Retour sur l’énigme de la mort de Durruti
Par Les Giménologues. 12.02.2018. Titre original : Retour sur l’énigme de la mort de Durruti
Quand nous avions émis l’hypothèse selon laquelle Manzana aurait pu être, pour le compte du gouvernement républicain (espagnole), le bras armé ayant causé la mort de Durruti, nous avions versé au dossier, entre autres éléments, les affirmations de García Oliver concernant les conditions de la création du Conseil supérieur de guerre. Nous n’avons jamais franchement opté pour cette thèse, mais nous avions pensé que cela valait la peine de l’émettre, afin de susciter des réflexions qui pourraient, soit l’étayer, soit la réfuter.
Nous accueillons donc avec plaisir l’effort produit par un lecteur assidu de nos ouvrages, Tomás Mera, qui a cherché, à partir de la lecture attentive de la presse madrilène de l’époque, à reconstituer pas à pas le parcours des principaux protagonistes de cette ténébreuse affaire.
Sans vouloir déflorer les conclusions auxquelles parvient l’auteur, qui penche plutôt pour la thèse de l’accident provoqué par Manzana, nous pouvons rassurer les chercheurs du futur : la question reste ouverte…
Les Giménologues, 12 février 2018.
Retour sur la chronologie des événements entourant la mort de Durruti
Introduction
Dans cette recherche sur les circonstances de la mort de Durruti, il m’est apparu important de vérifier la pertinence des différentes propositions de « mando » faites à Durruti, durant la période qui va des tractations pour faire entrer la CNT au gouvernement à la date de sa mort à Madrid. Miguel Amorós [1] et Abel Paz [2] sont les plus précis sur les dates et le déroulé des événements à Madrid. Dans cette tentative d’être au plus près de la chronologie des faits, le travail a été facilité par l’accès aux sources digitalisées [3] de la plupart des journaux madrilènes ABC, La Voz, La Libertad et El Sol.
Si l’on arrive à reconstituer le plus fidèlement possible la chronologie et la présence des uns et des autres dans les différents endroits où tout se joue, Barcelone, Aragon, Madrid et Valence, on pourra tenter de démêler l’enchevêtrement des faits qui ont conduit Durruti à Madrid. L’ordre des événements aura conduit successivement Durruti à devenir potentiellement… ministre, ensuite generalísimo del Sector Centro, suivi de mayor de 3 Brigades mixtes (BM) et enfin remplaçant de Miaja à la tête de la défense de Madrid.
Rien ne permet de dire que sa mort était prévue, à défaut d’être prévisible, et encore moins planifiée et qu’il ne pouvait pas en être autrement. Le rabaisser et le tuer politiquement en lui faisant quitter l’Aragon étaient principalement les buts recherchés. Ses ennemis connaissaient sa détermination sans faille mais savaient aussi qu’il avait subi depuis la fin de l’été 36 toute une série de revers. Plus précisément, la colonne Durruti (comme les autres) piétine devant Saragosse, mais, comme on le sait, du fait du manque d’équipement et par la volonté du gouvernement central de ne pas renforcer les anarchistes.
Il y a aussi l’emballement des événements à l’automne 36. Durruti a le désir de venir à Madrid montrer ses réelles capacités sur le terrain à partir du moment où on lui donne les moyens en armes pour combattre les « fascistes ». Durruti s’exprime ainsi dans une lettre à Liberto Callejas, reproduite en première page de Solidaridad Obrera du 17.11.36 sous le titre :
« El compañero Durruti a dicho… » :
He venido de las tierras de Aragón a ganar la lucha para lo que es un problema de vida o muerte, no sólo para el proletariado español, sino del mundo entero. Todo se ha centrado en Madrid y no te oculto que me gusta verme cara a cara con el enemigo, siquiera porque se enoblece más la lucha. Antes de marchar de Cataluña pedí conciencia en los que están interesados por lo mismo. No me refería a los pobres de alma y de energía. Me referí a los que estamos empeñados en dar un empujón postrero. Los fusiles no hacen nada si no hay una voluntad y un cálculo en el disparo. En Madrid no hay duda de que no entrarán los fascistas, pero es que hay que echarlos pronto porque a España hay que volverla a reconquistar.
Estoy contento en Madrid y con Madrid, no te lo oculto, que me gusta verlo ahora con la seriedad del hombre grave que conoce su responsabilidad, que no con la frivolidad y encogimiento del hombre cuando amenaza la tormenta. [4]
Plus que les titres et les effectifs pléthoriques, c’est surtout la qualité des moyens en armement qui le préoccupe. Il connaît le prix humain payé par les miliciens dans les combats en Aragon face à un ennemi surarmé. Sa venue à Madrid survient, il faut bien le dire, après l’échec de la conquête de Saragosse.
C’est dire comme il est attendu au tournant.
Durruti misait sur le crédit politique que lui aurait gagné, auprès de Largo Caballero, le statut de sauveur de Madrid, susceptible de lui ouvrir, pensait-il, le robinet de l’armement des milices. Il ne pouvait méconnaître la volonté politique de Largo Caballero de créer son « Ejército Popular de la República », en poussant à la militarisation des milices intégrées au sein des futures Brigades mixtes.
Mais sa volonté farouche de repartir conquérir Saragosse l’emporte sur le reste. Il a déjà subi un revers cuisant, qu’il partage avec Santillán, au sujet du transfert de l’or de la Banque d’Espagne. Il ne dispose pas d’assez d’argent pour acheter des armes modernes à l’extérieur et cette question de l’armement des milices l’obsède à juste titre. Pour que la « revolución » ne soit pas enterrée par les impératifs de la guerre, il doit ouvrir un axe allant de la Catalogne au Pays basque, où se trouvaient les usines métallurgiques et surtout celles d’armement. C’est l’un des enseignements majeurs du livre d’Abel Paz.
Durruti sait l’importance, indépendamment des partis, clans et cliques, d’avoir les moyens de sa propre politique. Sa disparition prématurée en aura voulu autrement.
Avant son départ de Madrid pour Valence, le soir du 6 novembre, Largo Caballero convoque dans l’après-midi un conseil des ministres consacré à la situation militaire. Il laisse deux missives destinées aux généraux Miaja et Pozas avec des consignes claires : ces lettres ne devaient être impérativement ouvertes que le lendemain matin, 7 novembre, à 6 h. Abel Paz nous raconte comment il en fut autrement. Les deux généraux le firent vers minuit et s’aperçurent alors que l’ordre des destinataires avait été inversé. Pour l’anecdote, les généraux Pozas et Asensio [5] se retrouvent bloqués à Tarancón, sur la route de Valence, suite aux consignes de Cipriano Mera de bloquer tous les fuyards de la capitale, y compris les ministres et officiels. Au point que Federica Montseny pestera contre le refus de la laisser passer et qu’il faudra les interventions d’Eduardo Val et d’Horacio Prieto pour faire lever les barrages et libérer les ministres détenus.
Une fois le nouveau dispositif de défense mis en place, Pozas devient « general jefe del Ejército del Centro » et le supérieur hiérarchique de Miaja, qui, lui, va présider la junte de Défense de Madrid. El sector Centro correspond maintenant à la ville de Madrid et sa proche ceinture. Pour le cas où la capitale viendrait à tomber entre les mains de Franco, Largo Caballero avait prévu de faire replier les troupes de Madrid sur Cuenca pour y établir un nouveau centre de commandement sous la direction de Pozas.
Très pessimiste quant à la suite des événements, Largo Caballero avait pronostiqué – d’après Bolloten – que Madrid n’allait tenir que trois à six jours maximum. Valence avait été choisie comme point de chute, alors que le président de la république, Manuel Azaña, avait choisi, lui, de se réfugier à Barcelone. Ces deux villes ont en commun d’être ouvertes sur la mer !
Ne voulant pas donner raison aux détracteurs accusant les ministres de fuir, García Oliver, une fois son ministère installé sommairement à Valence, met un point d’honneur à revenir à Madrid le plus vite possible. Il prend au mot le président du conseil qui annonce à la fin du conseil des ministres, le 7 novembre, qu’il va retourner lui aussi à Madrid. García Oliver le prend de vitesse et semble être le premier [6] à se présenter à Madrid, probablement le 8 novembre dans l’après-midi où il se rend directement au ministère de la Justice. García Oliver dit dans ses mémoires avoir rencontré le lendemain Miaja au ministère de la Guerre, mais la presse madrilène, qui suit les différents déplacements des membres du gouvernement, n’en fait pas état.
