LES OUVRIERS EN GRÈVE DE L'USINE JASIC SOUTENUS PAR UN LARGE MOUVEMENT DE SOLIDARITÉ (2018)
Source: ÉCHANGES 165 – AUTOMNE 2018
JASIC Sur : https://streamable.com/vv5wd
Les travailleurs migrants dans la ville chinoise de Shenzhen luttent pour créer leur propre syndicat. Cet article est traduit de la revue allemande « Wildcat n° 102 (automne 2018).
L’APRÈS-MIDI DU 21 JUILLET [2018], tout juste après la libération des travailleurs et travailleuses qui avaient été arrêtés la veille, Mi Jiu-ping (1) déclarait : « …nous n’avons pas dit notre dernier mot. Parce que nous qui souhaitons fonder un syndicat avons été tabassés, diffamés, victimes de représailles, harcelés par des hommes de main, chassés, et que rien de tout ça n’est condamné. Nous continuerons à être offensifs et unis dans notre lutte contre ces attaques, et nous espérons que nous aurons toujours plus d’amis et de frères et sœurs travailleurs qui exprimeront leur soutien, notamment sur intemet. » Le mouvement des travailleurs de Jasic et leurs soutiens est devenu l’une des plus importantes luttes de ces dernières années contre les bas salaires, les traitements inhumains et la répression policière en Chine. La témérité des travailleurs en lutte, le large sou-tien qu’ils ont reçu de par tout leur pays et le fait que les négociations durent depuis la mi-juillet ont tôt fait d’eux un point de ralliement de diverses expressions de colère d’autres travailleurs à Shenzhen, d’étudiants maoïstes de gauche, d’ouvriers activistes, de féministes. Ils agrègent les ouvriers en lutte pour le dédommagement des personnes touchées par la pneumoconiose (2) jusqu’à l’arrière-garde maoïste condamnant les réformes capitalistes comme étant un révisionnisme. Jusqu’au début septembre, une centaine de travailleurs en lutte ainsi que leurs soutiens ont été arrêtés et un millier, voire bien plus encore, ont été soumis à des interrogatoires et intimidés. Or, Mi Jiuping n’aurait pas pu s’imaginer recevoir un soutien aussi large.
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(1) Mi Jiuping est un travailleur très impliqué dans la lutte dans cette usine. Dans un article paru sur le site de la CGT (https://www.cgt.fr/actualites/asie-international/conditions-de-travail/les-m ilitants-de-shenzhen-de-termines-se), il est désigné comme étant « le responsable de la lutte ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
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(2) Altération causée par l’inhalation et la fixation danmill le poumon des particules solides en suspension dans l’al. mosphère. Parmi les maladies professionnelles dues aux poussières, les lésions pulmonaires ou pneumoconioses tiennent le premier rang (Macaigne, Précis hyg., 19 I I , p.310).
LES DÉBUTS
L’entreprise Jasic Technology produit depuis 2005 des postes à souder à Shenzhen, dont des machines à souder mobiles, portables et industrielles. Environ 1 200 personnes travaillent dans l’usine de Shenzhen et l’entre-prise possède encore deux autres usines dans les centres industriels de Chengdu et Chong-qing (province du Sichuan, dans le centre-ouest de la Chine, au pied de l’Himalaya). En 2017, l’entreprise comptabilisait un profit annuel d’environ 20 millions d’euros, en augmentation de 42 % par rapport à 2016. Le conflit social à Jasic commence au plus tard en juillet 2017, lorsque Yu Juncong et dix autres ouvriers portent plainte auprès du bureau local d’Etat de gestion du personnel, pour s’être vu imposer de manière arbitraire des heures supplémentaires et leurs jours de congés. Suivant les carnets de commande, la politique managériale consistait à faire travailler les ouvriers douze heures d’affilée sans jours de repos ou alors à leur fixer des jours de congés « sans solde ». Punis pour avoir porté plainte, Yu et d’autres travailleurs perdirent toutes leurs heures supplémentaires pendant deux mois, ce qui fit chuter leur salaire nettement en dessous de 2 000 yuans. Le salaire minimum à Shenzhen, l’un des plus élevés en Chine, se situait en 2017 à 2 130 yuans, ce qui pour une personne seule suffit tout juste à survivre, mais est bien loin de permettre de nourrir ses enfants ou d’autres membres de sa famille.
