Théories de la décadence : décadence de la Théorie
Source : http://gci-icg.org/french/lc23_decadence.htm
Nous abordons dans cette première contribution l’aspect méthodologique commun à toutes les visions décadentistes comme prémisse indispensable à leur critique plus approfondie. Presque tous les groupes se prévalant aujourd’hui de défendre la perspective communiste se réclament d’une vision décadentiste non seulement du mode de production capitaliste, mais de l’ensemble de la succession des sociétés de classes (cycle de la valeur) et cela grâce à de multiples « théories » allant de la « saturation des marchés » à « l’impérialisme: stade suprême du capitalisme« , du « troisième âge du capitalisme » à la « domination réelle« , de « l’arrêt de développement des forces productives » à la « baisse tendancielle du taux de profit« … Ce qui nous intéresse dans un premier temps, est le contenu commun à toutes ces théories, la vision moralisatrice et civilisatrice qu’elles induisent.
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Les mythes du « Progrès et de la civilisation »
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Le seul point de vue communiste est celui de la totalité, or pour nous, la totalité concrète et donc la seule réalité est celle qui va des « communautés naturelles » (communisme dit primitif) au communisme intégral. C’est seulement à partir de cet arc historique qu’on peut comprendre (et donc agir consciemment sur) la préhistoire humaine et donc considérer le communisme comme un fait advenu. La vision bourgeoise est toujours une vision immédiatiste: à la fois vision de l’inévitabilité de sa domination mondiale et tentative désespérée de maintenir sa pérennité (fin de l’histoire).
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« Autrement dit, si la bourgeoisie s’arrête théoriquement à l’immédiateté, tandis que le prolétariat la dépasse, ce n’est là ni un hasard ni un problème purement théorique et scientifique. Dans la différence de ces deux attitudes théoriques s’exprime bien plutôt la diversité de l’être social des deux classes. (…) Pour la bourgeoisie, sa méthode ressort immédiatement de son être social et c’est pourquoi la simple immédiateté est attachée à sa pensée comme limite extérieure, mais insurmontable justement à cause de cela. » (G. Lukacs: « La réification et la conscience du prolétariat » – Histoire et conscience de classe)
Dans sa victoire contre tous les modes de production qui l’ont précédés, la bourgeoisie a dû justifier idéologiquement la validité du mode de production qu’elle personnifiait et, outre la « Liberté – Egalité – Fraternité« , l’un de ses fondements idéologiques fut celui du progrès, de l‘évolution historique vers l’idéal démocratique qu’elle représentait (évolutionnisme). La bourgeoisie présenta ainsi tous les modes de production qui l’ont précédée comme « barbares » et « sauvages » et, à mesure de « l’évolution » historique, progressivement « civilisés ». Le mode de production capitaliste étant, bien entendu, l’incarnation et l’aboutissement final de la Civilisation et du Progrès. La vision évolutionniste correspond donc bien à l’être social capitaliste et ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’elle fut appliquée à toutes les sciences (c’est-à-dire à toutes les interprétations partielles de la réalité du point de vue bourgeois): science de la nature (Darwin), démographie (Malthus), histoire, logique, philosophie (Hegel)… La justification ultime du mode de production capitaliste par lui-même est l’aboutissement de cette évolution, la réalisation pleine et entière de la civilisation et du progrès grâce à l’avènement de la démocratie achevée(1). Pour la bourgeoisie, se présenter comme la fin de l’histoire, ou plus exactement comme la réalisation vivante de la civilisation, signifie toujours plus interpréter tous les modes de production qui l’ont précédée (et à plus forte raison les communautés naturelles, « communisme primitif ») comme expressions d’un barbarisme sans nom, et de surenchérir en descriptions apocalyptiques de la peste noire sous la féodalité, de la barbarie asiatique d‘Attila et des Huns, de la guerre du feu et autres « horreurs » des communautés primitives. Or, pour nous, qui partons de la vision de tout l’arc historique – du communisme primitif au communisme intégral – (2), il s’agit au contraire de voir en quoi la marche forcée du progrès et de la civilisation a signifié chaque fois plus d’exploitation, la production de sur-travail (et pour le capitalisme uniquement, la transformation de ce sur-travail en sur-valeur), en fait la réelle affirmation de la barbarie par la domination de plus en plus totalitaire de la valeur (le capitalisme étant à la fois l’aboutissement et la réalisation totale, non pas de l' »Histoire », mais du cycle de la valeur, du cycle des sociétés de classe).
