Le discours identitaire protège les profits
Recherche menée par Robert Gil Cet article est disponible en anglais, italien et espagnole ici :
Articles du 11 juin[30361]
Il est un peu surprenant que The New York Times ait parlé de 2015 comme de l’année où les Américains ont fait une fixation sur l’identité. Non pas que l’analyse soit fausse. Entre le champion olympique Bruce Jenner, qui a effectué volontairement sa transition d’homme à femme, et la militante des droits civiques Rachel Dolezal, qui a effectué à contrecœur sa transition de noire à blanche, après avoir prétendu être africaine-américaine, l’identité a effectivement été notre obsession en 2015.
Mais elle l’a toujours été. Si le mouvement contre les violences policières Black Lives Matter (« les vies noires comptent ») est nouveau, le problème de la surreprésentation des Afro-Américains parmi les pauvres et dans les prisons ne l’est pas ; on lui a même donné un nom : « disparitarisme ».
Et si le projet de Donald Trump de construire un mur à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique est nouveau, la volonté d’interdire l’entrée aux mauvaises catégories de migrants est ancienne et porte depuis longtemps le nom de « ? ».
D’ailleurs, la candidate démocrate, Hillary Clinton, affirme que la forme primordiale de discours identitaire – le racisme blanc – est à ce point ancrée dans la société américaine qu’il est notre « péché originel ». Vu sous cet angle, en effet, 2015 est une année comme une autre dans l’histoire américaine.
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Mais en fait, non. Pourquoi ? Parce que, au-delà de notre obsession identitaire habituelle, 2015 a vu l’apparition d’un mouvement politique obsédé, non pas par la couleur de peau ou le sexe, mais par la classe sociale.
A partir de la fin de l’année 2015 et jusqu’en mai de cette année, le candidat à l’investiture démocrate, le sénateur du Vermont Bernie Sanders, n’a cessé de parler d’un pays où la vraie différence n’est pas entre Noirs et Blancs, hommes et femmes, Américains de souche et immigrés, homos et hétéros, mais entre riches et pauvres.
Les inégalités de classe n’étaient pas une question parmi d’autres de sa campagne mais de loin la question la plus importante. Et, peut-être parce que l’écart de revenu entre les 10 % les plus riches et les 90 % restants de la population américaine est plus vaste que jamais (environ deux fois celui de la France), treize millions de personnes ont partagé son avis et ont voté pour lui.
Pour comprendre le rapport entre identité et inégalités aux Etats-Unis aujourd’hui, il faut voir que ce lien a été remis en cause et, plus important encore, combien cette remise en cause suscite de résistances même, ou surtout, chez des personnes censément de gauche.
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Gagner le plus d’argent possible
Contrainte de riposter à Sanders, qui dénonçait l’économie « truquée » des Etats-Unis et la place qu’elle y occupe (notamment ses liens financiers avec la banque Goldman Sachs), Hillary Clinton a interpellé la foule lors d’un meeting : « Tout ne se résume pas à une théorie économique, n’est-ce pas ? » Elle a obtenu un grand « non ! » en réponse.
Et quand elle a demandé : « Si nous démantelons demain les grandes banques (…), est-ce que cela mettra fin au racisme ? Est-ce que cela mettra fin au sexisme ? Est-ce que cela mettra fin à la discrimination envers la communauté LGBT ? », à chaque fois, l’assistance a répondu « non ». Et, à chaque fois, le sens de la question et de la réponse était que les inégalités qui doivent vraiment nous préoccuper tiennent davantage à la discrimination qu’à l’exploitation, à la couleur de peau et au sexe qu’à la classe sociale.
C’est un point de vue qu’Hillary Clinton et ses partisans partagent avec les grandes banques : tout ce beau monde ne voit, à juste titre, aucune contradiction à combattre le racisme et le sexisme d’un côté et à gagner le plus d’argent possible de l’autre.
La contradiction n’est pas entre la diversité et les profits mais entre le socialisme et les profits. Et, comme nous avons pu le constater au cours de ces derniers mois, le discours identitaire est une arme efficace pour lutter contre le socialisme et défendre les profits. Ou, pour le dire autrement, si le racisme a servi la conception du capitalisme de Ronald Reagan et de Donald Trump, l’antiracisme sert tout aussi bien la conception du capitalisme de Bill et d’Hillary Clinton.
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C’est le capitalisme qui est le problème
La raison en est simple. Le racisme (et, plus généralement, la discrimination) offre aujourd’hui au capitalisme néolibéral sa théorie (et la justification) des inégalités. Alors qu’un nombre croissant d’Américains voient leur situation financière se dégrader, la droite affirme que, le problème, ce sont les Mexicains, les musulmans ou les Noirs, pas le capitalisme ; la gauche affirme que le problème, c’est le racisme anti-Mexicains ou anti-musulmans ou anti-Noirs, pas le capitalisme. Or, en réalité, c’est le capitalisme qui est le problème.
