Sur la décadence: théorie du déclin ou déclin de la théorie? [Aufheben]
La première partie de cet article est parue dans Aufheben N°2 (été 1993),
la deuxième partie dans Aufheben N°3 (été 1994),
la troisième partie dans Aufheben N°4 (été 1995).
Présentation par les membres de la revue, traduite en français dans Théorie communiste N°15. Aufheben n’ayant plus de site, ses publications étant désormais hébergées par Libcom.org, et le nouveau site de TC n’ayant plus guère d’archives, nous croyons utile de rendre à nouveau disponible ce texte et éventuellement faire découvrir ainsi cette revue, cette auto-présentation étant suivie de quelques liens vers des textes issus de cette revue « marxiste libertaire » britannique. EN SAVOIR PLUS sur LA BATAILLE SOCIALISTE
Première partie
A) Introduction
Nous sommes des sujets confrontés à la réalité objective du capitalisme. Le capitalisme apparaît comme un monde échappant à tout contrôle, il est la négation de notre propre contrôle sur nos vies. Mais, c’est aussi un monde en crise. Comment comprendre cette crise ?
L’analyse dominante, parmi les critiques du capitalisme, considère qu’une crise longue et sévère comme celle dans laquelle nous sommes manifeste à l’évidence que le capitalisme, en tant que système réel, est en déclin. Ce déclin signifierait que le capital a créé les bases du socialisme et / ou qu’il est poussé par ses propres contradictions vers un effondrement. Le capitalisme serait un système mondial qui a atteint sa maturité au XIX° siècle, mais qui est maintenant entré dans sa phase décadente. De notre point de vue, cette théorie du déclin ou de la décadence du capitalisme est un obstacle au projet d’abolir ce système.
Il pourrait sembler que la période actuelle soit un mauvais moment pour critiquer la théorie de la décadence. Face à une désillusion massivement répandue concernant le projet révolutionnaire et en l’absence d’offensive de la classe ouvrière, il y a une tentation compréhensible à chercher refuge dans l’idée que le capitalisme « réel » n’est après tout plus de prime jeunesse et que moribond il se dirige inexorablement vers l’effondrement. Si le mouvement subjectif pour un changement révolutionnaire semble manquer, la sévérité de la crise mondiale actuelle présente d’elle-même comme une évidence que les conditions objectives amèneront un changement dans les perspectives de révolution.
Dans la théorie du déclin plusieurs problématiques sont entrelacées crise, effondrement automatique, la périodisation du capitalisme en phases ascendantes et descendantes, la notion de transition et la question ontologique de la révolution, la question du sujet et de l’objet. A un niveau général nous pourrions dire que la théorie du déclin représente une façon de regarder les crises du capitalisme comme exprimant un mouvement général descendant. La difficulté à analyser cette théorie réside dans le fait qu’elle a de nombreuses versions. Parmi celles qui se posent comme révolutionnaires, les deux variantes principales sont celles du trotskisme et celle du communisme de gauche, qui bien que similaires à l’origine sont substantiellement différentes dans leurs débouchés politiques (1).
Pour certains communistes de gauche, les principes politiques sont tendanciellement réduits à la propagande de masse du message de la décadence du capital. Cependant que pour beaucoup de trotskistes cette théorie est souvent à l’arrière plan, influençant leur théorie des crises et de l’organisation, si ce n’est leur travail d’agitation.
Essentiellement, cette théorie suggère que le capitalisme en tant que système a émergé, s’est développé jusqu’à sa maturité et est maintenant entré en déclin. Les crises du capitalisme sont vues comme des preuves d’une cause fondamentale plus grave sous-jacente : la sénilité du système capitaliste. Le mouvement du capital développe grandement la socialisation des forces productives et à un certain moment les forces productives entrent en conflit avec les rapports de production. La conception du déclin du capitalisme est liée à la théorie de la primauté des forces productives. La force conductrice de l’histoire est vue comme leur contradiction avec les rapports de production. Ce serait la « quintessence » de la théorie marxiste, dont la formulation de base se trouve dans la « Préface à la contribution à la critique de l’économie politique « (2).
Pour la plupart des versions de cette théorie, le passage de la maturité au déclin a eu lieu autour de la première guerre mondiale. L’époque présente du capitalisme est caractérisée par des marques de déclin et de délabrement. Les signes, permettant de reconnaître ce changement sont le passage du « laissez faire » au capitalisme monopoliste, la domination du capital financier, la croissance de la planification d’Etat, la production de guerre et l’impérialisme. Le capitalisme monopoliste désigne la croissance des monopoles, des cartels, la concentration du capital qui maintenant a atteint le niveau de multinationales géantes disposant de plus de richesses que de petits Etats. Au même moment avec le capital financier on voit de grandes sommes de capital échapper à toute attache à un procès de travail particulier et se déplacer sans cesse à la recherche de profits à court terme. Avec le développement de la planification d’Etat, l’Etat et les monopoles s’interpénètrent de diverses façons comme avec les nationalisations et les budgets de la défense c’est cela le capital devenant capital organisé. Cette planification, c’est l’Etat essayant de réguler les activités du capitalisme dans l’intérêt des grandes firmes / monopoles. L’étatisation est comprise comme la preuve de la décadence, car elle montre la socialisation objective de l’économie entravée par l’appropriation capitaliste. Il s’agirait du capitalisme à l’âge de son déclin essayant désespérément de se maintenir par des méthodes socialistes. Les dépenses d’Etat et son intervention sont interprétées comme une tentative impuissante d’éviter les crises qui constamment menacent le système. La production de guerre est une forme particulièrement destructive des dépenses d’Etat par lesquelles de grandes masses de capital sont consacrées à des investissements essentiellement improductifs. Cela est en étroite relation avec l’impérialisme décrit comme la caractéristique fondamentale du capitalisme à l’époque de son déclin. « L’époque du déclin » a débuté par le partage du monde entre les grandes puissances, qui ont déjà connu deux guerres mondiales, pour se répartir le marché mondial. La guerre et la menace de guerre sont posées comme preuves de ce que le capitalisme ne peut continuer d’exister que par la destruction. Il est annoncé que s’il ne peut se sauver par d’autres méthodes le capitalisme nous plongera dans la guerre.
Quand, comme maintenant, l’action politique révolutionnaire n’est pas gratifiante, il peut sembler désirable de chercher un soutien dans une théorie offrant une analyse du développement objectif de l’histoire et montrant le capitalisme en voie de disparition. En outre, certains développements historiques qui, par leur présence massive et la pression qu’ils exerçaient sur les théories révolutionnaires, rendaient la théorie du déclin attrayante, minent maintenant quelques-uns de ses présupposés. La crise de la social-démocratie et le littéral effondrement de l’Union Soviétique ont été présentés comme un triomphe du capitalisme et comme la fin de l’histoire. A l’Ouest et à l’Est on présentait l’avancée inexorable des formes socialistes comme une preuve apparemment concrète du mouvement de l’histoire comme progrès vers le socialisme ou le communisme. L’idée que le socialisme représentait le progrès était étayée par la conviction que le capitalisme était entré en décadence. On disait que la socialisation des forces productives était dans une contradiction aiguè avec l’appropriation privative. Maintenant, avec le mouvement de privatisation des secteurs économiques nationalisés à l’Ouest et la privatisation de la classe dominante elle-même à l’Est, l’idée qu’il y aurait un mouvement inévitable vers le socialisme idée qui a été si dominante les 100 dernières années est minée, et l’idée que l’histoire est de notre côté ne semble plus plausible. Avec l’échec de ce qui s’appelait « le socialisme réellement existant » et le recul des formes social démocrates, on ne peut plus que douter de l’identification du socialisme avec l’évolution progressive de la société humaine. Il semblerait que ce qui a subi un effondrement ne soit pas le capitalisme, mais l’histoire.
L’abandon de l’idée que le développement historique des forces productives est un progrès vers le socialisme et le communisme a donné trois principales dérives idéologiques :
1°) L’abandon du projet d’abolition du capitalisme et l’orientation vers le réformisme dans le système existant par les » nouveaux réalistes », les » socialistes de marché » etc.
2°) Le rejet postmoderne de l’idée d’une totalité en développement, elle dénie toute signification à l’histoire, débouchant sur la célébration de ce qui est.
3°) Le maintien d’une perspective anticapitaliste mais avec la compréhension du « progrès » ou de la « civilisation » euxmêmes, comme étant le problème, ce romantisme implique que la vision d’un développement historique était absolument fausse et que ce qui est réellement souhaitable c’est le retour en arrière.
Bien sûr ces dérives ne sont pas exclusives, la pratique postmoderne, dans la mesure où elle existe, est réformiste, tandis que la faction anti progrès a des racines dans l’attaque post moderne de l’histoire. Face à ces alternatives qui apparaissent, il est compréhensible que de nombreux révolutionnaires souhaitent réaffirmer une théorie de la décadence ou du déclin. Ils affirment que le communisme ou le socialisme sont toujours la prochaine étape nécessaire de l’évolution de l’humanité, que le cours de l’évolution peut avoir subi un recul, mais nous pouvons toujours voir dans la crise que le capitalisme s’effondre. Toutefois, dans la situation où nous sommes, face aux dérives théoriques peu convaincantes, la seule possibilité n’est pas de réaffirmer des positions “fondamentales”, nous pouvons et nous devons plutôt les réexaminer de manière critique.
La théorie du déclin est représentée par deux fractions principales : trotskisme et communisme de gauche. Avec les communistes de gauche « durs », la théorie de la décadence est au premier rang des analyses. Tout ce qui se passe est compris comme une preuve que la décadence s’aggrave. Cela est flagrant dans l’approche d’un groupe comme le Courant Communiste International (C.C.I.) pour lequel la crise est devenue chronique, tous les grands moments de la lutte prolétarienne ayant été provoqués par la crise capitaliste. La crise pousse le prolétariat à agir et à devenir réceptif à « l’intervention des révolutionnaires ». La tâche des révolutionnaires est de répandre l’idée de la décadence capitaliste et cette action accélère les rendez-vous de l’histoire. L’intervention des révolutionnaires au sein de leur classe doit d’abord et avant tout montrer comment l’effondrement de l’économie capitaliste démontre plus que jamais la NÉCESSITÉ HISTORIQUE de la révolution communiste mondiale, et en même temps créer la possibilité de la réaliser! (3)
Le modèle est celui de la réalité objective de la décadence, surgissant de par sa propre dynamique, qui rend la révolution communiste mondiale nécessaire et possible. Le travail des révolutionnaires est d’apporter cette analyse à la classe qui sera objectivement prédisposée à la recevoir grâce à son expérience de la crise. Jusqu’ici pas de chance! Cependant, pour les partisans de la théorie de la décadence, elle ne peut que s’aggraver, leur heure viendra.
Les trotskistes mettent moins cette théorie en avant, mais elle conditionne leurs analyses et leur pratique. Par comparaison avec la répétition puriste de la ligne éternelle de la décadence par ses défenseurs communistes de gauche, les trotskistes semblent avoir un style politique très actuel, mais derrière il s’agit d’une position similaire. En dépit de leur volonté de recruter des adhérents en collant à toute lutte, les partis trotskistes ont le même modèle objectiviste du capitalisme et de la cause de son effondrement. Ils rassemblent des membres et attendent le déluge que sera l’effondrement capitaliste, ils auront ainsi la possibilité de grandir et de s’emparer du pouvoir d’Etat. La position fondamentale du trotskisme orthodoxe est le texte de la Quatrième Internationale dans lequel Trotski écrit: » Les conditions économiques de la révolution prolétarienne ont en général déjà atteint le plus haut point de réalisation qui peut être atteint sous le capitalisme. Les forces productives humaines stagnent (…) Les conditions objectives de la révolution prolétarienne n’ont pas seulement « mûries » elles ont un peu commencé à pourrir. Sans une révolution socialiste dans la prochaine période historique, une catastrophe menace le genre humain. C’est maintenant le tour du prolétariat c’est à dire avant tout de son avant-garde révolutionnaire. La crise de l’humanité se ramène à la crise de la direction révolutionnaire » (4)
Une différence significative dans la théorie du déclin est que sa version trotskiste définit l’ancienne Union Soviétique comme un pan (politiquement dégénéré) du mouvement de « progrès économique de l’histoire », alors que pour les communistes de gauche c’est un exemple de la décadence de la période. Ainsi la théorie trotskiste du déclin qui tendait à voir l’Union Soviétique comme progressiste et preuve de la nature transitoire de l’époque a été plus bousculée par cet effondrement que celle des communistes de gauche pour qui c’était simplement un capitalisme d’Etat et pour qui le sort de l’U.R.S.S. amenait de l’eau au moulin de la thèse de la crise permanente du capitalisme. En dépit de leur antipathie pour « l’aile gauche du programme du capital », les communistes de gauche sont en accord avec les positions des trotskistes sur la décadence du capital. En fait le CCI pense même que les insuffisances de la théorie trotskiste résultent de ce que ce n’est pas à proprement parler une théorie de la décadence. Les similitudes sous-jacentes de leurs théories peuvent être saisies en rapport avec leur histoire. Les trotskistes, comme les communistes de gauche, se réclament de l’histoire du mouvement ouvrier. Pour tous deux les traces de leur héritage traversent la Deuxième Internationale et ils affirment que la tradition marxiste classique a été poursuivie, après 1917, par Lénine et Trotski ou des personnalités comme Pannekoek ou Bordiga. Si donc nous voulons comprendre et évaluer la théorie de la décadence nous devons retracer son histoire dans le marxisme de la Deuxième Internationale.