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« Notre schéma « officiel » est au contraire tout différent: Antépréhistoire (pour vous, la barbarie) du communisme primitif – la Préhistoire de l’humanité, que racontent vos épopées guerrières, et qui est pleine de féroces luttes de classes (que vous appelez succession de civilisations ou réalisation des valeurs de l’Esprit) – Histoire qui commence avec la supprression des classes, dont vous niez l’inépuisable fécondité et que nous-mêmes ne pouvons entrevoir que dans une faible mesure. » (Bordiga: « Communisme et connaissance humaine »)
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Partir du cycle des sociétés de classes, dissolution des communautés naturelles par l’échange – développement de la valeur au travers des différents modes de production se succédant et/ou coexistant de manière concomitante – unification et synthèse supérieure des sociétés de classes au sein du premier mode de production universel: le capitalisme (qui s’affirme donc comme l’aboutissement du cycle des sociétés de classes, unification et simplification/exacerbation des antinomies de classes par l’affrontement de plus en plus polarisé entre les deux classes fondamentales: prolétariat contre bourgeoisie) est la seule méthodologie permettant de comprendre l’inévitable victoire du communisme comme résolution des antagonismes de classes, comme commencement de l’histoire humaine consciente.
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La justification idéologique classique de la bourgeoisie dans sa compréhension du développement des sociétés de classes part donc de son a priori de classe, de la vision correspondant à son être social, c’est pourquoi elle justifie la victoire des classes révolutionnaires qui l’ont précédée (à l’image de sa propre victoire) par la décadence, l’obsolescence des sociétés au sein desquelles ces classes révolutionnaires luttaient pour imposer un nouveau mode de production; et de voir à chaque coup une « phase ascendante » (c’est-à-dire sans contradiction) qui culmine à un moment donné, pour décliner ensuite, ouvrant ainsi une « nouvelle phase » de décadence, seule période permettant l’antagonisme entre classe dominante et classe révolutionnaire.
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Or, l’ABC du marxisme révolutionnaire est l’existence permanente du mouvement, et donc d’une contradiction fondamentale qui le constitue: « Ce qui constitue le mouvement dialectique, c’est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu’à se poser le problème d’éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique. » (Marx: Misère de la philosophie)
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« La contradiction toute entière n’est rien d’autre que le mouvement de ses deux pôles, et la nature de ces deux pôles est la condition préalable de l’existence du tout. » (Marx: La Sainte Famille)
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Pour les sociétés de classes, dès qu’apparaît donc un nouveau mode de production « catégorie nouvelle », apparaît inévitablement, comme « condition préalable de l’existence du tout », une nouvelle contradiction fondamentale qui « n’est rien d’autre que le mouvement de ses deux pôles« , c’est-à-dire rien d’autre que l’antagonisme entre la classe dominante – personnification vivante du mode de production existant – et la classe révolutionnaire (qui pour le prolétariat uniquement est à la fois classe révolutionnaire et classe exploitée) porteuse de la contradiction (négation) car porteuse d’un autre projet social, d’un nouveau mode de production en gestation. Au sein donc de la société capitaliste, le prolétariat est « le côté négatif de la contradiction, l’inquiétude au coeur de la contradiction, la propriété privée dissoute et se dissolvant » (Marx: La Sainte Famille). Si, comme l’affirme limpidement Marx: « L’histoire de toute société (de classes, NdR) jusqu’à nos jours, est l’histoire de la lutte des classes » (Manifeste du Parti Communiste), cette lutte, force motrice du préhistorique cycle des sociétés de classes, existe évidemment en permanence. C’est en permanence que s’affrontent les classes antagonistes; c’est en permanence pour maintenir cet affrontement dans des limites tolérables et pour maintenir l’intérêt impersonnel de la classe dominante qu’existe l’État (organisation de la classe dominante en force); c’est en permanence que se développe chaque fois plus fortement la contradiction entre force conservatrice et force révolutionnaire. Il n’y a donc pas deux phases: l’une où la contradiction de classe (autrement dit, la contradiction entre force productive sociale et rapport de production n’existerait pas), phase progressive où le « nouveau » mode de production développerait sans antagonisme ses bienfaits civilisateurs… et une phase où, après le développement « progressiste de ses biens faits », il deviendrait obsolescent et commencerait à décliner, induisant donc, seulement à ce moment, l’émergence d’un antagonisme de classe. La dynamique des sociétés de classes n’est pas telle une montagne avec son versant ascendant, son sommet et son versant descendant, mais au contraire – conformément à la dialectique matérialiste – chaque fois plus un antagonisme entre la classe dominante et la classe révolutionnaire, et ce jusqu’à la résolution de cette contradiction en une unité supérieure (négation de la négation) correspondant au dépassement des deux pôles de l’unité précédente, c’est-à-dire comme un nouveau mouvement de deux pôles contradictoires.
