De la fin de l'intello militant engagé à l'engagement militant du prolo intellectuel

Par Mesloub Khider
 
La vie intellectuelle est à la réalité ce que la géométrie est à l’architecture. Il est d’une stupide folie de vouloir appliquer à sa vie sa méthode de penser, comme il serait anti-scientifique de croire qu’il existe des lignes droites.” Jules Renard  “Tous les êtres humains pensent. Seuls les intellectuels s’en vantent.” Philippe Bouvard
Force est de relever la disparition manifeste des intellectuels engagés dans les luttes sociales et politiques émancipatrices.  Ainsi, l’ère des intellectuels engagés est révolue. A lire tous les historiens officiels,  L’histoire des intellectuels engagés aurait débuté avec l’affaire Dreyfus.
 
Aussi, selon la tendancieuse historiographie sioniste, en 1898 l’Affaire Dreyfus marque l’acte de naissance des intellectuels en France (Dreyfus est un officier français accusé de trahison en raison de ses origines juives).
Par le choix arbitraire et discriminatoire de cette épopée dreyfusarde, l’historiographie servile a décrété d’ignorer et d’occulter tous les engagements politiques des intellectuels de l’époque antérieure, jugés comme des non-événements, ordinairement insignifiants.
 
Historiquement, durant des années, de nombreux célèbres auteurs  ont incarné la figure de l’intellectuel engagé à l’image d’Albert Camus (à relever que ce dernier, bien que proche du syndicalisme révolutionnaire, ne critique jamais le colonialisme de la France en Algérie). Certains étaient les compagnons de route du communisme stalinien longtemps  très en vogue (à l’instar de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, tous deux ayant collaboré avec le régime de Vichy avant de soutenir l’URSS et le stalinisme).
 
D’autres, au service du capital, se sont faits les porte-parole de l’impérialisme occidental sous couvert de défense de la démocratie, à l’exemple de Raymond Aron conseiller des puissants.  D’aucuns, plus tard, à la faveur du reflux des mouvements sociaux conjugué à la dépolitisation des intellectuels, se sont recroquevillés dans leur coquille universitaire (Pierre Bourdieu).  Certes, les intellectuels, réformistes ou révolutionnaires, ont toujours voulu conquérir le pouvoir politique, mais pour seulement participer à la gestion de l’appareil d’État.
 
Comme l’a écrit Antonio Gramsci, les classes sociales ne s’appuient pas uniquement sur le pouvoir économique ou la force, mais également sur une dimension intellectuelle.  Certains intellectuels ont donc fréquemment contribué culturellement au développement des mouvements politiques.
 
« Pour stabiliser son pouvoir sur le long terme, tout groupe dominant a eu besoin d’un dispositif de normes culturelles et juridiques à faire partager par l’ensemble de la société : seul un tel dispositif rend possibles la création et la pérennisation des rapports de production dominants », a écrit Gramsci.
 