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Yu constate, en regardant en arrière, que le management arbitraire et en particulier les scan-daleuses retenues sur salaires ont diminué après que la plainte a été déposée. Alors que ses collègues estiment que la résistance ne mène à rien, il y perçoit là, lui, la preuve du contraire. Mais la situation prend une autre tournure en mars 2018 : les ouvriers se voient obligés de travailler tout le mois, douze heures par jour, sans jour de repos. Cerise sur le gâteau, il leur est promis une demi-journée de repos à la fin du mois, mais ils doivent dans la même matinée participer à une course à pied de dix kilomètres organisée par leur employeur. Sur les réseaux de discussion internes à l’entreprise, Yu a exprimé la colère qui naissait. En punition, toutes ses heures supplémentaires lui furent enlevées et il fut affecté au ménage.
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Presque au même moment, les dirigeants émettent une série de 18 interdictions grâce auxquelles ils peuvent procéder à des retenues sur salaire et à des licenciements sans préavis. Qui règle la climatisation sous 26 °C, oublie d’éteindre la lumière en partant, ou encore utilise son portable pendant les heures de tra-vail se voit punir la première fois d’une amende de 200 yuans, la deuxième fois de 300 yuans et la troisième fois de licenciement sans délai. Pour une bousculade à la cantine, avoir laissé tomber un déchet ou être rentré à son logement après minuit, ce sont 100 yuans qui sont à payer la première fois, puis, 200, 300 et à la quatrième fois le licenciement est prononcé.
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Mi Jiuping et d’autres travailleurs de Jasic déposent alors à nouveau plainte auprès du Bureau local de gestion du personnel, qui les soutient tout d’abord et estime que les « 18 interdictions » vont naturellement à l’encontre du droit du travail. Mais dans un premier temps, aucune mesure n’est prise ; à la place, un cadre dirigeant de Jasic accuse Yu sur le réseau de discussion interne d’être un fauteur de troubles. Sur ce, Yu entame une procédure de médiation le 3 mai auprès du Bureau local de gestion du personnel qui, dans un premier temps, ne fait rien. Quelques jours plus tard, Yu se fait arracher son portable des mains par un contremaître, qui, au passage, le blesse.
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CONSTRUIRE UN SYNDICAT
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Le 10 mai, Mi Jiuping et 27 de ses collègues se tournent encore une fois vers le Bureau local de gestion du personnel ainsi que vers le bureau local de la Confédération syndicale panchinoise (ACFTU). Ce dernier ex-prime son soutien total à la constitution d’un syndicat dans l’entreprise. Le soir-même, Yu est licencié sans préavis pour « jours d’absence » alors qu’il jouissait à ce moment-là de congés qui lui avaient été octroyés. La police s’en mêle et commence à envoyer des convocations à des ouvriers. Le 7 juin, Mi et certains de ses collègues déposent la demande de constitution d’un syndicat à l’antenne locale de l’ACFTU, mais elle leur réclame alors ou bien l’accord de l’employeur ou bien cent signatures. Le 22 juin, Mi et ses collègues de-mandent son accord à la direction, qui sans surprise, refuse. Ils cherchent à s’informer auprès de l’ACFTU pour savoir ce qu’il est possible de faire lorsque les ouvriers subissent les premiers licenciements – qui ne tarderont pas à pleuvoir – et des représailles de la part des gestionnaires du personnel. Très rapidement, les événements prennent une autre tournure lorsque, le 10 juillet, les travailleurs ont récolté 89 signatures. Les dirigeants tentent de forcer les ouvriers à retirer leur signature, et au même moment, l’antenne locale de l’ACFTU déclare subitement qu’elle n’a rien à voir avec la constitution d’une section dans cette usine et qu’elle ne soutient pas cette initiative. Les jours qui suivent, les attaques contre les travailleurs redoublent, les licenciements pleuvent, et les premiers travailleurs se retrouvent en garde à vue. Le 20 juillet, lorsque les ouvriers licenciés tentent de se rendre le matin à leur travail comme si de rien n’était, éclatent des affrontements avec les agents de sécurité et la police. Des ouvriers sont placés en garde à vue, et l’après-midi, une vingtaine d’ouvriers de Jasic et d’autres usines viennent réclamer leur libération ; ils sont nassés, frappés et dispersés par des policiers armés jusqu’aux dents. Cet événement sera connu plus tard sous le nom de « 20 juillet de Pingshan » (3).