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Les visions décadentistes sont donc méthodologiquement des visions anti-dialectiques correspondant, non pas au point de vue prolétarien, mais à celui bourgeois de l’évolutionnisme et de l’immédiatisme (= gradualisme). Comme nous l’avions déjà indiqué dans un autre texte (3):
« La théorie de la courbe descendante compare le développement historique à une sinusoïde: tout régime, le régime bourgeois par exemple, débute par une phase de montée, atteint un maximum, commence à décliner ensuite jusqu’à un minimum, après, un autre régime entreprend son ascension. Cette vision est celle du réformisme gradualiste: pas de secousse, pas de saut, pas de bond. La vision marxiste peut se représenter (dans un but de clarté et de concision) en autant de branches, de courbes toutes ascendantes jusqu’à ses sommets (en géométrie: points singuliers ou cuspides) auxquelles succède une violente chute brusque, presque verticale, et, au fond, un nouveau régime social surgit; on a une autre branche historique d’ascension. (…) L’affirmation courante que le capitalisme est dans sa branche descendante et ne peut remonter contient deux erreurs: l’une fataliste, l’autre gradualiste. » (Bordiga: Réunion de Rome 1951 in Invariance No.4)
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Pour la féodalité, par exemple:
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« Dès le XVe siècle, les citoyens des villes étaient devenus plus indispensables à la société que la noblesse féodale. Les besoins de la noblesse elle-même avaient grandi et s’étaient transformés au point que même pour elle, les villes étaient devenues indispensables. (…) Un certain commerce mondial s’était développé. Tandis que la noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus l’évolution, les bourgeois des villes, eux, devenaient la classe qui personnifiait la progression de la production et du commerce, ainsi que des institutions politiques et sociales. (…) Ses rapports avec la campagne apparaissent d’une manière caractéristique, c’est-à-dire dirigée contre la campagne, dans les accises et les droits prélevés aux portes des villes (octrois) et les impôts indirects en général. (…) » (« Succession des formes de production et de société dans la théorie marxiste » – Fil du Temps No.9)
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Ce texte apporte des éléments intéressants, bien qu’il reproduit en grande partie la vision mécanique de la succession des modes de production d’un point de vue non-mondial et linéaire, ce qui sera plus tard la base des falsifications stalino-structuralistes.
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Le centre donc du mode de production féodal était la campagne (et non plus la ville comme dans la Rome antique, par exemple), regroupé autour des places-fortes, des « châteaux-forts ». Ces derniers ne furent pas détruits par l’antagonisme serfs (classe exploitée)/noblesse (classe exploiteuse), mais bien par la bourgeoisie dont l’arme principale fut: l’argent. De la même manière, pour la dynamique du capitalisme comme pour celle de toutes les autres sociétés de classes, Bordiga nous montre que:
« La conception marxiste de la chute du capitalisme ne consiste pas du tout à affirmer qu’après une phase historique d’accumulation, celui-ci s’anémie et se vide de lui-même. Ça, c’est la thèse des révisionnistes pacifistes. Pour Marx, le capitalisme croît sans arrêt au-delà de toute limite; la courbe du potentiel capitaliste mondial, au lieu de présenter une progression, puis une régression en pente douce, monte au contraire jusqu’à la brusque et immense explosion qui termine l’époque de la forme capitaliste de production, et change le profil de la courbe. Dans ce bond révolutionnaire, c’est la machine politique de l’État capitaliste qui vole en éclats, pour laisser place à celle du prolétariat qui dépérira au cours du développement. » (Bordiga: « Dialogue avec les morts » 1956).
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Outre évidemment, la grossière liquidation de la dialectique matérialiste – les visions décadentistes représentent une grave altération de la compréhension pratique de la lutte révolutionnaire elle-même. Si, en effet, c’est la société elle-même qui, à un point donné, décline, il n’y a presque plus aucune raison de voir une contradiction toujours croissante entre les classes antagonistes (pourtant nous avons vu que « l’Histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes »…) puisque l’effondrement de la société est « automatique », inhérente même au processus naturaliste du « vieillissement » des sociétés. Il ne reste donc à la classe révolutionnaire qu’à attendre pacifiquement (comme les bourgeois attendent l’héritage de leur parents) la conclusion mortelle de ce vieillissement.