Dans la même période de l’engagement politique de Gramsci marquée par la puissance des partis ouvriers, à l’ère du bolchevisme triomphant, conformément au programme léniniste le parti et les intellectuels organiques avaient pour ambition de créer une nouvelle culture pour les travailleurs. Ce précepte léniniste rejoint l’idée d’une élite censée diriger et guider le peuple. La doctrine léniniste accordant la primauté au parti dans la direction du pays a eu ses heures de gloires et surtout de déboires. Cette conception élitiste de l’organisation fondée sur la prééminence du parti sur le syndicat et la classe ouvrière supposément  dépourvue  de toute conscience de classe a justifié et légitimé toutes les dérives staliniennes,  toutes les déviations, les répressions. En un mot : la dictature du parti contre les travailleurs, de l’État contre le peuple. Et a également légitimé l’hégémonie de l’intellectuel communiste dans la hiérarchie du parti.
Plus près de nous, dans les décennies 60/70, après des années de braise d’extrême politisation dans de nombreux pays, la palme d’or revenant à la France avec son scénario Mai 68 recueillant 10 millions de travailleurs grévistes, on assiste à l’essoufflement du militantisme politique. Et dans le sillage du reflux de la lutte des classes et de l’effondrement des organisations ouvrières, les intellectuels critiques et engagés s’effacent progressivement de la scène politique. En effet, les intellectuels ont été intégrés dans l’appareil d’État et le système économique.
Favorisé par la croissance économique des trente glorieuses, l’État providence s’est montré particulièrement généreux à l’égard de la petite bourgeoisie intellectuelle. Celle-ci a fini par se fondre dans le décor du pouvoir libéral pour lequel elle va désormais œuvrer aux fins de promouvoir son idéologie libérale dans la société. À  la faveur du déclin des luttes sociales, la société devient moins idéologique et conflictuelle. Et les experts et les spécialistes vont supplanter les penseurs engagés.  Depuis lors, on a assisté à une dérive libérale et réactionnaire. De nombreux intellectuels désignés sous le nom de postmodernes ont emprunté la voie de la réaction  (BHL, Alain Finkielkraut, Elizabeth Lévy, Eric Zemmour, etc).  Dans la foulée,  d’autres intellectuels comme Michel Foucault ont  remis en cause la figure de l’intellectuel universel proposant un point de vue global sur le monde.
En matière épistémologique, après le triomphe du matérialisme historique, de la dialectique du concret, de l’histoire de la longue durée, désormais domine les lilliputiens paradigmes sociologique et historique dans les sciences humaines. L’intellectuel se spécialise sur un sujet précis. Cette figure débouche vers la dérive de la dépolitisation par l’expertise et la production d’une bouillie scientifique étriquée universitaire.
Au cours de cette période de désengagement politique amorcé à la fin des années 70, les nouveaux intellectuels postmodernes pourfendent et stigmatisent sans cesse les utopies révolutionnaires marxistes, mais pour mieux fourguer leur pacotille idéologique libérale. Parallèlement, sans vergogne, des universitaires se mettent à côtoyer des patrons et investir les médias pour imposer une politique libérale au service de la classe dominante. Ainsi, cette époque, inaugurée en 1981 par l’avènement de la gauche bourgeoise française au gouvernement, marque l’installation des intellectuels dans les salons du pouvoir et du patronat : ils deviennent des conseillers du prince.
Ailleurs, s’installent triomphalement au pouvoir Margaret Thatcher et Ronald Reagan, impulsant, dans un sursaut vindicatif, le début de la guerre capitaliste contre les travailleurs et le marxisme. La suite, tout le monde la connaît. Surtout les conséquences.  Même la télévision s’invite sur l’arène politique, elle impose désormais l’agenda intellectuel et les sujets de débats.  Les émissions littéraires contribuent à la normalisation du paysage intellectuel et à l’adaptation aux nouvelles modes idéologiques.  C’est le règne du conformisme. La pensée critique est expulsée du paysage politique et culturel.
Cependant, de nos jours, le temps est révolu où l’intellectuel imposait sa stature par son seul savoir. À l’ère où, pour prendre l’exemple de la majorité des pays européens, 90% de la population scolaire décroche le baccalauréat, s’inscrit massivement dans un cursus universitaire, le rôle de l’intellectuel perd de sa flamboyante superbe, de son autorité. Ainsi, en quelques décennies, on est passé d’Intellectuel engagé (1900-1968), puis à l’intellectuel enragé (1968-83), enfin à l’intellectuel dégagé (1983-2018). A l’époque actuelle, les intellectuels ne s’identifient plus aux classes populaires. Ils composent une nouvelle classe sociale, la petite bourgeoisie intellectuelle, défendant ses intérêts propres. Ce groupe social bénéficie d’un relatif confort matériel.
Les intellectuels ne s’engagent plus dans les luttes sociales.
 
Avec la disparition des intellectuels longtemps considérés comme seule locomotive de l’histoire, porteur la de conscience politique, l’homme moderne extraordinairement instruit doit pouvoir enfin s’accomplir pleinement, devenir un « homme complet », selon l’expression de Karl Marx. A présent, l’effacement des intellectuels en tant que catégorie sociale distincte de la population doit permettre, grâce à l’instruction de la majorité de la population, d’impulser le développement d’une intelligence collective et coopérative horizontale partagée, la naissance d’un engagement politique richement cultivé et égalitaire débarrassé des avant-gardistes « intellectuels » autoproclamés.
Au demeurant, avec la démocratisation et la massification de l’enseignement le nombre de la population universitaire a considérablement augmenté. C’est une chance pour l’émancipation humaine. Mais, dans la société de classe actuelle, l’intelligence est mise au service de la reproduction du capital. La connaissance est vénale.
Et la petite bourgeoisie intellectuelle continue d’occuper de manière insolente et arrogante la vie politique. En effet, au cours de ces dernières décennies, la petite bourgeoisie intellectuelle a pris de l’importance grâce à l’élévation du niveau d’études et à la progression constante du secteur tertiaire. Cette catégorie est particulièrement influente dans les multiples institutions, notamment dans les partis politiques. Par sa profession élitaire cette catégorie a tendance à reproduire une posture d’encadrement des classes populaires. De même, elle diffuse son idéologie petite bourgeoise au sein des instances politiques et syndicales dans lesquelles elle s’engage. Par ailleurs, par son importance et son influence dans ces institutions, la petite bourgeoisie intellectuelle imprime une orientation réformiste à la politique. Il n’est plus question de construire des rapports de force contre le patronat et l’État, mais de nouer avec ces instances des relations pacifiques fondées sur le partenariat.
 