Le 10 novembre [7], Montseny et Durruti arrivent à Madrid en provenance de Barcelone. À 15 h, Montseny parle au peuple madrilène sur les ondes de Unión Radio (cité par l’ABC du 11.11.36). García Oliver dit avoir rencontré Durruti à son arrivée à 9 h. La presse n’évoque pas la présence de Largo Caballero ni celle de García Oliver à Madrid ce jour-là. Les deux ex-compères vont ensuite rencontrer Largo Caballero pour évoquer la nomination de Durruti comme mayor en charge du commandement de 3 Brigades mixtes. La proposition est faite par García Oliver à Largo Caballero, qui l’accepte avec un délai de 10 jours. García Oliver agit ainsi dans l’optique de donner à Durruti les moyens militaires de sa présence à Madrid, et de justifier auprès de Buenaventura son poids politique et celui de la CNT-FAI, renforcés par leur entrée au gouvernement. García Oliver se voit comme l’interlocuteur privilégié du président du conseil et ministre de la Guerre. Ce dernier, dans l’optique de la chute imminente de Madrid, pense plutôt au repli des forces militaires sur Cuenca. Ce temps supplémentaire permettra de décanter la situation.
Une fois la proposition faite de le nommer mayor, Durruti sait que court un délai de 10 jours avant sa nomination. De retour à Valence, si on s’en tient à son récit [8], García Oliver dit ensuite avoir revu Montseny et Durruti. La discussion pourrait se situer le 12.11, tôt dans la matinée, avant le départ de Montseny et García Oliver pour Madrid, où ils assistent tous les deux à une réunion de la junte de Défense dans l’après-midi [9]. D’après García Oliver, Federica Montseny ne l’entend pas de cette oreille. Elle ajoute que la proposition faite par García Oliver à Largo Caballero de nommer Durruti mayor n’est pas ce que demande la CNT de Catalogne. Il ne faut pas que Durruti attende mais qu’il aille tout de suite à Madrid. Durruti assiste à la conversation et évoque une réunion à son retour à Barcelone après sa visite express du 10 novembre à Madrid. Durruti, pressé par García Oliver de prendre position sur le poste de mayor, répond avoir rendu compte de la proposition des 3 BM à Federica, Marianet et Santillán. Le débat pourrait ainsi se résumer à un détachement de 1000 miliciens d’Aragon et à une proposition d’unir les forces de Mera et de Durruti sous le commandement de ce dernier.
À Barcelone, le 12.11 dans la journée, Durruti prendra la décision finale de venir à Madrid. Il téléphone ensuite à Bujaraloz pour désigner les bataillons qui vont aller à Madrid et participe le soir « a la luz de los faroles » [10] au chargement d’armes pour la colonne sur le port de Barcelone.
Avant même qu’il ne soit question d’un poste de mayor, Durruti avait clarifié sa position en se prononçant clairement, lors d’un discours le 4 novembre à la radio CNT de Barcelone, contre la militarisation décrétée par la Generalitat. Il observait la pression de plus en plus forte des Prieto, Montseny et consorts pour le pousser inexorablement vers Madrid. Cependant, Durruti désirait ardemment montrer l’étendue de ses capacités à en découdre sur tous les fronts. Il ne pouvait pas méconnaître les risques de sa venue à Madrid mais il pensait qu’empêcher les « fascistes » d’entrer dans la capitale était très important pour entreprendre la reconquête de l’Espagne.
On ne sait pas si García Oliver et Durruti ont revu Largo Caballero le 13 ou le 14 novembre à Madrid. C’était possible techniquement au vu de la présence des trois à Madrid.
Les 13 et 14 novembre, Largo Caballero et Del Vayo sont en tournée d’inspection et constatent la réalité des combats sur le front sud de Madrid. Le délai initial de trois à six jours que Caballero avait pronostiqué pour la chute de Madrid est désormais caduc. Il n’a pas revu Durruti pour avoir sa réponse. Peu importe, l’essentiel est là : Durruti a finalement dit oui pour venir combattre dans la capitale et il est déjà en route avec ses miliciens pour Valence destination Madrid. Ricardo Sanz évoque un échange téléphonique [11] entre Durruti et Largo Caballero, avec une vague proposition de lui donner les « pleins pouvoirs ». La date du 13 novembre paraît probable, car Largo Caballero fait aussi référence à l’arrivée de nouvelles Brigades internationales. Les 2 BI, la XI et la XII, prennent progressivement position à Madrid à dater des 9 et 12 novembre.
Quant à la CNT du comité national, la donne a changé depuis la création de la junte de Défense de Madrid. Le plan initial échafaudé avant la réunion CNT du 8 novembre prévoyait de nommer le tandem Durruti-Casado à la tête de la défense de Madrid. À cette date-là, Durruti n’a pas encore donné son aval pour venir à Madrid… comme « generalísimo del sector Centro », et des émissaires sont en route pour le convaincre. Pensant prendre de court le gouvernement et le PCE, la CNT Madrid monte tout un scénario s’appuyant sur 10 000 miliciens, et se rabat sur une proposition faite, on ne sait pas vraiment par qui et comment, de nommer Durruti grand chef militaire de la défense de Madrid. Est-ce en remplacement du général Asensio nommé le 4 septembre ? Est-ce la « proposition faite par le gouvernement », comme il a été dit par González Inestal le 8 novembre ? Cette nomination figurait-elle dans la « corbeille de mariage » lors des tractations finales portant sur l’entrée de la CNT au gouvernement, comme le suggèrent les termes « hizo por el Gobierno hace unos ocho días », qui pourrraient ainsi renvoyer à la date du 1er novembre ?
L’acte final de la réunion est rédigé en ces termes, et c’est González Inestal qui intervient :
« Se da cuenta de la negativa de Durruti a la propuesta de nombramiento de Generalísimo del sector del Centro que se le hizo por el Gobierno hace unos ocho días, y de la situación de las fuerzas que manda a Madrid y del viaje de dos miembros del Comité Nacional para verle y convencerle de la necesidad de su presencia aquí.
Ante la competencia que parece pudiera existir entre Casado y Durruti de venir éste, se estimando todos no habrá ninguna cuestión ya que el uno es técnico militar y puede figurar a los órdenes del otro, que ha de ser quien con su presencia levantará la moral de todos los combatientes de éste Sector. [12] » [13]
González Inestal (dont on ne sait pas s’il parle en son nom propre ou s’il se fait le porte-parole de la majorité des membres réunis) propose de fixer un ultimatum de 4 heures au gouvernement pour que Largo Caballero signe un décret nommant Casado chef des opérations. Il ajoute qu’il faudra passer par dessus le président du conseil en cas de refus. González Inestal a bien compris que Miaja et Rojo, nommés respectivement chef de la junte de Défense de Madrid et chef d’état-major de Miaja, sont entre les mains des Russes, et que Casado – plus capable militairement, selon lui, et de plus très hostile aux communistes – serait une garantie pour la CNT. Le 8 novembre est aussi le jour où le PCE, avec son Ve régiment, tous ses commandants et militaires russes, leurs tanks et avions courent comme un seul homme dérouler le tapis rouge à Miaja. Tous aux ordres de Miaja pour commencer la bataille de Madrid, comme nous le rapporte Bolloten.
Que peut alors valoir la proposition de nommer Durruti « generalísimo del sector Centro » discutée le 8 novembre à la réunion CNT à Madrid ?
Dès sa nomination le 4 septembre 1936, suite à la chute la veille de Talavera de la Reina, Largo Caballero remplace Giral comme président du conseil et prend la charge de ministre de la Guerre. Il nomme le jour même par décret, paru dans la Gazeta de Madrid, le colonel Asensio Torrado au grade de général du Théâtre des opérations militaires de la zone centre (TOCE). Il est chargé de déployer les milices à l’ouest de Madrid et d’empêcher l’avancée sur Madrid des troupes de Yagüe. Dans un deuxième temps, le 23 octobre 1936, le général Asensio est nommé sous-secrétaire du ministère de la Guerre, Pozas prend la direction du TOCE et Miaja celle de la 1ère division organique [14] de l’armée. L’ensemble de ces trois postes stratégiques est déjà pourvu de fait quand a lieu la réunion des instances de la CNT le 8 novembre à Madrid.
Cette première réorganisation de l’armée du Centre ne sera que provisoire. Le front au sud-ouest de la capitale craque déjà de partout et fin octobre, les « nationaux » sont aux portes sud de Madrid. Ils n’auront été retardés dans leur avancée que par la décision politique de Franco le 20 septembre de déplacer des troupes de Yagüe et de les porter au secours de l’Alcazar de Tolède. Yagüe est furieux car il sentait Madrid largement à sa portée par une offensive éclair dans la foulée de la prise de Talavera. Cette incartade lui coûtera son poste et il sera écarté par Franco de la bataille de Madrid qui s’annonce.
