé montrent que le sang versé tient généralement pour une faible part aux insurgés. L’espoir efface la rancune.
C’est la contre-révolution qui a massacré, emprisonné, déporté. Le sang a coulé durant les combats mais souvent aussi après, quand la victoire militaire était acquise. Fureur meurtrière née de la terreur des possédants. La réaction doit écraser les forces adverses. La révolution lui semble résider dans les révolutionnaires. Il faut donc les détruire.
L’esprit de vengeance a pu jouer un rôle dans les insurrections ouvrières. Mais qu’est-ce que c’est si on compare son action à la répression des Versaillais, du Kuomingtang en 1927, des franquistes…
Les insurrections ouvrières ont été beaucoup moins vengeresses que les révoltes paysannes anti-féodales. Cela parce que la révolution n’est pas un acte de désespoir. Les destructions de biens, les représailles contre les personnes sont souvent le fait de ceux qui ne voient pas comment échapper à la misère et se contentent d’annihiler ce qui incarne l’oppression.
Se venger ne serait pas seulement mesquin, cela serait stupide. Condamner à l’avance en fonction du passé, c’est renforcer nos adversaires dans leur peur et leur détermination. C’est ne susciter des ennemis parmi ceux qui à tort ou à raison pensent avoir quelque chose à se reprocher. C’est encourager les règlements de compte personnels.
Nous devons offrir à nos adversaires la possibilité de changer de camp. Les principes communistes ne dictent pas par eux-mêmes un mode de conduite uniforme. Au contraire, ils impliquent que puisse s’exprimer la diversité des caractères, des situations et des passés de ceux qui participent à la révolution. Mieux, ils impliquent que si nos adversaires peuvent s’aveugler pour ne plus voir en nous que de la «vermine rouge», nous devons, quant à nous, continuer à reconnaître dans le pire de nos ennemis un être humain. Sans illusion d’ailleurs sur la nature humaine.
Il serait stupide de se mettre à dos des médecins, des ingénieurs, des paysans alors que nombre d’entre eux seront prêts à noue rejoindre sans que nous fassions de concessions au mythe du spécialiste, à la hiérarchie du travail, à la propriété. Cela signifie que les conseils devront protéger parfois certaines situations acquises. Cela ira contre l’égalité mais cela permettra de faire pression sur certains en leur laissant encore quelque chose auquel ils tiennent. On peut garantir aux médecine l’usage de leur résidence et de leur matériel professionnel à condition qu’ils n’émigrent pas et qu’ils soignent ceux qui en ont besoin. Telle résidence secondaire située à la campagne peut revenir à son légitime propriétaire, à un parent ou à un ami sans que l’on admette pour autant que des gens puissent avoir deux habitations et d’autres rester dans un taudis.
Par contre, ceux qui chercheront à préserver des privilèges ou à profiter de la situation pour s’emplir les poches doivent savoir qu’ils ne pourront bénéficier de la pitié de leurs victimes.
Plus les conseils révolutionnaires auront d’assurance, plus ils seront capables d’édicter des règles claires, plus ils seront capables de transformer promptement la réalité, moins la violence sera nécessaire.
RECONVERSION
Communiser ne signifie pas chasser les patrons des entreprises et des usines pour s’y accrocher mais commencer par en fermer une bonne partie.
La frontière entre la contre-révolution et la révolution passera entre ceux qui au nom de la patrie, de la démocratie, de l’autogestion, des conseils ouvriers, du Christ-Roi ou de la crème au chocolat pousseront les travailleurs-consommateurs à s’agripper à leurs bagnes et à leurs drogues et ceux qui pousseront à réduire massivement et à reconvertir radicalement la production. Il s’agira de réduire la pollution et de rompre le plus vite possible avec l’abrutissement du travail et la pseudo-abondance mercantile.
Rester dans son usine, même pour l’autogérer, c’est geler la situation au profit de la contre-révolution. Que cette attitude soit professée par des drogués du boulot, des syndicalistes naïfs, ou des coquins de capitalistes qui espèrent gagner du tempe, le résultat est le même.
Les révolutionnaires se verront probablement accusés par tous ces bons apôtres de vouloir désorganiser la production et abaisser le niveau de vie du peuple.
Dans cette réduction de la production il ne faut voir aucune fascination pour l’austérité. Les sacrifices demandés seront bien moindres que ceux qu’imposerait une autre solution. Fausse solution qui ne servirait qu’à empêcher une rupture décisive avec le passé et à immobiliser des forces nécessaires à la lutte. Fausse solution qui rassemblera tous ceux qui ont peur de voir s’envoler les bases de leur pouvoir : syndicalistes indécrottables, petits et grands chefs, politiciens, administrateurs, patrons…
Ce n’est qu’en arrêtant la production d’une myriade de produits peu utiles, inutiles ou nuisibles et qu’en brisant la division entre entreprises que l’on pourra concentrer les forces pour produire en abondance les produits indispensables ou nécessaires. Il faudra entreprendre des recherches et amorcer la mise en oeuvre d’une production nouvelle. La communisation ne signifie donc pas uniquement démonétarisation mais aussi transformation rapide de la production. Les deux choses sont intimement liées.
Les ouvriers, les employés, les enseignants seront invités à aller là où ils seront véritablement utiles. Ces changements se fonderont d’abord sur le dégoût spontané des masses pour leur travail et sur la révélation de leurs capacités. Ils ne se feront pas sous l’égide d’un centre directeur mais surgiront d’une multitude d’initiatives diverses. Cela ne veut pas dire désordre et laisser-aller. Toute révolution implique une part de flottement, de pagaille et de gâchis. Il importe de la réduire au minimum. C’est notamment la tâche des plus radicaux. Nous ne sommes ni contre l’ordre, ni contre la discipline, ni contre l’organisation, ni même contre l’autorité. Il faudra dénoncer et combattre ceux qui confondraient révolution et bordel aussi résolument que l’on s’en prendra aux étatistes dont ils font le jeu.
La reconversion devra permettre d’assurer d’abord la satisfaction des besoins les plus élémentaires. Ensuite elle devra favoriser plutôt que la création de certains produits la création des outils et machines nécessaires à leur fabrication. Ce matériel sera répandu dans la population et permettra à chacun de fabriquer ce qu’il aurait fait fabriquer par d’autres.
Voilà quelques indications sur les changements envisageables en fonction des grands secteurs économiques. Aucune de ces transformations n’a de sens en soi. Le danger de faire des propositions concrètes c’est qu’elles peuvent être récupérées contre le communisme. Mais il ne faut pas oublier que les révolutionnaires ne peuvent se contenter d’énoncer des principes généraux et qu’il leur faut en fonction d’une situation déterminée avancer des solutions concrètes.
Énergie : Il y aura une réduction importante de la production d’énergie. Cette réduction découle tout naturellement de la fermeture d’une partie de l’industrie qui consomme la majeure partie de cette énergie. Peut-être serait-elle de toute façon rendue obligatoire par la difficulté à assurer des approvisionnements en pétrole, gaz, charbon.
La distribution d’énergie sera transformée. Une partie de celle qui était utilisée directement par l’industrie pourra être reportée vers la consommation domestique : chauffage, éclairage, alimentation de petites machines.
On mettra en oeuvre progressivement de nouvelles sources d’énergie. Il faudra développer ce qui pollue le moins et ménage des ressources limitées comme les combustibles fossiles. On pourra favoriser une production décentralisée et intermittente à usage local. Cela ne signifie pas de toute façon que le communisme soit fondamentalement opposé à l’énergie nucléaire. Il faut simplement des assurances sérieuses sur les conditions de production et les nécessités d’utilisation. A court terme, l’eau, le vent, le soleil semblent préférables.
Transports : Les transports gâchent de l’énergie, polluent, concrétisent les inégalités sociales… Il y aura là encore une réduction et une rationalisation importante que rendra possible un réaménagement de l’espace. Les gens s’arrangeront pour ne pas avoir à faire des trajets trop longe. Ils auront moins d’occasions de se déplacer contre leur gré. Des horaires plus libres permettront de ne pas s’entasser aux mêmes heures dans les mêmes véhicules.
La production des automobiles actuelles pourra être généralement arrêtée. Le nombre des voitures actuellement en circulation, utilisées de façon plus rationnelle, permet d’attendre la mise au point et la fabrication d’engins moins misérables. Une partie des véhicules pourra être utilisée comme taxis, avec ou sans chauffeur, ou servir à des missions publiques.
La grande majorité des voitures devra probablement continuer à être utilisée de façon privée. Cela permettra de ménager des habitudes traditionnelles et d’intéresser les utilisateurs à la bonne marche de ce qui continuera à leur appartenir. Cette appartenance pourra être limitée par certaines conditions d’utilisation visant à restreindre et à éliminer la circulation dans certains lieux et à permettre le meilleur usage et remplissage possible.
Le train et d’autres moyens de transport guidés devront être favorisés et développés. C’est encore là que se trouve la meilleure sécurité, le meilleur rendement énergétique, la moindre utilisation du sol possible. Ces engins rapides et confortables pourront être complétés par des véhicules plus lents, d’une utilisation plus individuelle et plus souple qui seront équipés de moteurs non polluants.
En attendant l’on pourra continuer à produire des camions, des bicyclettes, des patinettes, de bonnes chaussures.
Pour réduire les besoins de se déplacer, notamment en ce qui concerne les contacts rapides à longue distance, il faudra développer un bon réseau téléphonique ou vidéophonique. Cela permettra à un coût bien moindre à beaucoup plus de gens qu’aujourd’hui de rentrer en contact. L’avion est un gadget bruyant, polluant pour businessmen et touristes pressés. Son emploi est difficilement généralisable à tous. Il faudra donc l’éliminer ou le réduire à certains cas particuliers.
Pour les voyages à longue distance, pourquoi ne pas remettre à la mode en les modernisant les grands voiliers ? Leur fabrication donnerait lieu à une saine compétition. De toute façon il existera d’autres moyens de se transporter d’un continent à un autre. Pour ça il n’y a pas besoin de supersoniques.
Edition : C’est un secteur dont l’importance révolutionnaire est facile à comprendre. Qui contrôlera la presse ?
En période insurrectionnelle régulièrement les ouvriers ont contrôlé le contenu des journaux qu’ils imprimaient. Cela recommencera n’en déplaise aux chantres de la liberté de la presse qui ne sont souvent que les partisans de la liberté du fric. Mais cela n’est pas suffisant. La presse devra se transformer. Elle cessera d’être le reflet contemplatif de la réalité.
La révolution permettra une liberté d’expression impossible aujourd’hui. Une grande quantité de petites machines à imprimer qui appartiennent aux entreprises et aux administrations seront mises à la disposition de tous.
Demain un livre ou un écrit quelconque ne sera pas édité et diffusé en fonction de l’accord d’un éditeur. Il sera directement pris en charge et d’abord imprimé par ceux qu’il intéressera. Son succès dépendra donc du courage de son auteur et des appuis pratiques qu’il rencontrera.
Aujourd’hui une partie considérable du coût d’un livre tient à sa diffusion et à sa promotion publicitaire. L’avantage avec le communisme est évident. On peut même admettre, pour économiser des forêts, que les journaux ou les textes circulent ou soient affichés.
Le communisme, tout en favorisant l’expression écrite, orale ou audio-visuelle de tous, devrait permettre de réduire les dépenses de la société en papier et en encre.
Que deviendra la littérature ? Nul doute qu’elle se transformera et que l’activité romanesque perdra peu à peu de sa nécessité. Il n’y aura plus, même si on continue à s’occuper de fiction, un monde des livres s’opposant au monde réel. Peut-être même qu’avec le temps la communication écrite perdra de son importance et tendra à disparaître.
Bâtiment : L’industrie du bâtiment subira une mutation. Cela ne veut pas dire que les maçons chômeront. La construction est l’une des rares activités qui ne régresseront pas.
Il faudra cependant prendre des mesures pour limiter ou plus radicalement interdire la construction dans les villes et les banlieues surpeuplées. Mais les gens qui se déplaceront hors de ces centres urbains devront être logés. Il faudra mettre en chantier des maisons et des bâtiments de toute sorte. Il faudra aussi démolir et organiser la récupération des matériaux.
Là comme ailleurs, mais peut-être encore plus rapidement, le professionnalisme sera sapé. Ceux qui voudront avoir une nouvelle maison devront mettre la main à la pâte. Ils se feront aider par ceux qui par formation ou expérience s’y connaissent mieux.
Les mal-logés seront immédiatement relogés dans les appartements et résidences qui pour une raison quelconque seront libres. La suspension du paiement des loyers et des traites sera naturellement une des premières manifestations de la révolution.
Habillement : L’on ne pourra pas tout transformer d’un seul coup. Il faudra continuer de produire en fonction des matériaux et machines existantes. Des transformations pourront certainement être apportées assez rapidement dans le sens de la qualité et de la solidité.
Un certain nombre de modèles d’habits et de chaussures pourront être produite en grand nombre. A côté l’on développera la production de tissus et de petites machines pour que les gens se confectionnent eux-mêmes ce dont ils ont besoin. Cela permettra d’adapter les produits aux goûts des gens. Cela permettra que la distribution des habite dépende des efforts directement fournis.
Nourriture : L’industrialisation des produits alimentaires s’est généralement traduite par une dégradation de la qualité de ces produits. Le communisme devra le plus rapidement possible augmenter la quantité de nourriture produite, changer sa répartition notamment au profit des populations sous-alimentées du tiers monde, et agir dans le sens d’une amélioration de la qualité.
Des modifications seront introduites dans la composition des produits. Il faudra exclure tout ce qui est nuisible ou même inutile et qui ne sert qu’à tromper le consommateur. Les emballages seront simplifiés.
Du point de vue agricole il faudra limiter et réduire progressivement l’utilisation des produits chimiques. Il ne s’agit pas là d’une position de principe contre tout ce qui serait chimique ou artificiel mais d’une opposition à une détérioration et falsification réelles des produits agricoles.
La monoculture devra céder la place à la polyculture et à l’association de l’agriculture et de l’élevage qui permet le recyclage et l’utilisation du fumier et des déchets. Cela permet de réduire l’importance des apports extérieurs, ce qui a une importance vitale notamment pour les pays non industrialisés.
Il vaut mieux que les forces de la société s’investissent directement dans les travaux de la terre plutôt que dans des usines d’engrais et de produits chimiques. Quitte à distraire des bras de l’agriculture il est meilleur que ce soit pour fabriquer des outils et des machines agricoles. Ce matériel devra notamment être introduit dans les agricultures du tiers monde.