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C’est cela le « fatalisme » contre-révolutionnaire dénoncé par Bordiga. Mais, complémentairement à ce fatalisme gradualiste, existe le corollaire volontariste, tout aussi erroné que le précédent, propre notamment au décadentisme des trotskistes. Pour ces derniers, en effet, « les forces productives ayant cessé de croître » (en l’occurrence à partir de 1914 pour le capitalisme!), le système est déjà « objectivement » mort; il ne reste plus alors qu’à apporter la dernière touche « subjective » à cette mort, par la création volontariste d’une nouvelle internationale qui devrait donner le dernier petit coup de pouce pour que l’ensemble du système s’écroule. C’est ce qu’attendent depuis quarante ans, en s’agitant tous azimuts sur un programme contre-révolutionnaire, les « enfants du prophète » (4). Il est de plus à noter que l’affirmation « les forces productives ont cessé de croître depuis 1914 » (plus caricaturale chez les trotskistes – lambertistes du PCI et relativisée en un « ralentissement du rythme de développement des forces productives » chez les plus « malins », et notamment pour le groupe « Socialisme ou Barbarie » qui sur cette question aussi se matérialisa comme un précurseur du révisionnisme moderniste, tant dans les questions dites économiques que dans leurs implications politiques) est directement liquidée par le simple constat fait par certains décadentistes eux-mêmes:
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« La production industrielle mondiale, en 1848 dépassait de 36% le niveau de 1937 et de 74% celui de 1929. Entre 1878 et 1948, la production industrielle mondiale augmentait de 11 fois. Pendant la même période, la population de la terre passait de 1.500 à 2.300 millions d’habitants, soit une augmentation de 50% environ.(Castoriadis: « La consolidation temporaire du capitalisme mondial », Socialisme ou Barbarie No.3 – 1949)
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On voit ainsi en quoi certains décadentistes (Castoriadis en l’occurrence) liquident eux-mêmes la base « matérielle », « objective » des théories décadentistes, il ne leur reste plus alors qu’à se rabattre sur la « décadence morale », de la même manière qu’un groupe tel que le FOR (« Alarme« ). De la même manière, nous avions déjà souligné dans notre introduction à la polémique sur « Les causes des guerres impérialistes » (polémique entre Bilan-Prométéo et la majorité de la Ligue des communistes internationalistes de Belgique – tendance Hennaut) dans Le Communiste No.6, que la conception de la décadence est étroitement liée à celle de la défense du « caractère ouvrier de l’URSS« , chère tant aux staliniens qu’aux trotskistes.
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« Ces deux thèses erronées étaient indissociablement liées: on ne pouvait soutenir que le capitalisme avait cessé de croître qu’en considérant l’URSS comme non capitaliste. (…) Pour que le lecteur puisse comprendre à quel point on vivait en 1936 l’apogée de la thèse stalinienne et trotskiste de « l’industrialisation socialiste » et de la « fin de la croissance capitaliste », il suffit de comparer les chiffres de la croissance de production industrielle de la « puissance capitaliste qui croissait le plus vite », des Etats-Unis, avec ceux de la croissance fantastique de l’URSS à la même époque. » (Cf. Le Communiste No.6)
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Il nous faut de plus noter que:
« Sur les ruines de la seconde guerre mondiale, le capitalisme put momentanément rompre les entraves à son développement, augmenter sa domination à l’échelle mondiale. Un seul chiffre peut illustrer parfaitement son expansion fantastique: le PNB des USA, le mastodonte capitaliste, en 1952, atteignait 300 milliards de dollars, il triple et 20 ans plus tard, il atteignait un billion de dollars. » (Le Communiste No.6).