B) L’histoire du concept et son importance politique
La théorie du déclin capitaliste est apparue pour la première fois dans la Deuxième Internationale. Le programme d’Erfurt, soutenu par Engels, a défini la théorie du déclin et de l’écroulement du capitalisme comme une position centrale dans le programme du parti : « La propriété privée des moyens de production a changé… par la force motrice du progrès elle est devenue la cause de la dégradation sociale et de la ruine. Sa chute est certaine, la seule question à laquelle il faut répondre est : laissera-t-on le système de la propriété privée des moyens de production entraîner la société dans sa chute aux abysses ou la société secouera-t-elle ce fardeau et s’en débarrassera-t-elle ? Et libre et forte poursuivra-t-elle le chemin du progrès que la voie de l’évolution décrit pour elle ? Les forces productives qui ont été produites dans la société capitaliste sont devenus irréconciliables avec le système même sur lequel elles ont été bâties. La tentative de soutenir ce système de propriété rend impossible tout nouveau développement social et condamne la société à la stagnation et à la décadence. Le système social capitaliste a fini sa course, sa dissolution est maintenant une question de temps. Tel un destin implacable, les forces économiques mènent la production capitaliste au naufrage, la construction d’un nouvel ordre social à la place de celui qui existe n’est plus quelque chose de simplement désirable, il est devenu quelque chose d’inévitable. Telles que sont les choses aujourd’hui la civilisation ne peut durer nous devons ou avancer ou retomber dans la barbarie. L’histoire de l’humanité est déterminée non par les idées mais par le développement économique qui progresse irrésistiblement obéissant à des lois sousjacentes précises et non aux souhaits ou aux fantaisies de quiconque. » (Karl Kautsky, « La lutte de classe » Programme d’Erfurt ce programme a été la base officielle de la politique du parti social-démocrate de 1891 jusqu’après le première guerre mondiale)
Autant que cette insistance sur l’effondrement inévitable du capitalisme du fait de ses contradictions internes, le programme d’Erfurt contenait aussi des buts et des tactiques éminemment réformistes et ce sont eux qui ont dominés la Deuxième Internationale, dont la pratique devient : construction d’un ensemble d’institutions socialistes et action au travers du parlement. Dans ce programme, on voit les thèmes récurrents de la théorie de la décadence du capitalisme : l’identification du projet révolutionnaire avec le progrès dans l’évolution de la société ; l’attribution de la primauté aux lois économiques du développement du capital et la réduction de l’action révolutionnaire à une réaction à un mouvement inévitable. Bien qu’on insiste sur le besoin d’une action politique, elle est vue comme devant être au service du développement objectif. Le socialisme n’est pas vu comme la création libre du prolétariat, mais comme le résultat naturel du développement économique dont le prolétariat devient l’héritier. C’est cette conception, partagée par ceux qui se présentent eux-mêmes comme les héritiers de la « tradition marxiste », et donc par là de la Deuxième Internationale, que nous devons “gratter”. Le programme d’Erfurt n’était pas seulement un compromis entre la position « révolutionnaire », selon laquelle le capitalisme allait vers sa fin, et un reliquat de réformisme. Dans ce côté « révolutionnaire », on avait déjà la transformation de la conception révolutionnaire de la chute du capitalisme en un effondrement économique mécanique et fatal.
L’héritage de Marx
En adoptant une théorie de l’écroulement capitaliste, la Deuxième Internationale s’était définie comme le courant marxiste organisé du mouvement ouvrier. En effet pour la plupart des membres de la Deuxième Internationale, comme pour la plupart des membres des partis léninistes aujourd’hui, « Le Capital » était le grand livre, jamais lu, qui prouvait l’effondrement du capitalisme et l’inévitabilité du socialisme. Le contenu de la rupture dans la Première Internationale était voilé par l’acrimonie personnelle entre Marx et Bakounine. D’après Debord on peut voir tant chez Marx que chez Bakounine puis dans les positions anarchistes et marxistes les marques des diverses forces et faiblesses du mouvement ouvrier historique. D’un point de vue organisationnel, les idées de Marx, n’apercevant pas les dangers qu’il y avait à se servir de l’Etat, et les idées élitistes de Bakounine sur quelques centaines de révolutionnaires tirant les ficelles de la révolution européenne, étaient tout autant autoritaires les une que les autres.
Les marxistes comprirent les changements survenus au sein du capitalisme et en firent la théorie, ils échouèrent à en faire la base d’une pratique révolutionnaire. Pendant ce temps, les anarchistes avaient maintenu la nécessité d’une pratique révolutionnaire mais n’avaient pas réagi aux changements historiques du capitalisme pour pouvoir trouver les moyens de répondre à cette nécessité. Tandis que la part de vérité de la pensée anarchiste doit toujours être présente dans notre critique, si nous voulons développer la théorie nous devons nous tourner vers le courant marxiste du mouvement ouvrier.(5)
La question se pose alors de savoir si la Deuxième Internationale a adopté les précieux éléments que l’on trouve chez Marx. Autant que les différences personnelles, la scission dans l’Internationale reflétait une sérieuse différence dans la manière d’analyser la capitalisme. La critique de Marx de l’économie politique avait pris ses distances avec une critique morale ou utopique. Il rejeta fermement l’idée simpliste selon laquelle le capitalisme est « mauvais ». La nécessité de comprendre le mouvement du capital et de structurer son rejet dans la pratique implique le rejet de ce simplisme .
Les réactions de Marx et de Bakounine à la commune de Paris montrent leurs divergences. Bakounine applaudit à cette action et essaya d’organiser “ces quelques centaines de révolutionnaires” dans la révolution en acte. Tandis que Marx, tout en reconnaissant que les Communards avaient trouvé les formes par lesquelles le capitalisme peut être nié, pensait que la défaite montrait la faiblesse du prolétariat à ce moment. La critique par Marx de l’économie politique a donné une théorie du développement capitaliste et de ses contradictions. Dans cette critique il est clairement établi que le capitalisme est un système de pouvoir de classe transitoire, sorti d’un système de classe antérieur mais dont la dynamique va au-delà de tous les systèmes antérieurs.
Le programme d’Erfurt et la pratique de la Deuxième Internationale représentent une interprétation particulière des analyses pénétrantes de la critique de Marx. La théorie du déclin du capitalisme est une interprétation de la compréhension par Marx du caractère transitoire du capitalisme et de ce que ce caractère signifie. C’est une interprétation qui transforme la notion de dynamique spécifique de développement en une théorie mécaniste et déterministe de l’effondrement inévitable. Marx a établi comment le système de classe dominant et la lutte de classes agissent au travers de la marchandise, du travail salarié etc. Le capitalisme est essentiellement le mouvement du travail aliéné et de la forme-valeur . Mais cela signifie que « l’objectivité » du capitalisme comme mouvement du travail salarié est toujours ouverte à la rupture ou à la modification par son côté subjectif. L’ironie, dans la scission de la Première Internationale, était que Bakounine considérait l’économie de Marx comme excellente. Il ne saisit pas que la contribution de Marx n’était pas une économie mais une critique de l’économie ainsi qu’une critique de la séparation de l’économie et de la politique.(6)
Comme nous allons le voir la Deuxième Internationale dans son adoption de « l’économie » de Marx fit la même erreur en prenant la critique de l’économie politique offerte aux révolutionnaires, comme une économie plutôt que comme une critique de la forme sociale de la société capitaliste. Derrière la théorie de l’effondrement, on trouve l’idée selon laquelle le socialisme est la solution à » l’anarchie capitaliste du marché » et la libération des forces productives des relations d’appropriation privative capitalistes qui les enchaînent. Le capitalisme est vu comme une économie irrationnelle et le socialisme comme une économie pleinement planifiée. Les théoriciens du mouvement ouvrier étaient convaincus que la dynamique historique était de leur côté. Se focalisant sur l’idée de Marx que les sociétés par actions « sont une abolition du système capitaliste privé sur la base du capitalisme luimême »(7), ils pensaient que la future socialisation de la production était évidente dans l’extension du crédit, des sociétés par actions, des trusts et des monopoles et que c’était là les bases du socialisme. A une date non précisée, une révolution aurait lieu et les capitalistes perdraient leur emprise sur les forces productives socialisées qui tomberaient entre les mains des travailleurs qui pourraient poursuivre le développement historique de ces forces productives.
C’est une lecture optimiste des axes du développement capitaliste qui confie l’action de transformation sociale à l’orientation du capital vers la centralisation et la coordination. La théorie de certains sur la façon dont le capitalisme se transforme en socialisme, comme on vient de le voir, est fondée sur la conviction que Le Capital (livres I à III) donne un compte rendu complet, systématique et scientifique du capitalisme et de sa destinée. C’est voir Le Capital comme essentiellement complet ce qu’il n’est pas (8). Engels prépara pour la publication les livres II et III dans lesquels, comme dans le livre I, bien qu’ il y ait des avis sur la mort du capitalisme, il n’y a pas de théorie finie des modalités de déclin et d’effondrement du capitalisme. Engels lui-même, bien qu’attiré par une telle théorie par la longue dépression des années 1870 et 1880, ne l’établit jamais. C’est cette crise et les conjectures d’Engels sur celle-ci qui ont amené Kautsky à faire de l’effondrement capitaliste le point central du programme d’Erfurt et c’est le boom prolongé qui succéda à la dépression dans les années 1890 qui provoqua le débat sur le révisionnisme.
Le révisionnisme et la fausse opposition au révisionnisme.
Le plus grand propagateur du révisionnisme fut Bernstein, son opposant fut d’abord Kautsky, puis, et de manière plus intéressante Luxemburg. A un premier niveau, Bernstein argumentait dans l’optique d’amener le parti à faire coïncider sa théorie avec sa tactique et à embrasser le révisionnisme de bon coeur. Cependant le point central de ses arguments et de la controverse révisionniste, était l’insistance sur ce que le déclin économique et l’effondrement, inclus dans le programme d’Erfurt, s’était révélé comme faux de par la fin de la longue période de dépression et les changements du capitalisme, c’est à dire le développement des cartels, du commerce international, du système du crédit, qui montraient que le capitalisme étaient capable de résoudre sa tendance à la crise. Bernstein avançait que l’héritage de Marx était double, d’un côté une « pure science du socialisme marxiste » et de l’autre un « une mise en pratique » qui incluait un engagement moral pour la révolution. L’idée de déclin et d’effondrement ainsi que la position révolutionnaire qu’elle impliquait était, soutenait Bernstein, scientifiquement fausse et devait être éliminée de même que l’élément dialectique qui, chez Marx, en était le fondement. A coup d’arguments passionnés, Kautsky et Bernstein s’engagèrent dans une bataille de statistiques pour savoir si la théorie de l’effondrement était fondée ou non (9).
Ce qui importe dans le débat sur le révisionnisme c’était que Bernstein et Kautsky étaient d’accord sur la tactique la furieuse dispute sur la théorie cachait une complicité sur la pratique. Ce que Kautsky défendait et ce que Berstein attaquait était une caricature de la théorie révolutionnaire une théorie devient idéologie du fait de sa séparation d’avec la pratique et qui plus est, plus proche du marxisme d’Engels que des idées de Marx. Kautsky tenait sa crédibilité de son association avec les deux « vieux » même s’il n’avait eu, presque exclusivement, de contacts qu’avec Engels. Il poursuivait le processus entamé par Engels (dans des travaux comme la « Dialectique de la nature ») de perte du sujet dans une perspective déterministe-évolutionniste de l’histoire.
Quand des révolutionnaires comme Luxemburg intervinrent, ils soutenait une position qui était déjà la négation d’une position révolutionnaire solide. La critique de Bernstein par Luxemburg était plus profonde que celle de Kautsky en ce qu’elle saisissait l’étendue de la perte de l’aspect dialectique dans la lecture de Marx par Berstein et la réduction qu’il lui faisait subir, la ramenant à l’économie bourgeoise. Tandis que Kautsky essayait de montrer qu’il n’y avait pas de problème de dualisme dans Le capital de Marx et que les notions d’effondrement du capitalisme et de besoin de révolution étaient absolument scientifiques, Luxemburg voyait un dualisme : « le dualisme du futur socialiste et du présent capitaliste… le dualisme du capital et du travail…le dualisme de la bourgeoisie et du prolétariat…le dualisme de l’antagonisme de classe qui prend forme à l’intérieur de l’ordre social capitaliste » (10).
On voit une tentative de faire s’échapper la perspective révolutionnaire du scientisme de la Deuxième Internationale. Cependant, quand elle en arrive à développer ses propres positions sur l’effondrement du capitalisme, on voit apparaître une nouvelle forme différente de dualisme. Sa position était irréductiblement divisée entre d’un côté un engagement révolutionnaire et de l’autre une théorie objectiviste de l’effondrement capitaliste. Sa théorie de l’effondrement était fondée sur une lecture des schémas de Marx (11) destinée à montrer dans quel cas il y a impossibilité de la reproduction du capital ; toutefois l’objet de ces schémas est d’indiquer la précarité de la reproduction capitaliste et de démontrer à quelles conditions elle est possible. Etonnamment de la part de quelqu’un qui était engagé dans une action révolutionnaire de masse et de base, sa théorie de la crise capitaliste, du déclin, de l’effondrement, était entièrement fondée au niveau de la circulation et du marché, de telle façon qu’elle n’impliquait pas du tout le prolétariat, au niveau des schémas tout le monde est acheteur ou vendeur de marchandises de telle sorte que les ouvriers ne peuvent être agents de la lutte.