Les recherches sur la qualité des alimente et sur les méthodes agricoles qui sont actuellement assez peu développés devront s’amplifier. Il faut sélectionner les meilleures variétés de plantes, les méthodes qui ménagent le plus le sol, une répartition des cultures adaptée aux besoins alimentaires. Il y a dans l’agriculture comme ailleurs des choix à faire : doit-on favoriser la production de protéines animales ou végétales ? Doit-on préférer le rendement ou la rusticité ?
La Santé : Les problèmes de santé sont en grande partie causés par les conditions de vie et de travail. Le communisme en révolutionnant ces conditions fera beaucoup pour la santé des populations.
L’accent devra être mis sur les mesures d’hygiène et de prévention. La production des médicaments en sera réduite. Certains produits qui sont inutiles ou paraissent actuellement utiles seront supprimée. De même que pour les marques de lessive il existe plusieurs marchandises pour un même produit pharmaceutique. Le coût de l’emballage, de la publicité l’emporte sur le coût du produit réellement actif. Tout cela disparaîtra évidemment.
Il s’agit de déprofessionnaliser la médecine le plus rapidement possible. Cela veut dire réintroduire un savoir médical et hygiénique perdu dans la population. Rendre possible l’utilisation des plantes médicales. Cela veut dire former une fraction de la population pour qu’elle puisse intervenir médicalement, dans des délais assez brefs.
Éducation : La période d’insurrection et de reconversion développera le besoin d’éducation et d’apprentissage. Puisqu’une grande partie de la population devra changer d’activité et puisque tous devront multiplier leurs aptitudes il faudra apprendre.
Cet apprentissage se fera en grande partie sur le tas. Chacun devra faire profiter ses compagnons de ses connaissances.
La télévision et la radio pourront permettre de transmettre à un faible coût ce dont les gens auront besoin. Il est facile de diffuser des cours de mécanique, d’agriculture, de maçonnerie qui complèteront l’apprentissage pratique.
Que vont devenir les enseignants ? Il ne s’agit pas d’interdire d’enseigner mais le fait de n’être qu’enseignant doit être découragé par tous les moyens. De toute façon une grande partie de la culture ne fera plus l’objet d’un enseignement au sens strict. En ce qui concerne les enfants il ne s’agit pas d’en retirer la garde de force à des instituteurs amoureux de leur métier. Mais à partir du moment où les activités offertes aux enfants os multiplieront et où ils ne seront plus une charge pour des adultes qui ne seront plus enchaînés à des travaux professionnels ou domestiques il sera impossible à l’école de se maintenir.
Le corps enseignant pour assurer son bien-être aura tout intérêt à s’adonner comme tout le monde à des tâches pratiques. S’il ne le fait pas c’est lui qui en paiera directement le coût. Nul doute que la majeure partie des enseignants qui sont de plus en plus des machines à enseigner apprécieront un nouveau mode de vie qui de toute façon ne les empêchera pas de faire profiter les autres de leurs connaissances.
Religion : Certains croyants de peu de foi clament que la révolution communiste ferait disparaître la religion. C’est douter de la puissance du Seigneur à s’occuper de ses affaires. Quant à nous, nous lui en laissons la charge.
RUPTURE
Entre le capitalisme et le communisme il n’y a pas une phase de transition mais une phase de rupture où les révolutionnaires doivent chercher à appliquer des mesures irrémédiables.
Certains regrettent la mercantilisation et l’industrialisation de toute la vie sociale. Ils voudraient bien que ça change mais veulent rester raisonnables. Ils en appellent aux autorités en place ou à leurs oppositions officielles pour promouvoir des changements. Surtout ils voudraient que les choses se transforment dans l’ordre. Pour eux l’irruption des masses sur la scène de l’histoire ne peut entraîner que le plus inextricable désordre.
Ils voudraient démercantiliser progressivement l’économie en développant les services publics et les biens gratuits. Le travail salarié serait réduit et à côté se développeraient de nouvelles activités productives moins inhumaines.
Les plus audacieux prévoient à terme la disparition de la marchandise et du salariat.
C’est toujours le même espoir de pouvoir utiliser et museler le capital. La même illusion est propagée par ceux qui veulent conserver le salariat tout en éliminant les différences de salaire ou en faisant du salaire la juste rémunération de la pénibilité du travail.
Le capital est fondamentalement expansionniste et impérialiste. C’est pour ça qu’il tend à s’emparer de toute la vie sociale. Un secteur non marchand fonctionnant à côté du système marchand serait vite remercantilisé. Ou il resterait un loisir et un jeu dépendant complètement du capital comme le bricolage actuel, ou il prendrait de l’importance et sa production circulerait et alors il réinventerait pour lui-même le capitalisme. Il y aurait décomposition de l’intérieur et assaut de l’extérieur. Les producteurs «libres», les artisans de fin de semaine qui continueraient à être prisonniers d’un mode de vie bourgeois chercheraient tout naturellement à tirer un revenu de leur production parallèle pour arrondir leurs fins de mois.
Doit-on compter sur le pouvoir politique pour soutenir une telle «révolution» ? C’est oublier sa dépendance à l’égard de l’économie. C’est opposer au totalitarisme marchand le totalitarisme étatique.
Peut-on compter sur uns transformation des mentalités ? C’est croire que le mercantilisme est d’abord une perversion de l’esprit. Les mentalités seront ce que leur permettra d’être la situation.
On ne peut pas avoir un pied dans le monde nouveau tout en gardant la main sur son porte-feuille.
Ces conceptions réformistes ne comprennent rien à la nécessité d’une rupture globale et à la nature de l’activité prolétarienne révolutionnaire. Elles ne voient pas que c’est dans la situation et l’activité de la classe des dépossédés que se trouve l’adversaire véritable du système marchand. On croit pouvoir prendre des mesures contre le capital parce que on le considère comme une chose dont il faut limiter la puissance et non comme un rapport social.
Le capital peut s’amuser à libérer l’activité humaine et à démercantiliser en apparence. Il vend une vie nouvelle dans ses clubs de vacances, on paie pour ne pas avoir à payer. Les nouveaux systèmes de paiement tendent à éviter le contact direct et oppressant avec l’argent. Tout cela manifeste le besoin et la possibilité du communisme, mais aussi la nature récupératrice, vampiriste et mensongère du capital.
Le système marchand est un tout. Il sera abattu comme un tout. On ne peut pas communiser les uns après les autres des secteurs que l’échange a intimement liés. Croit-on de toute façon que l’on pourrait limiter le champs d’intervention d’une insurrection ?
Justement les mesures «anti-marchandes» qui viseraient à restreindre temporairement ou à rendre moins visible l’action du capital ne pourraient avoir pour but que de dissuader ou d’enrayer une insurrection. Quelle que soit la bonne volonté ou même la semi-compréhension de ceux qui les proposent, elles ne pourront servir qu’ à la contre-révolution.
Dans une période insurrectionnelle les révolutionnaires devront s’appliquer à dénoncer les mesures faussement radicales et à précipiter le cours des choses. Bien souvent leurs actions seront dénoncées non pas franchement comme étant révolutionnaires mais comme des excès par ceux qui se déguiseront en révolutionnaires pour mieux combattre la révolution.
La solution aux problèmes importants que posera la rupture brusque avec l’économie marchande reposera avant tout sur l’organisation conseilliste de la production et de la distribution des biens. Les discriminations dues à la rareté des produits ne seront plus établies par l’argent mais dans cette phase intermédiaire par les conseils et comités de « consommateurs » qui veilleront à répartir en fonction du meilleur usage possible. Le danger est de croire que l’on pourrait établir un système mixte pour s’éviter des difficultés.
Les conseils auront à régler des problèmes difficiles mais ils sont la seule force capable de les régler.
Pour permettre et soutenir l’organisation conseilliste il faudra que l’aile marchante de la révolution concentre ses forces sur certains points stratégiques. Elle devra détruire ce qui permettrait la survie ou le redémarrage du vieux système.
Le système banquaire et financier devra être détruit dans ses fondements matériels. Il faudra s’attaquer aux établissements et brûler les livres de compte, les papiers et archives. Tout ce qui peut ressembler à un moyen de paiement devra être exterminé.
Il faudra paralyser la machine d’État. Cela ne signifie pas tant livrer un assaut frontal au centre du système que détruire ses multiples tentacules. L’État a des ramifications partout. C’est sa force et sa faiblesse.
Il faudra s’attaquer à tout ce qui permet de contrôler les gens et d’abord aux papiers d’identité de toute catégorie. Il faudra se livrer une chasse aux fichiers étatiques ou privés. A part quelques pièces d’intérêt révolutionnaire ou historique il faudra détruire les archives et papiers administratifs de toute sorte.
La prise en main des prisons et la libération des prisonniers, y compris des prisonniers politiques, sera à l’ordre du jour. Voilà qui ne rassurera pas les braves gens. Toute la pègre du jour au lendemain sur le trottoir. Les prisons ne sont-elles pas remplies d’affreux gangsters et d’horribles tueurs ?
En fait, la plupart des prisonniers sont des prolétaires qui ont voulu en s’attaquant à la marchandise et à la propriété sortir de leur condition. Ce ne sont pas pour la plupart des petits saints ou de généreux révolutionnaires. Mais la raison de leurs agressions s’évanouit avec la disparition du système actuel. Ils sauront dans leur écrasante majorité mettre leur talent au service de la révolution.
Et la pègre ? Généralement les truands ne sont pas sous les verrous. Ils sévissent parfois même avec la complicité de la police. Les tueurs ? Souvent ils ont la loi pour eux. Certains se trouvent même à la tête des États.
La libération des prisonniers exceptera les crapules et les contre-révolutionnaires notoires. La fin de la marchandise, l’organisation de milices armées permettront de réduire le nombre des éléments malfaisants.
Ces différentes mesures ne peuvent être menées dans n’importe quel contexte et n’importe quel rapport de force. Mais elles sont une nécessité impérieuse pour les révolutionnaires et les anti-étatistes.
Les comités charriés de la distribution des biens pourront chercher à rallier les petits commerçants et les gérants, et à utiliser leurs locaux. Si ces catégories sociales montrent leur capacité à se reconvertir, cela sera tant mieux. Si ils résistent et cherchent à rester propriétaires de leur stock et de leur boutique il faudra se passer d’eux. Dans le cas où les marchandises qu’ils détiennent seront importantes et nécessaires il faudra les saisir. De toute façon leur pouvoir est limité car il suffit de couper leur approvisionnement à la source.
La publicité pourra être reconvertie en une anti-publicité. Il s’agira d’informer sur les caractéristiques et la fabrication des produits, sur l’état des réserves, d’inciter à la modération.
INTERNATIONALISME
La révolution sera mondiale.
Ce n’est pas un impératif moral : tous les hommes sont égaux et frères et y ont droit.
La révolution sera mondiale parce que le capital lui-même est une réalité mondiale. Il a détruit les communautés humaines, séparé les individus, fait de chacun le concurrent de chacun. Mais dans le même mouvement il a rassemblé et unifié le genre humain sous sa coupe. Aujourd’hui et pour la première fois dans l’histoire depuis Adam et Eve il y a coïncidence entre l’unité génétique et l’unité sociale de l’espèce.
La naissance de l’idée nationale et des États nationaux est le fruit direct du développement capitaliste, de la destruction des groupes traditionnels, de la standardisation par l’échange, de l’inégalité dans la croissance. Mais si le capital s’abrite derrière des frontières il ne s’y laisse pas emprisonner. Son développement impérialiste et anonyme a toujours eu tendance à conquérir et à unifier les marchés. Ce sont des pays et des zones différentes qui ont été successivement le lieu privilégié de l’accumulation du capital avant de décliner pour laisser la place à d’autres.
L’époque contemporaine a vu ce mouvement s’accélérer. Il y a eu mondialisation des rapports marchands et accentuation des inégalités. La colonisation, les guerres mondiales, le développement de nouveaux pôles d’accumulation, la constitution de nouveaux états nationaux plus ou moins fantoches ont été des étapes de ce mouvement. La multiplication des nations et des États n’a pas empêché l’unification même au niveau politique. Les petits États sont inféodés à des États plus forts. Ils se sont regroupés en blocs militaires et en zones économiques. Ils ont créé des institutions et des forces d’intervention mondiales.
Plus remarquable encore est l’internationalisation des échanges et la constitution d’entreprises multinationales qui a gagné de vitesse l’unification politique et a privé les États d’une grande partie de leur pouvoir économique. Ces firmes géantes sont plus riches que bien des nations. Elles ont une vision planétaire des choses. Elles cherchent à produire et à vendre là où c’est le plus rentable sans souci des frontières.
L’échange uniformise la vie à travers le monde et c’est le même type de céréales, d’immeubles, d’enseignements que l’on retrouve partout. La couleur locale sauvegardée ou surajoutée est un argument publicitaire à l’égard des touristes et des traditionalistes. Rien n’illustre mieux cette gadgetisation de l’idée nationale que les décore typiques que transportent à travers le monde des avions semblables. Ici on mange à la française, là on rencontre des geishas japonaises… et un peu partout des pirates de l’air palestiniens.
Face à tout cela les révolutionnaires n’appellent évidemment pas à la défense ou à la restauration de la patrie comme le font tout un tas d’idiots et de démagogues. Pas plus nous ne soutenons les mouvements régionalistes ou néo-nationalistes qui prônent la constitution de nouvelles patries plus légitimes. En invoquant le droit à la différence et à l’autonomie on oppose le nationalisme au nationalisme, l’État à l’État. Il y a au départ souvent une saine réaction contre l’étatisme, l’uniformisation et l’inégalité de développement du monde contemporain. La seule solution possible c’est la fin du capital et de tous ses États.
Le communisme n’est pas l’ennemi des patries, si par amour de la patrie l’on entend l’attachement des hommes à la région, au paysage, aux coutumes, au mode de vie locales. Nous ne voulons pas ressusciter l’esprit de clocher mais nous sommes contre le nivellement des pays et de leurs habitants. Les défenseurs de la patrie ne sont bien souvent que les défenseurs de l’État. Leur nostalgie veut ignorer ce qui détruit les valeurs qu’ils défendent.
Le nationalisme paradoxalement s’est développé au fur et à mesure que se dégradaient la connaissance et l’attachement de l’homme à son environnement. Il valorise non une communauté réelle mais l’image d’une communauté que traduit le fétichisme débile du drapeau ou du héros national. Notre époque rend tout ce bric-à-brac de plus en plus désuet. Les sentiments qu’il cristallise sont de plus en plus détachée de la réalité ou hypocrites.
