Le salariat : sa place dans la société et sa composition

Par | Christakis Georgiou.  Le 4.09.2018.  Sur : GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

 

Nous reproduisons ici le troisième article sur le thème « Le salariat aujourd’hui » (le premier: « Aux origines de la classe sociale majoritaire« , le deuxième : « Salariat et conscience de classe« ).

 

SALARIAT

Le capitalisme et la montée du salariat constituent une étape historique dans l’évolution de l’organisation du travail et donc des sociétés humaines. Cette étape a été précédée par d’autres et nous faisons, en tant que militants du socialisme, le pari que d’autres stades de développement les supplanteront et qu’elles représenteront une forme sociale mieux adaptée à l’épanouissement humain et à la préservation de la planète.Mais le capitalisme et le salariat ont aussi leur propre histoire. Comme tout organisme vivant, le capitalisme est né à un moment donné, s’est développé, a atteint – ou est en train d’atteindre, selon l’analyse que l’on préconise – sa maturité et se mettra à péricliter à un stade ultérieur. Cette trajectoire correspond aussi à l’histoire du salariat en tant que classe sociale. Aux débuts du capitalisme, cette classe était encore marginale sur le plan démographique dans la structure sociale, puis son poids démographique s’est accru jusqu’à atteindre un point dans les pays du capitalisme avancé où elle est devenue majoritaire, voire a acquis une importance écrasante.

L’histoire du salariat ne se résume pas non plus à l’évolution de sa place dans la structure sociale. Elle concerne aussi sa composition sociologique : les types de tâches assurées par les salariés ont beaucoup évolué ; leurs lieux de travail et de socialisation aussi. Leurs propriétés sociales (instruction, patrimoine, etc.) et enfin leurs organisations ont également muté.

 

De l’apparition du salariat…

Le rapport salarial, dont des formes existaient déjà sous le Haut-Empire romain, est définitivement né dans les ateliers artisanaux des petites agglomérations urbaines de la société féodale qui servaient de points nodaux de circulation de la production agricole excédentaire par la classe des marchands. Cette « accumulation primitive » du salariat a duré plusieurs siècles et a posé les bases pour le développement accéléré du capitalisme et du salariat, une fois que la première révolution industrielle eut transformé les techniques de production à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, d’abord au Royaume-Uni puis en Europe continentale (aux Pays-Bas, en Belgique, en France et en Allemagne). Les technologies révolutionnaires de cette période – la machine à vapeur, la machine à tisser mécanique et la locomotive – ont permis la transition plus ou moins rapide d’une société essentiellement agraire à une société urbaine axée autour des activités manufacturières et commerciales. Ce processus, entamé en Europe et aux États-Unis au XIXe siècle*, devient un état de fait dans les premières décennies du siècle suivant. Le Japon a aussi suivi cette trajectoire, une fois entré de plain pied dans « l’ère Meiji » qui commence en 1868. Ces pays pionniers dans l’apparition du capitalisme sont toujours aujourd’hui les pays du capitalisme avancé et, jusqu’aux années 1980 et l’apparition des pays dits « émergents », l’histoire du salariat se confond très largement avec l’histoire sociale de ces pays.

Au début de ce long processus de transformation sociale profonde, le salariat est une classe très minoritaire dans la structure sociale. Le poids de la paysannerie, des indépendants et de la petite propriété reste très important – en France ce sera un long processus de déclin de ces catégories qui ne débouchera qu’après Mai 68.

De même, la frontière entre salariat et artisanat est longtemps restée floue. Les premiers salariés étaient généralement des personnes très qualifiées dans l’exercice d’un métier particulier. Par conséquent, les premières organisations syndicales – les « trade unions » britanniques tout particulièrement – ont été fortement marquées par ce lien ambigu. Ils s’agit d’organisations basées sur les métiers (d’où le terme de « trades » au Royaume-Uni et de « craft unions » aux États-Unis) que certains considèrent comme l’évolution naturelle des guildes artisanales nées au Moyen-Âge. Elles développent une éthique et une identité très marquées par la fierté de posséder une compétence spécifique. De même, les lieux de travail restent des petites unités de production (sauf dans le cas de l’industrie minière qui est une activité extractive et non pas manufacturière, dont l’essor est lié au fait qu’elle fournit la principale source d’énergie du capitalisme de l’époque).