En ce sens, comme le professeur de science politique Adolph Reed et moi-même ne cessons d’argumenter depuis dix ans, le discours identitaire ne remplace pas le discours de classe, il en est une modalité. Et l’antiracisme en particulier fait office de discours à la classe des cadres supérieurs et professions libérales, une classe qui a tiré avantage du creusement des inégalités économiques et n’a aucun intérêt à les réduire mais s’emploie à les justifier. Le problème à résoudre pour cette classe est que les inégalités soient réellement méritocratiques.
C’est pourquoi la discrimination positive à l’entrée à l’université – un dispositif dont bénéficient seulement 1 % des étudiants américains – continue de faire débat. La période où les universités américaines ont accueilli davantage d’étudiants non blancs coïncide avec celle où les inégalités économiques ont atteint un niveau record.
Dans une université prestigieuse comme Yale, par exemple, plus de 40 % des étudiants s’identifient comme noirs, hispaniques ou asiatiques, et 70 % viennent de familles disposant d’un revenu annuel supérieur à 120 000 dollars (108 000 euros). Le revenu médian aux Etats-Unis s’élève à un tout petit peu moins de 52 000 dollars ; celui des étudiants de Yale dix ans après leur diplôme équivaut au double : 104 000 dollars. Autrement dit, ce sont essentiellement des riches qui étudient à Yale et ils restent riches du fait qu’ils ont étudié à Yale.
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Donc, être farouchement favorable à la discrimination positive, c’est se battre non pas pour plus d’égalité économique, mais pour qu’il y ait plus de riches parmi les ¬non-Blancs. Et y être farouchement opposé, c’est défendre l’idée qu’il n’y a pas de mal à ce que les riches soient principalement blancs et asiatiques.
Personne ne défend une position progressiste dans cette polémique. Bien au contraire. Comme les deux camps jugent inévitable qu’il existe une élite économique (la question est seulement de savoir qui en fera partie), la querelle est foncièrement conservatrice.
Plus généralement, puisque la vaste majorité des emplois américains ne nécessitent pas, et ne nécessiteront pas à l’avenir, de diplôme universitaire, ce dont l’ensemble des travailleurs américains a le plus besoin n’a rien à voir avec l’éducation ou, du reste, avec un problème de discrimination.
Comme le soulignait il y a fort longtemps le grand dirigeant syndical (noir) A. Philip Randolph, la seule politique qui favoriserait le plus l’ensemble des travailleurs, mais particulièrement les travailleurs noirs, est le plein-emploi pour tous.
Quand tout le monde a du travail, les salaires augmentent et le pouvoir des travailleurs aussi. Voilà pourquoi, malheureusement, comme le soulignait il y a encore plus longtemps le grand économiste (blanc) Michal Kalecki, le plein-emploi « ne plaît pas du tout » aux capitalistes. Et, évidemment, les propositions de Sanders en faveur du plein-emploi ont été régulièrement qualifiées d’utopiques par les économistes américains du courant dominant.
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C’est précisément parce que nous vivons dans un monde où l’idéal du plein-emploi et la capacité d’action de la classe laborieuse ont été relégués au rang d’utopies que le discours identitaire est devenu indispensable.
Et pas en raison de ses excès : il est facile de se moquer des étudiants des grandes universités qui réclament que leurs campus soient des « espaces protégés » où personne ne viendra dire quoi que ce soit d’offensant pour leur identité noire ou queer, ou tout simplement fragile.
Mais c’est un épiphénomène. Que Trump imagine que son fameux mur puisse faire des Etats-Unis un espace protégé pour l’identité blanche et masculine (et elle aussi fragile) l’est tout autant. Et cela est vrai aussi pour les espaces pas protégés du tout.
Il est tout à fait justifié de réclamer que la police cesse de tuer un nombre disproportionné de Noirs, mais cela n’a pas plus à voir avec la critique du capitalisme que d’exiger que les universités les plus prestigieuses recrutent davantage d’enseignants noirs. De fait, c’est précisément parce que ces revendications n’ont absolument rien à voir avec la critique du capitalisme qu’elles sont si séduisantes.
Une fois que l’on adhère au néolibéralisme (il n’y a pas d’autre choix !), on a besoin du racisme pour expliquer que certaines personnes restent injustement sur le carreau, et on a besoin de l’antiracisme pour éliminer l’injustice – pour s’autoriser à penser que les personnes restées sur le carreau ont ce qu’elles méritent.
Quand Clinton dit que le racisme est le péché originel des Etats-Unis, elle veut dire en réalité que l’exploitation du travail par le capital ne l’est pas. Autrement dit, la race, le racisme et l’antiracisme sont essentiels au néolibéralisme ; ils ne vont pas disparaître de sitôt.
IL n’y aura jamais une possibilité d’égalité, de fraternité entre qui que ce soit aussi longtemps qu’une certaine inégalité financière entre les individus existera.
Démanteler les grandes banques ne mettra pas fin au racisme ou au sexisme, démanteler est un processus (démanteler les élites) qui permettra un cheminement pour éventuellement y parvenir tout comme l’invention de l’électricité à permit après plus de deux siècles de concevoir l’inconcevable.
