L'ATTAQUE MONDIALE DU CAPITALISME contre les systèmes de retraite
(Cet article est paru dans Echanges n° 145, automne 2013)
Bien qu’en France, notre système de retraite soit différent des autres et inversement, l’attaque du capital contre le « salaire différé » est bien mondiale. Elle correspond au retournement monétariste des années 1980 qui engendra la dite mondialisation/globalisation et ses montagnes de dettes. C’est dans ce contexte que la privatisation des systèmes de retraite a été menée d’abord au Chili (1981), puis au Pérou (1993), en Argentine et en Colombie (1994), en Uruguay (1995), au Costa Rica (1996) et au Mexique (1997). Les anciens systèmes de retraite par répartition ont été remplacés (totalement ou partiellement) par des fonds de pension privés. A l’origine de ce retournement, on identifia plusieurs causes : la récession économique, la crise de la dette, le surendettement des États, la corruption, la fuite des capitaux, l’effondrement de l’activité, le chômage, la faiblesse des rentrées fiscales et l’augmentation de la pauvreté et de l’espérance de vie.
Ces facteurs, nous pouvons aujourd’hui les constater dans l’Union européenne (UE), où l’on parle beaucoup des déficits publics et même d’Etats (comme la Grèce) pouvant entrer en faillite. Mais lors de la crise argentine de 2001-2002, c’était déjà ce même problème qui se posait, celui de l’hyper-endettement de toute l’économie de la zone latino-américaine. Pour rappel : fin novembre 2001, le Fonds monétaire international (FMI) décide de geler un prêt de 1,3 milliard de dollars à l’Argentine. Raison avancée : le gouvernement n’est pas parvenu à honorer l’engagement d’un déficit budgétaire zéro. Cette décision précipite une crise économique, politique et sociale d’une rare ampleur. En quelques semaines, le peso argentin s’effondre, des millions d’épargnants et de retraités se retrouvent sans rien, des manifestations, puis de véritables émeutes s’emparent de Buenos Aires, provoquant la chute de deux présidents de la République successifs (le mandat d’Alfonso Rodriguez Saá ne dure que cinq jours). Avec l’adoption d’un système de retraite par capitalisation, ce sont des millions de retraités qui vont perdre leur épargne en 2001-2002.
Six ans après, le 7 novembre 2008, le gouvernement de Cristina Fernandez de Kirchner vote à une écrasante majorité du Parlement la nationalisation des retraites, et fait main basse sur les organismes privés de gestion de l’épargne-retraite, les Administradoras de Fondos de Jubilaciones y Pensiones (AFJP), qui géraient quelque 28 milliards de dollars.
Notre propos ici n’est pas de choisir entre la capitalisation ou la répartition (1), c’est-à-dire une réforme au sein même du système capitaliste, ce que propose généralement le syndicalisme. Notre propos est essentiellement une critique globale du système capitaliste menant à sa destruction et pas à son replâtrage. La seule préoccupation des gouvernements est d’enfermer les travailleurs dans un système de dichotomie pour qu’ils acceptent au final, calmement, une des réformes de retraite.
Petit à petit, réforme après réforme, les retraites sont rognées (2). Les luttes syndicales permettent seulement de gagner un peu de temps mais le rouleau compresseur avance inexorablement, prouvant que le système capitaliste est non seulement dans l’incapacité de produire des réformes positives ; mais qu’il fait disparaître celles durement acquises.
Dans les pays de l’UE, c’est à qui avancera le plus vite pour faire sauter toute référence d’âge pour prendre sa retraite et reculer la date de cette retraite à coup de loi tout en gelant ou baissant les pensions. Cette offensive de la classe capitaliste s’effectue de manière différente selon les pays. Ils ont même classé ces pays en trois catégories : ceux qui présentent des risques très élevés d’insoutenabilité des finances publiques (Chypre, Grèce, Hongrie, Portugal, République tchèque et Slovénie) ; ceux qui présentent des risques moyens (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Malte, Royaume-Uni et Slovaquie) ; et enfin, ceux qui ont des risques faibles (Autriche, Danemark, Estonie, Finlande, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne et Suède).Selon cette grille, l’Allemagne d’Angela Merkel veut reculer l’âge de prendre sa retraite à 69 ans.
Le socialiste espagnol Zapatero prolonge la possibilité de prendre sa retraite de 65 ans à 67 ans et à partir de 2010 supprime la revalorisation des retraites. Il procédera en 2011 au gel des salaires des fonctionnaires, le Portugal suivra, la Grèce est dans le même sillage. Récemment, le ministre portugais des finances, Vitor Gaspar, passe à la vitesse supérieure pour que le plan de sauvetage du FMI et l’UE (78 milliards d’euros) ne soit pas remis en cause.
Les mesures sont particulièrement radicales :
– une hausse des impôts par le truchement d’une réduction des tranches d’imposition de huit à cinq. Le taux moyen d’imposition passant de 9,8 % à 13,2 % en 2013 ;
– une baisse des pensions retraite de 10 % et la réduction des prestations sociales ;
– une réduction de 2 % du nombre de fonctionnaires ;
– un taux de chômage de 16 %.