Encore aujourd’hui, en dépit du discrédit de l’intellectuel engagé, cette catégorie intellectuelle persiste à s’attribuer un rôle politique de premier plan. Elle colonise toutes les instances médiatiques. Mais, en vérité, à part pour alimenter les débats réactionnaires, ces « intellectuels » ne servent à rien. N’empêche, cette frange parasitaire intellectuelle a pignon sur rue. Des néo-réacs colportant une idéologie d’extrême-droite (Alain Finkielkraut, BHL, Elizabeth Lévy, Natacha Polony ou Eric Zemmour, etc.) se répandent sur tous les plateaux télés et les ondes radiophoniques, sans oublier la presse écrite.
 
En Algérie.
 
Leurs pendants en Algérie s’incarnent dans les agitateurs doctrinaires islamistes et dans les nouveaux convertis zélateurs du libéralisme débridé (tous deux dépendants et adeptes de l’économie rentière algérienne).
 
Actuellement, partout la place des intellectuels dans le débat politique est interrogée.
Si, autrefois, les intellectuels étaient habités par une critique du pouvoir, aujourd’hui ils sont critiqués pour leur habitation dans le pouvoir.
A notre époque, la posture de l’intellectuel engagé est une imposture. En dépit de l’adoption d’une position critique à l’égard du pouvoir, l’intellectuel n’oublie pas qu’il est rétribué par ce même pouvoir.  Il ne faut pas perdre de vue que les intellectuels ne sont pas des ouvriers. Ils restent attachés à la défense de leur statut d’intellectuel. L’intellectuel est rétribué pour lire, écrire ou enseigner. Souvent, il exerce ses talents en qualité d’enseignant, psychologue, artiste, etc. Il œuvre dans le secteur des lettres, de l’enseignement, des médias, de la santé, du social, etc.
Certes, les intellectuels sont rétribués pour produire des idées. Mais, de nos jours, grâce à l’élévation considérable du niveau d’études, ils ne sont pas les seuls à réfléchir. Au reste, la vie des idées s’épanouit partout dans le corps social. En effet, la vie des idées surgit davantage dans l’existence courante de la vie quotidienne que dans le cerveau de l’intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire. La vie des idées s’épanouit dans de multiples lieux d’existence  : dans les quartiers au détour des conversations amicales, dans un café autour d’une table, au boulot lors d’une pause café, dans la famille lors d’une altercation fraternelle, dans le bus au contact d’autres voyageurs.
Les idées poussent sur terre, elles ne descendent pas du ciel.
 
Contrairement à l’opinion largement pétrie de dédain et de condescendance, le travail manuel (quoiqu’il soit tenu en mépris) fait également appel à l’intelligence. En effet, pour la faiblesse de son salaire et pour sa fonction exécutive, le travail manuel est malheureusement souvent méprisé.  Pourtant, pour ne prendre qu’un seul exemple d’un noble travail manuel : le rôle de l’éboueur est tout aussi vitale que celui du chirurgien pour maintenir la population en bonne santé. Certes le médecin soigne les maladies, mais l’éboueur permet de ne pas être malade. Le médecin sauve l’humanité, mais l’éboueur permet à l’humanité d’être propre. De façon générale, dans la société capitaliste fondée sur la division sociale entre travail manuel et travail intellectuel, les individus sont morcelés. En réalité, soumis à une spécialisation professionnelle extrêmement poussée, les individus sont incapables de relier activités manuelles et intellectuelles. En outre, cette séparation commande une hiérarchie entre dirigeants et dirigés, concepteurs et exécutants. Aux « intellectuels » revient la fonction privilégiée de conception, aux travailleurs manuels échoie la tâche ingrate et pénible d’exécution.
 