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MOUVEMENT DE SOLIDARITÉ
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La nouvelle de l’incident de Pingshan se répand rapidement, et de nombreux soutiens se rendent à Shenzhen et appellent à la solidarité. Shen Mengyu jouera un rôle important dans l’essor de ce mouvement de solidarité. Après avoir fini ses études d’ingénieur à l’université de Sun Yat-Sen, elle avait décidé de partir travailler dans une usine automobile à Guangzhou avec pour objectif que les travailleurs améliorent leurs conditions de travail. Elle est désignée comme porte-parole par ses collègues au début de l’été, mais comme elle n’entend pas se faire acheter par les dirigeants, elle se fait renvoyer. Elle et d’autres commencent alors à manifester régulièrement devant le commissariat de police. Les jours qui suivent, les ouvriers licenciés tentent toujours de revenir sur leur lieu de travail, mais ils sont à chaque fois bloqués par des agents de sécurité et des flics. Le 27 juillet, la situation dégénère et les policiers arrêtent vingt travailleurs et quelques-uns de leurs sympathisants. Subitement, les appels à soutien se multiplient, de jeunes activistes arrivent toujours plus nombreux à Shenzhen, le groupe de solidarité grandit pour atteindre une cinquantaine de personnes. Il organise des réunions de protestation, intervient par du théâtre de rue et autres manifestations. Des groupes d’étudiants d’une vingtaine d’universités envoient leur appel à solidarité, organisent des manifestations ou se rendent eux-mêmes à Shenzhen.
3-Du nom d’un des huit district de Shenzhen, Pingshan, qui est situé au nord-est de la ville, près de Huizhou, et où l’affrontement a eu lieu.
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RÉPRESSION
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Les dirigeants et la police réagissent de manière presque unilatérale en réprimant. Les cadres font usage des punitions courantes comme le refus d’accorder des heures supplémentaires, ou l’assignation au ménage, etc. mais stigmatisent aussi les travailleurs récalcitrants sur les réseaux de discussion internes. S’ensuivent aussi bien des licenciements que des violences physiques perpétrées par le service de sécurité, les chefs d’atelier et des groupes de casseurs. Lorsque les licenciés tentent de retourner comme à leur habitude le matin au travail, les dirigeants et les chefs d’équipe s’habillent en simples ouvriers et feignent de manifester au cri de « Vandales, dehors ! » comme si des travailleurs normaux allaient, pour défendre leur entreprise, s’en prendre violemment à leurs propres collègues. Aucune proposition ne sera faite aux tenants de l’initiative de fondation d’un syndicat. Bien plutôt, les signataires de la requête de fondation seront même menacés de se voir refuser les heures supplémentaires. A côté de ça, le personnel est invité au restaurant et, dans la cour de l’usine, les discours se succèdent. Seul pas de côté dans la stratégie dure, l’initiative précipitée de la création d’un syndicat d’usine par les dirigeants, ce qui, en soi, n’est pas rare dans les grandes usines chinoises ; en effet, souvent les membres dirigeants du syndicat d’usine sont les chefs des directions du personnel.
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La répression policière se poursuit et augmente peu à peu. Déjà en mai, les policiers municipaux avaient eu pour tâche d’identifier les meneurs. Ceux arrêtés le 20 juillet furent licenciés dès le lendemain, arrêtés à nouveau le 27, puis maintenus en détention des semaines durant. Début septembre, quatre d’entre eux furent remis à la justice. En réponse aux manifestations devant le commissariat, des groupes de casseurs et des policiers en civil sont infiltrés, les manifestants poursuivis et frappés dans les rues. Fin juillet, le groupe de solidarité parvient à déceler deux infiltrés qui s’étaient trahis en se rendant trop rapidement au lieu de rassemblement. En plus de cela, des policiers en civil animaient, en face du lieu où habitaient les soutiens du mouvement, une tente où étaient faites des propositions d’emploi. Il n’y a aucun doute que la police municipale a été dépassée par l’ampleur du groupe de solidarité. Il fut intimé au propriétaire de limoger ses locataires appartenant au groupe de solidarité, une tactique assez courante. Le 11 août, Shen Mengyu dut quitter le bureau national de la sécurité. Mi-août descentes et arrestations s’enchaînent aussi à Pékin, et le 24 août des unités spéciales de la police de la province fondent sur le groupe de solidarité.