Alors que la paix sociale régnait au Portugal, des manifestations et des grèves se sont multipliées à Lisbonne et dans plusieurs villes du pays.
En Russie, c’est durant la période 2004-2005 que le président Poutine a fait appliquer la loi dite de « monétarisation des avantages sociaux » ; cette loi vise les acquis notamment des retraités, anciens combattants, vétérans de la seconde guerre mondiale et invalides du travail. C’est aussi une attaque en règle contre la gratuité des transports publics, de certains médicaments et du téléphone. Dès le début du mois de janvier 2005, la riposte du peuple russe sera imposante, avec des actions radicales : blocage des rues et des axes routiers. Les manifestants réclameront la démission de Poutine, posant ainsi la question du pouvoir.
En France le gouvernement Hollande poursuit la réforme des retraites enclenchée par la droite ; chaque mesure est soigneusement accompagnée d’arguments. La vague grise du « papy boom » (l’arrivée à l’âge de la retraite des enfants du « baby boom ») aurait pour conséquence de faire passer le déficit de 4,5 milliards d’euros à 20 milliards en 2020. Alors, nous disent-ils en chœur, il faut sauver les retraites… en faisant en sorte qu’elles disparaissent et ouvrent la voie à la capitalisation qu’exige le capital financier.
Les mesures prises par le gouvernement du socialiste Hollande (voir page 16) vont renforcer ce capital financier qu’il prétendait réduire. Sachant que plus de la moitié des retraites et pensions sont inférieures à 1 530 euros par mois, souvent frappées par des complémentaires santé onéreuses, la paupérisation de cette moitié de retraités a commencé.
Le président Hollande poursuit les réformes de son prédécesseur Nicolas Sarkozy. Ce dernier avait allongé de six trimestres le temps de cotisation entre 2003 et 2019 pour avoir une retraite à taux plein. Le président Hollande poursuit lui aussi en augmentant de six trimestres de 2020 à 2035. Ce qui veut dire que les salariés nés en 1973 seront dorénavant rivés au boulot jusqu’à 68 ans.
Dans la réalité, les employeurs ne désirant pas garder une force de travail déclinante, force est de constater qu’actuellement plus d’un salarié sur trois ne peut partir avec une retraite pleine et entière. S’ils partent malgré tout à 62 ans, ils le font avec une retraite amputée de 8 %.
Certains sont libérés du travail beaucoup plus tôt, du fait des fermetures d’entreprises. Le chômage des plus de 55 ans ne fait qu’augmenter à mesure que recule l’âge du départ en retraite. Ceci revient à transférer sur le chômage une partie des pensions.
L’Etat aux ordres du capital financier fait le bon calcul, sachant que les indemnités chômages sont souvent inférieures aux pensions attendues.
L’exploitation des seniors
Alors que la jeunesse est dans la précarité jusqu’au cou, en France (415 000 adultes logent encore chez leurs parents), on prolonge le temps de travail après 60 ans. Il faut que les vieux (les seniors) restent en selle et plus moyen de sauter en marche ; les pré-retraites … pas avant 62 ans ou 67 ans.
L’emploi des seniors est présenté comme une opportunité à saisir par les entreprises. Mais que recouvre cette opportunité ? La presse parle de transmission des connaissances et des compétences.
L’Union européenne s’était fixée comme objectif à atteindre un taux d’emploi des seniors de 50 % et un relèvement progressif de fin d’activité de cinq années. Il faut donc considérer l’emploi des seniors comme étant une idéologie visant à l’allongement du temps de travail pour avoir sa retraite.
Dans la réalité il s’agit le plus souvent de réembaucher des salariés qualifiés à bas prix, avec des horaires flexibles. Seulement le système ne semble pas fonctionner comme le souhaitait le gouvernement ; le taux d’activité des plus de 55 ans est faible en France (39 % en 2009), de quoi énerver les pouvoirs publics, qui ont lancé en octobre 2012 leur « contrat de génération » (3). Les plans d’action seniors approuvés par le patronat et tous les syndicats en 2010 se soldent par un échec puisque, pour un quart des entreprises se disant intéressées, seules 6 % l’ont mis en œuvre. Enfin, pour combler la paupérisation des seniors licenciés ou ayant une faible retraite, il y a le jackpot du « CDD senior » qui, comme son nom l’indique, est réservé au recrutement de salariés de 57 ans et plus. D’une durée de dix-huit mois, il peut être prolongé jusqu’à trente-six mois.
De l’importance de la lutte contre les réformes des retraites
Tout d’abord cette lutte touche le plus grand nombre et elle est la plus unificatrice du monde du travail, elle intéresse les jeunes comme les seniors (on est senior à partir de 45 ans). Elle dépasse les frontières nationales et est commune au privé et au secteur public malgré les cris d’orfraie de l’organisation réactionnaire de « sauvegarde des retraites ». Elle est directement politique ; elle cible non seulement l’Etat, mais le capital financier à l’échelle mondiale. En France la « bataille des retraites » aura connu deux points forts :
– le mouvement de 1995 centré sur la fonction publique à demi-victorieux puisque le projet Juppé fut retiré ;
– le mouvement contre la réforme Fillon II en 2010.
