Géographie du chaos au Proche-Orient

Par Alain Gresh. Le 9.05.2018.  Sur  Le Monde Diplomatique
 

Je sais, je sais, il n’y a pas eu de « Révolution arabe », pas même de « Printemps arabe » si ce n’est d’avoir changer la garde dans quelques pays croupions où de telles dispositions s’imposaient afin de calmer la grogne populaire-populiste, une faction bourgeoise en remplaçant une autre sans aucun changement fondamental au mode de production social. Alors pourquoi vous imposez ces sourates éclectiques du Monde Diplomatique demanderont nos lecteurs sceptiques ? C’est que nous croyons à l’apprentissage par le contre exemple.  Le papelard « Diplomatique » condense parfaitement le point de vue d’une faction de la bourgeoise (gauchisante – réformiste) critique vis-à-vis les manigances des puissances intrigantes. Le Diplo prétend levé le voile sur des traquenards dont il ne fait qu’accréditer les mensonges. Alors, allez-y chers lecteurs à vos risques et périls et traquer les traquenards enrobés de demi-vérités. Robert Bibeau  http://www.les7duquebec.com  PS. La carte est intéressante tout de même. Un indice chers lecteurs…Que pensez de cette appellation de « stratégie du chaos… » ?

 


Les révoltes arabes se déroulent dans une région déchirée par une accumulation de conflits ouverts ou gelés, de l’Irak au Sahara, du Kurdistan à la Palestine, du Liban au Soudan. Une nouvelle guerre avec l’Iran menacerait non seulement la stabilité mondiale, mais aussi l’avenir de la démocratisation réclamée par les manifestants, du Maroc à l’Irak, depuis la fin de 2010.

 
Plus aucun bataillon américain ne stationne désormais en Irak, plus aucune base n’y abrite de troupes des Etats-Unis. Jusqu’à la dernière minute, Washington a tenté d’arracher l’aval de Bagdad au maintien de quelques dizaines de milliers de soldats, mais le rejet populaire a été si massif que même les partis politiques irakiens alliés à l’OTAN ont refusé cette demande. Les Etats-Unis laissent derrière eux un Irak débarrassé de Saddam Hussein, mais qui pourra difficilement servir de modèle à un Proche-Orient démocratique : un pays ravagé et miné par le confessionnalisme, un Etat disloqué, des dizaines de milliers de veuves et d’orphelins, de disparus et d’amputés, une guérilla d’Al-Qaida encore active – alors qu’elle n’existait pas en 2003, lors de l’invasion du pays. En outre, le gouvernement en place à Bagdad, certes lié à Washington, entretient paradoxalement des relations plus que cordiales avec son puissant voisin iranien.

 
En Irak – comme d’ailleurs en Afghanistan, d’où l’OTAN devrait se retirer en 2014 – s’est confirmé le refus des peuples d’être dirigés par des puissances étrangères : l’ère coloniale est derrière nous. Ces deux échecs illustrent l’affaiblissement relatif des Etats-Unis au Proche-Orient, corroboré par leur incapacité à relancer le processus de paix israélo-palestinien et par la chute de Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie et, surtout, celle de Hosni Moubarak en Egypte, pilier de leur stratégie régionale.
 
Cet effacement relatif pousse les acteurs locaux à jouer un rôle plus actif, dans un environnement incertain et mouvant. Le Proche-Orient paraissait jusqu’alors divisé en deux, selon une grille binaire et sommaire : un camp dit de la « résistance », composé de l’Iran, de la Syrie et de leurs alliés du Hamas palestinien ainsi que du Hezbollah libanais ; et un camp pro-occidental, dominé par l’Egypte et l’Arabie saoudite. Le premier a d’abord pris l’avantage : les manifestations emportaient deux régimes soutenus par l’Occident, le tunisien et l’égyptien, et en ébranlaient d’autres, Bahreïn et le Yémen. La Jordanie et le Maroc étaient eux aussi entraînés vers le changement, tandis que s’installait à Beyrouth, dans le respect de la légalité, un gouvernement dominé par le Hezbollah et ses alliés chrétiens du Courant patriotique libre du général Michel Aoun.

Riyad au coeur de la contre-révolution

Inquiète de la « faiblesse » de Washington, qui avait lâché ses anciens amis de Tunisie et d’Egypte, affolée par la possible extension des révolutions, l’Arabie saoudite décidait de renoncer à une certaine passivité et de jeter ses forces dans la bataille. Elle prenait la tête des troupes du Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui envahissaient Bahreïn – un royaume dont la majorité de la population est chiite et la dynastie régnante sunnite – à la mi-mars 2011 pour écraser la révolte démocratique et ses demandes hérétiques de monarchie constitutionnelle, attisant ainsi les tensions entre chiites et sunnites dans toute la région. Passant outre aux réserves des Etats-Unis, cette invasion se fit au prétexte de la « menace iranienne », qui inquiète les dirigeants du Golfe bien plus que celle d’Israël. Riyad proposa aussi, au mépris de la géographie, l’intégration de la Jordanie et du Maroc dans le CCG, finançant ces monarchies ainsi que les militaires égyptiens pour les maintenir « dans le rang ».
 