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COMMENT LES OUVRIERS DE JASIC ONT-ILS PU TENIR AUSSI LONGTEMPS ?
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Ce qui fut déterminant, c’est qu’un groupe de travailleurs a voulu faire face collective-ment aux abus qu’ils subissaient, plutôt que de changer individuellement de boulot. Ce groupe a procédé avec discernement et sang-froid, de manière systématique et avec de bonnes connaissances des textes de loi. Ils ont sans cesse veillé à ce que la situation ne dégénère que progressivement, à ne s’adresser qu’aux responsables (du moins, légaux) et de ne rien entreprendre d’illégal. Et ils sont partis du postulat que le droit (du travail) et la constitution étaient de leur côté.
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Parmi les innombrables lettres de soutien qu’ils reçurent les deux derniers mois, il s’en trouve certaines dans lesquelles des collègues ou amis décrivent leur rencontre avec les personnes incarcérées. Ces lettres témoignent aussi bien de la violence que les travailleurs migrants subissent dans leur quotidien en de-hors de l’usine, que de l’entraide et de la résistance quotidiennes face aux policiers. Bon nombre d’entre eux font face à la même situation : ils ont été trompés par de grosses sommes que leur faisaient miroiter des agents de recrutement à leur arrivée à Shenzhen, se retrouvant ensuite souvent à dormir à la rue. Un ouvrier raconte comment ils aidèrent un collègue pour son déménagement après que celui-ci avait été expulsé sans préavis. Alors qu’ils bloquaient une rue avec leur véhicule pour le déménagement, un tricycle électrique qu’ils avaient loué, ils ne purent dégager l’accès rapidement et le conducteur d’une grosse berline BMW s’échauffa, les agressa à coup de cadenas, faisant un blessé qu’il fallut amener à l’hôpital. L’agresseur, un responsable de service de sécurité, ne fut naturellement pas appréhendé par les policiers accourus sur les lieux de l’incident.
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Une autre lettre contient le témoignage d’une ouvrière incarcérée : sur le chemin qu’elle emprunte le matin pour se rendre à l’usine, elle aperçoit un vendeur à la sauvette se faire violemment prendre à partie par le service d’ordre de l’usine. Elle prend immédiatement sa défense et arrive à lui faire restituer les ustensiles de cuisine qu’il vendait, mais elle passera pour cela quelques heures en garde à vue. Les abus et les sévices des dirigeants et de la police n’ont rien de particulièrement nouveau pour les ouvriers de Jasic, justement parce qu’ils n’ont pas tenté de s’y soustraire ou de les fuir. Ce qui les distingue, c’est d’avoir réagi à l’arbitraire des dirigeants en tentant, chose rare, de fonder un syndicat d’usine. Même si 90 travailleurs avaient signé la requête de fondation, il ressort que le soutien parmi les collègues dans l’usine n’était pas suffisant pour déclencher une grève. S’y ajoute le fait que les travailleurs activistes avaient déjà fait l’expérience que les dirigeants pouvaient, certes pour un moment seulement, être un peu « ramenés à la raison », mais que s’en-suivaient alors de nouveau des mauvais traitements. De nombreux ouvriers rapportent des expériences semblables dans d’autres usines du delta de la rivière des Perles, où les grèves ont certes amené dans un premier temps des améliorations, mais sur lesquelles les directions revinrent par la suite. D’autres cas encore montrent que lors de négociations entamées suite à une grève, les représentants des travailleurs se sont fait rouler ou acheter. A Jasic cependant, les revendications ne se réduisent pas à des augmentations de sa-laire ou des réclamations d’impayés. A cet égard, les travailleurs ont bien eu l’espoir de créer, par la fondation d’un syndicat d’usine, une défense de leurs intérêts sur le plus long terme.