La théorie du déclin de Luxemburg a comme prémisse le postulat que le capitalisme a besoin des marchés extérieurs non-capitalistes pour absorber le surplus de profit, et que lorsqu’ils sont épuisés l’effondrement est inévitable. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’était pas engagée dans le combat politique, elle ne suggérait pas qu’on doive attendre l’effondrement, elle déclarait que le prolétariat devait faire la révolution avant un tel effondrement. Mais sa position était quand même économiste, en ce qu’elle posait l’effondrement à partir d’un déséquilibre purement économique, même si elle ne l’était pas à la manière de la théorie orthodoxe de la Deuxième Internationale qui comptait sur les forces économiques pour amener le socialisme. Luxemburg était une révolutionnaire et elle participa à la révolution en Allemagne, mais sa conception du procès capitaliste était fausse, fondée qu’elle était sur une mé-compréhension du rôle des schémas de Marx. Cependant elle pensait qu’il fallait prouver scientifiquement que le capitalisme ne pouvait se développer indéfiniment et c’est cet impératif qui est la clé de la véhémence de la « controverse sur l’effondrement ».
La gauche de la Deuxième Internationale
Voyant que les négateur de la banqueroute s’orientaient vers le réformisme, conçurent la cohérence de cette évolution : » Si le M.P.C. peut assure une expansion sans limite des forces productives du progrès économique, il est en effet invincible ». L’argument objectif le plus important pour soutenir la théorie sociale s’effondre ! L’action politique socialiste et la signification idéologique de la lutte de classe du prolétariat cessent de refléter les événements économiques et le socialisme n’apparaît plus comme une nécessité historique (12). Pour celui qui suit Luxemburg, la raison d’être révolutionnaire c’est que le capitalisme doit connaître une crise insoluble, due à une tendance purement économique à l’effondrement qui s’actualise quand les marchés sont épuisés. L’effondrement capitaliste et la révolution prolétarienne sont essentiellement séparés et leur connexion ne repose que sur l’idée que le premier rend la seconde nécessaire.
Étant totalement engagée dans l’action révolutionnaire et, à la différence de Lénine, pensant qu’une telle action devait être une action autonome du prolétariat, elle posait de manière dualiste que ce qui rend l’action nécessaire : sans la révolution, le capitalisme s’effondrera dans la barbarie. En cela elle avait tort : le capitalisme ne s’effondrera que par l’action prolétarienne. Ce qu’il fallait argumenter contre Bernstein ce n’était pas que le capitalisme ne pouvait résoudre ses problèmes grâce à ses propres formes de planification ( bien qu’il ne puisse jamais résoudre ses problèmes de manière permanente puisqu’ils ont leur racine dans la lutte des classes ) cette résolution exigeant une économie socialiste planifiée. Ce qu’il fallait répondre, c’était que le débat sur la question de savoir si les problèmes du capitalisme pouvaient être résolus à l’intérieur de lui-même ou seulement grâce à une économie socialiste planifiée, passait à côté du point crucial. Ces problèmes ne sont pas nos problèmes. Notre problème est celui de l’aliénation, du contrôle de nos vies et de nos activités. Même si le capitalisme pouvait résoudre sa tendance à la crise, ce qu’il ne peut pas car cette tendance c’est l’expression de l’antagonisme de classes, cela ne résoudrait pas notre problème avec lui.
Mais c’est là que ça coince. L’économie socialiste comme l’envisageait les marxistes de la Deuxième Internationale était une solution (le capitalisme d’État.) aux problèmes du capitalisme. Les meilleurs sociaux-démocrates de gauche (13) identifièrent le socialisme avec l’auto-émancipation, mais le conflit sous-jacent avec la position capitaliste d’État de la droite comme du centre du parti prit la forme du conflit avec les révisionnistes sur la question de l’effondrement économique. Il ne s’agit pas de dire que le parti Social-démocrate et la Deuxième Internationale étaient simplement le parti du capitalisme d’État. Ils représentaient les aspirations de millions d’ouvriers et ce furent souvent des ouvriers qui avaient été membres de la Deuxième Internationale qui prirent la direction d’actions communistes. Mais idéologiquement, la Deuxième Internationale avait des buts capitalistes d’État et ceux qui partageaient ces buts, comme Luxemburg, le faisaient de façon contradictoire. Un aspect de cette contradiction était le maintient de la thèse objectiviste du déclin.
Bernstein attaqua Kautsky et l’orthodoxie de la Deuxième Internationale sur l’effondrement inévitable et sur la révolution causée par une fatalité déterministe. Il lança cette attaque en liaison avec la promotion du réformisme et l’abandon de toute prétention révolutionnaire. Mais en réalité l’idée d’un évolution déterministe de l’économie était le parfait pendant du réformisme. La théorie de l’effondrement de la Deuxième Internationale impliquait une conception fataliste de la fin du capitalisme, autorisant ainsi le réformisme comme alternative à la lutte des classes. La théorie du déclin /décadence mise en avant par les révolutionnaires était différente de celle implicitement contenue dans le programme d’Erfurt en ce que pour des gens comme Lénine et Luxemburg la notion d’effondrement est posée comme l’aboutissement du stade final du capitalisme : le capitalisme monopoliste / impérialisme. En reconnaissant les changements, ils étaient curieusement plus proches de Bernstein que de Kautsky, mais ils marquaient leur opposition à ses conclusions réformistes en accentuant leur engagement dans le sens de l’inévitabilité de l’effondrement. Alors que Bernstein pensait que les changements montraient la résolution par le capital de tout tendance à l’effondrement, Lénine et Luxemburg y voyaient l’expression de l’entrée dans le stade final avant l’effondrement.
La question politique : »Réforme ou révolution? » s’est retrouvée liée à la question faussement empirique du déclin. Pour les sociaux-démocrates de gauche, il est essentiel d’insister sur le fait que le capitalisme est en décadence qu’il approche de son effondrement. Tout le sens du « marxisme » réside dans l’acceptation de la banqueroute du capitalisme et donc de la nécessité de la révolution. Ainsi ils s’engagent dans l’action révolutionnaire mais, comme on l’a vu, parce que toute l’attention est fixée sur les contradictions objectives du système et que l’action révolutionnaire n’est qu’une réaction à celles-ci, ils ne font pas la liaison avec la vraie condition nécessaire de la fin du capitalisme : le développement concret du sujet révolutionnaire. Il semblait à la plupart des révolutionnaires du moment, comme Lénine et Luxemburg, que la position révolutionnaire était de croire à l’effondrement, alors que la théorie de l’effondrement autorisait la position réformiste depuis le début de la Deuxième Internationale. Le problème était que la théorie du déclin capitaliste comme théorie de l’effondrement du mode de production capitaliste de par ses propres contradictions objectives, inclut une attitude essentiellement contemplative devant l’objectivité capitaliste. Alors que ce que nécessite réellement la révolution est de rompre avec cette attitude contemplative. Le problème fondamental, dans le débat sur le révisionnisme dans la Deuxième Internationale, était que les deux côtés partageaient une conception appauvrie de l’économie comme simple production de choses alors qu’elle est aussi production de rapports de production et de relations , ce qui bien sûr inclut la conscience que les personnes ont de ces relations (14). Cette espèce d’économisme (considérant une économie de choses et non de relations) tend vers l’idée d’un développement autonome des forces productives de la société et vers la neutralité de la technique. Avec une économie ainsi vue, son développement est une question technique et quantitative. Parce que la Deuxième Internationale avait cette idée naturaliste de la signification du développement du capitalisme, on pouvait maintenir une croyance dans l’effondrement du capitalisme sans aucun engagement dans une pratique révolutionnaire. Parce que la gauche comprenait la théorie de l’effondrement comme étant révolutionnaire, Lénine pouvait être surpris de voir Kautsky, qui avait écrit une version de cette théorie dans le programme d’Erfurt, trahir la cause révolutionnaire. Quand la gauche bataillait contre le courant majoritaire complice du capital, elle conservait la théorie de l’effondrement. Ainsi les sociaux-démocrates radicaux comme Lénine et Luxemburg combinaient une pratique révolutionnaire avec une position théorique fataliste qui avait ses origines dans le réformisme.
Dire que la Deuxième Internationale était coupable d’économisme est devenu un lieu commun. Nous avons à réfléchir à ce que cela signifie et voir si tant les Trotskistes que les Communistes de gauche, qui ont pu critiquer les politiques de la Deuxième Internationale, ont poursuivi sa théorie. A notre avis ils ne l’ont pas fait, ils ont retenu une théorie appauvrie de la Deuxième Internationale sur l’économie capitaliste et sur sa tendances à la crise et à l’effondrement avec son corollaire : la lutte politique et sociale, impliquée par une telle conception de la crise, se déroule au niveau économique. On ne parvient pas à saisir que l’objet auquel nous faisons face est la relation entre capital et travail salarié, c’est à dire la relation sociale d’exploitation de classe qui se reproduit à travers toute la société capitaliste. Les sphères de production et de reproduction politiques et idéologiques sont toutes des moments entrelacés dans cette relation qui est reproduite en chacun de nous.
La social-démocratie radicale
Ce fut avec les sociaux-démocrates radicaux tels Luxemburg, Lénine et Boukharine que la conception achevée d’une époque décadente du capitalisme est parvenue à l’idée qu’à un certain stade généralement autour de 1914 le capitalisme a basculé dans son étape de déclin final. L’Accumulation du capital de Luxemburg est une des sources de la théorie du déclin, même si la plupart des révolutionnaires, à l’époque et maintenant, (15) n’étaient et ne sont pas d’accord avec sa thèse. D’autres sociaux-démocrates de gauche comme Boukharine et Lénine fondèrent leur théorie de l’impérialisme et de la phase décadente du capitalisme sur Le capital financier d’Hilferding. Dans ce travail Hilferding rattache les nouveaux aspects de l’économie capitaliste l’interpénétration des banques et des compagnies par actions, l’expansion du crédit, la restriction de la concurrence entre les cartels et les trusts à la politique étrangère expansionniste de l’Etat-nation. Hilferding tout en voyant cette phase comme déclin du capitalisme et transition au socialisme, ne pensait pas que le capitalisme s’effondrerait nécessairement ni que sa tendance à cet effondrement se réaliserait forcément, sa tendance politique l’orientait vers le réformisme. Les théories de Boukharine et de Lénine, produites après 1914, voyaient l’impérialisme et la guerre comme la politique inévitable du capital financier. Ils identifièrent cette forme comme la forme décisive du déclin du système, car la progression naturelle du capital financier et monopolistique est immédiatement expansion impérialiste et guerre dont l’aboutissement devait être la révolution prolétarienne.(16)
« L’impérialisme » de Lénine, qui est devenu pour ses disciples un texte crucial de l’époque moderne, décrit la phase impérialiste du capitalisme : « comme un capitalisme en transition ou plus précisément comme un capitalisme moribond »(17). Pour Lénine, dans la planification capitaliste des grandes compagnies, il est évident que nous avons la socialisation de la production et plus seulement une « organisation » car l’économie privée et les relations de propriété privée constituent une coquille qui ne convient plus à son contenu, une coquille qui doit inévitablement dégénérer si son remplacement est artificiellement retardé, une coquille qui peut rester à l’état dégénéré pour une très longue période mais qui doit inévitablement être changée (18).
Le texte de Lénine de même que « L’impérialisme et l’économie mondiale » de Boukharine qui a eu une grande influence sur lui, adopte l’analyse d’Hilferding sur « le stade final du capitalisme » monopoles, capital financier, exportation de capital, formation de cartels et de trusts internationaux, division territoriale du monde. Mais alors qu’Hilfreding pensait que ces développements, particulièrement la planification d’État à ce stade du « capitalisme organisé », étaient progressifs et autorisaient une avancée pacifique vers le socialisme, Lénine pensait que le capitalisme ne pouvait se développer plus avant. La continuité entre la théorie réformiste de la Deuxième Internationale et la théorie « révolutionnaire » des bolcheviks en terme de conception du socialisme, comme socialisation capitaliste de la production sous contrôle ouvrier, est une des clés de l’échec de la gauche au XX° siècle. Hilferding écrit : « La tendance du capital financier est d’établir un contrôle social de la production, mais c’est une forme antagonique de socialisation tant que le contrôle de la production reste entre les mains d’une oligarchie. La lutte pour déposséder cette classe dirigeante constitue la phase ultime de la lutte de classe entre bourgeoisie et prolétariat. La fonction socialisatrice du capital financier facilite énormément la tâche du dépassement du capitalisme. Une fois que le capital financier a mis les branches les plus importantes sous son contrôle, il suffit pour la société à travers ses organes exécutifs conscients l’Etat conquis par la classe ouvrière de saisir le capital financier pour obtenir le contrôle immédiat de ces branches de la production. (…) Prendre possession de six grandes banques de Berlin, signifierait prendre possession des plus importantes sphères de l’industrie à grande échelle, et faciliterait grandement les phases initiales de la politique socialiste pendant la période de transition, quand la comptabilité capitaliste sera encore utile. » (19).
Henrik Grossman qui, comme nous le verrons, est un des théoriciens-clé du déclin se réfère à cette conception comme à « Un rêve de banquier aspirant au pouvoir sur l’industrie au travers du crédit…Le putschiste d’Auguste Blanqui traduit en économie » (20) et la compare à celle de Lénine dont il se sent plus proche. « Le capitalisme a créé un appareil de comptabilité dans les structures des banques, des consortiums, du service des postes, des sociétés de consommateurs, des syndicats d’employés de bureau .Sans les grandes banques le socialisme serait impossible. Les grandes banques sont « l’appareil d’Etat » dont nous avons besoin pour établir le socialisme et que nous prendrons tout-prêt du capitalisme, notre tâche est simplement d’élaguer ce qui mutile « capitalistement » cet excellent appareil pour le faire encore plus gros, encore plus démocratique, encore plus englobant, la quantité sera transformée en qualité. Une seule banque d’Etat, la plus grande des grandes sera … le squelette de la société socialiste » (21). Tandis qu’Hilferding pense que la prise de contrôle du capital financier peut se faire graduellement, Lénine pense qu’elle nécessite une révolution mais tous deux identifient le socialisme avec la prise de contrôle des formes de planification, d’organisation et de travail du capitalisme.