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« Jamais, dans toute son histoire, le capitalisme n’avait connu des rythmes de croissance aussi élevés. Pour la France, le taux moyen de croissance atteint 5,1% entre 1950 et 1972 contre 1,6% entre 1870 et 1913 et 0,7% entre 1913 et 1950. Pour l’ensemble du monde capitaliste, la croissance a été, au cours des vingt dernières années, au moins deux fois plus rapide qu’elle ne l’avait été de 1870 à 1914, c’est-à-dire pendant la période qui était généralement considérée comme celle du capitalisme ascendant. L’affirmation que le système capitaliste était entré depuis la première guerre mondiale dans sa phase de décrépitude et de déclin, est tout simplement devenue ridicule… » (P. Souyri, ancien membre de la tendance marxiste au sein de Socialisme ou Barbarie et fondateur de Pouvoir Ouvrier: « La dynamique du capitalisme au XXème siècle » – éd. Payot)
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Encore une fois, le point commun de toutes les théories (et donc de la pratique sociale de ses défenseurs) décadentistes réside dans la négation/destruction de la méthode dialectique. Pour eux, après avoir déterminé arbitrairement une apogée à chaque mode de production, ils déterminent la phase progressive, « montante » de celui-ci, entérinant par là l’idéologie même de la classe dominante de cette époque (ce qui au niveau politique équivaut au soutien actif, non pas du communisme, mais du système en place, à son apologie sous prétexte de progressivité, c’est-à-dire à la négation/refus des intérêts des classes exploitées et donc du prolétariat révolutionnaire au sein de ce mode de production), puis ils déterminent la phase de déclin qu’ils argumentent, en parfaits moralistes qu’ils sont, par la « décadence des moeurs », par l’apparition (on se demande pourquoi à ce moment-là et pas à un autre) des contradictions de classes. Et tout cela, comme si dans la première phase, l’unité « mode de production » ne portait pas en elle sa propre négation, sa propre contradiction et que celle-ci n’apparaîtrait qu’au bout d’un certain temps! (combien?) Or, soyons clair: soit toute société de classe est basée en permanence sur un antagonisme de classe: c’est la thèse marxiste, soit pendant une phase ascendante propre à chaque mode de production, cette contradiction disparaîtrait (ou deviendrait « secondaire »…), et nous retombons inévitablement dans la thèse bourgeoise de l’évolutionnisme vers un toujours plus grand progrès, même si ce progrès est arbitrairement arrêté à telle ou telle date et/ou dans telle ou telle zone, en fonction de contingences opportunistes que nous expliquerons plus loin. Et ce n’est donc pas « par hasard » que nos décadentistes (toutes écoles confondues) se retrouvent dans un choeur commun avec tous les chacals réactionnaires hurlant à la « décadence de l’Occident », depuis les Témoins de Jéhovah jusqu’aux « nouveaux philosophes », en passant par les néo-nazis européo-centristes, jusqu’aux adorateurs de Moon! Et si les décadentistes se retrouvent en cette sinistre compagnie, c’est parce que dans la réalité, ils défendent la même perspective réactionnaire et contre-révolutionnaire du progressisme (positivisme du matérialisme vulgaire) d’une phase ascendante, devant donc, par la suite, argumenter antithétiquement la dégradation généralisée de ce qu’ils définissent comme phase descendante… Les décadentistes sont donc pro-esclavagistes jusqu’à telle date, pro-féodaux jusqu’à telle autre… pro-capitaliste jusqu’en 1914!!! Ils sont donc chaque fois, du fait de leur culte du progrès, opposés à la guerre de classe que mènent les exploités, opposés aux mouvements communistes qui ont le malheur de se déclencher dans la « mauvaise phase » car, d’après eux, il leur aurait fallu soutenir leurs exploiteurs considérés comme encore progressistes, comme les exploitant et les massacrant dans l’intérêt supérieur du développement humain!
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Le ridicule se transforme en tragique lorsque les décadentistes doivent prendre position, par exemple sur la Commune de Paris qui s’est, comme chacun sait, révoltée « en pleine phase ascendante du capitalisme ». En parfaits clowns, ils font une pirouette: « C’était un accident de l’histoire »… Babeuf et les Enragés, Blanqui, Marx et les milliers de combattants prolétariens aussi? Or, encore une fois, soit ces mouvements sont l’expression de la permanence de la guerre de classes et donc du mouvement communiste (à travers toutes les sociétés de classes et dont nous, communistes d’aujourd’hui, sommes les héritiers!), et la tâche invariante des communistes réside dans l’assumation de leur direction révolutionnaire, soit ces mouvements (à plus forte raison lorsqu’il s’agit du prolétariat porteur de la résolution communiste des antagonismes de classes) vont à contre-courant de l’histoire (les communistes ne seraient donc plus les héritiers de la lutte des classes exploitées de la préhistoire, mais ceux des exploiteurs!), et le mouvement communiste, dans chaque phase ascendante, deviendrait donc un mouvement réactionnaire! Au sein du mode de production capitaliste, le prolétariat existe et lutte invariablement comme classe lorsqu’il combat pour la défense de ses propres et exclusifs intérêts historiques. Lorsqu’il s’allie avec une quelconque faction bourgeoise, aussi progressiste et humaniste soit-elle, il n’existe plus en tant que classe et n’est plus qu’une masse de citoyens atomisés par la démocratie (c’est la tendance à n’être plus que « capital variable »), servant de masse de manoeuvre aux différentes factions bourgeoises (républicaine