Excellent Billet Robert Gilles, moi je dis carrément que le discours identitaire relève du fascisme point barre, et qu’en effet le capitalisme n’a rien a avoir avec le progrès ou le progressisme ! le progrès dans le capitalisme est une affaire d’élites tout simplement, et non une affaire de masses exploités, tout comme cet imbécile d’Elon Musk a suscité cette semaine une polémique sur les réseaux sociaux sur son projet de vouloir coloniser la planète Mars ! des voix se sont levés cette fois pour qualifier son projet de rien d’autre qu’une grosse pub pour ses voitures électriques Tesla, son lanceur spatial Space X qu’il loue a prix mirobolant au gouvernement US, ses autres projets fous comme Starlink ou plus de 200.000 mini satellites sont prévus d’être lancé (on en a lancé quelques milliers déjà visibles par un télescope aujourd’hui) pour faire une transition vers l’internet par Satellite et assurer une couverture et un monopole mondial dessus ! imaginez si juste les compagnies maritimes Cargo a travers le monde s’abonnent chez lui, cela lui assurera un monopole et une hégémonie incontestables et il deviendrait le nouveau Dieu du commerce mondial bien plus qu’Amazon !
Je connais un proche aux USA qui a travaillé chez un Iranien et sa femme (tous naturalisés américains) sur un projet de startup Internet, et qui a fini par jetter l’éponge après s’être fait exploité et toutes ses équipes en Asie (Inde et Vietnam) par ce couple d’origine Iranienne, qui sont assis sur un pactole qui avoisine les 60M de dollars, et qui même ayant survécu tous les deux au cancer, leur rémission n’a fait que les transformer en requins encore plus affamés pour le fric et l’exploitation sans scrupules de gens au profil pourtant élevé dans leur discipline technologique ! ceci pour dire que tant que tu fait du fric aux states, tu te fous complètement du discours identitaire en réalité, meme chez les noirs, c’est le cas ! le fond du problème ce sont les inégalités a peine imaginables, il y a a l’heure ou on se parle des petites filles blanches ou blondes, noirs, metis, ou de plusieurs origines qui vivent dans des condition de misère a peine imaginable aux USA, a commencer par le Vermont et ses montagnes et en traversant toute l’Amérique, il y a des enfants mal nourris, malades et non pris en charge, et des communautés entières marginalisées comme en Afrique en plein coeur des USA.
Les états-unis ont besoin d’urgence a ce que quelqu’un leur explique le progrès et le progressisme ! car sans progressisme social il n’y a pas de progrès du tout, et tout ce qu’il y a, ce un foutage de gueules et une exploitation de 99% de la plèbe par le 3% qui se la pète jusqu’à ne plus savoir quoi faire du fric ! et si jamais les services et les agences de sécurités m’entendent dire cela, ils hésiteront pas à me ficher comme ennemi public numéro 1 qui veut faire entrer le communisme aux states !:))))
Merci pour ce billet intelligent !
@ tous
Cet article présente le diagnostique petit-bourgeois sur le mode de production capitaliste.
Il est écrit que « Et quand Hillary Clinton a demandé : « Si nous démantelons demain les grandes banques (…), est-ce que cela mettra fin au racisme ? Est-ce que cela mettra fin au sexisme ? Est-ce que cela mettra fin à la discrimination envers la communauté LGBT ? », à chaque fois, l’assistance a répondu « non ». Et, à chaque fois, le sens de la question et de la réponse était que les inégalités qui doivent vraiment nous préoccuper tiennent davantage à la discrimination qu’à l’exploitation, à la couleur de peau et au sexe qu’à la classe sociale. »
Voilà comment le clan de go-gauche prend le clan social-démocrate de la bourgeoisie à revers.
Dans la phrase que nous venons de citer il semble bien que la go-gauche évite le piège de la « discrimination » et des guerres entre minorités pour focuser sur les différences entre « classes sociales » DONC sur une catégorie sociale discriminante – « divisante ».
C’est que la petite-bourgeoisie voit le monde qui l’entoure comme un paradis terrestre souffrant malheureusement d’un péché originel rédhibitoire = les INÉGALITÉS dans la distribution des richesses.
Le petit-bourgeois croit vraiment que si plus de richesses lui était donné le paradis terrestre redeviendrait cette terre de félicitée où il ferait bon vivre comme dans les années des Trente glorieuses (1945-1975) l’époque de l’essor du capitalisme libéral où la petite-bourgeoisie servait de chien de garde bien payé pour le système d’exploitation
La tare incontournable du mode de production capitaliste n’est pas les discriminations, les inégalités dans la distribution des richesses, l’injustice sociale, ou la division en classes sociales ou autre conséquences ou manifestations incontournables de sa tare originale qui réside dans la propriété des moyens de production, et de commercialisation des biens nécessaires à la vie sociale devenus marchandises.
Alors, à la question de Hillary Clinton : « Si nous détruisions l’antre bancaire du capital financier international aurions-nous réglé les problèmes de l’humanité ? » La bonne réponse est OUI CE SERAIT UN EXCELLENT COMMENCEMENT pour nous donner socialement le contrôle sur notre destinée collective.
Robert Bibeau