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POURQUOI LA DIRECTION EST-ELLE RESTÉE SI INFLEXIBLE ?
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La raison la plus immédiate est que les dirigeants n’ont pas appris à faire autrement. Ils ne font des concessions que s’ils ne peu-vent pas faire autrement, comme lorsque la production est mise à l’arrêt. A Jasic, ils sont plein d’assurance parce qu’ils sont proches de la police et d’autres fonctionnaires : en effet, deux membres de la direction de l’usine siègent à l’Assemblée populaire (4) de Shenz-hen et sont en cheville avec l’élite locale. Mais on peut aussi se demander si les dirigeants d l’entreprise avaient même la marge de manœuvre suffisante pour accorder des augmentations de salaire ou reculer sur les « 18 règles » permettant des retenues sur salaire. Certes une forte augmentation des profits est à constater pour l’entreprise en 2017 ; rien n’assure cependant que cette situation se maintienne dans un contexte de ralentissement de l’économie chinoise, notamment suite aux sanctions douanières américaines.
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(4) Chaque village, ville, métropole, province possède une assemblée populaire qui élit l’assemblée populaire au-dessus d’elle. Distinct des conseils municipaux nom-més, ces assemblées élues n’ont que peu de pouvoirs, mais sont représentatives au sens où elles doivent com-porter un certain pourcentage d’hommes, de femmes, de minorités et de chaque classe sociale. Chaque corporation, université vote pour l’Assemblée populaire de la ville. (Source wikipedia.)
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COMMENT EN VINT-ON Â UN MOUVEMENT DE SOUTIEN AUSSI LARGE ?
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Diverses circonstances expliquent l’importance de la solidarité. Certains soutiens se sont rendus très rapidement auprès des ouvriers, comme Shen Mengyu, et ont tout de suite commencé à organiser des manifestations, ce qui donna aux ouvriers une visibilité publique qu’ils n’auraient pas pu atteindre par leurs seules forces. Les groupes d’étudiants, de gauche et maoïstes de gauche, qui envoyèrent de tout le pays des déclarations de solidarité ou rejoignirent eux-mêmes les défilés à Shenzhen, semblent n’avoir attendu que cela : qu’une lutte salariale prenne une dimension explicitement politique par la revendication de constitution d’un syndicat.
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Les groupes d’étudiants maoïstes de gauche organisent fréquemment des journées « d’expériences collectives de travail », lors desquelles les étudiants travaillent pendant un court moment comme journaliers afin de connaître la situation de la classe laborieuse. En cela, une certaine distance s’exprime entre travailleurs et étudiants, alors même que peu nombreux sont les étudiants qui eux-mêmes ne viennent pas de couches laborieuses ou dont les parents ne travaillent pas comme ouvriers migrants ; c’est même ce qui les motive à étudier. Les vieux maoïstes, les anciens membres ou cadres du Parti communiste qu’on voit apparaître sur certaines photos de ce mouvement ont aussi joué un rôle important : leur participation aurait évité que la répression ne soit plus féroce encore, puisqu’on ne peut pas dézinguer un ancien camarade du parti comme un simple ouvrier. En plus du large mouvement de solidarité, c’est bien la convergence de diverses luttes, leur efficacité et leur créativité qui sont impressionnantes. Lors d’une intervention à l’université de Pékin en mai, la féministe Xue Yin avait rendu public un cas de viol. Début août, elle rejoint le groupe de soutien aux travailleurs de Jasic. Elle est emprisonnée depuis le 24 août. Elle soutient, comme de nombreux autres groupes féministes très actifs, un féminisme de classe qui se concentre sur les discriminations et la violence spécifiques aux travailleuses ; leur but étant l’abolition du sexisme et de l’exploitation, critiquant avec virulence le féminisme bourgeois qui revendique une égalité dans le procès d’exploitation. De même, des porte-parole des ouvriers du bâtiment de Shenzhen, venant de Leiyang, qui avaient aussi été très actifs durant les mois précédents parce que touchés par des pneumoconioses, sont entrés en contact avec les travailleurs de Jasic. Depuis la fin des années 1990, de nombreux paysans provenant de la région très pauvre de Leiyang dans le Hunan ont travaillé en tant que foreurs sur les chantiers. La plupart sont déjà morts des suites de l’inhalation de la fine poussière libérée par les forages, les survivants luttent pour être soutenus et obtenir des aides pour leurs traitements médicaux. Ils estiment à environ six millions le nombre de victimes de pneumoconiose pendant les décennies de croissance de la Chine. Tous ont protesté quotidiennement à Shenzhen et à Huizhou, ont fait du théâtre, chanté et organisé des repas, etc. Ils ont conservé, imprimés ou en vidéo, les histoires de ces ouvrières et de ces ouvriers, de leurs manifestations, leurs revendications, leurs chants et leurs poèmes et les ont largement diffusés. Alors que très rapidement, les informations et les posts (sur Facebook, Twitter, etc) sur Jasic furent frappés par la censure, des tutoriels pour apprendre à monter son blog firent leur apparition sur github.io, un site internet pour le développement de logiciels qui ne peut pas facilement être bloqué par la censure. De nouveaux blogs apparurent, et l’expérimentation de nouveaux logiciels alternatifs de communication se développa tout à coup. C’est ainsi que les événements de Jasic purent et continuent à être bien mieux documentés que beaucoup d’autres grèves.