Tout ce qui touche de près ou de loin à la question du « generalísimo del sector Centro », évoquée par Montseny [15] ou lors de la réunion de la CNT du 8 novembre, est déjà remis en question le 6 novembre avec la seconde réorganisation militaire de Madrid et les rôles attribués respectivement à Miaja et à Pozas. Miaja récupère la défense de Madrid et Pozas dirige la zone Centre.
La même réunion du 8 novembre convoquée à 10 h 30 avalise l’entrée de la CNT dans la junte de Madrid, donc sous l’autorité de Miaja… et propose d’en changer le chef. L’ABC du 8 novembre confirme la tenue la veille d’une première réunion de mise en place de l’organisme. La liste des présents donnée par El Sol du 8.11.36 indique que la CNT était absente. Le PCE, présent en force, en profita pour s’arroger les postes les plus importants politiquement. L’ABC du 9 novembre donne la liste de tous les membres de la junte de Défense où apparaissent les noms des conseillers CNT, Amor Nuño et le jeune libertaire Mariano García Cascales, et signale qu’ils se sont réunis dès le 8 novembre… dans l’après-midi.
Pendant ce temps, au comité national de la CNT à Madrid, « los distintos miembros de Comités responsables de la Organización confederal en Madrid » vont discuter doctement d’une proposition concernant Durruti… qui n’est plus d’actualité.
C’est le prolongement des manœuvres directes et indirectes visant à faire venir Durruti à Madrid à tout prix comme signe de bonne volonté et de ralliement politique au gouvernement de Largo Caballero.
Concrètement, le comité national de la CNT renonce à prendre la tête de la défense de Madrid et à utiliser tous les moyens, y compris extra-légaux, pour imposer sa politique. Les milices se trouvent mises de facto à la disposition de Miaja. Mera, qui rencontre Miaja, le juge plutôt honnête mais il se rend compte rapidement qu’il n’est entouré que de communistes et d’assesseurs soviétiques, prêts à tout pour envoyer les milices confédérales dans les zones les plus exposées.
Le champ est libre pour Miaja et le PCE. Celui-ci accapare les postes stratégiques et les plus importants de la junte de Défense comme l’Ordre public avec Carrillo, le Ravitaillement avec Yagüe, et la Guerre avec Mije. Et on ne compte pas les philocommunistes déguisés comme le socialiste Frade, sans oublier le propre Miaja dont on dit qu’il a déjà en poche la carte du PCE. Amor Nuño et Mariano García occupent des postes sans commune mesure avec l’influence réelle de la CNT à Madrid, tels que conseillers à l’Industrie de guerre – Madrid est faiblement industrialisé – et à l’Information et liaisons, même si ce dernier poste permet d’avoir la haute main sur le renseignement.
Dès le 13 novembre au soir, l’arrivée de Durruti dans la capitale est suivie le lendemain de celle des miliciens en provenance de Barcelone via Valence. Les milices en provenance d’Aragon et de Catalogne représentent en réalité un effectif de 2200 hommes pour la colonne Libertad-López Tienda et la colonne Carlos Marx auto-proclamée division, les deux à majorité PSUC-UGT et arrivées à Madrid dès le 13 novembre. L’effectif de la colonne Durruti est de 1800 miliciens. Solidaridad Obrera, dans un élan lyrique et dithyrambique, voit déjà l’ombre de Durruti à Madrid dès le 11 novembre et va jusqu’à annoncer le 12 novembre 1936 en pages intérieures : « ¡ Durruti, con 4.000 hombres, llega a Madrid ! »
À la tête d’une colonne faible numériquement, sans les moyens promis sur place par Largo Caballero et peu soutenu par la CNT Madrid, Durruti arrive en terrain miné. Mera dit ne l’avoir rencontré que vers le 16 novembre. Miguel Amorós donne une date plus conforme à la réalité en la situant dans la soirée du 13 novembre au comité de Défense de la CNT avec Val. Cipriano lui propose de joindre ses forces aux siennes et de placer l’ensemble sous la direction de Durruti. Cette option qu’il veut imposer à Miaja s’avérera impossible car la colonne de Mera a été déjà engagée par Miaja sur un autre secteur. Mera et Durruti essaient de peser ensemble sur les décisions militaires mais ils se retrouvent souvent isolés, sans réelle marge de manœuvre, quasiment pieds et poings liés sous les ordres directs et non négociables de Miaja.
Cela devient une habitude, Durruti doit se débrouiller seul avec ses miliciens et sans l’aide de troupes supplémentaires sous ses ordres. C’est ce qu’il va faire en se jetant à corps perdu dans la bataille, dans l’un des secteurs les plus exposés de Madrid.
Chronologie
Période du 8 au 10.11.36
Présence le 10.11.36 à Madrid de García Oliver, Durruti et Largo Caballero qui se voient ensemble [16].
10.11.36
Montseny et Durruti, sortis la veille de Barcelone, arrivent à Madrid le 10.11.36, d’après El Sol et La Voz du 10.11.36.
Montseny parle à Unión Radio à 15 h à Madrid, selon La Voz du 10.11.36.
Durruti passe par Valence où il assiste à un Pleno devant décider de la création d’une armée populaire et de militariser toutes les milices. Le soir, il arrive à Barcelone.
11.11.36
Montseny voit à Madrid le général Miaja dans la matinée, d’après l’ABC du 12.11.36.
Álvarez del Vayo assiste dans l’après-midi du 11.11.36 à la réunion de la JDM, selon l’ABC du 12.11.36 et El Sol du 12.11.36.
12.11.36
García Oliver est revenu à Madrid, probablement le 12.11.36.
García Oliver et Montseny sont à la réunion de la JDM le 12.11 dans l’après midi, selon El Sol du 14.11 qui parle du jueves (jeudi), qui ne peut être que le 12.11 et ils seront aussi présents à la réunion du 13.11 avec Durruti, comme l’atteste aussi La Libertad du 14.11.36.
García Oliver rentre probablement à Valence pour attendre Durruti.
13.11.36
Largo Caballero et Álvarez del Vayo sont à Madrid le 13.11, en visite sur les différents secteurs du front.
Durruti arrive avec Manzana et Yoldi à Valence en avion pour rejoindre García Oliver. Ils arrivent le 13.11 dans l’après-midi.
García Oliver visite à son tour le front, selon l’ABC du 14.11.36, qui précise qu’il doit rentrer à Valence le dimanche 15.11 pour assister à la séance de clôture du plénum régional de la CNT.
Durruti, García Oliver et Montseny assistent le soir à une réunion de la JDM.
14.11.36
García Oliver et Durruti visitent le front de Madrid.
Del Vayo reste à Madrid le 14.11.
Largo Caballero et Del Vayo rentrent à Valence le 14.11.36 vers 19 h pour le conseil des ministres et font un compte-rendu de leur visite madrilène.
16/17.11.36
García Oliver et Federica Montseny auraient été présents à Madrid, d’après Mera. Cela pose le problème de la présence de García Oliver au conseil supérieur de Guerre (CSG) le 16.11.36 à Valence.
La proposition de nommer Durruti à la place de Miaja
À la lecture des journaux de Madrid, dont l’ABC monarchiste devenu républicain de gauche, il est possible de retrouver les passages à Madrid de García Oliver, Álvarez del Vayo et Largo Caballero. Tous les trois sont membres du conseil supérieur de Guerre depuis le 9 novembre. Cela permettra ainsi de suivre en parallèle les informations des mêmes journaux sur les réunions de ce conseil.
En novembre 36, la presse de la capitale ne donne quasiment aucun détail sur les miliciens de la CNT et n’a d’yeux que pour les républicains et surtout le PCE. Les premiers jours de la bataille de Madrid coïncident avec l’anniversaire de la révolution russe d’Octobre 1917. L’arrivée à Madrid des milices de Catalogne le matin du 12 novembre et de celles d’Aragon le 14 au soir sera à peine évoquée. Il faudra attendre la mort de Durruti plusieurs jours après pour apprendre dans la presse madrilène qu’il y a combattu, alors que les journaux regorgent des « exploits » des unités communistes.
Pour revenir au conseil supérieur de Guerre où aurait été décidé le remplacement de Miaja par Durruti, les réunions se déroulent après le conseil des ministres, et ce tous les deux jours.