De manière générale,  la division entre travail manuel et travail intellectuel se reflète également dans l’appréhension de la réalité. L’appréhension est marquée par la séparation entre la théorie et la pratique. Les intellectuels sont souvent des universitaires. Leurs travaux se cantonnent dans la théorisation de la réalité, la conceptualisation des problématiques sociales. Les intellectuels sont incapables d’ancrer leur pensée dans la réalité pratique de l’existence, de saisir les problématiques concrètes de la vie sociale. Prisonniers d’un savoir purement livresque cueilli dans le ciel des idées, les intellectuels gravitent trop exclusivement au-dessus de la terre des réalités  pour pouvoir mesurer la profondeur de l’inanité de leurs théories éthérées,  la frigidité de leur  pensée métaphysique, la vacuité abyssale de leur culture générale. Particulièrement à cette époque de segmentation des sciences, de parcellisation des savoirs universitaires.
Actuellement, ils sont incapables en effet de produire la moindre analyse concrète et globale de la société. De développer une critique radicale contre le système. C’est bien au contraire dans les mouvements de révolte populaire  que s’élaborent des réflexions critiques pertinentes et radicales contre la société.
 
Moins courageux que le chien, l’intellectuel ne peut mordre la main qui le nourrit. Alors, il se contente de lécher la main de son maître.
 
En effet, par leur situation sociale tributaire des émoluments alloués par leur protecteur étatique universitaire ou autre patron privé, leurs analyses visent à la reconnaissance auprès de leurs pairs et des institutions. Elles n’ont pas vocation à transformer la société.  Les intellectuels ne participent pas aux luttes sociales.  Certes, certains brillants intellectuels peuvent dresser des constats judicieux, mais ne s’interrogent jamais sur les possibilités du renversement de l’ordre existant. Car les nouvelles pensées critiques s’éloignent des préoccupations et de la vie quotidienne des classes populaires.  Au reste, les nouveaux « intellectuels » s’engagent davantage dans les luttes parcellaires.
En effet, ces trois dernières décennies, les nouveaux « intellectuels » se sont rabattus sur les sujets sociétaux. Il en ressort une bouillie postmoderne qui valorise les identités particulières. L’exploitation, l’aliénation et les rapports sociaux de classe sont considérés comme secondaires. Force est de constater qu’ils s’investissent davantage dans les luttes sociétales : les droits des homos, des animaux, le féminisme, et autres engagements masturbatoires, etc.
Pour discréditer le combat de classe, on convoque l’argument éculé de l’antitotalitarisme sur fond d’amalgame entre stalinisme et marxisme. De nos jours, d’aucuns, pour disqualifier l’engagement authentique  politique de certains intellectuels demeurés fidèles aux idéaux révolutionnaires, amalgament cet engagement  à l’antitotalitarisme cher à de Bernard-Henri Lévy. De toute évidence, à la faveur de la crise économique, de nombreux intellectuels basculent dans la précarité.
 
Confrontés au chômage, les jeunes diplômés peuvent emprunter aisément  la voie de la révolte. Ces intellectuels socialement marginalisés se révèlent souvent particulièrement très actifs politiquement et surtout manifestent une passionnante radicalité en matière théorique. Car, contrairement à la catégorie intellectuelle petite bourgeoise intégrée dans le système marchand,   ces intellectuels n’ont ni poste à protéger ni honneur à conserver.
Ainsi, il existe une corrélation entre précarité sociale et radicalité politique. 
Si l’intellectuel petit bourgeois socialement intégré, auréolé de la reconnaissance professionnelle et sociale, affiche une fidélité à toute épreuve à l’égard du système, le nouvel intellectuel prolétaire déploie une détermination farouche pour combattre l’ordre établi.   Cependant, il faut nuancer l’analyse. En effet, la précarité de l’intellectuel ne conduit pas inévitablement à la révolte sociale. Parfois l’intellectuel, en proie à la frustration sociale et à la pathologie psychologique, bascule dans le ressentiment réactionnaire. L’extrémisme de droite comme l’islamisme prospère souvent sur la rancœur de la petite bourgeoisie déclassée,  paupérisée, prolétarisée.  En outre, le confusionnisme intellectuel entre extrême-droite et extrême gauche peut déboucher sur le développement d’une idéologie hybride à l’instar de celle d’Alain Soral.
 