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ET POURQUOI, ENCORE UNE FOIS, LA RÉACTION DE L’ÉTAT S’EST-ELLE CANTONNÉE À LA RÉPRESSION ?
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Dans de nombreux cas de lutte contre les baisses de salaires, en particulier dans le bâtiment, où les grèves sont inefficaces, les ouvriers tentent notamment par des blocages de rue d’utiliser les policiers comme médiateurs afin que leurs retenues sur salaires soient directement versées par le gouvernement local, ou bien qu’avec le soutien de ce dernier ils parviennent à les obtenir des chefs d’entreprises. Il n’est pas rare que la police prenne ce rôle. Cependant dans le cas de Jasic, il semble n’y avoir eu aucune tentative de médiation de la part des policiers. Peut-être les fonctionnaires de Shenzhen siégeant à la direction de Jasic ont-ils directement ou indirectement fait pression sur eux. Le fait que les ouvriers et leurs soutiens aient été attaqués par des services de sécurité privés et des policiers en civil, et ce aux abords même du commissariat ou de l’usine, laisse penser que les policiers locaux ont été dépassés par le mouvement de solidarité. Seul le bureau régional du syndicat a affiché au début sa sympathie avec les ouvriers et s’est un peu bougé dans leur sens. Il se peut que cela tienne à ce qu’à Shenzhen, comme à Shanghaï à ce moment-là aussi, des réformes syndicales aient été entreprises et que de nouvelles sections syndicales pour les travailleurs migrants aient été créées, à l’instar de la section syndicale de Shanghaï pour les travailleurs de services de livraison de plats préparés et de colis. Si certes de telles sections s’occupent en premier lieu des offres d’activités sportives et culturelles ou font participer le personnel à des simulacres de négociations, elles expérimentent cependant de nouvelles stratégies de lutte. C’est le directeur local de l’ACFTU qui a ensuite tracé le premier la ligne qu’ils suivraient : contre les ouvriers et pour un syndicat des dirigeants. Que ce soit la descente du 10 août contre le Centre Dagongzhe, une petite ONG qui depuis début 2000 soutient les ouvriers à Shenzhen par un centre social en leur offrant un accès à la culture et à des conseils juridiques, ou bien l’arrestation de Shen Mengyu, ces actions furent l’oeuvre d’organes de sécurité situés à un haut niveau.