La plupart des dirigeants qui exaltent l’idée nationale s’en contrebalancent. Les classes dirigeantes et privilégiées ont fait la preuve maintes fois du peu de cas qu’elles font du patriotisme. L’intérêt national ne vaut que lorsqu’il correspond à l’intérêt du capital. Pour peu qu’une menace prolétarienne apparaisse et les classes dirigeantes des différents pays se dépêchent de se réconcilier.
La révolution sera mondiale parce que les problèmes qu’elle aura à résoudre seront mondiaux. L’interpénétration des différentes économies empêche de s’en tirer seul. De toute façon si la révolution se développe dans un seul pays elle devra faire face à l’action de la contre-révolution extérieure. Mais cette interdépendance, le développement des moyens de communication, la simultanéité des secousses économiques et politiques rendront la révolution plus contagieuse que jamais. Chaque État en jouant les gendarmes ailleurs doit craindre de précipiter les choses chez lui. Plus l’insurrection se généralisera rapidement plus la répression sera difficile.
La faim, la pollution n’ont pas des causes locales même si leurs effets sont bien localisée. La révolution devra établir des règles universelles de protection de la nature. L’agriculture devra être organisée pour répondre aux besoins de l’ensemble des populations.
Cela ne veut pas dire que les pays riches et industrialisés vont devoir se saigner à blanc ou que les pays pauvres vont rester dépendants des zones privilégiées.
Chaque région devra en fonction de ses problèmes et de ses ressources, de l’importance de son prolétariat, trouver des formes d’organisation et de développement particulières. Autant que possible il faudra se débrouiller à partir des ressources locales.
Toutefois il faudra, notamment au début, organiser des transferts de matériel et de techniciens pour aider les plus déshérités à se sortir le plus rapidement possible d’une misère infâme. Il faudra si nécessaire réduire ou transformer la consommation alimentaire dans certaines régions pour en aider d’autres. Les communistes se tiendront toujours à l’avant-garde de la lutte contre les égoïsmes locaux.
Les pays sous-développés pourront être communisés malgré la faiblesse de leur développement. La possibilité du communisme s’établit à l’échelle mondiale. Ce qui importe ce n’est pas tant le développement quantitatif des forces productives que leur développement qualitatif. Un certain niveau technique et scientifique engendrera une abondance quantitative à court terme. La prédominance actuelle des pays industrialisés servira à l’aube du communisme en appuyant les forces prolétariennes locales à liquider partout le capital.
Comment promouvoir des transformations communistes dans des pays où prédominent les populations agraires ? Il n’y aura pas à rejouer l’accumulation primitive. Le communisme ne s’installera pas comme le capitalisme en bouleversant les structures sociales traditionnelles. Il pourra au contraire s’appuyer sur ces structures en les débarrassant de leurs aspects les plus négatifs, retrouver sous le parasitisme et le féodalisme les communautés paysannes de base.
Cela n’empêchera pas le développement à côté d’activités modernes. Au sein de ces communautés la technique pourra s’introduire : matériel agricole léger, capteurs d’énergie, procédés contraceptifs, soins médicaux… Il n’y a pas d’incompatibilité absolue entre l’équilibre communautaire traditionnel et l’emploi de techniques d’un usage simple. Actuellement il y a des cas où des populations primitives savent utiliser des techniques modernes. Le véritable handicap c’est plutôt la désagrégation de ces communautés sous l’action du capital.
Il est pratiquement sûr que les populations concernées et les structures sociales évolueront. Mais cette évolution n’aura pas d’abord été une destruction des hommes et un reniement des valeurs communautaires.
Peut-on compter pour établir une solidarité mondiale sur la classe ouvrière, les ouvriers ne sont-ils pas souvent racistes ?
Souvent les ouvriers se montrent racistes. Racistes à l’égard des étrangers et surtout à l’égard des travailleurs immigrés ou des minorités raciales. L’on a vu des gouvernements «ouvriers» se montrer plus racistes, notamment au niveau de l’immigration, que les gouvernements bourgeois. Ce sont souvent les hommes d’affaires qui sont favorables à l’immigration et à l’abolition des lois discriminatoires.
Le racisme ouvrier correspond d’abord à une attitude d’opprimé qui ne pouvant sortir de sa condition est tout heureux de pouvoir se sentir supérieur à son chien, à un flic ou à un immigré. Il est l’expression d’un réel intérêt de classe, de la classe ouvrière en tant que marchandise. L’intellectuel peut baratiner sur la fraternité humaine. L’ouvrier, notamment l’ouvrier non qualifié, sait très bien que l’étranger c’est d’abord le concurrent sur le marché du travail. Le racisme ouvert ou latent naît de l’incapacité à reconnaître que c’est le capital qui oppose les salariés. Cette incompréhension n’est pas l’expression d’une simple déficience intellectuelle. Elle correspond à une impuissance. Compréhension et capacité à transformer la réalité vont de pair. Lorsque le prolétariat se redresse et s’unifie le racisme s’effondre. Nul besoin pour le voir d’attendre le grand soir. Dans des luttes partielles les ouvriers de différentes origines rejettent les préjugés et la méfiance.
VIII. PROLETARIAT ET COMMUNISME
Le communisme c’est la négation de la condition prolétarienne par les prolétaires eux-mêmes. Prolétariat et communisme sont des réalités intimement et contradictoirement liées. Si on les dissocie on ne peut comprendre ni ce qu’est le mouvement et la révolution communistes ni même ce qu’est le prolétariat.
LÉNINE
Lénine à la suite de Kautsky disait que les prolétaires n’étaient capables, par leur propre force, que de se hisser à une conscience trade-unioniste. Ils ne peuvent songer qu’à se vendre plus chers et non à révolutionner la société. Lénine avait tort. Les prolétaires sont incapables d’accéder à une claire conscience de leurs intérêts économiques. Les prolétaires sont des marchandises mais ils sont aussi de piètres marchands. Dans la lutte et la négociation les prolétaires montrent sans cesse qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent et qu’ils embrouillent et confondent les réalités économiques et humaines.
C’est une infériorité car en ce qui concerne la défense de ses intérêts économiques le prolétariat est bien moins efficace que la bourgeoisie. Mais on ne peut juger le prolétariat à un étalon bourgeois.
Lénine a raison de souligner la discontinuité entre la conscience trade-unioniste et la conscience révolutionnaire. La seconde n’est pas l’exacerbation de la première. Elles sont dos à dos. Mais la conscience révolutionnaire, et pour nous c’est la conscience communiste, n’a pas à être importée de l’extérieur, n’est pas le produit des intellectuels en tant que couche sociale. Le point de vue de Lénine n’est pas stupide, comme le croient certains défenseurs du peuple, mais il ne rend compte que d’un mouvement apparent. Mouvement que contredit immédiatement une période de révolution.
Le prolétariat montre quotidiennement qu’il est déjà au-delà de l’économie. Son inefficacité, ses illusions naïves sont le revers négatif et passager de son humanité. Dans la lutte et indépendamment du caractère nécessairement borné de ses revendications il manifeste de maintes façons et par maints lapsus son humanité et son aspiration au communisme.
Ce qui importe ce n’est pas ce que le prolétariat est ou paraît être quand il travaille, quand il défile le 1er mai, quand il répond à des sondages d’opinion. Sa situation fondamentale lui imposera et lui impose déjà de se conduire de façon communiste.
En période normale le prolétaire pour survivre doit chercher à compenser par les mille moyens qu’on lui offre cette privation fondamentale. Il se trouve des intérêts, des patries, des drogues dans le spectacle. Il essaie de revivre à travers la puissance de son entreprise ou de son syndicat. Le capital ne peut abolir la prostitution généralisée, mais il peut distraire ceux qui se prostituent. Il verse du baume en permettant de «se réaliser» et de s’engluer dans des marchandises et des images.
Le prolétariat n’est pas l’incarnation positive du communisme au sein du capitalisme. Il n’est pas non plus intégré en permanence et pour l’éternité au système qui lui pompe sa sueur et sa vie. Sa réalité est fondamentalement contradictoire. Il semble intégré même s’il balbutie le communisme. Soudain une brèche se forme. Il s’y engouffre et l’élargit. Les conséquences de ses actes le poussent en avant. Il découvre sa force et fait ce qu’il n’aurait jamais osé rêver de faire.
BOURGEOIS ET PROLÉTAIRES
Qu’est-ce que le prolétariat ? Où commence-t-il et où s’arrête-t-il ? Quelle est son importance numérique ?
Sur l’importance numérique de la classe ouvrière au sens strict des évaluations à partir des statistiques officielles ont été faites. Elle représente une faible partie de la population mondiale puisque l’on peut situer sa taille entre 200 et 250 millions d’individus. Evidemment ce chiffre n’est pas celui de l’ensemble des prolétaires dans la mesure où il exclut les familles de ces ouvriers et où bon nombre de salariés prolétarisés, même de l’industrie, ne sont pas comptés. De toute façon l’importance numérique de la classe ouvriers qui est déjà énorme si on la compare à celle de la bourgeoisie ne suffit pas à rendre compte de son importance réelle.
Ajoutons que cette importance, contrairement à la thèse qu’essaient d’accréditer les sociologues d’avant-garde, est croissante.
Mais pas plus que la bourgeoisie le prolétariat n’est une chose que l’on pourrait toucher, délimiter et chiffrer avec précision. Cela n’enlève rien à sa réalité même si les sociologues n’arrivent pas à la saisir dans leur filet universitaire.
On ne peut réduire le prolétariat à quelque image standardisé : le miséreux en haillons, le travailleur en bleu de chauffe, le porteur de drapeau rouge. Ce n’est que dans des situations précises que ses limites apparaissent clairement.
De même que l’on définit la bourgeoisie comme une caste, par ses privilèges et ses tics, par sa difficulté d’accès au lieu de la définir comme une classe, par sa fonction dans les rapports de production, de même l’on réduit le prolétariat à une catégorie socio-professionnelle ou à une addition de catégories socio-professionnelles.
A partir de là il est aisé de montrer qu’il est difficile sinon impossible de saisir ce qu’est le prolétariat. A-t-il vraiment une existence ? Les progrès de la technique et la sécurité sociale ne l’ont-ils pas fait disparaître ? La lutte des classes si on consent à lui accorder quelque importance est ramenée à une forme de conflit parmi d’autres. Les femmes et les hommes, les jeunes et les vieux, les citadins et les campagnards se disputent parfois. Pourquoi n’en serait-il pas de même entre ouvriers et patrons ?
Nos sociologues reprochent à Marx, lui qui a inventé la lutte de classes, de ne pas savoir ce qu’est une classe sociale. Il se contredit, parfois parle de la paysannerie comme une classe et parfois la divise en classes opposées.
Que les paysans puissent tantôt être considérés comme une classe unique parce qu’ils ont des intérêts et des illusions communes, parce qu’ils agissent dans le même sens, puis que ces mêmes paysans puissent être divisés en pauvres et en riches, en fermiers et en propriétaires fonciers, voilà qui dépasse l’entendement d’un sociologue. Il ne peut savoir qu’une classe ne se définit pas, du point de vue intellectuel comme du point de vue pratique, indépendamment de l’activité par laquelle elle ne constitue en classe. Il n’y a pas de classes indépendamment de la lutte de classes.
Ramener une classe à une catégorie socio-professionnelle c’est se donner l’illusion de la science et de la rigueur. En fait tout dépend des critères plus ou moins arbitraires que l’on choisit pour découper le corps social. Surtout c’est chosifier la réalité.
Tout est ramené à la place que le capital assigne aux hommes. On photographie un certain découpage : les intellectuels, les ouvriers, les habitants des bidonvilles, les smicards. On ne voit ni ce qui engendre ces situations, ni la possibilité de leur dépassement.
Au mieux les «classes» restant les classes, on imagine que l’une l’emporté sur l’autre. Ainsi en occident la bourgeoisie domine tandis que dans les pays de l’est le prolétariat a instauré sa dictature.
Pour nous le prolétariat ne peut pas être défini indépendamment de sa lutte contre le capital, c’est-à-dire aussi indépendamment du communisme.
Cela ne veut pas dire qu’une classe est l’ensemble des gens qui luttent pour une même cause. Dans ce cas le bourgeois qui sympathiserait avec l’évolution se transformerait en prolétaire et le balayeur réactionnaire se retrouverait banquier. L’anti-capitalisme, c’est-à-dire le communisme, peut devenir une cause pour certains mais par sa nature il n’est pas une cause. Il est une activité liée à une situation sociale particulière.
Le prolétariat est cette fraction de la population qui produit le capital tout en étant séparé de sa possession et de sa gestion. Le cauchemar autogestionnaire c’est de faire accomplir aux prolétaires la fonction du bourgeois. Cette chimère se réaliserait-elle qu’il n’y aurait pas pour autant abolition des classes. La bourgeoisie et le prolétariat coexisteraient contradictoirement dans un ensemble unique. Le même sur sa machine serait l’ennemi du même au conseil d’administration.
Il arrive de temps en temps que des enfants de bourgeois aillent se ruiner la santé à l’usine et que des ouvriers fassent fructifier leur avoir sur le dos de quelques malchanceux. Il n’y a rien là-dedans qui signifie une abolition des classes.
La ligne de démarcation entre gestionnaires et esclaves du capital est stricte. Il se trouve simplement que certains ont un pied d’un côté de la frontière et l’autre pied de l’autre côté. Il leur faudra bien basculer d’un côté ou de l’autre.
Faut-il concrétiser la ligne de démarcation ? On peut la saisir dans l’attitude à l’égard de l’argent. Bien sûr, bourgeois et prolétaires se distinguent par la quantité d’argent qui leur passe entre les doigts. Mais cela ne suffit pas. Plus fondamentalement, le prolétaire voit dans l’argent l’argent. Pour lui ça représente un certain nombre de biens. Pour le bourgeois l’argent c’est le capital-argent. L’argent sert à faire plus d’argent. On l’investit et, oh merveille, ça fait des petits. Voilà ce qui lie, à travers les âges, le bourgeois moyen-ageux et le manager moderne. Aujourd’hui il y a en plus l’hypocrisie.
Pour cerner la classe bourgeoise il faut y ajouter les liens familiaux et les pesanteurs sociologiques qui font des enfants ou des femmes de bourgeois des membres de la bourgeoisie.
Dans la vie économique et au sein des entreprises la frontière passe entre ceux qui ont accès aux connaissances et aux décisions financières, pas forcément les techniciens et employée de la finance, et les autres. Il y a ceux qui savent qu’une entreprise c’est de l’argent momentanément immobilisé destiné à faire de l’argent. Il y a ceux, la grande masse, qui y voient d’abord une fabrique et un commerce de valeurs d’usage.