… à sa maturation durant les Trente Glorieuses

Une nouvelle impulsion dans le développement du capitalisme et du salariat apparaît durant le dernier quart du XIXe siècle avec la seconde révolution industrielle lors de laquelle émergent la production de masse et la transformation oligopolistique des structures productives, via la concentration et la centralisation du capital. Les technologies révolutionnaires de cette évolution sont le moteur à combustion (à la base de l’industrie automobile qui deviendra le secteur emblématique de cette période de l’histoire du salariat), l’électricité, la chimie de base, l’ingénierie mécanique, etc. Les méthodes de production qu’elles génèrent sont à la base des industries clés du capitalisme du XXe siècle.

Ces évolutions ont plusieurs conséquences sur l’histoire du salariat. Elles accélèrent, d’abord, l’urbanisation et l’exode rural en augmentant massivement la productivité du travail agricole et alimentent ainsi les rangs du salariat urbain dont le poids numérique commence à devenir conséquent. Mais le salariat devient la classe sociale majoritaire seulement lorsque ces évolutions s’épanouissent pleinement. Ensuite, elles accroissent énormément la taille des unités de production et des lieux de travail, créant d’énormes concentrations de salariés qui favorisent leur organisation collective, syndicale et politique. Troisièmement, elles s’accompagnent d’un processus de « déqualification » : la figure centrale de ces industries est l’ouvrier spécialisé, chargé d’exécuter des tâches simples et répétitives à l’aide de machines, au contraire du salarié artisanal du XIXe siècle qui possède un savoir-faire complet et qui travaillent avec des outils.

La massification et la déqualification suscitent l’apparition de syndicats dits « industriels » qui dans un premier temps s’opposent aux syndicats traditionnels de métiers. Le cas classique est celui des États-Unis, pays pionnier dans l’exploitation des nouvelles technologies et dans les transformations sociales qu’elles impliquent, où, à côté du mouvement syndical traditionnel incarné par l’American Federation of Labor (AFL), émerge et s’épanouit dans les années trente le syndicalisme industriel, incarné entre 1935 et 1955 par le Congress of Industrial Organizations (CIO).

Le salariat de la seconde révolution industrielle atteint son apogée durant les Trente Glorieuses et l’âge d’or du « fordisme » : sa figure centrale devient l’OS travaillant dans des vastes usines situées le plus souvent en périphérie – mais parfois au sein – des grandes agglomérations. En France, Renault Billancourt devient le symbole de cette époque historique : ce n’est pas un hasard si cette usine joue un rôle tellement central lors de la grande grève de Mai 68. Les organisations socialistes puissantes (surtout la social-démocratie, mais aussi les partis communistes italien et français, ainsi que les grandes fédérations syndicales) s’appuient surtout sur ce salariat, et leur déclin à partir des années 1980 est lié au déclin de ce salariat particulier.

 

La mutation des années 1970

La crise des années 1970 inaugure une nouvelle étape dans l’histoire du salariat. Cette crise est liée à la maturation des industries de la seconde révolution industrielle et au décollage des services et des technologies de la troisième révolution industrielle (informatique et numérique).

Le poids démographique des ouvriers spécialisés et de l’emploi industriel en général entame un long déclin au profit des employés dans les services, au point où aujourd’hui la grande majorité des salariés travaillent dans les différentes industries de services. L’essor des nouvelles technologies bat d’ailleurs son plein et nous sommes encore loin de la société typique du capitalisme qui sera basée sur celles-ci. Le graphique montre par ailleurs que ces tendances sont toujours à l’œuvre depuis la grande crise de 2008.