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DE RÉCENTES VAGUES DE GRÈVES
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Suite à la chute de l’export lors de la crise de 2008-2009, les grèves dans les usines Honda de Foshan ainsi que dans le delta de la rivière des Perles déclenchèrent une vague d’arrêts de travail pour des augmentations, mouvements qui furent offensifs, courts et couronnés de succès. L’augmentation du coût de la main-d’oeuvre notamment fut fortement augmenter en 2014 le nombre de délocalisations et de fermetures d’usines dans le delta de la rivière des Perles et fit éclater de nombreuses luttes prolongées et complexes sur des retenues de salaire, des détournements de fonds de la sécurité sociale et d’indemnités de licenciement. En 2016, la vague de délocalisation d’usines perdit de la vitesse et le nombre de conflits dans les usines de confection chuta. La majorité des conflits concernaient des non-paiements de salaires sur les chantiers. Dans les secteurs des prestations de services et du transport, la conflictualité s’accrut sensible-ment, ce qui reflète la part grandissante que représentent ces secteurs dans l’économie. Toute une série de luttes plus connues, comme à Coca-Cola en 2016 ou à Walmart, montre que l’auto-organisation des ouvriers gagne en qualité et en endurance. Dans les nouvelles industries de service par Internet (les services de taxi, de livraison de plats préparés et de colis) surviennent aussi régulièrement des conflits localisés autour de baisses de salaires ou de la révision arbitraire et sans préavis des conditions d’obtention de primes. Début juin, la plupart des 30 millions de participants à la grève nationale des chauffeurs de poids-lourds ont suivi ce mouvement pour protester, entre autres, contre l’augmentation du prix du diesel, contre des contraventions injustifiées et contre le monopole de la plate-forme de fret Manbang.
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DES ROBOTS À LA PLACE DES HOMMES
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La délocalisation d’usines a lieu dans de nombreuses villes industrielles du delta de la rivière des Perles grâce à un détournement des programmes de subvention pour l’automatisation. Les villes de Dongguan, Huizhou ou Foshan rivalisent avec des programmes comme « Remplacer les hommes par des robots » et des subventions allant jusqu’à 70 % sont accordées à condition que les ouvriers soient remplacés par des machines. Mais même si en 2016 à Dongguan seulement quelque 70 000 postes furent victimes de l’automatisation, de larges parties de l’industrie de la confection continuent à être basées sur le bon vieux principe de l’exploitation d’une force de travail peu rémunérée, travaillant dans des conditions aussi bien à risques que dangereuses pour la santé. Un travailleur social qui apporte son aide dans un hôpital de Foshan raconte que l’hôpital traite tous les ans entre 2 000 et 2 500 accidents du travail. La plupart de ceux-ci sont des blessures aux mains, aux bras, des coupures, des ecchymoses, des doigts, des mains ou des bras coupés. Pour les ouvriers, une telle blessure signifie souvent qu’ils ne pourront plus travailler dans une usine parce qu’ils ne peuvent plus aussi bien ou aussi vite se servir de leurs mains. Il ne leur reste alors qu’à retourner dans leur région d’origine et, la perspective devenant toujours plus économiquement précaire, d’y ouvrir un petit magasin.
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DES LOYERS QUI GRIMPENT
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Ces dernières années, le prix de l’immobilier a augmenté très rapidement en Chine, en particulier dans les grandes villes. L’immobilier n’est pas seulement une source de revenu pour des particuliers ou encore une assurance vieillesse puisque la transformation de friches en terrains constructibles constitue une des principales sources de revenus pour les gouvernements locaux. Quand j’explique à des collègues ce qu’il en est du prix de l’immobilier à Berlin, cela est si peu cher que ça les fait rire (5). A Guangzhou, un appartement coûte, si on le convertit à un niveau de vie comparable à l’Allemagne, environ 8 000 à 9 000 euros le mètre carré. Sans cesse ont lieu des expulsions. Parfois, en l’espace de 24 heures, 50 personnes se retrouvent à la rue. Il ne reste d’autre solution aux ouvriers que de se retrouver confinés toujours plus nom-breux dans de petites chambres ou à déménager loin de leur lieu de travail, pour un trajet dépassant parfois une heure.
(5) Alors même que les augmentations de loyer à Berlin grimpent parfois jusqu’à 10 % par an et cristallisent depuis des années la colère de larges franges de la population en résistance à la spéculation immobilière.