Rattacher un individu à une classe donnée est parfois difficile. Tel cadre supérieur, tel ingénieur et pourquoi pas tel ouvrier peut par ses origines familiales, ses possibilités de promotion, ses amitiés, ses fonctions de commandement, ses possessions ou ses propriétés être capté par la classe dirigeante. Au contraire, des petits spéculateurs se rattachent par mille liens à la classe dominée.
Du point de vue de la révolution il importe de ne pas rejeter au départ dans le camp bourgeois les prolétaires de luxe. L’ingénieur rattaché à la bourgeoisie et à plus forte raison ses collègues qui n’ont ni son salaire, ni son rôle dirigeant, ni ses relations, peuvent ressentir la contradiction entre leurs intérêts professionnels et humains et les limites qu’impose la finance. Cela peut les faire basculer vers le communisme, vers un monde où les projets techniques échappent à la dictature de la valeur d’échange.
Leur savoir et leurs compétences sont nécessaires. Attention cependant à ceux qui peuvent loucher du côté de la révolution parce qu’ils voient leur condition se prolétariser et qu’ils espèrent naïvement se refaire une autorité.
En période normale et notamment en dehors du procès de production la situation peut paraître floue. La société semble composée de particules individuelles qui divaguent dans une direction ou dans une autre. L’ouvrier et le bourgeois semblent disparaître pour n’être plus que des électeurs égaux ou des consommateurs plus ou moins riches. Dès qu’un conflit éclate, que la révolution apparaît, les particules se rassemblent autour de pôles antagonistes.
Le prolétariat n’est pas une masse indifférenciée. Certaines couches sociales, certains individus jouent un rôle moteur en fonction de leur place dans la production et de leurs qualités propres. Ils aident plus ou moins la classe à se constituer en classe.
Des couches sociales sont plus remuantes que d’autres ou clament plus fort leur mécontentement. Il faut se méfier des apparences. Un groupe plus turbulent qu’un autre peut finalement ne pas se révéler très révolutionnaire. Il bouge pour des raisons qui lui sont très personnelles. Il rue dans les brancards parce que son statut se dégrade. Mais il n’arrive pas à prendre pour cible les fondements de la société. Peut-être prendra-t-il plus peur à la vue de la révolution qu’à celle du capital.
Ceux qui paraissent le plus intégrés, le plus calmes parce qu’ils sont choyés par le système peuvent en se réveillant aller droit au but. Le pouvoir et l’assurance que leur situation leur confère peuvent leur permettre d’attaquer sans concessions le capital.
On ne peut considérer l’évolution des individus et des couches sociales indépendamment de la profondeur du conflit et de la situation d’ensemble. Certaines couches sociales, comme les étudiants, les intellectuels, les cadres ne peuvent s’élever par elles-mêmes qu’à une conscience corporatiste ou pire pseudo-révolutionnaire. Que le communisme se développe et ces couches, en fonction même du manque d’autonomie qui les caractérise, se radicaliseront. N’ayant pas de puissance et d’intérêts réels à défendre elles ne pourront en trouver qu’en rejoignant et en soutenant les ouvriers.
L’immense masse des paysans du tiers monde peut-elle participer à la révolution communiste ? Fait-elle partie du prolétariat ? Oui, mais non en fonction de son degré de misère. Elle fait d’autant plus partie du prolétariat que l’emprise du capital sur son existence est plus directe.
Même si elle n’est pas salariée elle tend à se joindre à la classe des salariés à cause de l’emprise croissante de l’économie marchande sur l’ ensemble des hommes et des ressources. L’offensive des prolétaires salariés l’aidera à trouver l’ennemi et les solutions.
Le salariat est en quelque sorte la relation d’exploitation idéale du capital. On ne peut cependant assimiler prolétaires et salariés. L’on a déjà montré que des relations esclavagistes s’intégraient à l’univers capitaliste en changeant ainsi de contenu. De nombreux petits propriétaires sont directement soumis à l’exploitation capitaliste et opprimés souvent plus que les salariés. Les dirigeants des grandes firmes reçoivent des salaires. Tout en fait pourtant des bourgeois. Ils fixent eux-mêmes leur salaire et ce salaire n’est qu’une part de leur revenu réel.
Certaines professions développent plus des attitudes révolutionnaires que d’autres. La question dépend notamment du degré d’identification qui existe entre le travailleur et sa fonction.
Certains se prennent au jeu. Ils ne peuvent pas prendre de recul par rapport au travail qu’ils exercent. Soit que ce travail, comme pour les éducateurs, fasse d’eux-mêmes leur propre outil. La remise en cause de leur rôle professionnel passe par une remise en cause d’eux-mêmes. Soit que le produit de leur travail ne soit pas un produit et contribue directement au fonctionnement de leur entreprise.
Dans les deux cas risque de se développer une idéologie justificative de leur fonction professionnelle et de ses contradictions. Les plus aliénés finissent par croire que grâce à leurs capacités propres ou à l’utilité générale de leur boulot ils révolutionnent la société.
Les travailleurs les plus lucides sont souvent ceux qui ne se sentent pas liés à l’entreprise ou à la tâche qu’ils remplissent. C’est le cas de la plupart des ouvriers.
Par leur place dans la production, la solidarité qu’elle engendre, leurs qualités humaines les ouvriers seront au coeur de la révolution communiste. L’ouvrier américain ou soviétique même si il survit plus facilement que le mendiant indien et même si il est plus corrompu est aussi mieux placé pour reconnaître la nature de l’oppression qui pèse sur lui et y mettre fin.
Il est de tradition de dénier à la classe ouvrière son rôle central dans la révolution.
On met en avant son absence dans les luttes de libération nationale qui ont pourtant débouché sur des États marxistes.
On insiste sur l’absence de conscience révolutionnaire de la grande masse des ouvriers des pays riches et sur les avantages qu’ils retirent du système.
On confie à d’autres catégories sociales le rôle que les ouvriers semblent incapables de remplir. Les révolutions d19e siècle auraient été le fait d’artisans. Au 20e siècle les intellectuels léninistes auraient pris le relais. Dans les pays du tiers monde il s’agit des paysans.
Si l’on regarde sérieusement les choses on voit que les ouvriers ont régulièrement été au centre des tentatives de transformation radicale de la réalité. On leur reproche de n’être pas intervenus dans des révolutions qui étaient en fait bourgeoises. Lorsqu’ils sont intervenus on relègue leur action à l’arrière-plan pour mettre en avant celle de groupes sociaux qui au démarrage ou à la fin se sont montrés peu communistes. On met en avant et on exagère telle ou telle caractéristique des prolétaires qui se sont révoltés pour montrer qu’ils étaient des ouvriers douteux ou marginaux, des paysans, des petits bourgeois, des soldats, des voyous déguisés en ouvriers.
Des modernistes remplacent un prolétariat embourgeoisé par de nouvelles catégories. La révolution serait l’oeuvre des jeunes parce qu’ils ne sont pas encore domestiqués, des femmes parce qu’elles sont plus près de la vie, des hippies et autres marginaux parce qu’ils sont extérieurs au système, des noirs parce qu’ils aiment la musique et ont le rythme dans le sang… D’autres ne voient plus la nécessité de privilégier une catégorie particulière. Le capital est une force inhumaine dont tous sont victimes, c’est donc l’humanité en tant qu’espèce qui doit se soulever. Il n’y a plus de bourgeoisie et de prolétariat, ou alors si peu.
Lorsque l’on met en avant tel ou tel groupe social ou catégorie d’âge ou de sexe on le fait en vertu des valeurs que ces groupes sont censés porter. Il n’y a pas tant un changement dans le choix du sujet révolutionnaire qu’une reconnaissance implicite de la réalité telle qu’elle est. Les jeunes seraient révolutionnaires en tant que jeunes, les femmes en tant que femmes, alors que le prolétariat qui comprend des jeunes et des femmes est révolutionnaire dans la mesure où il ne peut plus être le prolétariat. Le prolétariat n’est pas un groupe social. Il est un mouvement. Il est ce qu’il devient. Il existe en fonction de ses possibilités d’auto-destruction.
Nous ne disons pas que les jeunes, les femmes, les infirmes de guerre… n’ont pas des intérêts spécifiques et qu’ils ne peuvent pas transformer la réalité. Simplement, à moins qu’ils agissent en tant que prolétaires, ils ne peuvent que défendre leurs intérêts de jeunes, de femmes, d’infirmes de guerre au sein d’une réalité donnée. La révolution prolétarienne leur donne le moyen, sans se renier, d’aller au-delà de leurs revendications catégorielles, de les dépasser. Ce sont des jeunes, des femmes, des infirmes qui agissent mais ils ne le font plus pour la jeunesse, la féminité ou son contraire, des allocations de l’État et la considération des citoyens.
Et les intellectuels ?
D’une certaine façon la révolution exige que les prolétaires deviennent des intellectuels. Il leur faut être capable d’aller, au-delà de leur situation immédiate. Il est connu que lors des insurrections l’on voit discuter dans la rue des questions qui étaient avant l’apanage des philosophes.
La révolution signifie aussi la fin des intellectuels en tant que catégorie sociale séparée. Si les intellectuels participent à la révolution ils ne peuvent le faire qu’en niant leur condition. En reconnaissant qu’ils sont mutilés. Eventuellement il faudra prendre des mesures pour empêcher que l’on puisse continuer à être un intellectuel et rien d’autre.
On attribue souvent aux intellectuels un rôle privilégié en tant que porteurs de la conscience. Par elle-même la conscience n’est rien et ne peut rien. Nos intellectuels qui souvent ont cru pouvoir s’élever à la compréhension générale et objective des choses ont en fait été régulièrement à la remorque des pouvoirs établis. Ils ont été sujet aux pires illusions et ont soutenu, bien sûr avec l’esprit critique, les pires saloperies. Prêts à tout excuser au nom de la Raison, de l’Histoire, du Progrès.
Les revendications des intellectuels sont mieux faite pour émouvoir les coeurs bourgeois que celles des ouvriers. Combien il est plus noble de demander la liberté d’expression que de réclamer du pain. L’intellectuel semble être le défenseur de l’intérêt général. L’ouvrier semble égoïste et à ras de terre.
Pourtant les revendications prolétariennes sont plus profondes que celles des intellectuels. Ceux-ci se font une spécialité de réclamer des formes vides. Lorsque les ouvriers réclament ou plutôt imposent la liberté d’expression c’est qu’ils ont quelque chose à dire. Autrement cela ne les intéresse relativement peu. Leur capacité à ne pas dissocier la forma et le contenu, à ne pas se battre pour du vent est le signe du communisme. Le problème des intellectuels c’est que le vent c’est souvent ce dont ils tirent leurs revenus.
Les jeunes sont souvent les plus actifs dans les révolutions. Il y a peut-être des causes biologiques mais leur situation sociale suffit à l’expliquer. Même ceux qui viennent des couches privilégiées sont moins liés aux intérêts en place. Il faut attendre d’hériter ! La société capitaliste fétichise la jeunesse et le renouvellement mais éloigne les jeunes des postes de responsabilité et de la propriété. Ils se trouvent plus disponibles.
A côté des jeunes l’on met parfois en avant les marginaux. Ils ne vivent pas comme tout le monde, peut-être sont-ils l’avenir ? Là encore il y a incapacité è comprendre que la révolution puisse et doive surgir du sein même du système. Il y a incapacité à comprendre dialectiquement ce qu’est le prolétariat. Il y a illusion sur le degré d’indépendance des marginaux à l’égard du système.
Le capital aurait-il lui-même aboli les classes sociales en prenant la révolution de vitesse ? Il y a longtemps que l’on prétend que la révolution bourgeoise a enfin permis à tous les hommes d’être égaux.
La division de la société en classes se porte bien. Elle n’a peut-être jamais été aussi accentuée, même si jamais de tels moyens n’ont été mis en service pour la faire oublier.
Certes le capital est une force impersonnelle. Certes tous subissent plus ou moins ses effets. Pauvres bourgeois qui s’épuisent au travail, se disputent avec leurs enfants, respirent un air malsain !
Les effets du capital, certains ont plus que d’autres la possibilité d’y remédier. La différence des conditions de vie est aujourd’hui considérablement développée. Les possibilités de diversifier les produits, le développement du commerce ont fait que certaines couches de la population ont un niveau et une qualité de vie bien différente et supérieure à celle de leurs contemporains. Peut-être bien que les bourgeois ne sont pas les plus heureux. Ils peuvent au moins cesser d’être des bourgeois. L’inverse n’est pas possible pour les cantonniers. Si même les bourgeois ne sont pas contents de leur mode de vie c’est une raison de plus pour abolir cette classe et sa société.
La bourgeoisie ne parade pas. Elle laisse ça à quelques parvenus. Il n’est pas dans son intérêt de trop étaler le mode de vie qu’elle mène à l’abri de ses datchas et de ses plagies privées. Les prolétaires ont pour habitude de surestimer les revenus des couches sociales qui leur sont proches et de surestimer ceux des vrais bourgeois.
Les bourgeois auraient-ils un mode de vie austère et frugal que cela ne les ferait pas disparaître en tant que classe. Ce qui compte c’est d’abord leur fonction économique et sociale. Leur revenu y est évidemment directement lié. Une partie de leur consommation, y compris dans les pays de l’ouest, se confond avec des dépenses d’affaires. L’on voyage, l’on dîne, l’on baise pour et sur le compte de son entreprise.
Le capital a tendance, et aujourd’hui plus que jamais, à ronger l’identité des groupes sociaux. Aussi bien pour la bourgeoisie que pour la classe ouvrière. L’électeur, le consommateur sont hors classe. La jouissance qui passe par l’achat n’est plus liée à un statut mais à un argent impersonnel. Cette négation capitaliste des classes prépare la société sans classes. Mais elle est niée à son tour par la nécessité économique qui tend à hiérarchiser les revenus et à séparer les fonctions.
Le combat pour le communisme n’est pas un combat pour une classe particulière mais une lutte pour l’humanité. Mais ce combat est lié à ceux à qui l’on dénie toute humanité. La révolution ne fera pas l’unanimité et il est dangereux de le faire croire. Peut-être que quelques bourgeois rallieront le mouvement, cela ne changera rien au fait que les intérêts de la bourgeoisie et le communisme sont contradictoires. Le prolétaire gagnera immédiatement à la révolution alors que le bourgeois s’y fera déposséder. Le communisme concerne l’espèce humaine, mais il y a des hommes qui peuvent identifier leur intérêt immédiat dans une période de rupture à ceux de l’espèce, d’autres non.