De manière générale, les intellectuels s’engagent surtout à travers les livres, leur médium spécifique (préféré). Dans son objectif politiquement engagé, l’ouvrage de théorie critique ne se limite pas à décrire le monde, mais se propose surtout de le transformer. Aussi, par la compréhension théorique globale de la société, sa transformation pratique devient objectivement réalisable.
 
Certes l’action est possible sans théorie. Mais la théorie permet de combattre avec intelligence.  “La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale”, a écrit Marx. Il a aussi ajouté : “Une idée devient une force lorsqu’elle s’empare des masses”  (ou que les masses s’emparent de l’idée NDLR).
Si la praxis a besoin de la théorie pour développer une stratégie, la théorie a surtout besoin de la praxis pour naître et évoluer.
La théorie critique doit permettre une compréhension globale de la réalité. Pour ce faire, seule une analyse dialectique de la totalité peut favoriser une telle démarche scientifique (de fait, les idées viennent toutes de la praxis, elles sont la praxis modélisée, concentrée. NDLR).
 
Aujourd’hui, la segmentation outrancière des sciences, la parcellisation indécente des savoirs, obère toute connaissance concrète et globale des phénomènes sociaux. En raison du morcellement et de la spécialisation des sciences humaines, l’institution universitaire ne permet pas d’accéder à une connaissance globale de la société. L’université fabrique des estropiés du savoir. Des autistes intellectuels. La conception bourgeoise du savoir, réduit à une simple marchandise intellectuelle monnayée sur le marché, doit être abolie. Elle doit être remplacée par une créativité théorique démultipliée et démocratisée.
 
A notre époque de crise systémique du capitalisme, de la résurgence des luttes sociales, des questionnements sur le projet de transformation sociale émergent parmi la population. Certes, l’intellectuel doit participer à l’action militante, mais il ne doit ni se substituer à l’action ni en prendre la tête. L’intellectuel doit agir et penser avec tous  les autres membres engagés dans la lutte. Il ne doit pas imposer ses théories de manière surplombante. Désormais, la politique s’apparente à un salon bourgeois, selon l’expression d’Habermas. Il revient aux masses populaires de la déloger du salon. De la rapatrier dans ses assemblées souveraines et démocratiques, loin des chicaneries et gesticulations  politiciennes et des mœurs mafieuses.
 
Ce n’est pas dans les programmes politiques inoffensifs rédigés par les intellectuels organiques que résident la possibilité de la transformation sociale. Mais dans les luttes sociales.
 
En effet, c’est au cours des luttes sociales spontanées que s’expérimente de  nouvelles formes de sociabilité, qu’apparaît la nécessité du changement de  société, que surgit une nouvelle forme d’organisation,  sans théoricien, sans bureaucrate ou petit chef. Dans ces formes d’auto-organisation doivent s’exprimer exclusivement les intérêts des classes populaires,  par-delà  toute forme d’encadrement intellectuel et politique. L’expérience nous enseigne que c’est au cours de ces mouvements de lutte que surgit une réflexion collective d’une grande maturité politique. Dans ces moments de luttes authentiques, l’enjeu n’est plus de confier la direction du combat politique à des intellectuels ni de convoquer des experts pour disserter doctement sur les réformes à quémander auprès de l’Etat. L’enjeu doit devenir la rupture avec le modèle de société dominante.
L’histoire nous enseigne que les utopies émanant des Manifestes ou des Clubs de pensée n’ont aucun pouvoir  sur la réalité. Ces manifestes ont souvent été condamnés à être rongées par les souris des bibliothèques. Ils s’apparentent à des élucubrations intellectuelles inoffensives.
 
L’histoire nous apprend que ce sont toujours les mouvements de lutte pratiques qui mettent en œuvre les utopies en rupture avec la gestion de la société marchande, pour inventer de nouvelles possibilités humaines d’existence. De fait, si jadis la théorie  s’est appuyée sur l’existence  de  puissants mouvements ouvriers dynamiques et combatifs, au contraire, aujourd’hui,  les nouvelles pensées critiques émergeront dans une période de reflux des luttes sociales, dans un no man’s land politique.  Aussi, les nouvelles réflexions  critiques à élaborer collectivement doivent se placer dans une perspective émancipatrice pour alimenter les combats politiques actuels et futurs.  Les novatrices  théories critiques doivent  réfléchir sur la situation concrète présente mais aussi sur le projet d’avenir émancipateur  souhaitable et réalisable.
Elles doivent aussi se placer dans une perspective de rupture radicale avec la politique réactionnaire contemporaine. Malheureusement, à notre époque marquée par le déclin du mouvement ouvrier, les repères sociologiques ont été délibérément brouillés par la classe dominante. La dimension de classe semble avoir disparu de la pensée et de la politique. En effet, si naguère le mouvement ouvrier s’appuyait sur le découpage de la réalité en termes de classes sociales, aujourd’hui  les catégories ethno-nationales et religieuses brouillent ce découpage. Particulièrement dans les pays musulmans ou l’identité religieuse et tribale a « supplanté » l’appartenance de classe.
Par conséquent, il est de la plus haute importance qu’aux catégories ethno-nationales et religieuses il faut privilégier, opposer les catégories sociales.
 