L’impérialisme comme stade du capital financier et monopoliste était pour Lénine le stade de la décadence du capitalisme, Luxemburg, avec des d’analyses différentes, concluait de manière similaire que l’effondrement était inévitable. Dans ce débat fratricide, les léninistes accusaient Luxemburg de fatalisme ou de spontanéisme et de ne pas croire en la lutte des classes. Mais, même si Luxembourg et Lénine différaient dans leurs analyses de l’impérialisme, leurs conceptions de la fin du capital était essentiellement la même le développement du capitalisme avance vers l’effondrement du système et c’est la tâche des révolutionnaires d’en faire le socialisme et non la barbarie. Aucun de ces deux penseurs n’étaient opposés à la lutte de classe, pour les deux leur idée était que le développement du capitalisme avait atteint un point de crise, et que donc maintenant c’était à eux d’agir.
Toutefois, derrière les similitudes chez Lénine et Luxemburg sur le capital entrant dans son stade final, il reste une différence considérable car Luxemburg faisait une importante critique du modèle statique de transformation socialiste défendu par la social-démocratie alors que Lénine ne faisait pas cette critique. Après la révolution bolchevique, dans les débats au sein de la social-démocratie, le léninisme était d’une part accusé par Luxemburg de volontarisme mais d’autre part défendu comme réaffirmant la lutte de classe. Ce dont il était réellement question c’était le maintien par Lénine d’une définition objectiviste du socialisme (le développement d’une dialectique économique objective) combinée avec une perspective volontariste. Il chevaucha la lutte de classe ou plutôt il sut y être réceptif et se faire porter par elle mais une fois au pouvoir il commença le développement de l’économie par le haut, c’est ainsi qu’il comprenait le socialisme. Politiquement, Lénine et les bolcheviques rompirent avec le marxisme de la Deuxième Internationale, plus exactement avec la théorie orthodoxe des stades qui impliquait que la Russie devait d’abord connaître une révolution bourgeoise avant la révolution prolétarienne. Mais ce n’était pas une rupture fondamentale avec la théorie économiques des forces productives de la Deuxième Internationale. La théorie de Trotski de la révolution permanente, que les bolcheviques adoptèrent effectivement en 1917, n’était pas fondée sur une critique de la notion réifiée de développement des forces productives de la Deuxième Internationale, mais insistait sur la nécessité de considérer ce développement au niveau du marché mondial. La condition du socialisme était toujours le développement des forces productives, pris au sens restreint, simplement on posait que le stade suprême et décadent du capitalisme interdisait à la Russie d’accéder à ce niveau de développement(22).
Les bolcheviques reconnurent que la Russie avait besoin d’un développement de ses forces productives et parce qu’un tel développement était identique à une modernisation capitaliste, en volontaristes, ils choisirent de les développer de manière socialiste. Le caractère combiné et inégal du développement sous l’impérialisme signifiait que le capitalisme avait échoué à se développer lui-même, les bolcheviques devaient le faire. Bien sûr ils attendaient l’aide d’une révolution en Europe occidentale, mais avec l’introduction du taylorisme, des spécialistes capitalistes et du directeur unique dans les entreprises, on voit que la tâche que les bolcheviques comprirent comme socialiste était en fait le développement de l’économie capitaliste. Ces mesures ne leur furent pas imposées par les événements, elles faisaient partie de leur perspective dès le début. Dans le même texte d’avant la révolution d’octobre, Lénine admet que « nous avons besoin de bons organisateurs de la banque et de la fusion d’entreprise et il sera nécessaire de payer à ces spécialistes de hauts salaires durant la période de transition », mais il déclare ne vous inquiétez pas : « Nous les placerons cependant sous le contrôle ouvrier et nous appliquerons totalement la règle « qui ne travaille pas ne mange pas » Nous n’inventerons pas les formes d’organisation du travail nous les prendrons toutes prêtes du capitalisme. Nous prendrons la direction des banques, des consortiums, des meilleures usines, des stations expérimentales, des académies, et ainsi de suite, tout ce que nous aurons à faire sera d’emprunter les meilleurs modèles fournis par les pays avancés » (23).
Alors qu’Hilferding avait vu le rôle de la planification d’Etat, au stade du capitalisme organisé, comme base de la transition pacifique au socialisme, Lénine était convaincu de devoir prendre le pouvoir, mais ils étaient d’accord sur le point selon lequel la planification capitaliste était le prototype de la planification socialiste. Pour nous la révolution c’est le retour du sujet à lui même, pour Lénine c’est le développement d’un objet . Pour défendre Lénine, on peut dire que le socialisme était impossible en Russie et qu’il attendait la révolution en Allemagne. Mais sa conception du socialisme, celle de la Deuxième Internationale, dont il ne sépara jamais était le capitalisme d’Etat.
Dans la conception des bolcheviques et de la Deuxième Internationale, la socialisation de l’économie sous le capitalisme était neutre et sans le moindre doute positive, l’anarchie de la circulation était le problème dont on devait se débarrasser. Mais la socialisation capitaliste n’est pas neutre elle est capitaliste et en cela nécessite une transformation. Les mesures bolcheviques sont le produit direct de leur adhésion à la Deuxième Internationale, à l’identification du socialisme avec la planification. La notion de déclin et de décadence est conçue comme le développement des contradictions entre la socialisation croissante des forces productives la planification la rationalité de la production et l’irrationalité et l’anarchie développées par l’appropriation privative au travers du marché. La première est bonne la seconde mauvaise. La solution, impliquée par cette conception, aux problèmes du capitalisme est d’étendre la planification à la sphère de la circulation. Mais les deux côtés sont capitalistes, le prolétariat ne fait pas que prendre en main le contrôle capitaliste du procès dé travail et y ajouter le contrôle de la consommation. Il transforme toutes les sphères de la vie la régulation sociale du procès de travail n’est pas la même que la régulation capitaliste.
La position économiste du marxisme de la Deuxième Internationale, partagée par les bolchevistes, dominait le mouvement ouvrier car elle réfléchissait une composition de classe particulière le technicien qualifié et l’ouvrier professionnel qui s’identifiaient au procès productif (24). L’idée que le socialisme est du côté du développement des forces productives considérées comme économiques est un produit du manque de développement des forces productives considérées comme sociales. (25). On pourrait dire qu’à un certain niveau de développement des forces productives, la tendance en faveur d’un programme socialiste « capitaliste d’Etat » est dominante et qu’une véritable position communiste révolutionnaire est plus difficile à développer. Le projet communiste était adopté par de nombreux ouvriers, mais ils ne purent le réaliser. Cela est toujours problématique de considérer l’histoire en se posant la question de savoir s’il était possible à telle ou telle révolution de l’emporter ; elle n’a pas réussi c’est tout. Le communisme n’est jamais possible dans le passé, il ne l’est qu’à l’avenir, à partir du présent. Ce que nous pouvons faire c’est chercher les raisons pour lesquelles le projet communiste ne fut pas réalisé alors, afin de prendre ces raisons en compte dans nos efforts actuels pour le réaliser.
Une bataille eut lieu où de plus en plus les forces du capital prirent la forme du parti ouvrier capitaliste d’Etat. En considérant les forces productives comme étant neutres, alors qu’elles sont capitalistes, les bolchevistes sont devenus une force capitaliste. Sous le stalinisme l’idéologie des forces productives a atteint des sommets d’imbécillité mais malgré quelques différences il y avait bien continuité avec les idées de Trotski et de Lénine. L’écrasement des ouvriers par les sociaux-démocrates allemands et par les bolcheviques exprimaient des deux côtés la victoire du capital au travers de l’idéologie capitaliste d’Etat. On ne peut nier qu’il aurait pu y avoir un développement communiste, mais un tel développement aurait eu pour contenu les actions conscientes des producteurs librement associés, et non le « développement des forces productives » qui présuppose leur séparation d’avec le sujet (26).Il n’aurait pas eu, comme le programme bolcheviste, le même contenu technico-économique que le développement capitaliste. Le communisme n’est pas construit d’en-haut il ne peut être que le mouvement de l’auto-émancipation prolétarienne.
L’héritage d’Octobre
Les deux principaux promoteurs de la théorie de la décadence /déclin (trotskisme et communisme de gauche) trouvent leur origine dans cette période de guerre et de révolution. Très évidemment il y avait des éléments objectifs qui soutenaient cette théorie la guerre était catastrophique (27) et le capitalisme semblait vraiment fini. Cependant la révolution échoua.
La forme trotskiste du léninisme n’a jamais réussi à rompre avec les conceptions de la Deuxième Internationale sur ce qui constitue la crise du capitalisme et sur ce que devrait être le socialisme. Lénine, adoptant la théorie de l’entrée en déclin du capitalisme, insista sur le fait qu’aucune crise n’était nécessairement finale. Trotski, de son côté, parla d’effondrement inévitable. Sa politique après 17 était dominée par l’idée que le capitalisme en était à, ou s’approchait de, sa crise finale dans laquelle la révolution était inévitable. Le marxisme de Trotski était fondé sur la primauté des forces productives, et sa compréhension des forces productives était simpliste et technique, pas très différente de celle de Staline. « Le marxisme établit le développement technique comme la source fondamentale du progrès et construit le programme communiste sur la dynamique des forces productives » (28). Lorsqu’il était encore membre de la bureaucratie soviétique, sa notion mécaniste des forces productives, l’amena à justifier la militarisation du travail et à accuser les ouvriers qui résistaient au taylorisme de « romantisme tolstoïen ». En exil, il ne centra pas sa critique de l’Union Soviétique sur la position des ouvriers ( sur lesquels il avait toujours voulu faire feu) mais sur le manque de développement technique. Il pose que : « La force et la stabilité des régimes sont déterminées à long terme par la productivité relative de leur travail ». Une économie socialiste possédant une technique supérieure à celle du capitalisme serait réellement garantie dans son développement socialiste pour ainsi dire automatique ce qui est malheureusement toujours impossible à dire de l’économie soviétique » (29).
Malgré cela il y avait bien quelque chose qui donnait tout de même à la Russie une avance sur le capitalisme décadent : « Le mal fondamental du système capitaliste n’est pas le fait dispendieux d’avoir des classes mais que, dans le but de maintenir son droit d’être dispendieuse, la bourgeoisie maintienne la propriété privée des moyens de production, condamnant ainsi le système économique à l’anarchie et à la décadence »(30). L’Union Soviétique était progressiste parce que, bien qu’elle eut une strate sociale dirigeante vivant sur un grand pied, avec la planification elle avait dépassé l’irrationalité capitaliste et la décadence. Elle était en retard à cause d’un manque de développement technique. La défense trotskiste orthodoxe de l’Union Soviétique en tant qu’Etat ouvrier dégénéré était permise par le modèle de développement économique qui voit dans le contrôle d’Etat et la planification un progrès. A cause du changement des rapports de productions ou, ce qui pour Trotski revenait au même, des rapports de propriété, le régime d’une façon ou d’une autre était positif (31). Cette position était l’expression logique de la théorie selon laquelle la socialisation capitaliste est positive et l’appropriation privative négative, ainsi si l’on se débarrasse de l’appropriation privative la propriété privée on a le socialisme. On peut appeler cela socialisme mais c’est le capitalisme d’État.
La chute du taux de profit
Le trotskisme, en tant que tradition, trahit ce qu’il proclame représenter, c’est-à-dire tout ce qui fut positif dans la vague révolutionnaire 1917-21. L’importance de la gauche et des communistes de conseils est que, dans leur insistance authentique sur l’auto-émancipation prolétarienne, ils montrent la grande vérité de la période à l’encontre de sa représentation léniniste. Cependant, à la suite de la défaite du prolétariat et de leur isolement d’avec les luttes, les petits groupes de communistes de gauche fondent de plus en plus leurs positions sur l’analyse objective décrivant le capitalisme comme décadent. Cette analyse eut un certain développement, en particulier avec Henryk Grossman qui produisit une élaboration méticuleuse de la théorie de l’effondrement. Cette analyse constitua une alternative à l’analyse de Luxemburg. Au lieu de fonder la théorie de l’effondrement sur l’épuisement des marchés extra-capitalistes, il la fonda sur la chute du taux de profit. Depuis lors, presque toutes les théories marxistes orthodoxes de la crise ont été fondées sur la baisse du taux de profit. Mais dans sa théorie il avance que la tendance à la baisse du taux du profit, qu’on trouve chez Marx, (32) amène à une chute de la masse relative de profit qui finalement sera trop petite pour que l’accumulation se poursuive.
Dans l’exposé de Grossman l’effondrement capitaliste est un procès purement économique, inévitable, même si la classe ouvrière n’est plus qu’un simple rouage capitaliste. Grossman essaie de prévenir la critique : « Parce que je me suis délibérément limité à décrire uniquement les présuppositions économiques de l’effondrement capitaliste dans cette étude, laissez-moi dissiper une suspicion d’ « économisme pur » dès le début. Il est inutile de gâcher du papier sur la connexion entre l’économie et la politique ; qu’il y ait connexion est manifeste. Toutefois alors que les marxistes ont écrit énormément sur la révolution politique, ils ont négligé de traiter théoriquement l’aspect économique de la question et ont échoué à comprendre le vrai contenu de la théorie de Marx de l’effondrement. Mon seul objet est de combler cette lacune dans la tradition marxiste » (33).
