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DES LOUPS SUR UN ARBRE (Aline Jeannet)

J’ai appris à poursuivre, seule, mes chants d’animal en cage.
Aline Jeannet

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YSENGRIMUS — Active depuis plusieurs années maintenant, la poétesse Aline Jeannet (animatrice notamment du très original blogue poétique acombustion) nous avance, dans ce premier recueil de textes en vers et en prose, une poésie roborative, étrange et décalée. La rime est rugueuse, pas trop polie, volontairement acérée. L’exercice navigue joyeusement et pensivement entre tradition esquintée et modernité revisitée. Le recueil respire doucement le libre arbitre des formes et des idées. Il y est une fois de plus confirmé que nous sommes tous plus ou moins les enfants de Jacques Prévert. Le recueil frappe aussi par l’originalité de ses points de force thématiques (que je ne vais pas tous vous dévoiler. Il faut lire). N’en livrons qu’un. Tout un. Un compagnon de route incontournable se manifeste densément dans ces textes de femme: l’homme (au sens masculin du terme: vir). Les garçons, les pères, les fils, les sentinelles, les évadés, les babis… Ils y sont et ils sont traités avec une magnifique âpreté et une originalité toute en reliefs. Qu’ils soient de chair, de pierre ou d’eau, ces figures masculines du cru sont toujours un peu là.

 

Éclat d’eau

Poussé dans les ajoncs
Petit bouddha de pierre
Au corps lustré et rond
Jade d’eau recouvert

Dans les bras fatigués
Scintillants de poussière
Du père aux yeux fermés
Le jour dort, yeux ouverts

Le regard silencieux
Le sourire en arrière
Des prémices de jeux
Pour séduire son frère

Des allures de tortue
Au dessus des clairières
Sur le ventre étendu
Des cris dans la bruyère

Sous le vent et la pluie
D’un été de misère
Il s’agite sans bruit
Frémit dans la lumière

Il est un éclat d’eau
Jailli de la tourbière
Il est un éclat d’eau
Léo, comme une rivière

(pp 74-75)

 

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Rythmés, scandés, les textes qu’on découvre ici procèdent souvent d’une poésie du rude, de l’armaturé, du sec, du claquant. Cette textualité a vu passer l’art naïf, Allan Ginsberg, et la chanson populaire (sachant se réapproprier les rythmes et la respiration de cette dernière). La modernité des crises contemporaines la truffe et la pivèle, comme autant d’épines. Le monde urbain, jeune, techniciste est à l’honneur. Le ton de certains textes fait penser aux fameux slams qui ont tant fouetté les sangs de la sensibilité début de siècle. Suissesse, riveraine du lac Léman, Aline Jeannet manifeste aussi une singulière propension à imposer d’office le choc des thématiques essayistes au sein du texte poétique. Ce fait, combiné à une aptitude très naturelle et très déliée à l’étrangeté, négocie des tournants étonnants qui mobilisent parfois, dans le verbe et dans l’intellect, la plus tonitruante, musculeuse et hirsute des diplomaties.

 

Diplomatie

Drapeau de feu drapeau de fer
Sous la treille d’acier trempé qui s’emmêle
Les officiels boivent des cocktails
À l’intérieur d’un ciel amer

Sécurité dans les sourires des portiers
Dans leurs gestes policés, affables
Méfiance programmée des concierges aux dents pâles
Qui traversent avec nous les couloirs argentés

Escorte discrète et feutrée, impitoyable savoir-être
Rangées de Hummers dans les cours des palaces
Qui font office de salle à palabres
Sous l’œil roucoulant des services secrets

La rive du lac se teinte du gris métallique
Des tempêtes, assorti aux feux des discrets agents
Qui dans leur costume de flanelle dansent
Dégainant leur baromètre électrique

Le ciel si bleu qu’on peine à croire
Qu’il existe dans le monde réel
À part peut-être un touriste hébété
Se couvre de suie, de vent, de froid

Et dans les rafales qui déclenchent les radars
Dévastant les jolis contours du lac déchiré
Les mille détours diplomatiques sont balayés

(pp 61-62)

 

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Non-académique, le texte versifié ici ne se laisse jamais vraiment mettre en laisse, si vous me passez ce calembour, qui exulte franc tout en sentant un peu la lampe. Pour sa part, et un peu a contrario, l’exploration du court texte en prose mobilise sans complexe et fort joyeusement un classicisme déjà centenaire. Il s’agit, sans malice et sans artifice, de celui des combinaisons agencées de cadavres exquis. On renoue alors avec le ton, le rythme et la pensée de Tristan Tzara ou d’André Breton. Les textes de prose s’installent donc, non sans une certaine systématicité de l’anti-systématique, dans le refus frontal du prosaïque, qui fut le solide fleuron d’une époque et qu’il est particulièrement heureux de retrouver, de reprendre, de retravailler, de relayer. L’approche corrosive des formes, dont Aline Jeannet fait un de ses traits d’excellence, impose et réverbère à chaque instant la problématique de la perpétuation des armatures de poéticité de la modernité. L’exploration éclatée du texte de prose n’a pas tout dit. Ses limitations n’ont pas été atteintes. Mazette. On chante encore le blues, alors pourquoi ne pas encore échancrer le petit poème en proses collées?

 

Petit poème nocturne

Gardien des excuses recherche emplacement pour la ruse, chemin de pierre pavé de verre transparent aux écluses novales.

Mes rayons d’étain entameront les bas-reliefs du palais chiffonné. Aux cris des enfants les joyaux répondent, tintinnabulant dans l’obscurité.

Les établis de fer résonnent des routines des forgerons borgnes aux doigts d’or. Et la voix s’élève, douce et cristalline comme celle d’une mère orpheline.

Gardien des excuses cherche une voie de garage entre les vastes locomotives de bronze usagées et lasses.

De jeunes promeneurs errent dans la rue sans but. Ils deviennent phosphorescents, à mesure que leur innocence gronde.

(P. 57)

 

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Un mot autonome d’Aline Jeannet, brandi ailleurs dans le recueil, prend dès lors ici un singulier relief. Les cadavres sont devenus interchangeables (p. 112). Interchangeables certes mais pas pour autant escamotables… Car il reste que les textes en collages de cadavres exquis n’ont pas tout dit et que la continuité de leur apport est aussi la perpétuation de leur mérite. On nous le montre lumineusement ici. Dada est partout et son installation dans la cyber-normalité ne le rend pas moins salé, ou moins mafflu, ou moins trapu, ou moins scriptogène. Et… même si personne n’entend, ce n’est certainement pas une raison pour se gêner pour le dire.

Le recueil de poésie Des loups sur un arbre contient 43 textes. Il se subdivise en cinq petits sous-recueils: Garçons (p 7 à 18), Évadés (p 19 à 47), Décors (p 49 à 65), Fils (p 66 à 86), et Adelphie (p 87 à 121). À lire et relire.

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Aline Jeannet, Des loups sur un arbre, Montréal, ÉLP éditeur, 2018, formats ePub.

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