EN ATTENDANT GODOT
Que proposent les révolutionnaires en attendant le soir du grand soir ?
Nous n’avons pas de solution miracle pour faire passer le temps ou une conduite idéale à défendre. Les communistes sont englués comme les autres dans la mélasse capitaliste et ne peuvent pas mettre en oeuvre une stratégie pure et universelle qui ferait abstraction des intérêts, des capacités et des conditions particulières. De toute façon nous ne proposons pas pour les «masses» ce que nous refuserions pour nous-mêmes, et vice versa. Nous ne pouvons que constater des différences de comportement.
Nous ne sommes pas des puristes et nous acceptons les améliorations même limitées si elles sont réelles. C’est déjà faire preuve de rigueur en un temps où l’on parle de grande victoire lorsque l’on est payé avec du vent.
Nous ne sommes pas des puristes et nous acceptons d’agir à la base avec des gens qui n’ont pas nos opinions, à partir du moment où les perspectives d’action sont claires.
Il convient d’être souple au niveau pratique afin de profiter des situations changeantes et des imprévus. Il faut savoir faire des compromis et surtout reconnaître les compromis que l’on fait. Nous n’avons pas de recettes à fournir et nous plaignons ceux qui en ont besoin. Pas de téléguidage.
Ceux qui agissent avec l’obsession de la récupération sont récupérés au départ et radicalement. Le sectarisme est d’abord une manière de se protéger contre ses propres incertitudes. Au contraire, lorsque l’on a des certitudes profondes, non idéologiques, l’on peut innover, improviser, composer sans se sentir menacé dans sa pureté. L’erreur? Ce n’est pas en serrant contre soi à l’étouffer la vérité que l’on n’en préserve.
Cette souplesse pragmatique doit s’accompagner d’une grande rigidité et disons même, pour effrayer les «esprits libres», d’un dogmatisme doctrinal. La clarification et l’assurance théoriques sont essentielles. Il faut savoir où l’on va et le faire savoir.
Notre époque est celle des comportements rigidifiée et de la pensée gélatineuse. Il s’agit de rompre avec ça. Les idées n’ont d’intérêt que si elles fournissent des repères suffisamment sûrs.
Question classique : faut-il participer aux syndicats ? Tout dépend des circonstances, des bonshommes concernés. Mais les syndicats sont intégrés ! ? Ce peut être une raison pour y participer. Soit on utilise les avantages que cela procure aux organisations syndicales. Soit on démontre les limites de ces avantages. Eventuellement l’on se fait vider et la contradiction entre le contenu révolutionnaire et la forme syndicale apparaît au grand jour.
Si la participation aux syndicats est acceptable, la conquête des appareils pour les redresser dans un sens révolutionnaire est à rejeter.
Dans la lutte, dès qu’apparaissent des possibilités pour s’organiser de façon plus large et moins spécialisée, les syndicats doivent être rejetée. La forme syndicale peut être utilisée dans une situation de repli mais ne doit pas entraver le développement et l’approfondissement de la lutte. A l’action par et pour la classe ne doit pas s’opposer l’action par et pour une organisation de spécialistes de la revendication et de la négociation. De toute façon il est sûr que tant que les travailleurs resteront des marchandises dont le prix est à négocier, les appareils syndicaux conserveront une raison d’être.
Ce n’est pas en renonçant à des combats limités que l’on se prépare à la lutte finale. Ce n’est pas en méprisant les questions salariales que l’on fait avancer l’abolition du salariat. L’irréductibilité économique manifeste la capacité de résistance et peut devenir dangereuse pour le système menacé au coeur, c’est-à-dire à la caisse. Malheur à ceux qui veulent distraire les prolétaires de ces questions avec de la fumée idéologique. Renoncer à se battre parce que «le jeu n’en vaut pas la chandelle» n’est souvent que l’expression d’une passivité plus générale.
Tombons-nous dans le piège de l’efficacité pour l’efficacité, dans l’économisme ? Non, mais nous croyons que l’action de classe tend à faire jaillir son propre contenu. C’est pour cela que les pouvoirs de toute nature cherchent à la museler.
Partisans de la pression et de la réaction la plus immédiate et la plus variée possible de la classe, nous nous méfions fort des objectifs revendicatifs qui se dissocient des possibilités et du rapport de force immédiats. Même et surtout lorsqu’il s’agit d’un programme de transition à la sauce trotskyste. Ces représentations qui auraient pour but d’unifier et d’éclairer le prolétariat ne font que lui boucher la vue.
Autant il est juste de lutter, et sous les formes les plus généralisables possibles, pour réduire le tempe passé à travailler, autant il est malsain de fixer des objectifs sur la durée hebdomadaire du travail ou l’âge de la retraite. On ne fait que reprendre à son compte, qu’intérioriser les limitations et les séparations capitalistes. Le choix est entre le temps de travail et le temps libre, la condition de bagnard ou d’assisté pour les vieux. On canalise le combat. Le communisme latent est stérilisé.
La seule perspective défendable c’est le communisme. Ce n’est pas une abstraction lointaine mais la solution humaine à tous les problèmes. Il s’agit de rendre manifeste le sens du mouvement prolétarien, de montrer la puissance dont il dispose.
Souvent les luttes non déclarées : absentéisme, coulage des cadences, sabotage, perruque et fauche… sont les plus efficaces. Nous ne les fétichisons pas. Le capital peut les tolérer et en faire une soupape de sûreté. Elles ne peuvent remplacer un combat plus général. Mais elles entretiennent un moral combatif, développent l’initiative et procurent des satisfactions saines et immédiates.
Il s’agit de populariser des moyens d’action qui tout en faisant pression immédiatement sur les exploiteurs annoncent le monde communiste. Souvent il est possible, en cachette mais aussi massivement et de façon ouverte, de distribuer gratuitement des produite et de faire fonctionner des services. Les travailleurs des postes pourraient ne pas affranchir le courrier, ceux des chemins de fer ne plus contrôler les billets. Si les travailleurs les plus engagée sont licenciés il reste pour les faire réintégrer des possibilités de sabotage.
Notre stratégie peut s’exprimer ainsi : moins de baratin, moins de spectacle, mais que la classe ouvrière utilise les nombreux moyens qu’elle a à sa disposition pour se faire respecter et pour préparer l’avenir. Un peu moins de sérieux revendicatif et un peu plus de sourires narquois et satisfaits.
A l’échelle historique la révolution communiste est imminente. Nous n’écrivons pas pour les générations futures.
En l’affirmant nous savons bien que de nombreux révolutionnaires l’ont déjà proclamé et se sont trompés. Régulièrement on a sous-estimé les possibilités d’adaptation du système. Il nous semble qu’aujourd’hui, par réaction, on fait l’inverse. La dernière carte du capital n’est-elle pas d’avoir ancré dans toutes les cervelles l’image de sa puissance et de son immortalité ?
Ayant développé le machinisme au seuil de l’automation, ayant unifié la planète, il est au summum de sa puissance, mais il a aussi atteint ses limites historiques. Il ne peut plus répondre à la destruction du tissu social et à la détérioration de l’environnement qu’il engendre. Il ne peut plus éliminer ses excès de graisse. C’est sa propre puissance, sa concentration qui se mue en faiblesse.
La crise de la civilisation économique s’est progressivement précisée comme une crise économique. Juste retour des choses ! Mais la phase actuelle ne peut être réduite à un moment de difficultés économiques.
Pour sortir de la crise il faut augmenter le taux de plus-value, redresser la rentabilité défaillante du capital. Il y a bien des obstacles techniques, écologiques et humains. Cela ne peut passer que par des bagarres et des bouleversements énormes. Le prolétariat montre déjà de mille manières qu’il ne laissera pas les choses as faire sans lui. Il montre aussi qu’il n’est pas prêt à adhérer à une solution réformiste. Solution qui ne pourrait consister qu’à s’assurer sa complicité pour le vaincre et l’enterrer d’une façon pire que n’ont été le stalinisme et le fascisme.
IX. LE DEVENIR HUMAIN
Le communisme n’est pas prisonnier du futur. Il surgit au sein même du capitalisme. L’activité que déploient les prolétaires lorsqu’ils nient spontanément et le plus souvent inconsciemment leur condition, est communiste.
Le communisme se présente d’abord, aussi bien comme théorie que comme pratique, comme une anticipation. Dès son origine il se présente comme une solution, plus ou moins réalisable, mais immédiate aux maux du vieux-monde. L’utopie n’est pas une scorie à éliminer. Elle est au contraire le signe caractéristique du communisme. Nous sommes plus assurés dans la science du futur que dans celle du présent. Mais le futur ronge le présent.
Le communisme c’est bien sûr une étape de l’histoire humaine, un nouveau monde. Mais c’est avant tout, non une forme sociale donnée, mais un mouvement privilégié de l’humanisation de l’espèce.
HISTOIRE
Sur le plan théorique le communisme apparaît avec le renouveau des idées de la Renaissance. En 1516 l’Anglais Thomas More publie à Louvain son «Utopie». En 1602 le Dominicain Campanella écrit «La cité du soleil». Il est alors en prison pour avoir suscité un complot anti-espagnol en Calabre. Il s’agit de décrire un monde où l’argent, la propriété et la division en classes ont disparu et de le poser comme alternative au monde présent. More, Campanella et d’autres qui penchent pour le communisme ne sont ni des prolétaires, ni même des révoltés. Ce sont plutôt des esprits brillants et d’avant-garde qui flirtent avec les pouvoirs en place ou sont pourchassés pour leur indépendance ou leur non-conformisme.
Pourtant à la même époque, avec la guerre des paysans et Thomas Munzer, le communisme commence à se matérialiser. Il épouvante les princes, les bourgeois et les réformateurs religieux à la Luther qui s’exclame : «Malheureux égarés que vous êtes ! C’est la voix de la chair et du sang qui monte à vos oreilles.»
«Ils confondaient la foi avec l’espérance : n’est-il pas naturel de croire quand on ne possède rien ? Or, ce qui était grave, c’est que, la sainte espérance qui les animait, ils entendaient la réaliser non pas dans un autre monde, après la mort, mais bien sur cette terre, et le plus tôt possible.» (La Révolution des Saints 1520-1536, G. d’Aubarède 1946)
«Mais avec les anabaptistes de ce temps-là, ce n’était pas seulement de la religion qu’il s’agissait. Leur doctrine sapait les fondements de tout l’ordre social, propriétés, lois, magistratures.» (…)
(…) «Quant aux maisons particulières, chacun s’en accommoda comme il voulut. Tel se transportait dans un hôtel, qui, auparavant, habitait sous le chaume. Les domestiques des nobles et du clergé s’approprièrent sans scrupule ce qui avait appartenu à leurs maîtres.
On pilla le palais épiscopal, les archives, les titres, les privilèges, tous les papiers. De quelle utilité pouvaient être ces bagatelles dans la nouvelle Sion, dont les fondements étaient la liberté évangélique et l’égalité fraternelle ?» (Jean Bockelson, M.Baston 1824)
«Trop de personnes ignorent que le communisme est entré déjà comme fait pratique dans le domaine de l’histoire, qu’il a fait ses preuves, qu’il a triomphé pendant quelques années, et s’est posé violemment dans quelques provinces, il n’y a pas plus de trois cents ans.
C’étaient les mêmes prétextes qu’à présent, à peu près les mêmes tendances, la mise en oeuvre des mêmes procédés d’action, mais avec un puissant moyen de plus, un levier d’une force immense, la forme religieuse et mystique dont s’enveloppaient les puissants révolutionnaires d’alors.» (Études historiques sur le communisme et les insurrections au XVIe siècle, Arnoul, 1850)
On trouve des traces de la tendance au communisme plus loin dans le temps, avant même le développement du capitalisme. C’est la vieille aspiration pour retrouver l’abondance et la communauté perdue.
Les premières tentatives pratiques du communisme moderne s’appuieront elles-même sur les restes de communisme primitif qui auront survécu au développement des sociétés de classes.
Le communisme moderne prend son inspiration chez les anciens partisans de la communauté des biens : Platon qui la prônait à la mode aristocratique pour les membres de la classe supérieure ; les premiers chrétiens qui mettaient leurs biens en commun selon l’esprit évangélique.
Pourtant, même en s’inspirant et en se rattachant au passé, le communisme moderne innove.
Le communisme se pose en adversaire de la société en place et veut s’y substituer. Thomas More consacre la première partie de son ouvrage à dénoncer les malheurs présents et à en découvrir les causes. Il constate les ravages occasionnées par le développement du capital.
Le communisme n’est plus un état d’esprit ou une façon de vivre en mettant ses ressources en commun. Il est une solution globale et sociale, un mode d’organisation de la production.
Thomas More met en scène un navigateur, Hythlodée, qui a visité les îles imaginaires d’Utopie. Hythlodée se penche sur notre société :
«Mon cher More», dit-il, «pour te dire le fond de ma pensée, là où tous mesurent toutes choses d’après l’argent, dans ces pays-là, il est à peu près impossible que la justice et la prospérité règnent dans la chose publique.. Cet homme très sage (Platon) avait vu qu’il n’y a qu’un seul et unique chemin vers le salut public, à savoir l’égalité, qui ne me parait pas pouvoir être réalisée là où les biens appartiennent aux particuliers… Je suis donc convaincu que les biens ne peuvent être répartis équitablement et raisonnablement, que les affaires des hommes ne peuvent-être gérées heureusement, si l’on ne supprime totalement la propriété.»
More dénonce les dégâts qu’occasionne le développement de la propriété foncière et du capitalisme terrien qui chasse les paysans pour y mettre des moutons; «Vos moutons si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, mais qui, à ce qu’on me dit, commencent à être si gourmands et si indomptables qu’ils dévorent même les hommes». Il dénonce l’impuissance de la politique et la distance qui sépare obligatoirement les bons précepte de leur application pratique.