Dans ses mémoires, García Oliver dit qu’il a élaboré l’idée d’un conseil supérieur de Guerre [17] lors d’une réunion des quatre ministres cénétistes avec Horacio Prieto, afin de ne pas laisser toute la conduite de la guerre à Largo Caballero et Indalecio Prieto. L’annonce aurait pu avoir lieu le 7 novembre à Valence lors d’un conseil des ministres précédant le départ de García Oliver et Largo Caballero pour Madrid. Un passage dans l’article d’El Sol du 9.11.36, p. 4, fait référence à un communiqué en date du 8.11, entérinant le principe d’un conseil de Guerre. Le président du conseil en accepte le principe et laisse aux autres ministres 48 h pour donner leur accord et celui de leurs partis.
Créé lors de la réunion [18] du conseil des ministres à Valence qui débute le 9 novembre à 16 h, il se réunit dans la foulée de celui-ci. García Oliver, ministre CNT de la Justice, en fait partie et en sont membres, pour les plus connus, outre Largo Caballero qui le préside, le ministre PCE de l’Agriculture Uribe et le ministre d’Etat et commissaire général à la Guerre Del Vayo. El Sol du 10.11 annonce qu’il se réunit après le conseil des ministres. Largo Caballero a pu le présider avant son départ pour Madrid. García Oliver est le seul ministre cénétiste à y participer. La réunion se termine à 20 h 15.
Évoquer, dès le 9 novembre, le remplacement de Miaja, nommé trois jours plus tôt, peut sembler étrange. Mais, nous le verrons plus tard avec le refus de Miaja de venir à Valence rendre des comptes, c’est peut-être une hypothèse à considérer, en liaison avec le témoignage du journaliste Chaves Nogales.
Le conseil des ministres ne se réunit probablement pas le 11.11 à Valence, vu le nombre d’absents et la présence de trois ministres à Madrid.
Álvarez del Vayo se trouve à une réunion de la junte de Défense à Madrid le 11 novembre 36.
García Oliver est aussi annoncé à Madrid le 12, sans plus de précision, par La Voz et El Sol du 12 novembre 36, qui signalent les deux ministres présents à Madrid.
Le conseil des ministres se réunit à nouveau le 14 novembre à Valence. Largo Caballero et Del Vayo rentrent de Madrid vers 19 h, mais García Oliver et Montseny sont absents car restés à Madrid. Même si le conseil supérieur de Guerre s’est réuni malgré les absents, ce n’est de toute façon pas la réunion évoquée par García Oliver dans ses mémoires.
Le conseil des ministres, suivi d’un conseil supérieur de Guerre, se réunit à nouveau le 16 novembre à Valence, mais sans donner lieu à compte rendu dans la presse. Le fait est rapporté par le journal El Sol du 17 novembre, mais il est aussi certifié par La Libertad du même jour.
Le conseil des ministres, suivi d’un conseil supérieur de Guerre, se réunit ensuite le 18 novembre à Valence, mais on ne trouve pas dans la presse d’informations précises sur l’ordre du jour.
Au-delà de la date supposée, 9, 14, 16 ou 18 novembre, cette proposition concernant Durruti intervient sur fond de rivalité récurrente entre Largo Caballero et Miaja. Le journaliste espagnol Manuel Chaves Nogales, auteur d’une série d’articles – regroupés dans La Défense de Madrid [19] – écrits et parus en 1938 dans la presse mexicaine, l’évoque dans ses articles.
Chaves Nogales ne cesse de faire un éloge appuyé de Miaja, mais il raconte aussi divers épisodes du conflit latent entre les deux hommes, en partie sur fond de jalousie de voir Miaja couvert de gloire. Ecrit dans un style romanesque, on y voit Miaja tancer Durruti et traiter les miliciens de lâches pour s’être retirés de positions stratégiques dans le secteur de la Cité universitaire. Cet épisode est connu et relaté par M. Amorós. Il est à mettre au passif des miliciens des colonnes du PSUC, la Carlos Marx et la Libertad-López Tienda [20], le 15 novembre. Des incidents s’en suivirent avec les miliciens de Durruti, qui dûrent décrocher à leur tour, et Miaja menaça d’éliminer la colonne Durruti, après avoir retiré à la colonne PSUC son autonomie en tant qu’unité. Prise en tenaille entre la colonne du PSUC Libertad-López Tienda et la IXe BI du général communiste Kleber, la colonne Durruti est quasiment seule au combat et sort pratiquement anéantie le 18 novembre au matin. C’est le traitement infligé par les soviétiques à Durruti pour le déconsidérer et casser son prestige.
Chaves Nogales, dans un élan lyrique, finit par voir Durruti mourir au combat, une balle lui traversant le cœur !
Dès le départ, Miaja n’a guère apprécié les conditions dans lesquelles il a été désigné président de la junte de Défense. Persuadé que Largo Caballero lui tend un piège et que ce dernier a élaboré un plan destiné à le sacrifier, Miaja se voit conforté et ragaillardi par l’adhésion des partis et syndicats à sa junte et l’appui inconditionnel du PCE. Dans un climat d’abandon et de panique, Miaja voit d’un bon œil que les staliniens fassent office de garants du maintien de l’ordre et prennent de fait le contrôle de la défense de la capitale.
Si on suit la chronologie, ce récit évoque au moins deux, voire trois, tentatives de faire venir autoritairement Miaja à Valence, dont la première pourrait se situer vers le 9 novembre, et une nouvelle le 17. À chaque fois, Miaja refuse d’obéir ou s’arrange pour ne pas venir.
La première fois, Miaja refuse d’aller à Valence rendre des comptes à Largo Caballero, pour ne pas être ensuite accusé de fuite. La deuxième fois, Miaja, légèrement blessé, refuse de se déplacer. Largo Caballero voit que Miaja prétexte une perte de temps trop importante pour ce déplacement. Alors, il lui répond deux jours après en mettant un petit avion à sa disposition. Miaja juge alors sa taille peu digne de son rang et craint pour sa propre sécurité. Les échanges auraient eu lieu à coups de télétypes. Selon M. Amorós, le texte des entretiens entre Miaja et le gouvernement se trouverait aux archives militaires d’Ávila. Il serait ainsi possible de retrouver la trace de ces différents incidents, tels que relatés par Chaves Nogales.
Le premier refus pourrait expliquer le départ de Valence, dès le lendemain, de plusieurs ministres à Madrid, dont Álvarez del Vayo, mandaté par Largo Caballero. Del Vayo assiste dès son arrivée le 11 novembre à une réunion de la junte de Défense.
Le compte rendu de cette réunion dans la presse madrilène fait allusion en filigrane à ce conflit de pouvoir où il est nécessaire de réaffirmer que « la junte de Défense n’est que le prolongement du gouvernement » et de couper ainsi court aux propos du ministre de la Guerre, qui voyait Miaja décider seul de tout et se prendre pour le gouvernement :
« El ministro de Estado, que asistía a la reunión, expuso el estado en que se encuentra la situación internacional con respecto a los sucesos de España, y dijo que desde el traslado del Gobierno a Valencia la opinión internacional se había inclinado favorablemente hacia el Gobierno legítimo de España. Estimó el general presidente, y su opinión la compartieron todos los reunidos, que la Junta de Defensa de Madrid no es más que una prolongación del Gobierno legítimo de la República española. » [21] (La Voz du 12 novembre 36.)
À partir de ce premier acte d’insubordination de la part de Miaja, le ministre de la Guerre réfléchit à sa destitution pour affirmer sa volonté de rester le seul chef de l’armée. Toujours dans un souci de ménager ses arrières, et connaissant probablement le désaccord d’Azaña sur le sujet, Largo Caballero va encore demander un délai de huit jours en le justifiant par le temps nécessaire pour Durruti de se faire connaître à Madrid. Il ajoute qu’il ira lui-même à Madrid parler avec Durruti et lui transmettre le poste de commandement.
Le second refus réitéré de Miaja de venir les 17 puis 19 novembre à Valence peut avoir irrité au plus haut point Largo Caballero. Miaja voyait son sort définitivement scellé et Largo Caballero en profita pour accéder à la demande de García Oliver. Durruti étant déjà à Madrid depuis 4 jours, on ne voit pas trop pourquoi Largo Caballero demande le 18 novembre un délai de 8 jours pour qu’il se fasse connaître ?
La guerre de tranchée n’étant pas terminée, il reste encore à venir l’incident le plus tendu, qui va se produire le 19 novembre [22], avec la tentative par Largo Caballero de retirer 3 BM et d’autres bataillons du front de Madrid. Le but était de lancer une offensive sous les ordres de Pozas dans la province de Tolède afin de dégager la pression sur Madrid, offensive qui s’avérera finalement un échec car Franco ne mordit pas à l’hameçon.
Largo Caballero voyait en Miaja un rival qui lui faisait de l’ombre. Il l’accusa de décider seul à la place du gouvernement, voire de se prendre pour le gouvernement : « Caballero aspire à être le libérateur de Madrid – bien que ce soit de l’extérieur – et ses ordres sont impératifs, » ajoute le journaliste.