contre royaliste, fasciste contre fronts populaires…). C’est donc dès qu’apparaît le mode de production capitaliste, que la lutte des classes matérialise l’affrontement permanent entre les deux pôles de la contradiction capitaliste prolétariat/bourgeoisie. Le prolétariat dans sa lutte pour ses intérêts historiques est donc directement antagonique à toutes les fractions bourgeoises, est de manière invariante: anti-frontiste de principe, rejetant comme mortelle toute alliance avec une quelconque faction bourgeoise. C’est d’ailleurs ce qu’a démontré à chaque fois l’expérience des luttes ouvrières où, lorsque le prolétariat perdait son indépendance de classe pour s’allier avec telle ou telle faction bourgeoise, c’est de sang qu’il paie cette perte de perspective historique; que cela soit en 1789, en 1848, en 1871… en 1937 jusqu’à dernièrement au Chili…
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Dans la contradiction bourgeoisie/prolétariat (comme dans toute contradiction), la résolution qualitative (négation de la négation) n’est jamais l’affirmation unilatérale d’un de ses pôles. Ainsi, lorsque dans le rapport antagonique entre bourgeoisie et prolétariat, c’est la bourgeoisie qui parvient à s’affirmer (notamment, comme nous l’avons vu, lorsque le prolétariat perd son indépendance de classe) de manière presque entièrement totalitaire, d’un point de vue dynamique, la contradiction n’est jamais entièrement supprimée, le prolétariat, pôle négateur, n’est jamais entièrement « digéré », assimilable au « capital variable ». Il y a toujours contradiction, même si celle-ci est fortement atténuée par un rapport de force tel que c’est plus un pôle qui prédomine nettement sur l’autre. Mais inévitablement, la contradiction resurgit à un niveau d’affrontement plus fort, par une polarisation toujours plus marquée entre les deux éléments de la contradiction. Ce que le pôle bourgeoisie parvient donc uniquement à faire lorsqu’il parvient presque entièrement à détruire – par la guerre par exemple – son négateur, c’est simplement reporter dans le temps l’échéance inévitable de la résolution communiste de la contradiction. La dialectique matérialiste est l’affrontement toujours plus développé, toujours plus antagonique entre les deux pôles de la contradiction, et ce jusqu’à, non pas une « apogée » suivie d’une « descente », mais jusqu’à la résolution de cette contradiction par l’apparition d’une « unité supérieure » (négation de la négation) – qualité supérieure n »ayant rien à voir qualitativement ni avec le pôle positif (thèse) ni avec celui négatif (anti-thèse).
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Le développement de la contradiction (= le mouvement) signifie donc toujours plus l’exacerbation (la lutte) des deux pôles se renforçant mutuellement dans leur affrontement, et ce jusqu’au moment dialectique de la résolution par la négation de la négation. L’affrontement de classe n’a rien à voir avec la logique vulgaire des « vases communicants » qui voient de manière inversement proportionnelle faiblir un pôle lorsque le premier se renforce; au contraire, d’un point de vue global, c’est un rapport de force toujours plus exacerbé, c’est un affrontement toujours plus antagonique… et ce jusqu’à sa résolution. La dialectique produisant, par un changement quantito-qualitatif, la « résolution » n’a donc rien à voir avec ni une simple addition des pôles de la contradiction ni avec l’affirmation unilatérale d’un de ses pôles. Au contraire, la « résolution » signifie bien une double négation dépassant la négation simple du pôle négateur au sein de l’unité contradictoire. Dans notre exemple, l’unité « capitalisme », au sein de laquelle la contradiction fondamentale est bourgeoisie (thèse)-prolétariat (anti-thèse), la résolution de cette contradiction n’est pas l’affirmation unilatérale du pôle négateur (une « société prolétarienne »!?), mais est le communisme (société sans classe) impliquant donc la double négation, le prolétariat niant la bourgeoisie et se niant lui-même en tant que négateur – l’auto-négation du prolétariat comme négation de la négation, comme résolution des contradictions de toutes les sociétés de classes dans et par l’apparition d’une société sans classe, le communisme, la communauté humaine mondiale.
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Toutes les conceptions décadentistes ont donc en commun une même vision bourgeoise du développement progressiste et évolutionniste de l’histoire humaine (même si celui-ci est, pour chaque mode de production, limité dans le temps à une date à partir de laquelle ce mode de production ne serait plus considéré comme « progressiste« ). L’antagonisme de classe, existant, comme nous l’avons vu, de manière permanente et chaque fois plus développé, il ne reste plus aux décadentistes que la justification idéologique, que l’argumentation moralisatrice (et quelle morale peut exister si ce n’est toujours celle de la classe dominante! Le mouvement communiste ne développe pas une « nouvelle morale prolétarienne », mais bien une anti-morale, la négation en acte de toute morale de classe) d’une décadence superstructurelle reflétant (en parfait matérialiste vulgaire qu’ils sont) la décadence des rapports de production. « L’idéologie se décompose, les anciennes valeurs morales s’écroulent, la création artistique stagne ou prend des formes contestataires, l’obscurantisme et le pessimisme philosophique se développent« . La question à cinq francs est bien qui est l’auteur de ce passage, Raymond Aron? Le Pen? ou Monseigneur Lefebvre…? eh bien non, il s’agit de la brochure du CCI: « La décadence du capitalisme » Pg. 34!