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DES SALAIRES QUI DIMINUENT
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Le développement économique s’est ralenti, même si tous les détails n’apparaissent pas dans les statistiques biaisées du gouvernement. La bulle immobilière doit être comprimée et le shadow banking [«finance de l’ombre », toutes les opérations financières qui se font hors des bilans des banques,NDLR diminué puisque la guerre commerciale est précédée par son ombre. Nous apprîmes récemment d’un cadre d’une banque à Shenzhen qu’il avait conseillé à ses employés de renoncer à faire des achats immobiliers ainsi qu’aux voyages de luxe et de se préparer à « un hiver long et froid ». Si on les compare aux cinq années précédentes, les augmentations de salaire ont considérablement ralenti, les revalorisations du salaire minimum se laissent toujours plus attendre, et sont moins élevées qu’attendu. Dans le delta de la rivière des Perles, ils sont situés entre 2 300 (Guangzhou), 1 720 (villes moyennes comme Foshan ou Dongguan) et 1 550 yuans par mois. Il y a trois ans de cela, ils étaient de 1 895 yuans à Guangzhou, et respectivement de 1 510 yuans dans les villes moyennes et 1 350 yuans dans les petites. Le salaire de base des ouvriers est à peine plus élevé, y compris avec les heures supplémentaires et les compléments, il s’élève pour beaucoup à 3 000 ou 4 000 yuans, seulement environ 30 % des ouvriers gagnent plus que cela (les chiffres proviennent du site chinois Workers Empowerment). Les salaires de base à Jasic correspondent à cela, ils se situent cependant dans la tranche inférieure de la moyenne. Un emploi de caissier dans un supermarché est proposé entre 2 800 et 3 200 yuans, un poste de surveillant, pour 3 500 yuans. Les signatures de contrat de travail, elles, stagnent : seuls à peine 60 % des ouvriers dans le delta ont un contrat de travail en bonne et due forme. En plus des loyers, les produits de première nécessité augmentent aussi, d’environ 10 % par an. A côté de cela, ce sont en particulier la garde des enfants et l’éducation qui sont démesurément chères. Une place dans une crèche dans un village urbain coûte 2 000 yuans par mois. Certes le système du hukou (6) a été assoupli, cependant, de nombreux travailleurs migrants continuent à envoyer leurs enfants chez les grand-parents à la campagne. Seuls les tickets de transports en commun continuent à coûter très peu. Dans de nombreux nouveaux petits boulots du tertiaire, tels que la livraison de plats préparés ou de colis, il est certes possible de gagner jusqu’à 5 000 yuans ou plus par mois… si l’on travaille sans s’arrêter. Mais ces emplois sont très précaires, dangereux dans la circulation chaotique et nombreux sont les cas où le salaire n’est pas payé dans sa totalité. Les conditions de lutte sont d’autant plus difficiles que ce secteur se paupérise, fait face aux délocalisations et que les entreprises de services sont de très petites tailles.
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Le mouvement des travailleurs de Jasic et de leurs soutiens a lieu sur le fond de ces vastes changements que connaît la Chine. Le Parti communiste qui prit le pouvoir il y a soixante-dix ans contre le despotisme des propriétaires terriens est devenu le parti des propriétaires immobiliers. Si d’un côté, l’industrie doit être modernisée pour s’adapter au niveau du mar-ché mondial, d’un autre côté, les nombreux nouveaux riches espèrent toujours de plus grands profits. Pour les ouvriers et les étudiants, cela ne signifie rien de bien réjouissant. Ils ont de bien trop bonnes raisons pour s’in-digner face à des conditions de travail exécrables, des revenus faibles, le sexisme et l’arbitraire des chefs d’entreprises : ces dernières semaines ont montré à beaucoup d’entre eux l’audace dont ils pouvaient faire preuve. Nous continuerons à suivre ces mutations sociétales et ces luttes en Chine ! (Traduit de 1 ‘allemand par I. J.)
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(6) Système d’enregistrement des ménages, le hukou est le nom de la carte de résident que reçoivent les personnes qui ne sont pas encore domiciliées dans une ville (souvent des frontaliers, notamment à Shenzhen). Voir « Les travailleurs migrants en Chine», Echanges n° 123 (hiver 2007-2008).
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À LIRE DANS ÉCHANGES
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♦ La Question syndicale en Chine (brochure, mai 2010) ♦ La Chine débarque dans l’UE (brochure, août 2013) • « L’histoire édifiante des élections syndicales dans les usines Fox-conn », Echanges n°143 (2013) ♦ « Le krach chinois, les balbutiements de l’économie de transition », Echanges n°153 (2015) ♦ « De la révolte de Wukan aux conflits internes au Parti communiste », Echanges n° 157 (2016).