En résumé, que reste-t-il de cette proposition de remplacer Miaja par Durruti ? Juste une rodomontade dont Largo Caballero est familier ? Une tentative de mettre Miaja au pas, sûrement, mais qui ne sera pas suivie d’effet ! Nommer Durruti, c’était déjà entrer en conflit avec Azaña qui désapprouvait le remplacement de Miaja. Azaña avance qu’il n’ose pas imaginer ce qui se passerait dans ce cas, car « les gens et l’armée l’adorent », selon le témoignage de son neveu [23] qui fut son aide de camp. Mais c’était à coup sûr se mettre à dos tout l’état-major, ainsi que les partis républicains modérés, les secteurs hostiles du PSOE, et le PCE. Il s’en serait suivi, dès novembre 1936, une crise politique et gouvernementale sonnant le glas de ses ambitions de président du conseil et ministre de la Guerre.
Largo Caballero a tout intérêt de profiter des bonnes relations avec ses nouveaux amis de la CNT. L’objectif est d’aller vite vers la militarisation des milices et de réorganiser ainsi l’armée rebaptisée EPR, Ejército Popular de la República. Il va donc imposer la création d’un état-major central, confié le 27 novembre au général Martínez Cabrera et placé sous les ordres du ministre de la Guerre. La priorité était d’avoir des officiers sûrs qui ne seraient plus sous la férule du PCE comme l’étaient Miaja et Rojo. Ce plan prévoyait en parallèle la militarisation des milices des partis, syndicats et organisations via la constitution de Brigadas Mixtas (BM) en préparation depuis la mi-octobre 36.
Entre la fin octobre et le début novembre 36, quatre BM, soit les 2, 3, 5 et 6, sont réellement formées et vont participer à la bataille de Madrid au fur et à mesure de leur constitution dès le 5 novembre 36, sans compter la 1ère BM déjà en place au nord-est de Madrid.
Si l’on en revient à l’idée première du 10 novembre de García Oliver de confier trois BM à Durruti, il n’y a que trois BM, soit les 2, 3 et 5, qui soient susceptibles d’être dirigées par Buenaventura. Les trois autres, les 1, 4 et 6, sont sous contrôle direct du PCE, qui aurait refusé de le céder en hurlant à la mort.
« Las seis primeras Brigadas Mixtas fueron creadas el 18 de octubre, aunque su organización tardaría un tiempo en completarse. La 1.ª estuvo liderada por Enrique Líster, la 2.ª por Jesús Martínez de Aragón, la 3.ª por José María Galán, la 4.ª por Eutiquiano Arellano, la 5.ª por Fernando Sabio y la 6.ª por Miguel Gallo Martínez. De los seis primeros mandos de las Brigadas Mixtas, tres de ellos tuvieran el carné del PCE (Líster, Arellano y Gallo). Muchos de estos mandos comunistas procedían del Quinto Regimiento, que se había destacado en los combates alrededor de la capital durante los primeros meses de la guerra. [24] » [25]
Ces six BM seront les seules à être constituées fin 1936, et les autres ne seront progressivement mises en place que durant l’année 37 et suivantes.
Nommer Durruti mayor à Madrid pour prendre la tête des trois BM aurait été plus grandiose, de la part de Largo Caballero semble-t-il, que de le nommer à la place de Miaja. Chaque BM dispose en effet d’un effectif moyen de 4000 hommes. Trois BM forment une division pouvant être commandée par un mayor, grade le plus élevé pouvant être obtenu par un civil issu des milices. Durruti serait alors devenu mayor chef de division avec 12 000 hommes sous ses ordres. C’est, ni plus, ni moins, ce qu’obtient Mera par la suite en tant que commandant de la XIVe division puis lieutenant-colonel du IVe corps d’armée. Yoldi ou Ricardo Sanz suivront la même trajectoire.
Largo Caballero était un politicien habile et manipulateur. Il connaissait très bien la CNT pour l’avoir farouchement combattue lorsqu’il était conseiller sous la dictature de Primo de Rivera. Durruti pouvait penser que l’objectif de vaincre le fascisme était en mesure de l’emporter sur toutes les autres considérations partisanes et partidaires. C’est le sens de son discours du 4 novembre à Barcelone. Durruti et ses « folies révolutionnaires » n’étaient pas du goût de ses ennemis. Cette puissance militaire ainsi octroyée lui aurait permis d’être le sauveur de Madrid et de disposer enfin des moyens militaires permettant à ses colonnes de reprendre l’offensive sur Saragosse dans de meilleures conditions.
Dans ses Mis recuerdos. Cartas a un amigo [26], Largo Caballero ne fait pas état d’une quelconque proposition de nommer Durruti successivement ministre puis mayor et enfin generalísimo à la place de Miaja. C’est dire tout le « respect » qu’il avait pour Durruti qu’il savait intransigeant. Il est à noter que, dans son livre, Durruti n’est cité qu’une seule fois, le jour de sa disparition et García Oliver quatre fois ! C’est maigre comme bilan pour la CNT et pour García Oliver qui se voyait comme l’interlocuteur et partenaire privilégié de Largo Caballero, croyant s’en être fait un allié contre l’hégémonie rampante du PCE.
Le piège se referme sur Durruti
Dans ces conditions, l’organisation par Miaja de l’assassinat de Durruti à la charge de Manzana doit être reconsidérée en fonction de nouvelles dates. Ce n’est plus le 14 mais dès le 9 novembre que flotte dans l’air le remplacement de Miaja. Le conseil supérieur de Guerre se réunit aussi les 16 et 18 novembre et, là, on sait que García Oliver est bien présent à chaque fois à Valence.
Bien sûr, tout est encore possible, y compris la fuite de l’information organisée sciemment par le PCE dans les jours précédant ladite réunion du GSG. Miaja aurait alors eu vent de la volonté de Largo Caballero de le remplacer, et un délai supplémentaire aurait été octroyé à Miaja pour mettre en place le scénario macabre de l’élimination de Durruti.
À l’allure où vont les événements, et après la détermination de Miaja assuré du soutien du PCE et se permettant l’audace de désobéir, est-il judicieux de courir le risque énorme d’éliminer Durruti ? Ses ennemis communistes et moscoutaires savent que les menaces et promesses de Largo Caballero ne sont pas toujours suivies d’effet. Sa préoccupation d’organiser le nouvel état-major central et l’EPR lui permet d’avoir un coup d’avance pour passer à l’étape suivante. La décision de nommer García Oliver pour organiser les futures Ecoles populaires de guerre [27] et le développement des Brigades mixtes avait pour but de former les officiers le plus loin possible de l’orbite du PCE.
Durruti restera finalement à la tête de sa seule colonne. Malgré les ordres donnés par Miaja et Rojo de mettre la colonne Libertad-López Tienda, renforcée par des bataillons issus de la division Carlos Marx, sous les ordres de Durruti, les officiers PCE refuseront d’être commandés par lui. Il ne sera pas nommé à la place de Miaja, ni mayor ni encore moins generalísimo.
Durruti a bien failli être ministre dans le gouvernement du Lénine espagnol quand celui-ci lui fit la proposition lors d’une conversation téléphonique à Madrid. C’est Antonio De La Villa qui rapporte cette curieuse offre de Largo Caballero à Durruti que l’auteur situe au moment de la création du gouvernement incluant les nouveaux ministres de la CNT. Cette allégation est citée dans Le bref été de l’anarchie [28].
La bataille de Madrid est loin d’être achevée. L’imprévisibilité de Durruti ne permet pas d’organiser facilement son élimination physique. Il n’y a qu’un proche qui puisse le faire, et Manzana aurait pu être la bonne personne, retournée par les soviétiques. Le conseiller russe et agent du GRU collé aux basques de Durruti dès son arrivée pouvant alors être l’officier traitant de Manzana, chargé de la sale besogne.
Mais quel intérêt pour le PCE de précipiter les affaires et d’ouvrir à ce moment-là les hostilités avec la CNT ? Le triomphe en cas de victoire à Madrid était assuré pour le PCE et Miaja serait élevé au titre de héros national ! Malgré les manœuvres de Largo Caballero pour freiner son ascension dans l’état-major, le PCE progresse dans l’EPR et, via le rôle trouble joué par Del Vayo, il pourra accéder à des postes de commandement dans les mois qui suivent. La vraie cible du PCE, c’est le Lénine espagnol qui refuse la fusion des deux partis socialiste et communiste, et n’est plus l’instrument docile que souhaiteraient les soviétiques.