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Le même discours moralisateur correspond donc à la même vision évolutionniste et ce dans la bouche de tous les curés de gauche, de droite ou « d’ultra-gauche ». Comme si l’idéologie dominante se décomposait, comme si les valeurs morales essentielles de la bourgeoisie s’écroulaient! Dans la réalité, l’on assiste plutôt à un mouvement de décomposition/recomposition chaque fois plus important: à la fois de vieilles formes de l’idéologie dominante se trouvent disqualifiées et donnent naissance à chaque fois à de nouvelles recompositions idéologiques dont le contenu, l’essence bourgeoise, reste invariablement identique. C’est ce que nous constatons dans la réémergence en force et au niveau mondial des idéologies (et de ceux qui dans la réalité les appliquent) religieuses: de la « renaissance de l’Islam » aux voyages du représentant de commerce Jean-Paul II, au développement multiple des sectes, au renouveau des religions orientales… matérialisant le double mouvement de décomposition et de recomposition de l’unité multiforme des structures idéologiques de l’État bourgeois mondial.
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De la même manière, si l’anti-fascisme fait un peu moins recette qu’avant la seconde guerre mondiale, nous assistons à la recomposition en force des mythes démocratiques et humanistes (5) (concrétisés matériellement par le retour de nombreux pays, anciennes « dictatures fachoïdes », au « libre jeux des droits et libertés démocratiques », Grèce, Espagne, Portugal, Argentine, Brésil, Pérou, Bolivie… ), de la défense des droits de l’homme (bourgeois) aux campagnes puantes de « touche pas à mon pote », des campagnes « anti-terroristes » à celles pour l’Éthiopie… il s’agit à chaque fois de campagnes préparant idéologiquement et pratiquement la tendance bourgeoise à une nouvelle boucherie mondiale, et ce par le maintien terroriste et totalitaire de la paix sociale qu’elles représentent et renforcent.
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L’idéologie dominante constitue une totalité (avec ses multiples et diverses expressions phénoménologiques) qui exprime la force relative de la classe qui la sous-tend. En ce sens, les idéologies – forces matérielles – sont des éléments actifs au sein de la lutte de classe, sont des armes qu’affûte la bourgeoisie dans son combat anti-prolétarien. Il ne peut donc être question de les considérer comme de simples « idées » planant dans la « sphère superstructurelle »; au contraire, la bourgeoisie, même avec sa vision limitée (limite du point de vue de son être social de classe), a tiré énormément de leçons du passé et a renforcé, affiné en conséquence l’utilisation de ses armes idéologiques. Au renforcement de la violence cinétique (terreur ouverte) correspond le renforcement complémentaire du développement de la violence potentielle (« idéologique ») qui, toutes deux, dominent de plus en plus intégralement, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, le citoyen atomisé, l’individu bourgeois, libre, égal, électeur et supporter d’une équipe de foot…
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Les visions décadentistes, dans leur essence méthodologique bourgeoise, négation de la dialectique matérialiste, culte du Progrès, de l’Évolution, de la Civilisation, de la Science, de la Morale… sont donc des conceptions étrangères au point de vue communiste et sont donc directement des entraves à la compréhension et à la pratique invariante du prolétariat luttant pour la défense de ses intérêts historiques. Hier, aujourd’hui, demain, les communistes défendent (et se caractérisent) par la défense de l’invariance du programme révolutionnaire: révolution sociale mondiale, dictature du prolétariat pour l’abolition du salariat, communauté humaine mondiale.
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« Nous n’avons pas d’idéaux en commun, ni ne sommes issus d’un tronc commun de civilisation. Nous avons clairement dit « qu’on ne peut pas » s’appuyer sur votre revendication libérale, comme levier de la revendication sociale et économique. Ce n’est pas que le libéralisme s’arrête à mi-chemin, et que nous dussions continuer seuls: le libéralisme se trouve sur le chemin qui va contre notre but social et ce, dès le premier instant. » (A. Bordiga: Communisme et connaissance humaine)
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La décadence: négation de la substance universelle et mondiale du capitalisme
Analyse cinglante, pertinente et intéressante dans une certaine mesure je dois admettre, mais hélas, purement théorique ! surtout qu’elle exclut tout un corpus politique, idéologique et académique qui se revendique du communisme dans l’histoire et le présent ! il faut le faire ; réduire les trotskistes, stalinistes et autres mouvements de l’extrême gauche dans le passé et le présent, qui s’identifient et se revendiquent du pur héritage marxiste-communiste, à un ensemble de ‘’décadentistes’’, soumis aux idéologies bourgeoises, réactionnaires, moralistes, faux révolutionnaires, négationnistes de la dialectique marxiste, et les accuser de perpétuer la tradition bourgeoise, et leur trouver des points communs et ressemblances avec les mouvements réactionnaires religieux, est en soi un exercice risqué pour ne pas dire quasi impossible à faire avaler à beaucoup de communistes ou de mouvements et individus se définissant en tant que tel.