GRAPHIQUE AVEC POUR LÉGENDE : Croissance de l’emploi par activités dans l’Europe des 28 (2008-2016)

 

Il faudrait cependant relativiser le déclin de l’emploi industriel. La principale raison de ce déclin est l’accroissement très important de la productivité dans ces secteurs, qui reste toujours très supérieur à celui dans les services (l’impact de la concurrence internationale est très marginal dans ce déclin et touche surtout des secteurs à faible valeur ajoutée comme le textile). Les produits de ces industries sont plus que jamais nécessaires dans la quasi-totalité des activités sociales contemporaines. Par ailleurs, le processus d’externalisation (et l’essor de la sous-traitance) de certaines activités crée un effet statistique trompeur sur la réalité de l’emploi industriel. Alors qu’hier, les activités comptables, de nettoyage, etc. étaient réalisées au sein des grandes entreprises industrielles et donc comptabilisées comme des activités industrielles, elles ne le sont plus aujourd’hui. Certaines études estiment que jusqu’à un tiers du recul de l’emploi industriel pourrait être attribué à ce phénomène. Quoi qu’il en soit, l’augmentation de la productivité dans l’industrie et le déclin de l’emploi industriel signifient aussi que le pouvoir économique de chaque salarié industriel est aujourd’hui plus grand que durant les Trente Glorieuses : un salarié de l’automobile aujourd’hui est responsable de la production d’une quantité de valeur, mais aussi d’une proportion de la valeur industrielle totale, beaucoup plus importantes que son prédécesseur d’il y a quarante ans (même si la production de cette valeur au sein d’une même entreprise est réalisée dans des unités de production de plus en plus éloignées les unes des autres)

 

Dynamiques récentes

À ces évolutions d’ensemble, il faut en ajouter quatre autres qui revêtent une importance particulière. Il y a d’abord le vieillissement du salariat qui est lié au vieillissement général de la population des sociétés capitalistes. La seconde évolution est la féminisation importante du salariat, en grande partie liée à l’essor des services, aux pénuries de main-d’œuvre des Trente Glorieuses et à la massification de la scolarisation. Cette dernière rend compte de à la troisième évolution importante, à savoir l’augmentation du niveau général d’instruction des salariés qui traduit l’accroissement de la part du travail intellectuel dans le travail total. Enfin, le salariat a commencé à accumuler des patrimoines, principalement sous forme de la propriété de son logement et, dans une moindre mesure, d’une épargne financière.

En résumé, le salarié typique contemporain en Europe, aux États-Unis et au Japon est très différent de son prédécesseur d’il y a cent ans : il est plus vieux, il est plus souvent une femme, a un niveau d’instruction plus élevé et contrôle un patrimoine.

Mais l’histoire du salariat est l’histoire d’une classe internationale. De ce point de vue, depuis les années 1980, son histoire est aussi marquée par une rupture fondamentale : l’apparition de salariés par millions dans les pays autrefois périphériques du capitalisme mondial, notamment en Asie orientale. Cette évolution signifie que le salariat en tant que classe sociale mondiale est toujours une classe sociale jeune et en voie d’expansion rapide. Ce sera l’objet du prochain article de cette série.

 

Cet article de notre camarade Christakis Georgiou a été publié dans le numéro de l’été 2018 de la revue Démocratie&Socialisme. C’est le troisième article sur le thème « Le salariat aujourd’hui » : le premier « Aux origines de la classe sociale majoritaire », le deuxième : « Salariat et conscience de classe »

Les deux premiers volumes de la trilogie de l’historien britannique Eric Hobsbawm sur le « long XIXe siècle », L’Ère des révolutions : 1789-1848 et L’Ère du capital : 1848-1875 (traduits chez Fayard), constitue une excellente introduction générale à cette période.

 

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