Mais les « chinos », comme on surnomme les Russes en Espagne, et en particulier Staline, se déterminent toujours selon leurs propres intérêts. Ils ne se soucient pas d’avoir l’aval de leur allié local pour agir. Il suffit de mettre le PCE devant le fait accompli et d’exiger l’obéissance aux ordres venant de Moscou. Parmi les anarchistes qu’ils ont eu l’occasion de côtoyer durant le bref été de l’anarchie, ils ont vite séparé le grain réformiste de l’ivraie révolutionnaire et catalogué Durruti comme irrécupérable. Une partie de la réponse sur la mort de Durruti réside sûrement dans les rapports envoyés par les services secrets à Moscou. Ils sont toujours inaccessibles et leur contenu pourrait indiquer ce qui était connu des agents du NKVD, à commencer par celui qui servait d’assesseur militaire [29] à Madrid lors de son arrivée le 13 novembre à Madrid.
La décision, alors, d’éliminer Durruti ne pouvait venir que du plus haut sommet de la pyramide en la personne de Staline. En Espagne, à l’automne 36, les soviétiques sont déjà à l’œuvre tout en y allant patiemment et par étapes. Au Levant, il reste le « point dur » de la colonne de Fer, véritable obssession du PCE. Paz et Amorós relatent que le 30 octobre, lors des funérailles d’un délégué de la colonne assassiné la veille à Valence, des tireurs embusqués tirent du siège du PCE vers les miliciens venus en nombre à l’inhumation, faisant plus d’une centaine de morts. L’écrivain José Roblès, devenu interprète du général russe Gorev, disparaît lui aussi à Valence, fin novembre, dans des conditions jamais élucidées, probablement exécuté par les sicaires du NKVD.
Au vu de la situation sur le terrain, les Russes ont estimé, à partir des rapports transmis par leurs conseillers militaires, que Durruti n’arriverait pas à prendre Saragosse, faute d’un armement conséquent, et que le conseil d’Aragon et la collectivisation ne pourraient pas s’exporter pour le moment au-delà de cette province. Des ordres ont été transmis par les soviétiques aux services secrets sur place pour empêcher Durruti d’accéder aux armes modernes envoyées dans le port de Barcelone. Walter Krivitsky, espion du NKVD opérant en Europe occidentale, sentant venir le vent des purges en 1937, décide de déserter à Paris puis rejoint New York. Il relatera dans ses mémoires parues en 1939 que des ordres lui furent transmis de Moscou en ce sens. C’est le sabotage organisé du front d’Aragon.
Il faut savoir être patient et garder un œil sur Durruti. Il sera grand temps de s’en occuper le moment venu, à la manière dont Mera le raconte quand il décrit la tentative de l’assassiner en juillet 37 [30]. Barcelone et la Catalogne sont les objectifs numéro un et il importe plus d’y installer durablement le PSUC et ses succursales.
La reprise en main de l’Aragon passera d’abord par la prise du pouvoir à Barcelone. Les mois suivants auront raison du POUM et mettront au pas la CNT, ouvrant la porte dès le début août 37 à la reconquête de l’Aragon par Líster.
La journée du 19 novembre
Ce jour-là, Manzana conseilla à Durruti de rester dans la caserne, puisqu’il devait participer à la réunion des militants prévue pour l’après-midi – selon Mera dans son témoignage direct fourni à Paz. Mais Durruti, après avoir entendu le rapport de Bonilla, décida de prendre la voiture et d’aller voir sur place avec Manzana.
Toutes les suspicions convergent sur Manzana ce 19 novembre.
Malgré son bras droit en écharpe, aurait-il pu se servir de son arme personnelle, un pistolet 9 mm en usage dans l’armée espagnole, pour exécuter froidement Durruti ? Pour cela, il devait tirer de sa main gauche valide et, même s’il était apte à le faire, le geste devait être précis et à une courte distance. Il pouvait le faire dans la Packard, soit du côté opposé, en entrant de face, soit par derrière tandis que Durruti entrait en lui tournant le dos. Dans ce cas, il fallait viser juste et de telle façon que cela apparaisse comme un accident. Si l’on se souvient de la veste en cuir décrite par Ortiz et vue chez Mimi, la trajectoire était quasiment à plat et du haut vers le bas. L’entrée de la balle se situait en haut de l’omoplate gauche et la sortie sur le devant de la veste toujours côté gauche. Sur la photo de Durruti sur son lit de mort, on voit du sang couler du côté droit, au niveau des côtes. Ortiz fait l’hypothèse d’un tir de près, à même la veste, exécuté par derrière, quand Durruti avait posé un genou à terre pour ne pas se trouver dans la ligne de mire de tireurs embusqués.
Une seconde version évoque un tir accidentel de Durruti ou de Manzana avec un naranjero. Le naranjero, ou subfusil Schmeisser MP28, est une mitraillette connue pour son instabilité légendaire, et pour se déclencher au moindre choc. Peu de témoins ont vu Durruti avec un naranjero car il avait toujours un Colt 45 sur lui. Bonilla affirme que seul Manzana est sorti ce jour-là avec le sien. Quand on observe à quoi ressemble une Packard des années 30, véhicule qu’utilisait Durruti pour ses déplacements, on peut observer deux détails intéressants : les portes arrière s’ouvrent vers l’extérieur auquel s’ajoute ce grand marchepied. Durruti était plutôt grand de taille si l’on compare à la taille moyenne, comme on le voit sur plusieurs photos de l’époque. Pour entrer, donc, par l’arrière dans ce type de véhicule, il faut quasiment, une fois hissé sur le marchepied, se mettre à plat pour s’y glisser avant de faire une rotation du corps et venir s’y asseoir. Il n’est pas improbable que, Manzana faisant de même, côté opposé, le bras droit en écharpe et le naranjero dans la main gauche, il se soit produit cet accident devenu au fil du temps une sous-version de l’accident qui voyait Durrruti se blesser mortellement avec son propre naranjero. Ceci pourrait à la fois expliquer la trajectoire à plat de la balle et surtout son entrée par le dos, en réalité le haut de l’omoplate gauche, et rendre crédibles les observations d’Ortiz sur la veste de cuir, sans pour autant devoir partager son hypothèse d’un acte délibéré de Manzana.
Est-il concevable de se servir dans des conditions plus que périlleuses de son propre pistolet de service et ce avec la main droite blessée ? Manzana avait été blessé sur les combats de la colonne dans la zone de la Casa de Campo. La « fenêtre de tir » qu’il obtient le 19 novembre, quand Durruti décide au dernier moment de sortir la Packard, est tout de même un sacré coup de chance ! N’aurait-il pas été plus plausible et judicieux de le faire assassiner de loin par un tireur embusqué quand il se rendait sur le front avec tous les assesseurs militaires ?
La situation ne s’éclaircit pas plus, une fois Durruti entre les mains des médecins. Le Dr Santamaría préfère requérir l’avis d’un chirurgien réputé, le Dr Bastos, pour une expertise. Ce dernier racontera dans ses mémoires [31] avoir ressenti une ambiance très lourde à son arrivée. Bastos comprend qu’on lui cache des choses et croît deviner que ce sont « ses propres acolytes qui sont responsables de sa blessure ». On apprend que la balle a traversé la partie haute de l’abdomen et a occasionné de profondes lésions au niveau des viscères. Bastos rapporte, toujours dans ses mémoires, qu’il avait rencontré des années plus tard des médecins (ils ne sont pas moins de huit médecins, dont Bastos, cités par Llarch [32]) ayant assisté à la scène, et qu’ils en tremblaient encore. Personne n’osait en dire plus, s’en tenant à la version connue. Pour les besoins de son livre, Llarch écrit avoir cherché à rencontrer le Dr Santamaría à Lérida et que « le silence fut l’unique réponse ». Santamaría acceptera ensuite de répondre, deux mois après, à un questionnaire par écrit.
En ce qui concerne la blessure, il y a clairement deux versions contradictoires sur l’entrée et la sortie de la balle. Le Dr Santamaría, qui a procédé à une autopsie, déclarera une entrée de balle du côté du thorax. Le Dr Fraile parle d’un orifice situé au niveau de la cage thoracique. Llarch écrit que la balle est entrée sous le sein gauche puis est sortie dans le dos avec un orifice de sortie plus grand que celui de l’entrée de balle. Mais rien du côté des médecins ne va dans le sens de l’observation faite par Ortiz sur la veste de Durruti vue chez Mimi après la guerre. Ortiz dit clairement qu’il s’agit d’une entrée de balle côté omoplate gauche et d’une sortie sur le devant, vu l’état du cuir déchiré vers l’extérieur. La trajectoire est à plat et du haut vers le bas. Le coup de feu a été porté à courte distance. Dans le questionnaire de Llarch, le Dr Santamaría estime qu’il est médecin et pas un juge instructeur. Il n’en dira pas plus sur qui pourrait être responsable de la blessure, continuant à s’en tenir à la version du naranjero porté par Durruti. Llarch ignore la version d’Ortiz sur la veste de Durruti au moment où il écrit son livre. À l’image de Santamaría, on peut deviner la gêne des médecins ayant approché Durruti. Il s’en dégage une impression de voir ces médecins faire bloc tous ensemble, ne voulant pas être accusés de la mort de Durruti en cas d’intervention.