Primordialement, il faut éviter les travers des intellectuels professionnels qui se réfugient dans l’abstraction et l’entre-soi universitaire. Il convient  également de se prémunir contre les tentations de reconstruction des avant-gardismes intellectuels autoproclamés. Contre la soumission à quelque pouvoir intellectuel  occulte placé à la tête des organisations en lutte. A notre époque moderne, chaque prolétaire actif ou chômeur est doté d’un bagage intellectuel suffisant pour participer pleinement, à égalité de ses frères de lutte, à l’organisation horizontale de la société.
 
Il faut dénoncer cette idéologie selon laquelle une élite éclairée serait indispensable pour guider les masses vers leur libération. Particulièrement vrai à notre époque de l’élévation du niveau d’études de la population.
Nous sommes rentrés dans l’ère  de « égalité des intelligences » Aujourd’hui,  chaque individu peut s’inscrire dans une réflexion politique. En outre, dans les moments de luttes sociales, tout individu engagé dans le combat  s’arrache à sa propre identité pour se rattacher à une forme d’universalisme. Il peut alors se solidariser et se reconnaître dans l’identité de l’autre.
 
Le destin de la communauté humaine, dans chaque pays, est entre les mains du peuple intelligent et amplement cultivé, contraint historiquement à transformer ses conditions sociales par-delà les organisations politiques traditionnelles polluées par les « intellectuels » professionnels et les politiciens  totalement inféodés au pouvoir et éloignés des préoccupations et de la vie quotidienne des classes populaires. Paradoxalement le capitalisme a transformé presque tous les individus en prolétaires. Mais surtout, par l’élévation du niveau d’études, en intellectuels. De sorte que le prolétaire n’a plus besoin d’intellectuels pour le guider. Le prolétaire est devenu intellectuellement son propre guide. En lui coexiste et cohabite la praxis et la théorie, capacités partagées par l’ensemble des prolétaires du monde entier.
 
Il est temps qu’ils se mettent à se servir de ces deux précieuses forces émancipatrices.
Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes.” Jacques Prévert
Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires.”
George Orwell

6 réflexions sur “De la fin de l'intello militant engagé à l'engagement militant du prolo intellectuel

  • 11 juillet 2018 à 8 h 42 min
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    Un texte qui remet les pendules à l’heure; c’est le peuple qui est l’acteur des changements et non des petites gangs d’illuminéEs supposément savantEs.
    Ras le bol des excitéEs de la ligne juste.

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    • 11 juillet 2018 à 13 h 53 min
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      Le peuple est en effet l’acteur principal de l’histoire mais pas un peuple désincarné – abstraction idéalisé… le peuple dirigé par la classe sociale révolutionnaire (pas une clique se substituant à la classe) La classe toute entière est dites révolutionnaire pour la simple raison que l’évolution du développement des forces productives des moyens de production et des rapports de production ont amené tout ceci à une impasse – une incapacité d’aller plus loin et il s’avère que le mode de production en cherchant à briser ce carcan à son développement a engendrer la création de son dépassement – de sa négation – ici dans le cas qui nous préoccupe – la classe ouvrière fer de lance du prolétariat – avant-garde du peuple
      La classe est l’avant-garde surtout pa les gagnes – les sectes disons-nous d’illuminés qui mesure leur niveau de conformisme aux livres saints (ne pas accuser Marx qui n’a rien à voir avec cette déification svp)
      Mer Hélène pour ton post
      Bienvenue à Mesloub.