Pour le marxiste objectiviste, la connexion est manifeste, l’économique et le politique sont séparées, les écrits existants sur le politique sont adéquats et demandent seulement à être adossés à une argumentation économique. La position de ceux qui suivent Grossman s’expose ainsi:
1) Nous avons une compréhension de l’économie qui montre que le capitalisme est en déclin et tend inexorablement à son effondrement.
2) Ceci montre la nécessité d’une révolution politique pour introduire un nouvel ordre économique.
L’intervention politique a une relation d’extériorité avec la compréhension économique du capitalisme. Les théories orthodoxes de la crise capitaliste acceptent la réduction de l’activité de la classe ouvrière à une activité du capital. La seule action contre le capital est une attaque politique contre le système, attaque dont on imagine qu’elle se déclenche seulement lors de l’effondrement du système. La théorie de Grossman est l’essai le plus complet et le plus fouillé pour faire voir « Le Capital » de Marx comme une « science économique » complète donnant son imprimatur à l’effondrement capitaliste. Il insiste : « le marxisme économique tel qu’il nous a été légué n’est pas un fragment d’une oeuvre inachevée, mais représente fondamentalement un système pleinement élaboré, un et sans faille »(34). Cette insistance à voir « Le Capital » comme un travail complet donnant la preuve de la décadence et de l’effondrement du capitalisme est un trait essentiel de la conception du monde des marxistes objectivistes. Cela signifie que la connexion entre politique et économie est à la fois manifeste et extérieure. C’est faux, la connexion est interne, mais le saisir demande de reconnaître que « Le Capital » est incomplet et que l’achèvement de son projet réclame une compréhension de l’économie politique de la classe ouvrière et non pas seulement de celle du capital. Mais Grossman a catégoriquement nié cette possibilité dans son insistance sur le caractère essentiellement complet de l’oeuvre.
Ce que Grossman a essayé de faire avec « La loi de l’accumulation … », comme Luxemburg avait essayé de le faire avant lui, c’était de donner une base matérialiste à la nécessité du socialisme. Dans cette tâche, ils étaient en opposition avec ceux qui avaient commencé par essayer de fonder le projet socialiste sur des bases morales ou subjectives et qui ont fini en se compromettant totalement avec le capitalisme. Les arguments de Grossman comme ceux de Luxemburg développent une conception appauvrie du matérialisme en partie produite par le fait de prendre « Le Capital » comme le dernier mot de Marx sur la fin du capitalisme. Les besoins radicaux du prolétariat qui surgissent à l’intérieur du capitalisme sont des forces matérielles et c’est sur ces forces plutôt que sur leurs expressions réifiées dans les catégories du « Capital » que le projet communiste se fonde.
Pannekoek
Pendant que les communistes de gauche maintenaient l’identification de la décadence avec le stade impérialiste du capitalisme, la théorie plus abstraite de Grossman, qui s’enracinait dans la tendance à la chute du taux de profit du « Capital« , était adoptée avec enthousiasme par beaucoup de communistes des conseils et plus particulièrement par Mattick. Contre ce courant, Pannekoek fit une importante critique. Dans « La théorie de l’effondrement du capitalisme » (35), en plus de montrer comment Grossman déforme Marx en faisant des citations bien choisies, Pannekoek fait des développements qui indiquent un au-delà du marxisme objectiviste. Bien que, dans sa propre démarche, il croit toujours au déclin du capitalisme, Pannekoek commence à produire une attaque essentielle de la séparation de l’économie, de la politique et des luttes : « L’économie en tant que totalité des hommes travaillant et peinant pour satisfaire leurs besoins de subsistance et la politique (au sens large) en tant qu’action et lutte de ces hommes comme classe pour satisfaire ces mêmes besoins, forment un seul domaine unifié se développant selon des lois ». C’est ainsi que Pannekoek insiste sur le fait que l’effondrement du capitalisme est inséparable de l’action du prolétariat dans une révolution sociale et politique. Le dualisme, impliqué par la vision de l’effondrement du capitalisme comme totalement séparé du développement de la subjectivité révolutionnaire du prolétariat, signifie que, lorsque la classe ouvrière est vue comme nécessaire pour fournir la force de la révolution, il n’y a pas de garantie qu’elle soit capable de créer un ordre nouveau par la suite. Ainsi » un groupe révolutionnaire, un parti à objectif socialiste aurait à apparaître comme un nouveau pouvoir administratif en lieu et place de l’ancien, dans le but d’introduire une variante quelconque d’économie planifiée.
La théorie de la catastrophe économique est de la sorte toute prête pour des intellectuels qui reconnaissent le caractère intenable du capitalisme et qui veulent une économie planifiée à construire par des leaders et des économistes capables. » Pannekoek nota aussi quelque chose que l’on voit se répéter aujourd’hui (36) : l’attrait pour la théorie de Grossman, ou d’autres théories analogues de l’effondrement, au moment où il y a manque d’activité révolutionnaire. Il y a la tentation pour ceux qui se définissent comme révolutionnaire de : « …souhaiter aux masses abruties une bonne catastrophe économique et qu’ainsi elles sortent finalement de leur endormissement et entrent en action. La théorie posant que le capitalisme est maintenant entré en crise finale fournit par ailleurs une réfutation simple et décisive du réformisme et de tous les programmes de parti qui donnent la priorité au travail parlementaire et à l’action syndicale. Une démonstration si simple et empirique de la nécessité d’une tactique révolutionnaire doit être accueillie avec sympathie par les groupes révolutionnaires. Mais la lutte n’est jamais simple ou empirique ; même la lutte théorique à coup de preuves et de raisons. ». Mais, poursuit Pannekoek, l’opposition aux tactiques réformistes devrait être fondée non sur la nature de l’époque, mais bien sur les effets pratiques de ces tactiques. Il n’est pas nécessaire de croire à une crise finale pour justifier une position révolutionnaire, le capitalisme va de crise en crise et le prolétariat apprend à travers ses luttes. « Dans ce processus la destruction du capitalisme s’accomplit. L’auto émancipation du prolétariat est l’effondrement du capitalisme. » (souligné par nous Aufheben ). Dans cette tentative de relier de manière interne la théorie de l’effondrement du capital au mouvement du prolétariat, Pannekoek accomplit une évolution essentielle. Comment saisir cette liaison demande un nouveau travail, une nouvelle avancée.
La quatrième internationale et le communisme de gauche : les deux faces de la même médaille objectiviste.
Pendant que les petites troupes de communistes de gauche ou de conseils adoptèrent majoritairement une théorie de la décadence, l’autre prétendant au titre de continuateur de la tradition marxiste Le trotskisme en faisait aussi le centre de son programme. Les fondateurs de la 4° internationale adoptèrent le programme de transition de Trotski : « L’agonie mortelle du capitalisme et les tâches de la quatrième internationale ». Dans ce texte, la conception mécaniste de l’économie capitaliste et de son déclin qui avait auparavant justifié les positions de la bureaucratie servait maintenant à critiquer l’intention des staliniens de « retenir la roue de l’histoire”. Cela “ démontrera clairement aux masses que la crise dans la culture de l’humanité ne peut être résolue que par la 4° internationale (…). Le problème des sections de la 4° Internationale est d’aider l’avantgarde prolétarienne à comprendre le caractère général de l’époque et son tempo et de faire fructifier à temps la lutte des masses grâce à des mesures organisationnelles toujours plus résolues et militantes. » (37).
Il pourrait paraître hargneux d’accuser les trotskistes de quelque chose écrit il y a 50 ans au moment de la dépression et de l’imminence de la guerre, quand cela semblait logique et fondé. D’ailleurs, alors que la position des trotskistes orthodoxes, du moins en Angleterre, est de s’accrocher à chaque mot, le révisionnisme est à l’ordre du jour chez les trotskistes. Toutefois les révisionnistes du S.W.P. et les plus révisionnistes encore du R.C.P. soutiennent toujours les thèses essentielles de la crise induite par le déclin du capitalisme et le besoin d’une direction. Les écrits de Trotski sont marqués par une dichotomie rigide entre les conditions objectives, l’état de l’économie, et les conditions subjectives, à savoir l’existence ou la non-existence du parti. La crise capitaliste est un procès objectif de l’économie et la décadence du capitalisme rendra cette crise assez sévère pour créer l’audience du parti qui amène à la classe ouvrière l’élément subjectif de conscience dont le besoin se fait sentir. Cette conception de la relation entre objectivité et subjectivité doit être critiquée.
Nous ne disons pas que les défenseurs du déclin et de la décadence ne croient pas à la révolution manifestement ils y croient absolument. La théorie du déclin n’est pas une théorie de l’effondrement automatique. La plupart de ses défenseurs reconnaissent que le capital peut généralement trouver un échappatoire si la classe ouvrière le laisse faire, mais c’est une théorie qui voit une tendance inévitable à l’effondrement venir du développement propre du capital et qui voit le problème subjectif comme l’entrée en phase de la conscience avec les faits. Notre critique est que leur théorie contemple le développement du capitalisme, la conséquence pratique de cela est que les trotskistes courent après tout ce qui bouge dans le but de recruter pour la confrontation finale où l’on abat son jeu. Pendant ce temps les communistes de gauche restent à distance attendant l’exemple pur de l’action révolutionnaire des travailleurs. Derrière cette opposition apparente dans la façon de se relier à la lutte, ils partagent une conception de l’effondrement capitaliste qui signifie qu’ils n’apprennent rien du mouvement réel. Bien qu’il y ait une tendance à se laisser aller à des déclarations sur le caractère inévitable du socialisme, en général, pour les théoriciens de la décadence, l’affirmation essentielle n’est pas que le socialisme est inévitable, mais que le capitalisme va s’effondrer il ne suffira pas d’aller au bistrot du coin pour arroser ça ! Cette théorie peut alors accompagner la construction léniniste immédiate d’une organisation (c’est généralement le cas), ou la renvoyer à plus tard car, comme pour Mattick, cette idée peut aller de pair avec celle qu’il faut attendre le moment de l’effondrement pour créer une organisation proprement révolutionnaire. La théorie de la décadence et de « La Crise » est soutenue par l’existence du parti, le prolétariat doit se ranger derrière sa bannière. C’estàdire : « nous comprenons l’histoire, suivez-nous ». La théorie du déclin va très bien avec la théorie léniniste de la conscience qui évidemment emprunte beaucoup à Kautsky, qui concluait son commentaire du programme d’Erfurt sur la prédiction que la classe moyenne irait en masse » au parti socialiste main dans la main avec le prolétariat avançant irrésistiblement derrière son drapeau vers la victoire et le triomphe. »
Après la deuxième guerre mondiale, tant les trotskistes que les communistes de gauche re-émergèrent avec la conviction raffermie que le capitalisme était décadent et au bord de l’effondrement. Considérant la période qui venait tout juste de s’écouler, la théorie ne paraissait pas si irréaliste le krach de 1929 avait été suivi par la dépression durant la majeure partie des années 30 et ensuite par une autre guerre catastrophique. Le capitalisme, s’il ne mourrait pas, semblait bien malade. Indépendamment de la similarité de leurs théories, les deux courants proclamaient représenter la vraie tradition révolutionnaire contre la falsification stalinienne. Maintenant, de même que nous pouvons dire que les communistes de gauche ont défendu les vérités importantes de l’expérience de 1917-21 contre la version léniniste des trotskistes, leur objectivisme économique et la théorie mécanique des crises et de l’effondrement, qu’ils partagent avec les léninistes, les rendirent incapables de répondre à la nouvelle situation caractérisée par un « boom » de longue durée. Les révolutionnaires de la période suivante devront aller au delà des positions de la dernière période.
Après la deuxième guerre mondiale, le capitalisme entra dans une de ses périodes d’expansion les plus soutenue, avec des taux de croissance non seulement plus haut que ceux de l’entredeuxguerres mais même plus haut que ceux du grand « boom » du capitalisme classique qui avait causé la controverse sur l’effondrement dans la Deuxième Internationale. Une crise s’ensuivit dans le trotskisme, car leur gourou avait catégoriquement compris l’attaque déclenchant la guerre comme la confirmation de ce que le capitalisme faisait le saut de la mort et avait confidentiellement prédit que la guerre présageait tout aussi bien l’effondrement du capitalisme et la révolution prolétarienne, établissant des Etats ouvriers à l’ouest, que l’élimination des déformations bureaucratique à l’est (38). Trotski avait étroitement identifié sa version du marxisme à la perception de la banqueroute capitaliste et avait écrit que si le capitalisme recouvrait une croissance soutenue et que si l’Union soviétique ne revenait pas à sa voie authentique, alors on devrait dire que le programme socialiste fondé sur les contradictions internes de la société capitaliste est forclos en tant qu’ utopie (39). La tendance des groupes trotskiste orthodoxes d’alors était donc de nier les faits et de prêcher sans cesse l’imminence de la crise (40) .