Les éléments biographiques manquent sur Manzana et sur les circonstances dans lesquelles il est devenu assesseur militaire et proche de Durruti. Lors des journées de juillet 36 à Barcelone, le sergent José Manzana Vivó participe aux combats de rue avec deux autres sergents, Valeriano Gordo Pulido et Martín Terrer Andrés, tous à l’œuvre dès les premiers jours du Golpe. Abel Paz, dans son livre sur Durruti dans sa version espagnole [33], donne plus de détails que dans l’édition française parue Quai Voltaire.
García Oliver confirme la présence des sergents Manzana et Gordo dans les combats livrés près du secteur des Ramblas les 19 et 20 juillet [34]. Il explique qu’avec l’aide du caporal Soler et d’une poignée de soldats ils s’étaient emparés de deux mitrailleuses confisquées à un détachement dont les officiers avaient été neutralisés. García Oliver décrit Manzana comme un « homme serein et capable à la tête d’un petit détachement ». Le 24 juillet, lors du départ de la colonne Durruti de Barcelone, García Oliver, présent en tant que chef du département de la Guerre du comité des milices, dit sa préférence pour le sergent Manzana comme assesseur militaire au lieu du commandant Pérez Farras.
Il a été dit et écrit que Manzana se serait joint aux anarchistes, une fois sorti de la caserne de Las Atarazanas. D’autres voient en lui le redoutable tireur qui aurait tué aussi Ascaso d’une balle en pleine tête à partir de cette même caserne de Las Atarazanas. Théorie séduisante, certes, mais il faut aussi se souvenir que Enrique Obregón Blanco, secrétaire de la Federación Local de Grupos Anarquistas de Barcelona, mourut le 19 juillet de la même manière devant la Telefónica. Des tireurs d’élite dans l’armée, ce n’est pas ce qui manquait et ce malgré les médailles olympiques gagnées au tir par Manzana. Des récits font état de sa présence avec Gordo aux réunions du comité de Défense CNT de Barcelone de la Plaça Arc del Teatre.
Ortiz fait partie de ceux qui affirment ne pas avoir vu Manzana dans les combats à Barcelone durant ces journées de juillet. Mais cet « oubli » à propos de Manzana et la haine qu’il lui voue pourraient remonter à la découverte par Ortiz de la veste de Durruti, et au fait qu’il pense alors que le sergent Manzana a commis un acte délibéré. Dans la biographie qui lui est consacrée, Ortiz general sin dios ni amo, Ortiz présente Manzana comme détenu parmi d’autres prisonniers au siège du POUM où Gordo vint le chercher.
Si ce dernier fait s’avérait exact – car on peut imaginer que Manzana était resté bloqué dans la caserne ou fut retrouvé prisonnier dans une cellule, jusqu’à la reddition des insurgés, et fut ensuite embarqué avec d’autres prisonniers vers le local du POUM –, la venue rapide de Gordo pour le libérer serait alors encore des plus étranges. Gordo devait vraiment bien le connaître pour être venu si vite le chercher !
Le sergent Gordo Pulido est de la caserne de Las Atarazanas et il connaît le sergent Manzana. Les deux ont collaboré pour sortir des armes clandestinement de la caserne afin d’armer les militants confédéraux. Manzana n’était pas anarchiste ni membre de la CNT, il pouvait très bien être un républicain légaliste et hostile au coup d’État. Piégé dans la caserne avec les officiers factieux, il ne devait pas être le seul dans ce cas-là parmi la troupe. Combien de soldats pensaient ce jour-là venir en défense de la République, comme le proclamèrent les officiers nationaux félons pour les faire sortir dans la rue et contrôler les points stratégiques de Barcelone ?
Il faut aussi se rappeler que si Ortiz se souvient bien de Gordo et Terrer, c’est que ces deux militaires CNT furent affectés à sa colonne en Aragon et qu’ils se retrouvent tous plus tard en exil au Venezuela, tandis que Manzana rejoint la colonne Durruti comme conseiller militaire. Paz s’appuie aussi sur le récit de Luis Romero, Tres días de julio.
Un film soviétique [35] très troublant montre ce 19 novembre Manzana avec sa main blessée en gros plan, affublé du titre ronflant de chef d’état-major de Durruti, alors que c’est un illustre inconnu pour 99% des Espagnols. Le film suggèrerait insidieusement que c’est un « ami » car on le met presque plus en valeur que Durruti lui-même. Ces actualités seront vues par des millions de personnes à travers le monde. Dans un extrait d’une quarantaine de secondes et tourné quelques heures avant sa mort, on voit apparaître Durruti accompagné de Manzana. C’est à partir de la minute 2 et 23 s : Durruti y est présenté comme un « militant du front populaire » et Manzana y apparaît comme « son chef d’état-major », un titre purement militaire et peu conforme à la tradition des milices et colonnes. Le film reprend aussi la version officielle cénétiste de la balle fasciste. On peut y voir, avec un luxe de détails, les blessures à la main droite et ensuite un gros plan sur Manzana.
Sur des photos prises le jour de l’enterrement de Durruti, on peut voir Manzana tenant le bras d’Emilienne Morin. Il est là, près des « officiels » de la CNT et des membres de la colonne. Ce jour-là, la seule version ayant droit de cité est celle de la balle fasciste. Mais après ? Il y a eu l’enquête officielle de Sanz, bâclée et indigne de ce qu’a été la vie de Durruti au service de la cause. Manzana rejoindra la colonne qui sera finalement militarisée…
Depuis 80 ans, une chape de plomb continue d’entourer la mort de Durruti. En un sens, Manzana sera resté fidèle à la CNT par son silence assourdissant. Il se tait définitivement après avoir raconté autant de versions que d’interlocuteurs. Est-ce que cela en fait un bourreau pour autant ? García Oliver vivait lui aussi au Mexique, et il n’a visiblement jamais cherché à le revoir. Après tout, García Oliver savait depuis le début et il a menti par omission. Quant Mera lui demande de prendre la tête de la colonne et du combat, il refuse et restera… ministre, préférant que soit désigné Sanz pour diriger la colonne. Sa décision est prise dès la première minute après que Mera lui a annoncé la nouvelle : l’organisation doit être préservée et ne doit pas sortir humiliée par la mort accidentelle de Durruti. Avec la version du héros mort au combat, Durruti sera transformé en icône… C’est déjà la fin.
Durruti achèvera à Madrid une vie entière dédiée à la révolution. Ni abattu ni découragé, il représentait l’ultime espoir que la cause ne soit pas enterrée avec les impératifs de la guerre. En épilogue, disons que la notion de labyrinthe, de Miguel Amorós, et celle de bref été de l’anarchie, de Hans Magnus Enzensberger, résument fidèlement ce que fut le destin tragique de ce révolutionnaire libre de ce siècle…
Tomás Mera, le 12 février 2018
Notes
[1] Miquel AMORÓS, Durruti en el laberinto, Barcelone, Virus editorial, 2014 / Miquel AMORÓS, Durruti en el laberinto, Ciudad Autónoma de Buenos Aires, Libros de Anarres (Utopía libertaria), 2016.
[2] Abel PAZ, Durruti en la Revolución española, Madrid, Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 1996.
[3] http://hemerotecadigital.bne.es/index.vm?q=root&t=%2Balpha&lang=fr
NB : La Voz est un quotidien du soir qui peut annoncer des nouvelles connues en fin de matinée ou début, voire fin, d’après midi !!!
ABC.es Hemeroteca – Navegar por fecha
[4] « Le camarade Durruti a dit… » :
Je suis venu des terres d’Aragon pour gagner la lutte pour ce qui est une question de vie ou de mort, non seulement pour le prolétariat espagnol mais encore celui du monde entier. Tout s’est focalisé sur Madrid et je ne te cache pas que cela me fait plaisir de me retrouver face à face avec l’ennemi, au moins parce que cela rend la lutte plus noble. Avant de quitter la Catalogne, j’ai demandé une prise de conscience à ceux qui poursuivent le même but. Je ne visais pas les couards et les faibles. Je visais ceux d’entre nous qui sont prêts à en mettre un dernier coup. Les fusils ne font rien s’il n’y a pas une volonté et un calcul au moment de tirer. À Madrid personne ne doute que les fascistes n’entreront pas, mais il faut les repousser au plus vite parce qu’il faut repartir à la conquête de l’Espagne.