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  • 11 juillet 2018 à 13 h 55 min
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    @ Mesloub
    YES TROIS FOIS YES « A notre époque moderne, chaque prolétaire actif ou chômeur est doté d’un bagage intellectuel suffisant pour participer pleinement, à égalité de ses frères de lutte, à l’organisation horizontale de la société. »

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  • 13 juillet 2018 à 5 h 36 min
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    Très bon texte, mais qui n’évite pas la confusion dans la relation de causalité entre praxis et théorie. Les deux sont indissociables et obéissent à une dynamique précise. La praxis, permet de fixer une théorie dans la réalité et d’en relever les effets, négatif pour les uns, positifs pour les autres, suivant la position de chacun, selon la finalité de la théorie.
    La praxis mène donc une théorie à sa connaissance la plus complète et la pousse donc à ses limites au delà desquelles elle n’est plus supportée. Mais c’est à ce moment là qu’elle permet d’énoncer une nouvelle théorie à partir de ce qu’enseigne la praxis. Mais la praxis ne peut pas faire naître une autre praxis qui ne passerait pas par le stade théorique. Tout simplement, parce que la théorie est une projection de la praxis en cours dans le futur proche et comportant une rupture avec la praxis en cours. Seule la théorie permet donc de passer d’une praxis à une autre. En cela, l’histoire ne dit que cela. Les mouvements révolutionnaires passés, même s’ils ne concernent que la lutte entre classes dirigeantes le prouvent. La bourgeoisie n’a pu s’imposer à la noblesse, qu’après une longue praxis ayant touché ses limites avec l’évolution de la société humaine, mais à d’abord dû théoriser son propre mode de gouvernance, de domination pour se convaincre d’abord elle même et ensuite les masses populaires. Le facteur ad hominem, ayant pour but d’initier le mouvement de révolte, mais sans la théorisation déjà faites, le mouvement n’aurait été qu’une révolte arrêté aux marches du palais et non une révolution de palais.
    Le cas anglais est encore plus significatif, puisque la révolution de palais s’est faites sans passer par la guerre entre noblesse et bourgeoisie, mais au contraire par leur alliance au détriment du pouvoir monarchique. ici, la théorie des philosophes et économistes tels qu’Adam Smith, Ricardo et autres, on fait ce travail théorique. La noblesse ne s’est pas laissé convaincre seulement par leurs théories, mais aussi par trois autres facteurs agissant ensemble. La découverte de l’Amérique et la conquête de ses trésors nécessitant la technologie là où le maintien de la suprématie de la noblesse l’interdisait . L’imprimerie, permettant la diffusion du savoir à un plus large public. Et enfin, le facteur qui allait sceller le basculement de la noblesse vers le capitalisme bourgeois, c’est à dire, la découverte de l’héliocentrisme et des théories scientifiques qui en découlent, car brisant la chape de plomb des cléricaux.
    Il est donc illusoire de croire que sans l’énonciation d’une théorie on puisse passer d’une praxis à une autre et très aléatoires de miser sur une théorie qui viendrait du seul mouvement en lui même, car l’histoire montre que cela ne s’est jamais produit.
    Par contre, je partage totalement son analyse quand aux capacités intellectuelles acquises par l’ensemble de la population, mais que l’enseignement universitaire se charge de brider, notamment par le biais de la spécialisation où une personne se retrouve extrêmement compétente dans un domaine et très ignorante et manipulé dans les autres. Dans le contexte actuel, l’enseignement des sciences dites dures est exacte, car elle ne touche pas à l’enseignement des sciences dites humaines où là, l’enseignement repose sur des postulats faux et totalement biaisés et où l’intellectuel adoubé par les tenants du système doit en reprendre les bases, sans cela, il est banni, interdit.
    Mes articles publiés sur agoravox le montre suffisamment, notamment en ce qui concerne la monnaie.
    Enfin, l’article que tu as mis en ligne ‘essai sur la société des citoyens responsables », est une théorisation issue de la praxis en cours donnant une vision globale de la réalité et posant les bases d’une nouvelle praxis en rupture avec celle en cours, mais concernant les relations entre les individus sans pour autant détruire les outils organiques nécessaires à toute société fondée sur la division du travail et avec une forte démographie. Mais s’appuyant sur le principe communiste de la collectivité de l’outil de production, mais où il ne peut être supprimé la propriété sans lui trouver un substitut, qui ici, est la responsabilité. Et il n’existe aucun autre moyen que cette dernière !
    Une idée mise sur la place publique, quelle que soit le domaine, perd son exclusivité et devient automatiquement collective. Conserver la propriété d’une idée quelconque sur le domaine commun, c’est conserver le même dogme actuel. qui repose sur la propriété d’un domaine commun collectif, aux fins de prélever l’impôt ou rançon. C’est le principe fondamental du capitalisme !