Les fragments du communisme de gauche n’étaient pas aussi limités par l’identification à un leader (d’ailleurs beaucoup de leurs théoriciens étaient toujours en vie). Toutefois, comme les trotskistes, ils avaient tendance à voir dans l’expansion de l’après-guerre un boom de courte durée lié à la reconstruction. Essentiellement, tous ces représentants de la théorie issue de l’offensive de l’après 1° guerre mondiale pouvaient avancer que le principe de base était que le capitalisme ne pouvait pas résoudre ses contradictions ; mais ces contradictions s’exprimaient dans des formes que la théorie mécaniste du déclin et de l’effondrement ne pouvait pas saisir parce qu’elle n’avait jamais saisi pleinement ces contradictions. Le problème que les révolutionnaire de la période devaient affronter était celui de la liaison de ces contradictions avec le boom d’après-guerre, caractérisé dans les pays avancés par son modèle social-démocrate, son économie keynésienne, la production et la consommation « Fordiste » de masse.
Quand les luttes éclatèrent, les radicaux des nouvelles générations s’opposèrent à l’explication schématique et rigide de la crise du capital tenue par la vieille gauche. Alors que les sectes communistes de gauche le supportèrent stoïquement, beaucoup de groupes trotskistes, par opportunisme, suivirent les gens intéressés par la Nouvelle Gauche, mais seulement afin de faire des recrues pour leurs organisations, recrues que l’on pourrait ensuite convaincre de la justesse de la doctrine de l’effondrement économique. Il y eut un certain nombre de groupes : « Socialisme Ou Barbarie », « L’Internationale Situationniste », les « Autonomes », qui tentèrent d’échapper aux rigidités de l’ancien mouvement ouvrier et de développer la théorie révolutionnaire.
Dans la deuxième partie de l’article nous observerons certains des plus importants de ces groupes et nous examinerons diverses tentatives d’affirmation d’une nouvelle vision de la théorie. Nous évaluerons l’importance vitale des questions que ces groupes affrontèrent et tentèrent de résoudre. Quelle forme prenait la lutte dans ces conditions nouvelles? Que signifiait le communisme? Comment la révolution devai-telle être réinventée?
Deuxième partie
La théorie selon laquelle le capital est en déclin ou en décadence, est le sujet de ce texte. Cette caractérisation de “l’époque” est associée au schéma selon lequel la jeunesse du capitalisme était la période du capitalisme marchand qui a duré de la fin du féodalisme jusqu’au milieu du XIX° s, son âge mûr a été la période du laissez-faire libéral dans la seconde moitié du XIX°s, son entrée dans la période de l’impérialisme et du capitalisme monopoliste, avec ses formes de socialisation et de planification de la production, marque le départ d’une époque de transition vers la société d’après le capital.
Dans la première partie, nous avons vu à quel point cette idée de déclin ou de décadence du capitalisme a ses racines dans le marxisme de la Seconde Internationale et fut maintenue par les deux prétendants à la fidèle perpétuation de la “tradition du marxisme classique” – le léninisme trotskiste, et le communisme de gauche ou de conseils. Ensemble, ces deux traditions prétendaient représenter le vrai marxisme contre les marxistes réformistes qui finirent par défendre le capitalisme. Nous avons proposé qu’une origine de la faillite pratique de la Seconde Internationale était que, théoriquement, “le marxisme classique” avait perdu l’aspect révolutionnaire de la critique marxienne de l’économie politique et était devenu une idéologie objectiviste du développement des forces productives. L’idée du déclin du capitalisme, soutenue par ces traditions, est l’expression la plus aiguè de leur échec à s’affranchir du marxisme objectiviste. Après la seconde guerre mondiale, pendant que le trotskisme et le communisme de gauche maintenaient leur position malgré l’évidence de la croissance la plus importante de l’histoire du capital, nombre de révolutionnaires ont essayé de développer la théorie révolutionnaire de façon adéquate à ces nouvelles conditions, c’est à ces courants que nous allons nous intéresser maintenant.
Nous allons étudier trois groupes qui ont rompu avec l’orthodoxie – Socialisme ou Barbarie, l’Internationale Situationniste, et le courant Autonome de l’opéraïsme italien. Nous allons également analyser la réaffirmation de la théorie du déclin, ou son rejet à l’intérieur même de l’objectivisme.
A ) La rupture avec l’orthodoxie
Socialisme ou Barbarie
SO dont le principal théoricien a été Castoriadis (alias Cardan ou Chaulieu), était un petit groupe français ayant rompu avec le trotskisme orthodoxe. Il a eu une influence considérable sur des révolutionnaires postérieurs. En Grande Bretagne, le groupe Solidarity a diffusé ces idées par des pamphlets qui circulent toujours comme la critique détaillée la plus accessible du léninisme.
Sans aucun doute un des meilleurs aspects de S o B a été de fixer l’attention sur les nouvelles formes de la lutte autonome des travailleurs en dehors de leurs organisations officielles et contre leurs dirigeants. S o B, malgré sa faiblesse, eut une présence dans les usines et, simultanément, reconnut les luttes du prolétariat en dehors de la production.
Ce qui permit à S o B de parvenir à cette théorisation et à cette participation aux formes réelles des luttes ouvrières fut un rejet des catégories réifiées du marxisme orthodoxe. Dans “Capitalisme moderne et révolution”, Cardan résume cet objectivisme comme l’opinion selon laquelle une société ne peut jamais disparaître si elle n’a pas épuisé toutes ses possibilités d’expansion économique. Le “développement des forces productives” augmenterait les contradictions objectives de l’économie capitaliste, cela déclencherait des crises et celles ci étayeraient l’idée d’effondrement permanent ou temporaire du système tout entier. Cardan rejette cette idée selon laquelle les lois du capital agissent sur les capitalistes et les travailleurs. Comme il dit : “Dans cette “conception traditionnelle” , les crises récurrentes et de plus en plus profondes du système sont déterminées par ses “lois immanentes”. Les événements et les crises sont vraiment indépendants des actions des hommes et des classes. Les hommes ne peuvent pas modifier le déroulement de ces lois. Ils peuvent seulement intervenir pour abolir le système comme un tout.” Pour S o B, le capitalisme avait, par les dépenses de l’Etat et la régulation keynésienne de la demande, résolu sa tendance à la crise, ne connaissant plus qu’un cycle des affaires adouci. Emporté par sa critique de l’adhésion du marxisme orthodoxe, au milieu du XX°s, à une théorie des crises du XIX°s, Cardan s’illusionnait lui-même : les conditions avaient changé, dans l’expansion de l’après guerre, le capitalisme contrôlait ses crises.
Mais, au delà de cette position pour laquelle disparaissent les bases objectives de la révolution, S o B affirma une façon différente de concevoir la relation entre le développement du capital et la lutte de classe. Comme Cardan l’affirme : “la dynamique réelle de la société capitaliste est la dynamique de la lutte de classe”. La lutte de la classe est comprise ainsi non seulement comme le moment toujours attendu de la révolution, mais comme la lutte quotidienne. Dans cette attention de S o B, à l’intérieur de leur théorie du capitalisme, pour la réalité de la lutte de classe quotidienne, et dans leur tentative de théoriser les mouvements nouveaux en dehors des cadres officiels, nous voyons le retournement de la perspective du capital en perspective de la classe ouvrière. Dans la théorie mécanique du déclin et de l’effondrement, le marxisme orthodoxe fut dominé par la perspective du capital, et une telle perspective a déterminé ses perspectives politiques. Le rejet de la théorie des crises fut pour S o B le rejet des pratiques politiques qui lui étaient liées. Comme Cardan le souligne, la théorie objectiviste des crises prétend que l’expérience propre que les ouvriers ont de leur position dans la société les amène simplement à souffrir des contradictions du capital sans les comprendre. La “compréhension” ne peut que venir “d’une connaissance théorique des lois économiques du capital”. En conséquence, pour les théoriciens marxistes, les ouvriers : “ Conduits en avant par leur révolte contre la pauvreté, mais incapables de se diriger eux-mêmes (leur expérience limitée ne peut leur donner un point de vue privilégié sur la réalité comme totalité) … peuvent seulement constituer une infanterie à la disposition d’un quartier général de révolutionnaires globaux. Ces spécialistes savent (grâce à une connaissance inaccessible en tant que telle aux ouvriers) ce qui précisément ne va pas dans la société moderne…” (d°)
En d’autres termes, les déterminations économiques incluses dans la théorie de la décadence du capital vont main dans la main avec les thèses politiques avant-gardistes de la conscience venant de l’extérieur, développées dans “Que Faire”.
Dans la volonté de restaurer une politique révolutionnaire correcte, S o B rejette justement la conception orthodoxe selon laquelle le lien entre les conditions objectives et subjectives réside dans le fait que la crise s’approfondit, et, empirant, force le prolétariat à agir, le parti (grâce à sa compréhension de la crise) fournissant la direction. Bien sûr, dans la lutte, en l’absence de crise, le rejet du modèle traditionnel est une avancée autant qu’un obstacle. Ce qu’il y a de meilleur dans S o B fut l’étude du procès réel de la lutte de classe, en tant que lutte dirigée de plus en plus contre la forme même du travail capitaliste. Pour S o B : “ L’humanité du travailleur salarié est de moins en moins menacée par une misère économique niant son existence physique même. Elle est de plus en plus attaquée par la nature et les conditions du travail moderne, par la domination et l’aliénation auxquelles le travailleur est soumis dans la production. Dans ce domaine il ne peut y avoir de réformes durables. Les patrons peuvent augmenter les salaires de 3% par an, mais ils ne peuvent réduire l’aliénation de 3% par an.”
Cardan critique l’idée selon laquelle le développement du capitalisme (ses crises et sa décadence) est soumis à la contradiction entre les forces productives et l’appropriation privée. A la place de cela, il soutient que dans la nouvelle phase du “capitalisme bureaucratique”, la division fondamentale est entre dirigeants et dirigés, et la contradiction fondamentale est que les dirigeants ont besoin de refuser tout pouvoir de décision aux dirigés, et simultanément ont besoin de s’appuyer sur leur participation et initiative pour que le système fonctionne. A la place de la notion de crise du capitalisme au niveau économique, Cardan soutient que le capitalisme bureaucratique n’est sujet qu’à traverser des crises de l’organisation de la vie sociale. Alors que l’idée d’une tendance universelle vers le capitalisme bureaucratique, avec la distinction centrale entre dirigeants et dirigés, semblait utile pour identifier la continuité entre les systèmes de l’Est et de l’Ouest – dans les deux cas les prolétaires ne contrôlent pas leur vie et sont soumis – une telle distinction échoue à saisir ce qui distingue le capitalisme des autres sociétés de classes : les dirigeants n’ont cette position que de par leur relation avec le capital, lequel, dans ses différentes formes – argent, moyens de production, marchandise – est l’auto-développement du travail aliéné. La tendance à la bureaucratisation ne remplace pas les lois du capitalisme, en particulier le fétichisme des rapports sociaux, elle les exprime plutôt à un niveau supérieur. Le retour des crises au début des années 70 montra que ce que Cardan appelait le capitalisme bureaucratique n’était pas une fois pour toute la transformation du capitalisme qui abolissait les crises économiques, mais une forme particulière du capitalisme dans laquelle les tendances à la crise avaient été temporairement contrôlées.
Cardan et S o B ont pensé qu’ils avaient dépassé Marx en identifiant la contradiction fondamentale du capitalisme comme étant celle de la nécessité pour le capitalisme de poursuivre ses objectifs par des méthodes qui constamment contrecarrent ces mêmes objectifs. Plus précisément, le capitalisme doit enlever aux ouvriers tout le pouvoir d’initiative dont il a en réalité besoin. En fait cette contradiction, loin d’avoir constitué un progrès par rapport à Marx, n’est qu’une expression du renversement ontologique fondamental reconnu par Marx à la racine du capitalisme : le procès par lequel les hommes deviennent objets et leurs objets (marchandises, argent, capital) deviennent sujets. Naturellement le capital doit compter sur notre activité car il n’a aucune activité en propre. L’objectivité et la subjectivité du capital sont notre subjectivité aliénée. Alors que l’idéologie qui découle des rapports sociaux capitalistes est que nous avons besoin de lui -nous avons besoin d’argent et de travail – inversement il est totalement dépendant de nous. La contradiction fondamentale de S o B ne saisit pas toute la radicalité de la critique de Marx de l’aliénation. En d’autres termes, S o B a présenté comme une innovation ce qui était en fait un appauvrissement de la critique produite par Marx. Nous pouvons toutefois comprendre que cette théorie était une réaction à un marxisme soit stalinien soit trotskiste, qui avait perdu l’importance fondamentale de la critique de Marx de l’aliénation et était devenu une idéologie des forces productives, une idéologie capitaliste.
En outre, en ne saisissant pas réellement la racine de ce qui était faux dans le marxisme orthodoxe, S o B a reproduit certaines questions de cette orthodoxie à l’intérieur de sa propre idéologie. On pourrait dire qu’en reliant (justifiant) son programme conseilliste fondé sur le travail salarié à la nécessité pour les dirigeants de faire confiance à l’initiative ouvrière dans le procès de production, S o B montra combien il demeurait prisonnier de cette perspective conseilliste – c’est-à-dire le projet de l’ouvrier qualifié – dont plusieurs des études concrètes de luttes ouvrières l’avaient éloigné. Le projet et les luttes qui amenèrent l’expansion d’après guerre à son effondrement final furent ceux de l’ouvrier masse. Alors que le projet radical de l’ouvrier qualifié, parce qu’il comprend l’ensemble du procès de production, tendait vers la notion de contrôle ouvrier par lequel on pouvait se débarrasser du capitaliste parasite, la lutte de l’ouvrier masse taylorisé tendait à un rejet de l’ensemble du procès de travail aliéné : le refus du travail.