En Utopie les choses sont différentes. «Chaque père de famille vient chercher tout ce dont il a besoin et l’emporte sans paiement, sans compensation d’aucune sorte. Pourquoi refuser quelque chose à quelqu’un puisque tout existe en abondance et que personne ne craint que le voisin demande plus qu’il ne lui faut ? Car pourquoi réclamer trop, alors que l’on sait que rien ne sera refusé ? Ce qui rend avide et rapace, c’est la terreur de manquer…»
«Partout ailleurs», écrit-il, «ceux qui parlent d’intérêt général ne songent qu’à leur intérêt personnel ; tandis que là où l’on ne possède rien en propre tout le monde s’occupe sérieusement de la chose publique, puisque le bien particulier se confond réellement avec le bien général…
En Utopie…, où tout appartient à tous, personne ne peut manquer de rien, une fois que les greniers publics sont remplis. Car la fortune de l’État n’est jamais injustement distribuée en ce pays ; l’on n’y voit ni pauvre ni mendiant, et quoique personne n’ait rien à soi, cependant tout le monde est riche…
N’est-elle pas inique et ingrate la société qui prodigue tant de biens à ceux qu’on appelle nobles, à des joailliers, à des oisifs, ou à des artisans de luxe qui ne savent que flatter et servir les voluptés frivoles ? Quand, d’autre part, elle n’a ni coeur ni pensée pour le laboureur, le charbonnier, le manoeuvre, le charretier, l’ouvrier, sans lesquels il n’existerait pas de société. Dans son cruel égoïsme, elle abuse de la vigueur de leur jeunesse pour tirer d’eux le plus de travail et de profit; et dès qu’ils faiblissent sous le poids de l’âge ou de la maladie, alors qu’ils manquent de tout, elle oublie leurs nombreuses veilles, leurs nombreux et importants services, elle les récompense en les laissant mourir de faim.»
More conclut son livre ainsi : «Il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités. Je le souhaite plus que je ne l’espère.» Et le mot utopie désigne dans la langue courante un rêve irréalisable. Et pourtant…
Et pourtant un peu plus d’un siècle après allait se dérouler une expérience remarquablement proche du rêve de More. Il est fort rare qu’un projet social se réalise aussi fidèlement.
LE COMMUNISME GUARANI
L’année de la publication de l’«Utopie» les Espagnols pénètrent et commencent à conquérir le Paraguay : le pays des Indiens Guaranis. Le nom de Paraguay désigne au 16e siècle un territoire plus important que l’actuel Paraguay et la patrie des Guaranis, ainsi que l’expérience dont nous allons parler se trouvait en dehors des limites du Paraguay moderne.
Sous l’égide des jésuites, plusieurs centaines de milliers d’Indiens allaient vivre, cultiver la terre, extraire et forger les métaux, établir des chantiers navals, s’adonner aux arts, sans que l’argent, le salariat et la propriété privée ne se développent. La république des Guaranis allait durer environ un siècle et demi, puis se dégrader avec l’expulsion des jésuites et les attaques des Espagnols et des Portugais. Cet ensemble constitua à son époque le pays le plus avancé industriellement de l’Amérique Latine. Les contemporains allaient s’interroger et se disputer sur la nature et la portée de l’expérience qui nourrira le socialisme européen. Certains y verront une tentative d’avant-garde, d’autres la minimiseront ou la ramèneront à une louche entreprise des jésuites. Avec le temps cette affaire fut considérée comme trop jésuitique ou trop communiste pour retenir l’attention.
Les documents citée par Clovis Lugon, papiste et stalinophile, permettent de se faire une opinion plus juste (La République des Guaranis, Éditions Ouvrières 1970).
«Rien ne m’a paru plus beau que l’ordre et la manière dont on pourvoit à la subsistance de tous les habitants de la peuplade. Ceux qui font la récolte sont obligés de transporter tous les grains dans les magasins publics; il y a des gens établis pour la garde de ces magasins, qui tiennent un registre de tout ce qu’ils reçoivent. Au commencement de chaque mois, les officiers, qui ont l’administration des grains, délivrent aux chefs des quartiers la quantité nécessaire pour toutes les familles de leur district, et ceux-ci distribuent aussitôt aux familles, donnant à chacun plus ou moins, selon qu’elle est plus ou moins nombreuse. » (R .P Florentin, Voyage aux Indes orientales…)
La plupart des travaux se faisait en commun et les Indiens ne semblaient pas tenté par la propriété privée. Ils ne gardaient en propre que des poules ou un cheval. Pour les faire évoluer vers la propriété privée des lots individuels furent distribués, mais le jour où les Indiens devaient s’occuper de ces parcelles ils restaient «étendus toute la journée dans leur hamac…»(P. Sepp)
«Le P. Cardiel qui déplore, comme il a été dit, la persistance du système communiste, fit pour sa part tout le possible afin d’amener les Guaranis à la propriété privée, et d’abord au sens de l’intérêt individuel et du profit, en les encourageant à cultiver sur le lot des produits de valeur en vue de la vente d’un surplus. Il avoue franchement son échec et déclare n’avoir rencontré en tout et pour tout que trois exemples où des particuliers eussent tiré de leur lot un peu de sucre ou de coton pour la vente. Encore l’un de ces trois particuliers était-il un mulâtre converti.» (Lugon) Et le P. Cardiel ajoute : «En vingt-huit ans que je me trouvai parmi eux comme curé ou compañero, je ne rencontrai pas d’autre exemple entre tant de milliers d’Indiens. »
Tous les Indiens participaient obligatoirement aux tâches manuelles et ils n’y passaient qu’un temps limité : le tiers ou la moitié de la journée.
«Il y a partout des ateliers de doreurs, de peintres, de sculpteurs, d’orfèvres, d’horlogers, de serruriers, de charpentiers, de menuisiers, de tisserands, de fondeurs, en un mot de tous les arts et de tous les métiers qui peuvent leur être utiles.» (Charlevoix). «On ne trouverait que dans une grande ville d’Europe tant de maîtres artisans et d’artistes.» (Garech). «Ils font des montres, ils tirent des plans, ils gravent des cartes géographiques.» (Sepp). Selon Charlevoix les Guaranis «réussissent comme par instinct dans tous les arts auxquels on les a appliqués… On leur a vu faire les orgues les plus composées sur la seule inspection qu’ils en ont eue, aussi bien que des sphères astronomiques, des tapis à la manière de Turquie et de ce qu’il y a de plus difficile dans les manufactures.» Et «dès que les enfants sont en âge de pouvoir commencer à travailler, on les conduit dans les ateliers et on les fixe dans ceux pour lesquels ils paraissent avoir le plus d’inclination, parce qu’on est persuadé que l’art doit être guidé par la nature.»
Les Indiens fabriquaient aussi des cloches, leurs armes à feu, des canons et des munitions. Des imprimeries permettaient de sortir des livres en plusieurs langues et notamment en guarani. Les Indiens étaient organisés militairement; «Nous pourrions mobiliser immédiatement plus de trente mille Indiens, tous à cheval» et capables «aussi bien de tenir un mousquet que de brandir le sabre… de se battre en offensive ou en défensive, tout comme n’importe quels Européens.» (Sepp). Le P. d’Aguilar, supérieur général de la République, écrivait : «Que pourrait-on opposer à vingt mille Indiens qui se sont mesurés avec les meilleures troupes espagnoles et portugaises, devant qui les Mamelus n’osent plus se montrer, qui ont chassé deux fois les Portugais de la colonie du Saint-Sacrement, et qui depuis tant d’années tiennent en respect toutes les nations infidèles dont ils sont environnés.» (cité par Charlevoix).
Selon Charlevoix il n’y avait «ni or ni argent, que pour décorer les autels.» «La population se procurait les denrées sans argent ni pièces quelconques de monnaie. Ces idoles de la cupidité, dit Muratori, leur sont absolument inconnues… La valeur des marchandises s’exprimait en «pesos» et «réaux», de façon purement fictive. C’était une manière de fixer la valeur relative des denrées courantes… A part le troc et la monnaie fictive du peso, il existait une monnaie «réelle» constituée par certaines marchandises d’usage général qui étaient acceptées par chacun en paiement, même sans qu’on en eût besoin ou usage immédiat. (thé, tabac, miel, maïs)..
Le prix correspondait normalement à la valeur réelle des biens, soit à la somme de travail exigée pour leur production, sans majoration au bénéfice d’intermédiaires inexistants. Le prix relatif d’une marchandise particulière était naturellement influencé par sa rareté ou son abondance.» (Lugon)
Les transactions de «réduction» à «réduction» relevaient de la communauté. «Les statistiques indiquant régulièrement le volume des réserves et des besoins en chaque réduction, il était facile de prévoir les échangea. Le curé tenait conseil avec le corregidor et le majordome pour déterminer le genre et le montant des marchandises à importer et à exporter.» (Lugon)
S’agissait-il de communisme authentique ?
Le communisme guarani n’était pas un communisme pur. Il y avait l’esprit calotin des jésuites, le tribut payé à la couronne d’Espagne et la mise à son service des forces militaires guaranis, la persistance du troc, etc. Mais nous ne sommes pas à la recherche de la pureté.
Ce ne sont pas les jésuites qui ont apporté le communisme aux Guaranis. Ils l’ont trouvé sur place et ils ont dû s’en accommoder. Certains s’en sont réjoui, le trouvant conforme à l’esprit évangélique, d’autres par goût ou sous les pressions de l’extérieur ont cherché à le réduire. Les jésuites ont permis la greffe de techniques et de savoir occidental, sur un indéracinable communisme primitif. Ils ont permis aux groupes guaranis de s’unir en un ensemble conséquent.
Ce communisme l’était suffisamment pour susciter la méfiance et être attaqué. Les jésuites ont joué un rôle plutôt néfaste, soumis qu’ils étaient à une autorité extérieure à la communauté guaranis, en semant la confusion et la désunion chez les Indiens lorsque les Espagnols et les Portugais attaquèrent les «réductions» orientales en 1754-56. «Les Pères des réductions avaient reçu du Général de la Compagnie, Ignace Visconti, «l’ordre strict de se soumettre à l’inévitable et d’amener les Indiens à l’obéissance.» (Lugon). Les Indiens directement menacés se battirent, mais furent finalement écrasés. En 1768 les jésuites furent expulsés. Les interventions anti-guaranies se prolongèrent et ruinèrent l’expérience. La faiblesse du communisme guarani était qu’au départ il n’était pas un communisme révolutionnaire et ne s’était pas constitué dans l’affrontement.
En 1852 Martin de Moussy écrivait : «ce régime étrange, ce communisme tant critiqué, avec un semblant de raison peut-être, la meilleure preuve qu’il convenait aux Indiens, c’est que les successeurs des jésuites se virent forcés de le continuer presque jusqu’à l’époque actuelle et que sa destruction, non préparée par des mesures intelligentes et paternelles, n’a eu d’autre résultat que de jeter les Indiens dans la misère… l’heure qu’il est, leurs derniers héritiers regrettent amèrement ce régime, imparfait sans doute, mais si bien approprié à leurs instincts et à leurs moeurs.’’
Lugon qui veut absolument faire des jésuites les importateurs du communisme, écrit encore : «Au lendemain de la destruction de l’Entre-Rios, les rescapés se réorganisèrent sous la direction de trois caciques assistés d’un conseil, tout à fait selon les traditions reçues des jésuites. La population de cette colonie était évaluée à 10000 personnes entre 1820 et 1827. La communauté des biens y fut intégralement restaurée.
Dans les réductions échues au Paraguay moderne, le régime communiste fut officiellement aboli en 1848 par le dictateur Lopez. Les Guaranis qui subsistaient encore dans cette région furent à ce moment légalement dépouillée de leurs bâtiments et de leurs biens. On les laissa végéter sur des réserves établies à la manière nord-américaine.»
La République des Guaranis n’est pas le seul exemple de la rencontre entre le communisme indien et l’occident. Il y en a eu quelques autres de moindre importance : la République Chiquite dans le sud-est de la Bolivie, la République des Moxes au nord de la Bolivie, le groupe des pampas…
Les communistes de Munzer ou du Paraguay sont allés plus loin en créant une forme sociale intermédiaire entre le communisme primitif et le communisme supérieur que les Communards et les autres prolétaires des temps modernes. Y aurait-il régression avec le temps ? C’est la puissance du capital et la dégradation entraînée au niveau du sens social des individus qui s’est dressée contre le communisme. Il n’y a pas régression mais un cycle qui s’accomplit et qui verra le communisme ressurgir mais cette fois-ci au centre du monde capitaliste.
Cela est peut-être incompréhensible pour ceux qui voient dans l’histoire un processus linéaire et continu. Il n’y a ni régression, ni anticipation mais un progrès perpétuel de l’inférieur au supérieur. Mais pourquoi alors l’industrie moderne s’est développée à partir de l’arriération féodale européenne et non à partir des grandes manufactures de tissage incas, et non à partir des arts et techniques chinoises ? Pourquoi cette industrie n’a pu être introduite qu’à la suite d’une période de décadence ?
A côté et à la suite de ce communisme à enveloppe religieuse, quoique iconoclaste chez les insurgés allemands ou Campanella qui veut la fin de la famille, va se développer un communisme naturaliste et anti-religieux dans le sillage des révolutions bourgeoises.
NIVELEURS
En Angleterre, après la Révolution de 1648, un courant favorable au communisme se développe au sein du parti des «niveleurs». Plusieurs ouvrages communistes apparaissent à cette époque. On y prône l’obligation du travail pour tous et la distribution gratuite des biens.
Les contacts avec les sociétés non-occidentales nourrissent les réflexions philosophiques. En 1704 Gueudeville publie les «Dialogues ou entretiens entre un sauvage et le baron de La Houtan». L’Indien serait supérieur à l’Européen parce qu’ignorant la distinction du mien et du tien.
En 1755 Morelly publie son «Code de la Nature». Il y affirme que l’homme n’est ni vicieux ni méchant. Il faut rompre avec le «désir d’avoir» et la propriété : «Ôtez la propriété, l’aveugle et l’impitoyable intérêt qui l’accompagne, faites tomber tous les préjugés, les erreurs qui les soutiennent, il n’y a plus de résistance offensive ou défensive chez les hommes, il n’y a plus de passions furieuses, plus d’actions féroces, plus de notions, plus d’idées de mal moral.»
Malgré sa confiance dans la nature humaine Morelly en arrive contradictoirement à définir des lois régissant la vie des gens jusqu’à dans les moindres détails. L’habillement, le mariage, le divorce, l’éducation des enfants, la pensée et la rêverie même sont réglée de façon stricte.
Le communisme de Morelly influencera notamment le révolutionnaire Gracchus Babeuf qui sera exécuté en 1797 après l’échec de la conjuration des Égaux.