Ces deux mouvements ont révélé la faiblesse tant de la bourgeoisie que de celle du monde du travail. Nous avons déjà montré la force et la faiblesse des manifestations contre la réforme des retraites (voir Le mouvement contre la réforme des retraites est aussi un mouvement contre la précarité et la paupérisation, Echanges n°134, automne 2010) . Notamment que les syndicats étaient toujours les seuls à pouvoir organiser des manifestations significatives à l’échelle de toute la France ; et que les grèves syndicales sont pipées parce qu’elles rassemblent surtout des professionnels de la manif. Le nombre peut venir non pas de la participation active d’un nombre important de travailleurs : c’est un fait connu que les confédérations syndicales peuvent, si elles le jugent nécessaire pour faire pression politiquement, « mobiliser » tous ceux qui dans les entreprises ont droit légalement à du temps « non productif » payé, y compris à l’extérieur de l’entreprise.
Une usine de taille moyenne, employant par exemple 1 000 travailleurs, peut ainsi « mobiliser » une quarantaine de « représentants syndicaux », tous syndicats confondus. S’y ajoutent éventuellement quelques fidèles auxquels les horaires en équipes où les ajustements de la loi sur les 35 heures permettent d’aller manifester sans perte de salaire (4) (. Mieux, il est courant de voir des délégués distribuer des appels à la grève et ne pas la faire ; et d’autres, se mettre en RTT. Depuis quelques années, un climat de défiance s’est établi dans les entreprises vis-à-vis des grèves syndicales.
En 2001, le mouvement a été plus puissant que ne le pensaient le gouvernement et les syndicats ; ce fut sa force lors de la manifestation du 7 septembre 2010 qui se voulait semblable aux manifestations précédentes contre la réforme des retraites. Non seulement celle de Paris rassembla beaucoup plus de participants que les actions antérieures, mais dans de nombreuses villes de province elles regroupèrent plus de participants que les effectifs syndicaux (2,7 millions de participants dans le pays).
Ceci montre que la protestation contre la réforme du système de retraite contient un autre élément plus général. Elle traduit un mouvement simple de mécontentement social qui ne peut s’exprimer en raison des particularismes que nous avons soulignés mais qui peuvent profiter de cette opportunité pour paraître au grand jour. Cette caractéristique est vérifiable dans d’autres pays.
Le mouvement contre la réforme des retraites est toujours le catalyseur d’une révolte sourde qui ne parvient pas à s’exprimer parce qu’elle butte sur l’objectif de paralyser l’économie.
Au moment où je termine cet article, j’apprends que la réforme de Hollande vient de passer au Parlement. Quant à la manifestation des syndicats, elle a, selon le syndicat Force ouvrière, rassemblé 15 000 personnes(en réalité environ 5 500) place de la Concorde, à Paris.
Gérard Bad
NOTES
(1) Voir à ce sujet la très bonne critique de Mouvement communiste, « Mouvement contre la réforme des retraites : tirer un bilan lucide », (reproduite sur Mondialisme : Mouvement contre la réforme des retraites : tirer un bilan lucide).
(2) Dès les années 1990, les Etats européens commencèrent à s’attaquer aux systèmes de retraite : « réforme 1992 » en Allemagne, réformes Amato (1992) et Dini (1995) en Italie, réforme Balladur (1993) et plan Juppé (1995) en France. D’autres comme les Pays-Bas, l’Irlande, le Danemark, l’Espagne conclurent des pactes sociaux visant à réformer les systèmes de retraite en fonction des critères de Maastricht.
(3) Le contrat de génération est issu d’un accord national interprofessionnel, signé par toutes les organisations syndicales et patronales le 19 octobre 2012, et entré en vigueur en mars 2013. Il s’inscrit dans la bataille pour l’emploi, priorité du gouvernement.
(4) Ce que l’on appelle « les grèves RTT » résultent de l’application de la loi sur les 35 heures de travail par semaine qui permet au travailleur de cumuler des journées de repos payées qu’il peut prendre tout au long de l’année – par exemple pour participer à une manifestation pendant les heures de travail sans perte de salaire – il n’est alors pas considéré comme gréviste par l’entreprise, mais en congé.
Voir aussi :
AGFF : Le syndicat FO conseillait aux salariés de prendre leur retraite avant le 1er avril 2009
Retraite : Les syndicats silencieux sur le renouvellement de l’AGFF, pourquoi ? (125-2008)
La spoliation des retraités, un moyen pour le capital financier de contrecarrer la baisse du taux de profit
Le mouvement contre la réforme des retraites est aussi un mouvement contre la précarité et la paupérisation
Retraites : l’Etat organise la misère sociale, et le capital, la paupérisation