Ce qui est peut-être le plus intéressant dans la critique de Marx et du marxisme faite par Cardan, c’est quand il désigne la base de la stérilité du marxisme orthodoxe. Pour Cardan, ce qui est faux dans « Le Capital » de Marx : « c’est sa méthodologie. La théorie du salaire de Marx et son corollaire la théorie de la croissance du taux d’exploitation découlent d’un postulat : le travailleur est totalement réifié (réduit à un objet) par le capitalisme. La théorie des crises de Marx démarre sur un postulat de base analogue : les hommes et les classes (et dans ce cas la classe capitaliste) ne peuvent rien faire quant au fonctionnement de l’économie. Ces deux postulats sont faux…Les deux sont nécessaires à l’économie politique pour devenir une science gouvernée par des lois semblables à celles de la génétique ou de l’astronomie…Ce sont en tant qu’objets, qu’ensemble, ouvriers et capitalistes apparaissent dans les pages du Capital…Marx qui découvrit et propagea sans cesse l’idée du rôle central de la lutte de classes dans l’histoire, écrivit un ouvrage monumental (“Le Capital”) d’où la lutte de classes est virtuellement absente” (“Le capitalisme moderne et la révolution » p 43)
Cardan a soulevé quelque chose de fondamental : la marginalisation relative de la lutte de classes de par la méthode même employée par Marx dans “Le Capital”. C’est cet abandon de la dynamique productive de la lutte de classes et de la subjectivité prolétarienne dans le capital qui est la base théorique de la théorie objectiviste du déclin. La réaction de Cardan est d’abandonner “Le Capital”. Le point central de son attaque de la baisse tendancielle du taux de profit repose sur une affirmation selon laquelle Marx aurait cru que le niveau de vie et de salaires de la classe ouvrière était une constante dans le temps. Cependant ce n’est pas le cas. “Le Capital” pose cette constante comme une hypothèse provisoire découlant de la provisoire non-prise en considération de la subjectivité dans l’ouvrage. Marx est toujours conscient que ce qui compte comme moyens nécessaires de subsistance se fixe par la lutte entre les combattants, mais dans “Le Capital” il s’arrête à cela, attendant constamment pour s’en occuper le livre sur le travail salarié, livre qui ne fut jamais écrit. Comme il l’écrit à Engels (2 / 4 / 1858) : “dans toute cette section (capital en général) les salaires sont supposés être à leur minimum. Les mouvements eux-mêmes des salaires, la hausse ou la baisse de ce minimum seront abordés avec le salaire ». Ainsi la valeur de la force de travail n’est traitée dans “Le Capital” que du point de vue du capital, parce que, à ce niveau, la préoccupation essentielle de Marx était de montrer comment le capital était possible. Le capital pour exister doit réifier l’ouvrier, et le travailleur pour exister et relever le niveau de ses besoins doit lutter contre cette réification. Dans “Le Capital”, Marx a présenté le prolétariat selon le calcul opéré par le capital. Un tel point de vue est un aspect du projet de renversement du capital, mais seulement un aspect. Le problème avec le marxisme objectiviste est qu’il considère “Le Capital » comme achevé. En conséquence, il considère la provisoire non-prise en considération comme définitive. La problématique critique de Cardan saisit l’unilatéralité du “Capital”, et c’est cette absence de reconnaissance du point de vue manquant qui a conduit à l’unilatéralité du marxisme orthodoxe.
Cependant, compréhensible dans le contexte de la croissance d’après guerre, le rejet par Cardan et S o B de la théorie des crises, et plus tard de Marx, fut un “dépassement” qui lui-même devint dogmatique. Cardan et beaucoup d’autres théoriciens de S o B, comme Lyotard et Lefort, devinrent des récupérateurs universitaires. Alors que, dans les années 50 et 60, adopter les idées de Cardan était le fait de révolutionnaires au delà du léninisme, quand la crise revint dans les années 70, ceux qui continuèrent de les suivre montrèrent ironiquement le même dogmatisme, en niant la crise face à son retour évident, que celui des vieux communistes de gauche qui insistaient sur elle durant son absence. On peut dire que, bien que le fond de la théorie de S o B est faux , l’importance de ce groupe ne réside pas dans la théorie du capitalisme que ses membres substituèrent à l’ancienne, ni dans les divagations postérieures de Cardan, mais plutôt dans la voie que montrait, pour les révolutionnaires à venir, leur critique du marxisme orthodoxe. S o B indiquait la direction d’une redécouverte de l’esprit révolutionnaire chez Marx, qui n’est rien de plus qu’une ouverture au mouvement réel se déroulant devant nos yeux.
L’ Internationale Situationniste
Un des aspects les plus importants de l’analyse de S o B est la reconnaissance que les ouvriers luttent contre l’aliénation à l’usine et en dehors. Les situationnistes amenèrent la critique de l’aliénation à un nouveau sommet, soumettant l’ordre capitaliste des choses à une critique totale. Plutôt que de dire que la révolution dépendait de la crise du capital réduisant le prolétariat à une pauvreté absolue, les situationnistes soutinrent que le prolétariat se révolte contre la misère riche de marchandises. Contre la réalité capitaliste de la production et de la consommation aliénées, les situationnistes avancèrent l’idée que le dépassement du capitalisme résidait dans la possibilité pour chaque individu de participer pleinement à la transformation continuelle, consciente et volontaire de chaque aspect et moment de sa vie. Ils refusèrent d’utiliser le mot communisme à cause de ses connotations ; à cela on pourrait répondre que leur choix “d’autogestion généralisée” n’a pas échappé à ses propres connotations négatives. Le refus de la séparation du politique et du personnel, le rejet de la politique masochiste du militant et donc la critique du marxisme objectiviste dans une unité vécue de la théorie et de la pratique, de l’objectivité et de la subjectivité, furent une contribution majeure de l’I S. En fait on pourrait dire qu’en admettant que la révolution doit investir chaque aspect de notre activité et pas seulement le changement des rapports de production, les situationnistes réinventèrent la révolution, que le léninisme avait faussement identifiée avec la prise de l’Etat et la poursuite d’une société déterminée par l’économie.
Alors que S o B fétichisait son rejet de Marx, les situationnistes retrouvaient son esprit révolutionnaire. Le chapitre de la “Société du spectacle” de Debord, “Le prolétariat comme sujet et comme représentation”, est une analyse pénétrante de l’histoire du mouvement ouvrier. Sur les questions de la crise et de la décadence, une des plus importantes notions de Debord est la critique de la tentative de fonder la révolution prolétarienne sur le modèle des anciens passages d’un mode de production à l’autre. La différence entre les tâches et la nature des révolutions bourgeoise et prolétarienne est cruciale. Le but du prolétariat dans la révolution n’est pas de gérer plus efficacement les forces productives ; le prolétariat abolit leur séparation et donc s’abolit lui même. La fin du capitalisme et la révolution prolétarienne sont différentes de tous les précédents changements, donc nous ne pouvons fonder notre révolution sur les expériences passées. Pour commencer il n’y a vraiment qu’un seul modèle – la révolution bourgeoise – et notre révolution doit être différente dans deux sens fondamentaux : 1° la bourgeoisie pouvait construire son pouvoir dans l’économie, le prolétariat non ; 2° elle pouvait utiliser l’Etat, le prolétariat non. “La révolution bourgeoise est faite ; la révolution prolétarienne est un projet, né sur la base de la précédente révolution, mais en diffère qualitativement. En négligeant l’originalité du rôle historique de la bourgeoisie, on masque l’originalité concrète de ce projet prolétarien qui ne peut rien atteindre sinon en portant ses propres couleurs et en connaissant “l’immensité de ses tâches”. La bourgeoisie est venue au pouvoir parce qu’elle est la classe de l’économie en développement. Le prolétariat ne peut être lui-même le pouvoir qu’en devenant la classe de la conscience. Le mûrissement des forces productives ne peut garantir un tel pouvoir, même par le détour de la dépossession accrue qu’il entraîne. La saisie jacobine de l’Etat ne peut être son instrument . Aucune idéologie ne peut lui servir à déguiser des buts partiels en buts généraux, car il ne peut conserver aucune réalité partielle qui soit effectivement à lui.” (“Société du Spectacle” §88)
Ces points sont cruciaux pour la compréhension de notre tâche. La bourgeoisie avait seulement à s’affirmer elle-même dans sa révolution, le prolétariat doit se nier dans la sienne. Bien sûr les marxistes orthodoxes admettront qu’il y a quelque chose de différent à propos de la révolution prolétarienne mais ils ne pensent pas sérieusement à partir de ces constatations. Dans la notion de décadence du capitalisme, l’analogie est faite avec des systèmes antérieurs dans lesquels l’ordre ancien s’épuise et où le nouveau, parvenu à maturité, peut le remplacer par une simple prise du pouvoir politique pour accompagner son pouvoir économique. Mais le seul changement entre les modes de production qui corresponde à cela fut la transition du féodalisme au capitalisme, la transition du capitalisme au socialisme / communisme ne peut qu’être différente car elle implique une rupture complète avec l’ordre politique et économique tout entier. L’Etat ne peut pas être utilisé dans ce processus parce que, par sa nature, l’Etat est un organe qui doit imposer l’unité à une société divisée économiquement, alors que la révolution prolétarienne détruit ces divisions. Il ne s’agit pas de dire que le prolétariat ne doit pas utiliser la violence pour réaliser ses buts et pour prévenir un retour du capitalisme, seulement sa violence est qualitativement différente de celle de l’Etat, qui ne peut qu’être seulement le pouvoir de la séparation.
La conception de la maturation de la nouvelle société à l’intérieur de l’ancienne a conduit les marxistes orthodoxes à la notion du socialisme comme quelque chose de construit à travers l’utilisation de l’État, ils furent ensorcelés par la “critique de l’économie politique” de Marx, et ils sont devenus des économistes politiques. Alors que l’oeuvre de Marx n’est pas une économie politique mais sa critique, elle comporte des éléments qui autorisent cependant cette atténuation du projet. Comme l’écrit Debord : “ le côté déterministe-scientifique dans la pensée de Marx fut justement la brèche par laquelle pénétra le processus “d’idéologisation”, lui vivant, et d’autant plus dans l’héritage théorique laissé au mouvement ouvrier. La venue du sujet de l’histoire est encore repoussée à plus tard, et c’est la science historique par excellence, l’économie, qui tend de plus en plus largement à garantir la nécessité de sa propre négation future. Mais par là est repoussée hors du champ de la vision théorique la pratique révolutionnaire qui est la seule vérité de cette négation.” (“Société du spectacle” §84)
Ce que Debord décrit c’est la perte de la centralité de la “critique” dans l’assimilation du “Capital” par la tradition du “marxisme classique”. En oubliant l’importance de cet aspect fondamental dans le projet de Marx, leur travail sombre dans l’économie politique marxiste. Comme nous l’avons mentionné à propos de Cardan, la racine théorique du marxisme objectiviste est la compréhension des limites méthodologiques du “Capital” comme une limite définitive dans la manière de concevoir le dépassement du capitalisme.
Cependant, si la critique des objectivistes réside dans leur manière de concevoir “Le Capital” comme la base d’un modèle linéaire de crise et de décadence, les situationnistes réagirent à cette mauvaise utilisation de la critique de l’économie politique en ne l’utilisant pas du tout, et c’est l’un des problèmes de leur théorie. Pour les situationnistes, la critique de l’économie politique se résume à la “domination de la marchandise”. La marchandise est comprise comme une forme sociale complexe concernant tous les aspects de la vie, mais ses complexités ne sont pas vraiment abordées. Les complexités et les médiations de la forme marchandise – ce qui est le développement du “Capital” – méritent d’être assimilées. La marchandise est l’unité et la contradiction de la valeur et de la valeur d’usage. Le développement du “Capital” est l’exposé de cette contradiction à des niveaux de plus en plus concrets.
Cette présentation méthodologique est possible car le commencement est également un aboutissement. La marchandise, en tant que début du “Capital” est déjà le résultat du mode de production capitaliste comme totalité, elle est donc imprégnée par la plus-value et par l’antagonisme de classes. En d’autres termes, la marchandise, en un certain sens, contient l’intégralité du capitalisme. En outre, la marchandise exprime le fait que la domination de classe prenne la forme d’une domination quasi-naturelle. La critique situationniste aurait pu avoir cette pertinence parce qu’elle est fondée sur le fait que la marchandise résume parfaitement le mode de production capitaliste dans ses formes sociales apparentes les plus immédiates. Cependant, particulièrement si l’on étudie des questions comme celle de la crise, il est nécessaire d’aborder les médiations de cette forme. Au lieu de rejeter “Le Capital” (ou de l’ignorer), ce qui devrait être mis en valeur est son inachèvement, ce n’est qu’une partie du projet général relatif au capital et à son renversement, dans lequel l’auto-activité de la classe ouvrière a le rôle crucial. Le travail des situationnistes, dans leur restauration du rôle actif du sujet, pose “la seule vérité de cette négation”. Parce qu’ils insistaient là dessus, contre tous les marxistes scientifiques, les althussériens, les léninistes etc…, leur position était juste.
Fondamentalement c’est toujours vrai. Le marxisme orthodoxe, perdu dans l’économie politique, a perdu la véritable signification de la pratique révolutionnaire. Les situationnistes retrouvèrent cet élément central chez Marx, en préférant les écrits de jeunesse et le premier chapitre du “Capital”. Les idées des situationnistes, qui furent une expression théorique de la redécouverte de la subjectivité révolutionnaire par le prolétariat, furent l’inspiration de beaucoup en 1968 et depuis. C’est une référence essentielle pour nous maintenant. Mais la réaffirmation du sujet, dans la théorie et en pratique, ne fut pas immédiatement la défaite de l’ennemi, elle plongea le capital dans la crise.