Je suis content d’être à Madrid et avec Madrid, je ne te le cache pas, et j’aime le voir maintenant avec le sérieux de l’homme réfléchi conscient de sa responsabilité, dépourvu de la frivolité et du découragement de l’homme devant l’orage qui menace.
[5] Le général Asensio est l’homme de confiance de Largo Caballero dans l’armée. Nommé sous-secrétaire au ministère de la Guerre en octobre 1936, il dirigeait auparavant les opérations militaires de la défense de Madrid.
[6] García Oliver est cité par El Sol du 9.11 comme étant encore présent à son ministère le 8.11 au matin. Dans ses mémoires, García Oliver dit qu’il rencontre Villanueva à Tarancón, sur le trajet vers Madrid, pour avoir sa version sur le blocage des ministres le 6 novembre.
[7] L’hypothèse d’un premier départ le 8 novembre de Valence en fin de matinée n’est pas à exclure. García Oliver fait un arrêt à Tarancón puis arrive à Madrid dans l’après-midi du 8 novembre pour régler des affaires en cours au ministère de la Justice à Madrid. Le lendemain 9 novembre, Miaja peut avoir été vu à Madrid par García Oliver sachant qu’il devait être de retour à Valence pour 16 h où commence le conseil des ministres suivi du conseil supérieur de Guerre qui se termine à 20 h 15. Ce bref déplacement à Madrid aurait permis à García Oliver de sonder Miaja avant de faire la proposition des trois BM à Durruti.
[8] Juan GARCÍA OLIVER, El eco de los pasos, Paris et Barcelone, Ruedo ibérico, 1978, chapitre « ¿Queréis matar a Durruti ? ».
[9] El Sol et La Libertad du 14.11.36.
[10] Mathieu CORMAN, Salud, camarada !, Paris, Tribord, 1937.
[11] Hans Magnus ENZENSBERGER, El Corto Verano de la Anarquía ( Vida y muerte de Durruti ), Ediciones HL, 2006.
[12] « Il est rendu compte du refus de Durruti opposé à la proposition de le nommer généralissime du secteur Centre qui lui a été faite par le gouvernement il y a environ huit jours, ainsi que de la situation des forces qu’il envoie à Madrid et du voyage de deux membres du comité national pour le rencontrer et le convaincre de la nécessité de sa présence ici.
Sur la rivalité qui pourrait, paraît-il, exister entre Casado et Durruti à cause de la venue de ce dernier, tous estiment qu’il n’y aura aucun problème vu que l’un est un technicien militaire et qu’il peut être placé sous les ordres de l’autre, qui doit être celui qui, par sa présence, relèvera le moral de tous les combattants de ce secteur. »
[13] « Acta de la reunión celebrada el día 8 de noviembre de 1936, en el local del Comité Nacional de la C.N.T. entre distintos miembros de Comités responsables de la Organización confederal en Madrid. »
[14] Organigramme à la veille du coup d’Etat :
La I División tenía su cabecera en la villa de Madrid, abarcando la región de Castilla La Nueva y parte de Extremadura con las provincias de Badajoz, Madrid, Toledo, Ciudad Real, Cuenca y Guadalajara. Estaba al mando del general de división Virgilio Cabanellas Ferrer.
Source : https://es.wikipedia.org/wiki/Organización_territorial_del_Ejército_español_en_1936
Le 18 juillet, Azaña destitue les géréraux félons, dont Virgilio Cabanellas Ferrer, qui commandait Madrid et la 1ère région militaire. C’est le frère du Cabanellas de Saragosse. Miaja devient ministre de la Guerre !
[15] M. Amorós pense qu’il s’agit d’une pure spéculation de Federica Montseny car le poste est déjà occupé par Pozas. Cf. AMORÓS, op. cit.
[16] GARCÍA OLIVER, op. cit., chapitre « Madrid sin gobierno ».
[17] Publication officielle in Gaceta de la República le 10.11.36.
[18] El Sol du 10.11.36, p. 3.
[19] Manuel CHAVES NOGALES, http://lelibros.online/libro/descargar-libro-la-defensa-de-madrid-en-pdf-epub-mobi-o-leer-online
[20] Le capitaine López Tienda meurt accidentellement le 25.10.36 en manipulant son naranjero. Voir La Voz du 27.10.36, qui relate son enterrement à Madrid, mais sans donner de détails sur les circonstances de sa mort. Au passage, l’article dit deux contre-vérités en désignant López Tienda comme lieutenant-colonel alors qu’il n’était que capitaine et Virgilio Llanos (Manteca) comme délégué du POUM de la colonne López Tienda alors qu’il était membre du PSUC. C’est peu de dire que la presse madrilène est largement sous influence communiste.
[21] « Le ministre d’Etat, qui a assisté à la réunion, a fait un exposé sur la situation internationale en relation avec les événements d’Espagne, et a dit que depuis le transfert du gouvernement à Valence l’opinion internationale s’était ralliée au gouvernement légitime de l’Espagne. Le général président a estimé, et son opinion a été partagée par tous les participants, que la junte de Défense de Madrid n’est rien de plus qu’un prolongement du gouvernement légitime de la république espagnole. »
[22] CHAVES NOGALES, op. cit.
[23] http://www.levante-emv.com/comunitat-valenciana/2013/06/16/caballero-pidio-vajilla-valencia-miaja/1007536.html
[24] « Les six premières Brigades mixtes ont été créées le 18 octobre, même si leur organisation tardera un certain temps à se finaliser. La 1e était dirigée par Enrique Líster, la 2 e par Jesús Martínez de Aragón, la 3 e par José María Galán, la 4 e par Eutiquiano Arellano, la 5 e par Fernando Sabio et la 6 e par Miguel Gallo Martínez. Des six premiers commandants des Brigades mixtes, trois possédaient la carte du PCE (Líster, Arellano et Gallo). Plusieurs de ces commandants communistes provenaient du Cinquième régiment, qui s’était distingué dans les combats autour de la capitale durant les premiers mois de la guerre. »
[25] https://es.wikipedia.org/wiki/Brigada_Mixta
[26] Francisco LARGO CABALLERO, Mis recuerdos. Cartas a un amigo, Mexico, Ediciones unidas, 1976.
[27] Les Ecoles populaires de guerre seront réorganisées le 24.05.37 par Indalecio Prieto, nouveau ministre de la Guerre de Negrín qui les fera passer sous le contrôle direct du PCE.
[28] Hans Magnus ENZENSBERGER, Le bref été de l’anarchie, Paris, Gallimard, 1975, p. 259.
[29] Il s’agit du colonel Xanti, de son vrai nom Mamsurov Jadzhi-Umar, qui était membre des services secrets militaires soviétiques. En 2015, une mairie communistre proche de Madrid lui érigea une statue !
https://mundo.sputniknews.com/espana/201502161034395628/
[30] Dans ses mémoires, Mera évoque une tentative d’assassinat sur lui,Verardini et un secrétaire. Suite à une première altercation avec Líster qui ment sur la prise de Brunete, Mera le confond auprès de Miaja et Indalecio Prieto. C’est fin juillet 37 lors de la bataille de Brunete. La riposte de Líster ne tarde pas. Deux jours après, le soir à son poste de commandement, Mera essuie une rafale de mitraillette. Lui et Verardini en réchappent mais pas le secrétaire qui sera amputé du pied. Mera appele le commuiste Modesto qui minimise l’incident. Modesto n’informe pas Miaja et parle d’une « balle perdue ». Le lendemain, Mera va voir Modesto et, la main sur son pistolet, lui demande des explications sur cette « balle perdue » provenant d’une rafale de mitraillette à huit kilomètres des lignes ennemies ! Miaja, qui sera finalement prévenu par Modesto, ne peut que constater…
[31] Manuel BASTOS ANSART, De las Guerras Coloniales a la Guerra Civil. Memorias de un cirujano, Barcelone, Editorial Ariel, 1969.
[32] Joan LLARCH, La muerte de Durruti, Barcelone, Ediciones 29, 1983.
[33] http://durrutisangreanarkista.blogspot.fr/2011/02/pdf-durruti-en-la-revolucion-espanola.html
[34] GARCÍA OLIVER, op. cit., chapitre « El anarcosindicalismo en el Comité de Milicias ».
[35] https://www.youtube.com/watch?v=zysd62NBm7E&feature=youtu.be
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chrono_mort_de_durruti.pdf
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Merci de l’effort à tous !
Passionnant à lire.
JBL