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    • 13 juillet 2018 à 11 h 13 min
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      @ Hervé
      Nous touchons via ce commentaire sur le texte de Mesloub au point fondamental qui nous oppose
      Tu résume très bien la conception idéaliste de la pensée – théorie – praxis les présentant comme deux moments dissociés et ordonnés dans l’évolution (de quoi ?) de la pensée humaine = selon cette conception métaphysique le moment UN (l’oeuf ou la poule pourrait-on dire) étant LA THÉORIE = L’IDÉE = qui active la praxis. TU ÉCRIS : « La praxis mène donc une théorie à sa connaissance la plus complète et la pousse donc à ses limites au delà desquelles elle n’est plus supportée. Mais c’est à ce moment là qu’elle permet d’énoncer une nouvelle théorie à partir de ce qu’enseigne la praxis. Mais la praxis ne peut pas faire naître une autre praxis qui ne passerait pas par le stade théorique.  »
      Selon l’approche matérialiste l’idée est partie intégrante de la praxis – la pensée est le reflet de la praxis son image précise ou déformée nécessairement incomplète et tout le travail du théoricien – idéologue – penseur donne le titre de ton choix – consiste à formaliser la praxis- et le monde ou elle s’inscrit – de telle sorte de donner à l’homme une prise – une emprise – sur cette réalité qui nous permette (à l’homme organisée en classe sociale pour nous les marxistes prolétariens) de changer – de modifier – de façonner ce monde = dans les limites du possibles humains ( c’est-à-dire en fonction du stade de développement des forces productives sociales et des moyens de production sociaux).
      Selon les intellectuels prolétariens 1) Nous sommes des serviteurs de la classe prolétarienne – nous sommes du prolétariat -partie intégrante de notre classe et nous sommes un reflet de son niveau de conscience. 2) Nous ne cherchons nullement à être fidèle à une théorie quelconque ou à des gourous quelconques 3) Nous admettons le prima absolu de la matière – et la pensée – l’idée – n’est qu’une forme de la matière (flux électriques circulant dans les sinnapses du cerveau de la bête humaine) de la matière – de la praxis= mouvement global et social créant les conditions de reproduction de l’espèce.
      La pensée est un outil permettant à l’homme de faire évoluer – progresser sa praxis sociale et l’intellectuel prolétarien est le contingent de la classe à laquelle revient le travail intellectuel en aucun cas plus ou moins important que toutes les autres tâches sociales pour la reproduction de l’espèce.
      Le texte remarquable de Mesloub respecte en très grande partie cette approche matérialiste dialectique.
      Félicitations
      Robert Bibeau http://www.les7duquebec.com

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  • 13 juillet 2018 à 11 h 38 min
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    @ Hervé je reprend un extrait de ton commentaire : « La noblesse ne s’est pas laissé convaincre seulement par leurs théories, mais aussi par trois autres facteurs agissant ensemble. La découverte de l’Amérique et la conquête de ses trésors nécessitant la technologie là où le maintien de la suprématie de la noblesse l’interdisait . L’imprimerie, permettant la diffusion du savoir à un plus large public. Et enfin, le facteur qui allait sceller le basculement de la noblesse vers le capitalisme bourgeois, c’est à dire, la découverte de l’héliocentrisme et des théories scientifiques qui en découlent, car brisant la chape de plomb des cléricaux. »
    Il est absolument sans importance historique que dans la forme – le modèle – anglais la Révolution (et ici il s’agit d’une RÉVOLUTION SOCIALE AUTHENTIQUE ) la noblesse ait fait alliance au lieu de résister et se faire ne partie massacrer comme ne France et en Russie – autant d’État-nation autant de variante de renversement de l’ancien mode de production et de libération des forces productives pour une nouvelle avancée économique-politique-idéologique sociale.
    Ainsi nous matérialiste prolétarien nous ne retenons que les variables suivantes pour expliquer le cas – le modèle anglais – la découverte des autres continents EXACT, le développement des forces productives – artisanes et paysannes anglaises apte à fournir quantité de marchandises à commercialiser – un capital abondant que la bourgeoisie marchande anglaise devait absolument valoriser et autres vecteurs économiques imparables.
    De cette nécessité naquirent les penseurs – les idées – les théories requises et nécessaires pour briser toutes les contraintes à ce développement nécessaire

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