Il était fondamentalement juste de considérer que le communisme correspond à la nature humaine ; qu’il est l’état naturel de l’espèce. Cela non pas parce que l’homme serait spontanément bon ou moral, non pas parce que les sociétés se succèderaient sans modifier une nature humaine inaltérable. Simplement les classes, la propriété, l’échange, l’État s’imposent comme des nécessitée sociales, donc aussi humaines, mais ils ne sont que des nécessités momentanées correspondant au passage d’une forme sociale communiste à une autre. Le communisme ne s’impose pas. Il surgit sans cesse même s’il ne peut se développer qu’à certains moments. Nous avons vu qu’une manifestation spontanée et typiquement humaine comme la parole reste communiste, tout au moins au niveau de la forme. Pour la compréhension même, le communisme reste beaucoup plus simple, transparent que le capitalisme : forme sociale dominante. C’est parce qu’il est même aujourd’hui une réalité plus immédiate. Lorsque nous tournons en dérision la richesse bourgeoise fondée sur l’accaparement et exprimée par l’argent, et que nous jouons les naïfs, c’est parce que nous pouvons nous appuyer immédiatement sur une conception communiste de la richesse qui existe à l’état latent.
On nous reprochera d’être simplistes ou naïfs. Jusqu’à un certain point ce sont des vertus que nous cultivons. Heureux les simples d’esprit car le royaume des cieux leur appartient; et pas seulement celui-là. On reproche au communisme non pas d’être incompréhensible et inadmissible mais d’être naïf, de ne pas tenir compte de la réalité qu’il prétend renverser. On combat le communisme parce que l’on sait qu’il n’est pas si naïf que ça et que les moyens de sa réussite existent.
La théorie est une nécessité. Elle est nécessaire dans un monde où la réalité humaine échappe aux hommes. Mais si la théorie ne sert qu’à compliquer les choses, à renforcer l’écran qui sépare les hommes de leur humanité, alors il vaut mieux s’abstenir. La théorie révolutionnaire n’est pas comme la théorie de la relativité. Elle parle d’une réalité dans laquelle nous baignons. La complexité et l’éloignement qu’elle cherche à réduire, dans un mouvement qui de ce fait est lui-même communiste, ne sont pas liés à des raisons physiques mais humaines et humainement modifiables.
L’on est tenté ou de se droguer avec de la théorie et ainsi de refuser la vie, ou de refuser la théorie et de se droguer avec du vécu. Le manque à vivre, l’éloignement des mécanismes qui organisent la vie des hommes ne débouchent pas sur une volonté de compréhension forcément active, mais sur une recherche effrénée d’images, des possibilités d’identification. Ce qui importe, ce n’est pas de comprendre et de se mettre ainsi dans la possibilité de transformer la réalité, mais de trouver des responsables, des coupables, des fauteurs de guerre et des voleurs de travail. Ce n’est qu’à cause de cette recherche de concret et d’images que le système et ses gestionnaires ont pu concentrer la haine populaire contre tel ou tel groupe social. A ce besoin perverti de vécu on doit opposer des explications mais surtout la vie elle-même. On ne guérit pas des drogués avec des paroles.
Morelly constate : «Il n’est malheureusement que trop vrai, qu’il serait comme impossible de former de nos jours une pareille république.» Les utopistes ne saisissent pas le mouvement qui peut mener au communisme. A cette époque le prolétariat n’apparaît encore que très peu comme une force autonome. Mais les descriptions utopiques manifestent déjà le besoin historique du communisme et en font une exigence immédiate conformément à sa nature profonde.
L’avenir n’est pas un point extérieur à la réalité que nous vivons. Il est cette réalité, il est son dépassement. Le communisme est ici et ailleurs, aujourd’hui et demain, ma subjectivité et le développement objectif des forces productives. L’on ne peut sans s’égarer opposer le communisme comme utopie et comme mouvement historique. Un des grands mérites des utopistes est de ne pas avoir nourri d’illusion quant à la possibilité historique de leur projet.
C’est plus tard que sont venus des réformateurs communistes comme Cabet et Owen qui ont essayé de faire entrer leurs idées dans la réalité en créant de petites communautés ou des institutions «communistes» ou à but communiste.
La force de l’utopiste est qu’il ne s’attarde pas à construire une représentation de l’évolution, à déduire ce qui va venir de ce qui est. Il anticipe directement. Il s’attaque radicalement, c’est-à-dire au niveau humain, aux problèmes que soulève et dévoile le capital. Problèmes que l’humanité sera un jour acculée à traiter.
Comme utopie le communisme s’affirme dans sa discontinuité avec le présent. Il est conçu comme un nouvel équilibre global.
A cela on oppose un déterminisme de pacotille qui ramène l’évolution à un processus continu où chaque phase est la prolongation ou la production par démoulage de la phase précédente. L’utopiste est ramené à un rêveur ou à un rationnaliste mystique. On ne saisit pas sa démarche et sa base de départ comme une partie du mouvement en question.
Le communisme est une expression du déploiement permis et ordonné historiquement des capacités de l’espèce humaine. Il est l’état naturel de l’espèce. Mais cette nature est historiquement produite. L’histoire ne fait elle-même qu’ordonner et remâcher les mêmes matériaux sans pourtant faire du surplace ou décrire un cercle fermé.
La phase intermédiaire des sociétés de classes qui tend à nier l’homme en faisant de l’homme un instrument n’a elle-même été rendue possible et nécessaire que par les caractéristiques propres et inscrites génétiquement de l’espèce. C’est la capacité humaine à s’adapter mais aussi à subir, à utiliser des outils mais aussi à être utilisé comme outil qui n’est retournée contre l’humanité. Cette phase en engendrant le capitalisme et le machinisme a signé son propre arrêt de mort.
SOCIALISME SCIENTIFIQUE
Au 19e siècle l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat passe au premier plan. Le communisme va moins tendre à se réclamer de la raison ou de la philosophie en général. Il veut s’insérer et transformer pratiquement la réalité. La première tendance qui surgit est celle qui veut commencer à créer des îlots communistes et à s’étendre par l’exemple, éventuellement avec l’accord des puissants de ce monde. La deuxième tendance est celle du communisme révolutionnaire et insurrectionnel. En France elle sera associée notamment au nom de Blanqui : «Le Communisme, qui est la Révolution même, doit se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique. Il en était dehors naguère. Il s’y trouve en plein coeur aujourd’hui. Elle n’est plus que sa servante… Le jour où le bâillon sortira de la bouche du travail, ce sera pour entrer dans celle du capital.»
Blanqui voit le communisme déjà à l’oeuvre, quoique d’une façon un peu trop généreuse à notre avis, dans le monde capitaliste : «L’impôt, le gouvernement lui-même, sont du communisme, de la pire espèce à coup sûr, et cependant d’une nécessité absolue… L’association, au service du capital, devient un fléau tel qu’il ne sera pas longtemps supporté. C’est le privilège de ce glorieux principe de ne pouvoir faire que le bien.» (Le Communisme, avenir de la société, 1869)
Le communisme en se liant ouvertement au combat du prolétariat fait un pas décisif. mais il se pervertit aussi. Il cesse progressivement d’être une exigence immédiate. Il devient un projet, une mission, un stade historique coupé du présent. Vidé de son contenu pour les «niveleurs» et les «partageux» il va pouvoir devenir au 20e siècle un habit pour le capital.
Le «socialisme scientifique» a été une façon de rationaliser l’éloignement historique du communisme. Au 19e siècle la classe ouvrière peut agir de façon autonome mais le communisme n’est pas possible. En proposant des biais politiques et des phases de transition, Bray, Marx ou Blanqui ont permis toutes les récupérations.
Ce qui manque au célèbre «Manifeste Communiste», c’est précisément le communisme. On y trouve une apologie de la bourgeoisie, une analyse des luttes de classes, des mesures de transition. Le communisme, on en parle peu et plutôt mal.
Le «Manifeste» a été rédigé pour la «Ligue des Justes» devenue «Ligue des Communistes». Avant l’arrivée de Marx et d’Engels la doctrine de cette association d’artisans et d’ouvriers allemands en immigration était plutôt fumeuse. Weitling, son fondateur et théoricien, était du genre mystique. Marx et Engels font accomplir un progrès incontestable mais provoquent un recul par rapport à une affirmation naïve mais plus positive et même plus juste du communisme.
En juin 1847 le Congrès de la Ligue définit dans l’article I des Statuts ses intentions : «La Ligue a pour but la suppression de l’esclavage des hommes par la diffusion de la théorie ce la communauté des biens et, dès que possible, par son application pratique.»
En novembre 1846/février 1847 le Comité directeur écrit aux sections «Vous savez que le communisme est un système selon lequel la Terre doit être le bien commun de tous les hommes, selon lequel chacun doit travailler, «produire», selon ses capacités, et jouir, «consommer», selon ses forces…»
L’article I des nouveaux Statuts, rédigé par Marx et Engels, met l’accent sur les problèmes de pouvoir et de domination et définit le communisme négativement : «Le but de le Ligue est la chute de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, la suppression de l’ancienne société bourgeoise reposant sur les antagonismes de classes, et la fondation d’une nouvelle société sans classes et sans propriété privée.»
Dans «Cris de détresse de la jeunesse allemande» (1841), Weitling définit ainsi son communisme chrétien : « Le problème qu’il (le Christ) s’était posé était la fondation d’un empire sur toute la terre, la liberté pour toutes les nations, la communauté des biens et du travail pour tous ceux qui professent l’empire de Dieu. Et voilà précisément ce que les communistes d’aujourd’hui ont adopté de nouveau…»
«Il y a des communistes qui sont tels sans le savoir : l’agriculteur laborieux qui partage son morceau de pain bis avec l’ouvrier affamé, est communiste; l’artisan laborieux qui ne rançonne pas ses ouvriers et qui les paie en proportion du produit de leur travail commua, est communiste; l’homme riche qui emploie son superflu pour le bien de l’humanité souffrante, est communiste..»
Communisme et charité sont pratiquement confondus. Marx allait réagir avec raison et vigueur contre cette bouillie. Mais dans le «Manifeste Communiste» les communistes ne sont plus définis par leur communisme. Ils sont simplement les plus résolus des prolétaires et ceux qui ont l’avantage d’une intelligence claire de la marche du mouvement prolétarien : les possesseurs de la théorie.
A la fin du 19e siècle et au début du 20e, et cela malgré les colères de Marx contre la social-démocratie, notamment avant le Congrès de Gotha en 1875, le communisme s’est vidé de son contenu véritable. Il ne gardera sa signification profonde que pour une poignée d’anarchistes.
En 1891 Paul Reclus, pour justifier la «reprise individuelle» c’est-à-dire le vol, donne dans «La Révolte» cette courte et bonne définition du communisme : «L’activité de la vie que nous rêvons est également éloignée de ce qu’on nomme aujourd’hui le travail et de ce qu’on nomme le vol : on prendra sans demander et cela ne sera pas le vol, on emploiera ses facultés et son activité et cela ne sera pas le travail…»
Avec la vague révolutionnaire qui suit la première guerre mondiale et dans le sillage de la révolution russe des tendances marxistes et communistes réapparaissent. Il y a des brides de communisme chez les bolcheviks. Brides qui vont rapidement se pervertir et disparaître avec le recul de la révolution mondiale et l’engluement dans les problèmes russes.
C’est avec raison que l’on a dénoncé le rôle contre-révolutionnaire très précoce des bolcheviks, c’est avec raison que l’on a montré le caractère bourgeois de l’oeuvre théorique et pratique de Lénine. Mais il est idiot de vouloir rejeter sur les bolcheviks la responsabilité de l’échec de la révolution ouvrière en Russie. Les bolcheviks sont plutôt un cas précis d’exemple où une poignée d’hommes est arrivée à infléchir le cours de l’histoire à l’extrême des possibilités révolutionnaires. Leurs adversaires, même de gauche, n’ont eu généralement à opposer que des perspectives humanistes et démocratiques.
Le contraste est frappant entre l’ampleur de la vague révolutionnaire et la faiblesse de l’affirmation communiste.
En Allemagne et en Hollande notamment les «gauches» dénoncent dans le régime russe un capitalisme d’État. A cela ils opposent un communisme fondé sur la gestion ouvrière. On leur doit d’avoir mis l’accent sur l’action autonome des masses et les conseils ouvriers. Avec le reflux de la révolution ce courant, exprimé notamment par le KAPD, se fragmente en sectes infimes, alors qu’il avait au regrouper des centaines de milliers de travailleurs.
Ce gestionnarisme ouvrier sera utilisé aussi par les anarchistes et les anarcho-syndicalistes. Le communisme est ramené à l’auto-organisation des producteurs.
C’est en Italie que la gauche de Bordiga, qui domine à sa fondation le P.C.I., restaure le mieux la doctrine communiste. Elle se dresse contre la participation aux élections, refuse les fronts communs avec la social-démocratie, critique l’illusion démocratique. Elle met en avant l’abolition du salariat et de l’économie mercantile. Notamment après la deuxième guerre mondiale Bordiga développera son analyse de la contre-révolution capitaliste en Russie et sa conception du communisme. On ne construit pas le communisme, on détruit le mercantilisme.
Malgré sa profondeur le bordiguisme n’arrive pas à se dégager de sa gangue léniniste. Son radicalisme et sa perspicacité se perdent dans les pires impasses.
Après la deuxième guerre mondiale ce n’est que très progressivement que le communisme théorique renaît. La prospérité et la bonne santé du capital ne l’aident pas. Après avoir ressassé, plutôt mal d’ailleurs, son passé, il tente de le dépasser. Il se développe au fur et à mesure que la crise sociale, puis économique, du capital recommence à devenir visible.
Après avoir repris la critique des pays de l’est et de la bureaucratie, les situationnistes élaborent une théorie de la société moderne fondée sur la marchandise et le «spectacle». Ils dénoncent la misère moderne. Si pertinente que puisse être souvent leur analyse, elle reste à la surface des choses. Prisonnière dans son style et son contenu de l’effet de spectacle qu’elle dénonce et qu’elle reflète.
Les situationnistes produisent une brillante et corrosive critique sociale mais non une théorie du capital, de la machinerie qui soutient le spectacle, et de la révolution. Ils n’abordent pas la question de la communisation autrement qu’en applaudissant à la négation immédiate de la marchandise : pillage ou incendie, ou en sombrant dans le conseillisme : Pour le pouvoir absolu des conseils ouvriers auxquels tout est suspendu. Ennemis farouches du bolchevisme, ils font comme lui de la révolution une question d’organisation.
La doctrine communiste doit se centrer sur la description dû futur et surtout du processus de communisation. C’est là-dessus qu’il faut débattre, s’unir ou au contraire se diviser. Il ne s’agit pas de fuir le présent mais de le vivre et de le juger à la lumière du futur. Le communisme est actuel et l’on peut opposer immédiatement ses perspectives à la glu capitaliste.