Avant même la révolution iranienne de 1979, l’Iran et l’Arabie saoudite ont été rivaux, alors que les deux pays étaient alliés aux Etats-Unis. L’appel de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny à renverser les Saoud et le soutien de ces derniers à l’agression irakienne contre l’Iran durant la guerre de 1980-1988 ont sérieusement détérioré leurs rapports, avant que ceux-ci ne s’apaisent dans les années 1990. L’invasion américaine de l’Irak en 2003, l’installation à Bagdad d’un gouvernement perçu comme chiite, donc proche de Téhéran, la montée en puissance régionale de l’Iran, la contestation à Bahreïn ont ravivé la concurrence entre les deux puissances du Golfe.
 

En Syrie, le pouvoir répond par la force brutale à ce qu’il qualifie de « complot de l’étranger » ; il a lancé son armée et ses milices dans le combat, ne négligeant aucun moyen.

 
Ce qui se joue au Proche-Orient, au-delà des luttes démocratiques, c’est la possibilité pour la région d’adopter une ligne indépendante des grandes puissances ainsi que l’avenir des Palestiniens. On peut, sans partager ses vues, noter les déclarations de l’influent commentateur égyptien Mohammed Hassanein Heykal, ancien conseiller de Gamal Abdel Nasser, qui évoque le partage de la région entre les Etats-Unis et l’Union européenne, sur le modèle des accords de Sykes-Picot, signés en 1916 par les représentants français et britannique. Paris et Londres dépeçaient le Proche-Orient et traçaient de nouvelles frontières favorables à leurs intérêts. Sans doute le commentateur égyptien sous-estime-t-il l’affaiblissement du monde occidental sur la scène internationale, mais il exprime des craintes largement répandues parmi les peuples arabes. Craintes renforcées par le soutien de Washington, et aussi de Bruxelles, à la politique israélienne d’annihilation de la Palestine.
 
En Syrie, le pouvoir a décidé de répondre par la force brutale à ce qu’il qualifiait de « complot de l’étranger ». Il a lancé son armée et ses milices dans le combat, ne ménageant aucun moyen, de la torture aux assassinats, en passant par les arrestations massives. Il dispose d’une assise chez les alaouites, mais aussi parmi les autres minorités – chrétienne, druze, etc. – et même dans la communauté sunnite. Et d’un certain soutien international, de la Russie et de la Chine, qui craignent une déstabilisation de la région – et une intervention occidentale comme en Libye –, ainsi que de certains régimes latino-américains convaincus que le régime combat un « complot impérialiste ».
 
La Turquie, quant à elle, redoute une nouvelle poudrière à ses frontières. Après avoir rééquilibré sa politique régionale, n’hésitant pas à dénoncer l’expansionnisme israélien tout en maintenant une coopération étroite avec les Etats-Unis, elle veut éviter, comme de nombreux acteurs régionaux, une guerre confessionnelle en Syrie, qui pourrait, par une réaction en chaîne, s’étendre aux voisins, du Liban à l’Irak, et embraser toute la région ; un risque bien plus sérieux que la « menace nucléaire » iranienne.
 
Malgré le formidable battage médiatique, le rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) publié au mois de novembre 2011 n’a nullement confirmé que l’Iran construisait une bombe atomique – une accusation ressassée depuis des dizaines d’années, la première fois remontant au 24 avril 1984 –, mais il a soulevé des interrogations, alimentées par les informations non vérifiables des services de sécurité occidentaux et israélien.
 

Après « le terrorisme » d’Al-qaida, Un nouvel ennemi , l’Iran

Alors, demain la guerre ? Il est difficile de le prédire – malgré les déclarations aventuristes des dirigeants israéliens –, tant les retombées d’une attaque contre l’Iran seraient, selon tous les analystes, un désastre pour la région. Mais Washington comme Tel-Aviv ont gagné une manche : fabriquer un nouvel ennemi – après « le terrorisme » d’Al-Qaida. Celui-ci a pris du plomb dans l’aile avec la mort d’Oussama Ben Laden et avec les révolutions arabes, qui ont décrédibilisé les appels à la seule violence pour se libérer. Ce nouvel ennemi permettrait de détourner l’attention de la question palestinienne et de forger une alliance de facto entre les pays arabes modérés et Israël. C’était déjà, dans les années 1980, un vieux rêve du président américain Ronald Reagan : unir Arabes et Israéliens contre la « menace soviétique ». Il s’était déjà fracassé sur la permanence du conflit palestinien et du refus israélien de tout compromis véritable.
 
Une guerre contre l’Iran alimenterait le processus d’éclatement du Proche-Orient et même du Maghreb, déjà perceptible avant 2011 : guerre civile en Irak, instabilité du Kurdistan, guerre civile silencieuse au Liban, fragmentation de la Palestine et poursuite de l’occupation, indépendance du Sud-Soudan et mouvements sécessionnistes au Soudan, enracinement d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI ) dans le Sahara, conflit du Sahara occidental… La multiplication des milices armées et des acteurs non étatiques confirme l’instabilité de la zone. A n’en pas douter, une guerre régionale donnerait un coup d’arrêt aux mouvements de démocratisation ; elle marquerait aussi la plongée dans le chaos d’une région voisine de l’Europe, une évolution que personne ne peut souhaiter.
 

Alain Gresh

Les cartes et figures ont été réalisées par Philippe Rekacewicz et Cécile Marin avec le concours d’Aurore Colombani et d’Agnès Stienne.

Robert Bibeau

Auteur et éditeur

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