D’autant que je suis pas vraiment convaincu que cette notion de décadence doive nécessairement s’opposer à la dialectique marxiste, ou qu’elle s’inscrive à l’encontre de celle de la lutte des classes dans l’histoire et le présent comme s’évertue à démontrer cet essai en toute bonne foi, ou qu’elle soit exclusivement issue d’une vision et philosophie libérale…et bien qu’elle soit à la base associée historiquement et politiquement de la chute des empires, romain à l’origine, et plus tard de manière anthropologique et civilisationnelle à l’effondrement de structures politiques féodales, ou industrielles et plus tard coloniales.
Bref, la question qui se pose à cet effet est toute simple; faut-il accorder et donner à cette notion de décadence autant d’importance au point d’en faire un critère de rupture avec l’idéal communiste ? sachant que les concepts hégéliens et marxistes de lutte des classes, de révolution totale et surtout de matérialisme historique admettent que ‘’toute phase historique, à sa branche ascendante et descendante’’ ou admettent la décadence et l’effondrement de la féodalité comme mécanisme historique, et concept scientifique pour décrire la dynamique de succession des modes de production…etc
Pour vous référer plus précisément à une démonstration qui dit le contraire de ce que avance cet essai, voici un lien vers l’article de la revue Internationale qui va jusqu’à citer Marx explicitement sur ce concept de décadence !
http://fr.internationalism.org/french/rint/118_decadence.htm
Merci de bien vouloir corriger : Sachant que les concepts de Engels et de Marx de lutte des classes, de révolution totale…etc et non concepts Hégéliens et Marxistes !
@ l’auteur
La démonstration est imposante en termes de ligne de code mais légère en termes de profondeur.
Soit j’en conviens la contradiction fondamentale qui fait se mouvoir les deux pôles opposés d’un mode de production existe dès l’apparition de ce mode de production et soit il n’est pas nécessaire d’attendre la phase de déclin pour voir cette contradiction travaillée le mode de production et lui imposée des sauts – des bouleversements et des crises.
Si certains ont dis qu’il existait une phase heureuse et harmonieuse -ascendante du mode de production capitaliste ils ont eu tort indubitablement… car cette phase ascendante a été payé chèrement par la classe ouvrière qui en a assuré « l’épanouissement. » CEPENDANT
L’auteur se trompe lourdement quand nie qu’un mode de production constitue un « progrès » par rapport au mode de production qui le précède. NON pas un « progrès » sur le plan morale ou théologique mais un « progrès » en terme de forces productives et capacités des rapports de production à administrer des sociétés plus complexes – populeuses – différentiées. C’est la raison pour laquelle le mode de production capitaliste a partout remplacé le mode de production féodal du servage même si nous admettons que l’esclavage salarié est pénible et aliénant
Je m’inscris en faux face à cette tirade petite-bourgeoise radicale : « Toutes les conceptions décadentistes ont donc en commun une même vision bourgeoise du développement progressiste et évolutionniste de l’histoire humaine (même si celui-ci est, pour chaque mode de production, limité dans le temps à une date à partir de laquelle ce mode de production ne serait plus considéré comme « progressiste« ). » Et l’auteur devrait admettre que CETTE DATE – OU CE MODE DE PRODUCTION N’EST PLUS CONSIDÉRÉ COMME ADÉQUAT – EST LA DATE DE SON EFFONDREMENT ET DE SON REMPLACEMENT PAR LE SUIVANT.
L’histoire ne s’amuse pas à changer de mode de production hégémonique et de classes sociales antagonistes par caprice ou par fantaisie mais parce que les contradictions fondamentales qui meuvent un mode de production ne trouvent leur résolution que dans l’extinction – le renversement de ce mode de production et son remplacement par le suivant … le premier ayant complété sa phase de « décadence » amorcée dès sa naissance – après service rendue – (tel le corps humain) et le suivant l’amorçant par une phase de croissance qui contient en germe sa mort et sa décadence préparant le prochain mode de production qui naîtra en germe dans le système qu’il aura mission de remplacer… voilà le cycle de l’évolution sociale sans fin…
Merci beaucoup pour votre contribution.
Robert Bibeau http://www.les7duquebec.com