La contestation, si elle ne débouche pas sur des perspectives positives et montre ainsi son manque de profondeur, devient un moyen de patauger dans la misère sous prétexte de la dénoncer. A la suite des clowns et des chansonniers les idéologues en arrivent à se nourrir de la décomposition même du système. Si on peut tout pardonner à ceux qui font rire, on ne peut rien leur pardonner. Ultime façon de masquer les possibilités gigantesques et inexplorées qui s’ouvrent à l’humanité : Ultime façon d’éteindre l’espoir au coeur des opprimés !
Au fil du temps l’idée et la lutte communistes ressurgissant sans cesse. Elles ne transforment pourtant au fur et à mesure qu’en récupérant, le capitalisme force au dépassement. Aujourd’hui que le capitalisme a généralisé la propriété publique et le travail concentrationnaire, le communisme est au-delà de l’opposition entre l’appropriation individuelle et collective. Tout ne repose plus sur la question de la propriété. Le communisme n’a plus à osciller entre un naturalisme asocial et un moralisme ou réglementarisme exaspéré.
L’étape marxiste ne doit pas non plus être épargnée. Le communisme fut considéré comme un mode de production succédant au capitalisme. Il est à la fois plus et autre chose qu’une forme sociale. Il est le mouvement, présent au sein du capitalisme qui le refoule, par lequel l’activité humaine brise ses entraves et s’épanouit enfin !
L’ACTIVITÉ COMMUNISTE
Le communisme est d’abord activité. D’abord, parce qu’il surgit au sein du capitalisme avant de pouvoir le renverser. D’abord, parce que dans le monde communiste l’activité humaine et les fonctions vitales ne sont pas prisonnières des formes sociales engendrées. L’organisation des taches n’a plus à se geler en des institutions.
Le communisme jaillit positivement au sein du capitalisme. Mais il s’affirme comme revers de la négation. Le communisme comme activité est à la fois négation et anticipation. Il n’y a pas deux moments successifs. Plus l’activité se dresse contre le capital, plus elle tend à dessiner le communisme ; et vice versa.
Il ne s’agit donc absolument pas de construire des îlots de communisme au sein du capitalisme. Si l’activité tend à construire, elle se détruit du point de vue communiste.
Il n’y a pas de besoins communistes qui réclameraient leur satisfaction par-delà le système. Même s’il y a du communisme sous les besoins, lorsqu’ils apparaissent ils ne peuvent se dissocier de leurs possibilités de réalisation, même imaginaires, dans le système. L’incapacité du capitalisme à satisfaire les désirs débouche sur son dépassement et le dépassement des désirs qu’il permet.
Nous ne voyons pas non plus du communisme comme Weitling dans le sens moral ou avec Blanqui dans la montée du glorieux principe de l’association. Si c’est du communisme, c’est du communisme négatif, à ne pas confondre avec du mauvais communisme. C’est la montée du mouvement de dépossession capitaliste.
Dépossédés des instruments de production, privés de pouvoir sur leur travail, séparés les uns des autres, mais confrontés et animant une énorme puissance productive, rassemblée en grande masse, les prolétaires voient le communisme inscrit négativement dans leur situation. Ils n’ont pas, même s’ils sont propriétaires de leur caisse à outils, d’intérêts particuliers à défendre. Leur dénuement fait face à la puissance et à la richesse sociale qu’ils animent. Voilà ce qui fait du prolétariat la classe du communisme. Les prolétaires ne peuvent se réapproprier par morceaux les moyens de production. Il leur faut les mettre en commun.
Mais ce qui est fondamental, ce n’est pas tant, même si les choses sont indissociablement liées, le mouvement de réappropriation et de mise en commun des biens que l’activité nouvelle qui se développe, la réappropriation de la vie, la naissance de nouveaux rapports, le renversement de la relation de domination entre les hommes et les objets.
Certes le communisme, la communauté humaine est un stade du développement historique, un mode de production donné. Les antagonismes qui opposaient les groupes et les intérêts humains disparaissent.
Mais on ne peut comprendre le communisme si l’on en fait un but ou un mouvement finalisé, détaché de l’activité qui le produit. En soumettant l’activité au but, les moyens aux fins, on ne fait que projeter sur l’histoire la domination du capital-marchandise sur l’activité humaine qu’elle emprisonne dans la forme-travail. Le but, le résultat, la forme sociale communistes doivent être considérés comme une nécessité de l’activité cherchant à assurer et à reproduire ses conditions d’existence.
La communauté est dans la société à venir, l’unification de la planète, la fin de la division de l’économie en entreprises, dans une solution globale et sociale. Mais ceux qui ne la voient pas à l’oeuvre dans l’activité spontanée des prolétaires, dans la négation immédiate et particulière des racismes et des mensonges, ne peuvent rien y comprendre.
La relation entre l’activité immédiate et le monde à venir est centrale. L’universalité du communisme est contenue dans la particularité des situations.
Si l’universalité peut jaillir du particulier c’est parce que ce particulier est lui-même le produit de la logique universelle, unifiant et privative du capital.
Ceux qui ne saisissent pas le lien sont obligés de faire appel à un faux universel : le parti (prolétarien !), l’État (prolétarien !). ou même le prolétariat mais en tant qu’abstraction ou que représentation. Ce faux universel est lui-même considéré comme recelant le principe actif face à une pâte sociale inerte. L’instrument et son objet. L’esprit transformant ou chevauchant la matière.
La conscience communiste ne se généralise que lorsque la société est ébranlée dans ses fondements. Mais dans la vie qui ressurgit tout est déjà là, y compris la conscience qui cesse d’être le reflet passif de représentations et de situations gelées. La conscience idéologique se transforme en conscience pratique. En cela elle est déjà communiste.
Plus la lutte s’approfondit, plus ceux qui y participent se trouvent nettoyés des préjugés et mesquineries qui les habitaient. Leur conscience se dénoue et c’est un regard neuf et étonné qu’ils posent sur la réalité et l’existence qu’ils mènent.
Cette présence du communisme n’est pas le monopole de la lutte au sens étroit du terme : un heurt net et déclaré entre travail et capital. Elle se manifeste à travers toute la vie sociale et souvent déserte ces luttes ritualisées, figées et ennuyeuses qui n’en sont plus.
La communauté humaine véritable implique toujours une contradiction avec le capital. Elle tend à devenir lutte ouverte ou se voit détruite et récupérée pour devenir une image à coller sur la réalité. L’emprise croissante du capital sur la vie refoule de plus en plus, rend impossible toute humanité, tout amour, toute création et recherche véritable. Les hommes deviennent des carcasses vides qui déambulent sans vie au rythme du capital. La révolte, la réaction doit prendre alors un caractère de plus en plus humain. Cette humanité contradictoire au capital, phase précise du devenir de l’espèce, nous l’appelons communiste. Cette étiquette rente nécessaire tant que ce devenir humain ne peut prétendre représenter et embrasser toutes les manifestations humaines puisqu’elle reste antagoniste au capital.
Le communisme est possible parce que le capital ne peut transformer les hommes en robots. Même s’il robotise leur existence il ne peut se passer de leur humanité. L’activité la plus intégrée et la plus servile se nourrit de participation, de création, de communication, d’initiative même si elles ne peuvent s’épanouir. Le besoin et l’attente du salaire ne suffit pas à faire fonctionner l’ouvrier. Il lui faut d’autres motivations, Il faut qu’il y mette du sien. La forme-travail ne peut pas évacuer le caractère générique, humain de l’activité du travailleur.
Nous avons vu (ch. IV) que sous les séparations la vie se perpétue et maintient son unité : Il est impossible de dissocier complètement la production, l’éducation et l’expérimentation. La production, le travail le plus stupide exige une certaine adaptation du travailleur et la capacité de faire face à une situation non programmée. De même, l’éducation la plus abstraite, doit se concrétiser à travers certains «produits», ne serait-ce qu’une copie d’examen. Les nécessités du contrôle fait de l’extérieur retombent sur la production…
Le système de la production s’effondrerait si les travailleurs ne pouvaient plus expérimenter, s’entr’aider, se conseiller. L’organisation hiérarchique du travail ne peut survivre que si ses règles sont bafouées en permanence. Elle impose un cadre indépassable à ces illégalités et à l’activité spontanée des travailleurs pour les empêcher de se développer et de devenir réellement dangereuses et subversives. Lorsqu’une brèche s’ouvre ou qu’un conflit éclate cette activité tente à devenir autonome et à développer sa propre logique.
En luttant le prolétaire se nie immédiatement en tant que salarié, en tant qu’esclave, en tant que robot. Si limitée que puisse être la réapparition de la vie et de l’action, l’oppression capitaliste y est déjà mise en cause dans sen fondements.
Le prolétaire qui n’était plus qu’un rouage recommence à choisir, à s’engager, à prendre des risques. Il retrouve le contrôle de ses gestes. Ses yeux s’ouvrent, son intelligence se dégèle. Le sérieux oppressant, la grisaille qui enserre les hommes dans les bagnes du salariat et l’univers policé et mercantilisé s’effondrent. Tout redevient possible.
La révolte comme recherche de plaisir et d’efficacité se trouve déjà au-delà du travail. Son salaire se trouve directement dans la joie qu’elle éveille et les résultats qu’elle procure.
L’activité sauvage du prolétariat se voit réprimée dès qu’elle dépasse un certain seuil. Plus couramment elle est récupérée et digérée à l’état mort-né. Ainsi non seulement le communisme est le produit du capitalisme mais le capitalisme est le produit du communisme. Si nous insistons sur ce communisme latent ou balbutiant ce n’est pas pour le fétichiser. Il ne peut être lui-même qu’en se dépassant et en s’arrachant à l’orbite capitaliste. Lui reconnaître de l’importance ce n’est nullement s’agenouiller devant une spontanéité qui refuserait de s’organiser, de se discipliner et de devenir offensive.
Le capital récupère conformément à sa nature profonde. Par essence il est un vampire. Il convient donc de ne pas s’étonner devant tel ou tel aspect plus spectaculaire.
Les luttes ouvrières, malgré l’opposition qu’elles ont suscitées, ont servi au système à se transformer et à réaliser ses virtualités tout en restant toujours lui-même. Les luttes salariales et politiques, ou à débouchés salarial et politique, ont secoué le système et lui ont permis de se moderniser.
La lutte arrive à être stérilisée à la base. La grève, la manifestation, l’occupation d’usine tendent au baratin. On ne cherche plus à blesser le capital mais à le prévenir d’un malaise, à exprimer un mécontentement. Au summum de l’aliénation la grève n’apparaît même plus comme un moyen de pression mais comme un sacrifice pour ceux qui débrayent. On prouve par l’importance de son sacrifice la gravité de sa protestation. La guerre sociale est remplacée par la parade.
ACTIVITÉ ET PROGRAMME
Le point de vue de l’activité est celui du communisme. Il ne s’agit pas de nier la nécessité pour l’activité de s’incarner, de s’objectiver et de s’appuyer sur ce qu’elle engendre et transforme.
Au contraire le capital ne considère l’activité que du point de vue de la chose produite. Voilà pourquoi il assimile contre toute évidence le travail et l’activité spécifiquement humaine. L’activité ne peut être prise au sérieux que, au vu de son apport immédiat et positif. Positif selon le capital.
Cette volonté de ne considérer que l’impact immédiat cache le caractère d’anticipation de la lutte ouvrière : «Au lieu de regarder ce que font les ouvriers les idéologues bourgeois essaient d’imaginer ce que les ouvriers voudraient obtenir. On ne voit dans l’activité prolétarienne au plus qu’un facteur de perturbation ou de modernisation du système, jamais l’esquisse de son dépassement.»
Cette activité n’est pas prise au sérieux puisqu’elle ne produit pas. Elle serait purement destructrice et négative. Comment peut-on songer qu’elle puisse animer un monde nouveau ? En réalité le caractère négatif de l’activité communiste est déterminé par les opportunités immédiates et le contexte capitaliste. Elle n’est négative que du point de vue du capital et non de celui qui la met en branle.
«Il ne faut pas se leurrer sur le caractère destructeur que revêt l’activité communiste telle qu’elle sort des flancs du capitalisme. Elle est déjà productrice d’usage. Le sabotage détruit de la valeur marchande en s’attaquant à l’usage que l’on peut faire d’une marchandise, mais il produit une valeur d’usage pour l’ouvrier puisqu’il permet de gagner du temps libre, de faire pression sur le patron.» (Lordstown 72). Ce caractère destructeur s’évanouit même, quand l’ouvrier produit pour son propre compte sur le dos de son entreprise.
En faisant de l’activité prolétarienne révolutionnaire le pivot de notre doctrine nous pouvons saisir l’identité et la discontinuité entre la révolte contre le capital et le monde à venir. Nous voyons l’unité contradictoire du travail et de l’activité communiste. Nous pouvons affirmer que le communisme est d’abord une transformation radicale de l’activité humaine avant d’être une modification des formes sociales. Cela nous permet de réviser les conceptions traditionnelles sur l’évaluation des coûts dans le monde communiste.
Dans ses écrits de jeunesse Marx arrive à concevoir le communisme non seulement comme mouvement mais aussi comme activité. Malheureusement à mesure qu’il développe sa conception du développement historique, ce point de vue s’estompe comme point de vue unitaire. Marx devient le théoricien communiste du capitalisme. Dans les deux sens de l’expression. Côté pile, il analyse le capitalisme du point de vue de sa négation. Côté face, il est prisonnier du capitalisme.
Evidemment Marx prend en considération l’activité humaine, comme activité révolutionnaire et comme activité productrice ; mais séparément. A propos de la révolution de 1848 il montre que l’activité prolétarienne se nourrit de sa situation de classe et développe une logique propre. Dans ses oeuvres économiques il fait du travail la base et la mesure de la valeur. Mais déduisant l’activité productrice du produit il retombe sur l’assimilation entre activité productrice humaine et travail. Il ne voit pas dans l’activité du prolétariat révolutionnaire un au-delà du travail.
Si tout est dans l’activité immédiate du prolétariat, pourquoi s’occuper encore de théorie, d’organisation ? Pourquoi chercher à reformuler un programme ?
Tout n’est pas dans l’activité immédiate du prolétariat, même s’il faut tout y relier, tout mettre en perspective et en résonance. L’activité immédiate n’est communiste que par sa capacité à se dépasser. Le programme communiste est une nécessité, même s’il se trouve séparé pour le moment de l’ensemble du prolétariat. Il n’est pas extérieur à son mouvement, il est une anticipation, un guide. Sa vérité réside dans sa capacité à être dissous, c’est-à-dire réalisé par la classe. Il n’est que le programme de l’activité prolétarienne.