Dans la période nouvelle inaugurée par l’offensive du prolétariat à la fin des années 60 et durant les années 70, une compréhension de la crise – incluant sa dimension économique – était une nouvelle fois nécessaire en tant qu’élément central de la théorie prolétarienne. Mais fondamentalement les situationnistes ont adopté la position de S o B selon laquelle le capitalisme a surmonté sa tendance à la crise économique. La critique de Debord de la perspective bourgeoise gisant derrière les prétentions scientifiques des supporters de la théorie de la crise a sa vérité, mais elle était fausse quant à son intention de dissoudre complètement la notion de crise. Dans “La véritable scission”, Debord et Sanguinetti admettent au moins le retour de la crise en disant que : “ Même la vieille forme de la simple crise économique, que le système avait réussi à surmonter… reparaît comme une possibilité de l’avenir proche.” (§14)
C’est mieux que la tentative de Cardan, dans une introduction de 1974 à une édition de “Capitalisme moderne et révolution”, de rejeter toute substance réelle de la crise économique. Cardan accepte même la croyance bourgeoise qu’il s’agit en tout et pour tout d’un accident causé par le choc pétrolier. Mais même si la position de Debord et Sanguinetti, admettant le retour de la crise, est meilleure, nous ne voyons aucune tentative des situationnistes pour réellement tenir compte de ce retour. Comme “La véritable Scission” l’annonce : “L’internationale Situationniste s’est imposée dans un moment de l’histoire universelle comme la pensée de l’effondrement d’un monde ; un effondrement qui a maintenant commencé sous nos yeux” (§1) En fait “La véritable scission” est caractérisée en général par l’idée que la crise finale du capitalisme est arrivée, bien que cette crise soit vue comme une crise révolutionnaire.
Dans “La véritable scission”, la description de la période ouverte par Mai 68 comme une crise générale est fondamentalement juste, toutefois elle est aussi inadéquate. Même si dans le sillage de Mai 68, de l’automne chaud italien etc…juger l’époque ainsi est peut-être pardonnable, ce qui était nécessaire c’était une réelle tentative de comprendre et d’assimiler cette crise. Ce qui aurait demandé de se confronter à l’interaction de la révolte du sujet et de l’objectivité de l’économie, ceci aurait nécessité de s’intéresser à la suite du “Capital”.
B) Le retour des objectivistes
Quand la crise économique est revenue au début des années 70, les défenseurs de la conception traditionnelle du marxisme selon laquelle le capitalisme était en déclin définitif sembla justifiée. Le Courant Communiste International (Révolution Internationale) a même essayé d’expliquer d’avance 68 dans les termes de la crise objective. Bien que la saturation du marché provienne de la baisse du taux de profit, ils continuèrent à défendre les thèses luxembourgistes. Il faut applaudir à une telle fidélité. Des penseurs de la vieille gauche comme Mandel pour le trotskisme et Mattick pour le communisme de conseils, de nouvelles figures comme Yaffe et Kidron, se manifestèrent pour soutenir leur version propre de la théorie marxienne originelle des crises. Yaffe et Kidron furent tous les deux membres des Socialistes internationaux (précurseur du S.W.P.), ils essayèrent de se distinguer par leur théorie de l’économie d’armement permanente. Dans cette théorie, les dépenses d’armement sont la justification essentielle de l’ensemble de la croissance de l’après guerre, et même le seul facteur de celle-ci. Derrière l’innovation consistant à donner aux dépenses d’armement un rôle stabilisateur, la théorie demeurait fondamentalement dans le cadre de l’économie marxiste orthodoxe. Cliff défendit plus tard une version sous-consommationniste de l’orthodoxie. La dépense d’armement avait donné une capacité (initialement temporaire, puis, comme la catastrophe menaçait d’arriver, de beaucoup plus longue durée) d’éviter une inévitable crise de surproduction de capital au regard du pouvoir de consommation limité des masses. Quand, à l’intérieur de l’économie marxiste, il y eut un changement (la baisse du taux de profit s’empara petit à petit du devant de la scène et le sous-consommationnisme fut considéré comme trop grossier), Kidron mit en avant une nouvelle version qui modifiait la précédente dans la mesure où le rôle des dépenses militaires était atténué. Les dépenses improductives d’armement, plutôt que de repousser le moment où la production de capital outrepasse les possibilités de la consommation, devaient être vues comme une contre-tendance à la baisse tendancielle du taux de profit.
L’essentiel est que cette théorie demeura à l’intérieur de la problématique de l’économie marxiste objectiviste. La raison de la rupture avec l’analyse de l’impérialisme de Lénine ne résidait pas dans le fait que cette analyse ne laissait aucune place à la lutte de la classe ouvrière. Non, car pour les Socialistes internationaux, l’impérialisme devait être “le dernier stade, mais un stade tout de même”, un autre stade dans la logique objectiviste du capital. L’économie permanente d’armement devait être le stade final et, comme l’impérialisme de Lénine, il était expliqué purement dans les termes du capital. Même dans sa forme la plus développée, cette théorie n’était qu’un salmigondis qui avait ses plus jeunes défenseurs parmi les Socialistes internationaux, comme Yaffe, le meilleur connaisseur des classiques marxistes, qui défendait un retour à une théorie “fondamentaliste” fondée sur la baisse du taux de profit. Depuis lors, Chris Harman a modéré la théorie, il a arrondi quelques unes de ses affirmations les plus rugueuses, et même a utilisé Grossman et d’autres théoriciens du déclin pour le soutenir. Pendant les années 70, le S.W.P retourna en tout cas au bercail en acceptant que les dépenses d’armement ne pourraient pas plus longtemps freiner la tendance à la crise.
Le mouvement politique relié à de telles analyses connut également une phase de croissance. Il y avait des différences majeures entre les théories produites, mais ce qu’elles partageaient par dessus tout c’était la perspective du retour de la crise expliqué uniquement à l’intérieur des lois de développement du capital, telles qu’elles sont présentées par Marx dans “Le Capital”. La question était de savoir quelles lois et quelle tendance à la crise devaient être mises en avant parmi toutes les références éparpillées de Marx.
1) Mandel et Mattick
Mandel et Mattick, en tant que pères fondateurs, offraient une alternative. Mattick, fondamentalement, a fait survivre la théorie de l’effondrement de Grossman durant la période de la croissance d’après guerre. Il présentait une théorie du capital, allant mécaniquement vers la faillite, fondée sur l’augmentation de la composition organique du capital et la chute du taux de profit. Mattick innova premièrement en analysant comment l’économie mixte keynésienne ajourne la crise grâce aux dépenses improductives de l’Etat. Il défend que bien qu’une telle dépense pourrait temporairement arrêter l’assaut de la crise, cette possibilité ne pouvait exister que dans la phase ascendante qui suivit la guerre. La manipulation du cycle des affaires ne peut être couronnée de succès que dans une situation de santé générale des profits dans le secteur privé. Quand le mouvement sous-jacent de baisse du taux de profit a atteint un point critique, l’augmentation de la demande réalisée par l’Etat ne peut plus produire un retour aux conditions de l’accumulation, et même la ponction de l’Etat sur le secteur privé peut être vue comme aggravant le problème. Le keynésianisme pouvait retarder mais non prévenir la tendance à la crise et à l’effondrement inhérente aux lois d’accumulation du capital. L’intérêt essentiel de cette analyse est de fonder la théorie de la crise sur les contradictions internes de la production capitaliste. En conséquence, Mattick évitait le point de vue à la mode à propos du capitalisme miné par les défaites de l’impérialisme, représentées par les révolutions du tiers-monde. Par là également, il ne rejetait pas la capacité révolutionnaire de la classe ouvrière occidentale. Cependant, la lutte de la classe, pour lui, n’aurait à être qu’une réponse spontanée à la faillite à venir du Keynésianisme se révélant incapable à prévenir la crise de l’accumulation. La lutte de classe d’un côté, et de l’autre les lois du capitalisme à partir desquelles la crise est posée comme la base et l’origine de cette lutte, demeuraient totalement séparées. Ce qui manquait fondamentalement dans cette analyse, c’était d’expliquer comment il peut y avoir une lutte de classe dans les périodes d’accumulation. La crise du capitalisme ne peut pas être comprise au niveau abstrait auquel Mattick la traite.
Mandel, l’économiste belge, présente dans “Le capitalisme tardif” une approche multi-causale. Il définit six variables dont l’interaction est supposée expliquer le développement capitaliste. Une seule de ces variables, le taux d’exploitation, a une quelconque relation avec la lutte de classe, mais même là, la lutte de classe n’est qu’un élément parmi d’autres, déterminant cette variable. Mattick, que l’on devrait situer politiquement à l’opposé de Mandel, soutient que “Le capitalisme tardif” accorde trop d’importance à la lutte de classe. Mattick fit connaître une nouvelle célébrité à la théorie de Grossman sur la baisse du taux de profit comme base de la crise. Que nous trouvions le non-léniniste argumentant contre l’importance de la lutte de classe montre que le problème de l’objectivisme traverse la division entre léninistes et anti-léninistes. En Grande Bretagne, la thèse Mattick-Grossman sur la nature de la crise a été reprise par un léniniste convaincu, David Yaffe. Pour Yaffe la lutte de classe a été absente durant la croissance d’après guerre, mais les déterminations économiques sont allées se développant pendant cette absence.
L’histoire du capital est l’histoire de la lutte de classe parmi d’autres éléments ! Le principal est la nature du développement inégal et donc le rôle révolutionnaire des pays anti-impérialistes. En conséquence, il décrit l’histoire du mode de production capitaliste comme n’ayant pas pour dynamique la contradiction centrale entre capital et travail, mais celle entre les rapports économiques du capital et les rapports pré-capitalistes. D’un côté, il affirme son orthodoxie en proclamant que le capitalisme tardif n’est que la continuation de la période impérialo-monopoliste décrite par Lénine, mais simultanément il réhabilite la théorie des cycles longs de développement technologique qui surdéterminent l’époque du déclin, lui donnant ses phases de croissance et de dépression. Les cycles longs sont déterminés par l’action de l’innovation technique.
Mais ni dans les cycles longs soumis à la technique, ni dans la chute du taux de profit soumise à l’augmentation de la composition organique, il y a une reconnaissance de l’importance du rôle de l’innovation technique comme réponse à la lutte de classe. Le déterminisme technologique, d’une façon ou d’une autre, gît derrière le marxisme objectiviste, c’est pourquoi la critique faite par l’Autonomie de la conception objectiviste de la technique est si importante (voir plus loin). Il est nécessaire de relier l’accumulation capitaliste et ses crises à la lutte de classe. La période keynésio-fordiste fut une période dans laquelle la lutte de la classe ouvrière s’est exprimée en vagues s’élevant régulièrement et fermement, où les syndicats comme représentation de la classe ouvrière ont dirigé les luttes contre la tyrannie du procès de travail vers des revendications salariales. En gagnant de solides augmentations de salaires, les ouvriers forcèrent le capital à augmenter la productivité, en intensifiant les conditions de travail et en multipliant les investissements de substitution au travail, ce qui à son tour lui permit de continuer à accorder aux travailleurs une augmentation de leur salaire réel. Dans ce sens, comme nous voyons les Autonomes le défendre, la lutte de la classe ouvrière, dans cette période, est devenue un moment fonctionnel dans le cycle du capital, un moteur de l’accumulation. Mais avant de s’intéresser à cette analyse, cela vaut la peine de noter que quelques penseurs dans le camp objectiviste rompirent avec la problématique de la décadence et tentèrent une analyse plus sophistiquée de la période de l’après-guerre. L’approche de la régulation (A.R.) était ouverte à des idées nouvelles comme l’analyse du fordisme par les Autonomes. Cependant, le structuralisme fut autre influence majeure de cette approche et cela l’a maintenue à l’intérieur des limites de l’objectivisme.
2) L’Approche de la Régulation
L’ A.R est importante parce qu’elle essaya de développer une théorie en rapport avec les réalités concrètes du capitalisme moderne. Des représentants de ce courant, tels Aglietta et Lipietz, rompirent avec les positions orthodoxes sur la périodisation du capitalisme et sur ce que la crise capitaliste représente. Dans la périodisation orthodoxe, le capitalisme grandissait avec le capital marchand, devenait adulte avec le laissez-faire concurrentiel, et ensuite déclinait et préparait les conditions du socialisme dans la période monopoliste et impérialiste. La position orthodoxe sur les crises était que, dans le capitalisme en bonne santé, la crise participe à la bonne santé du cycle des affaires, tandis que dans “l’époque des guerres et des révolutions” elle manifeste l’évidence de son déclin sous-jacent et toujours, selon les possibilités, la tendance à la crise finale d’effondrement du système comme une totalité. En termes de périodisation l’ A.R introduisit la notion de “régime d’accumulation”. Ce qui signifie que les stades du développement capitaliste sont caractérisés par des structures institutionnelles interdépendantes et la formulation de normes sociales. En ce qui concerne les crises, pour l’ A.R les crises longues représentent les crises structurelles des institutions de régulation et des normes sociales associées au régime.
Ainsi, par exemple, ils réinterprétèrent la séparation entre le capitalisme concurrentiel et le capitalisme monopoliste comme le passage du “régime d’accumulation extensive et régulation concurrentielle” qui a existé avant la première guerre mondiale à un régime d’accumulation intensive et régulation monopolistique après la seconde guerre mondiale, avec entre les deux une période de crise d’un régime et de passage au suivant. Pour les marxistes orthodoxes, le problème avait été d’ajuster la période d’après-guerre dans leur concept de “période de transition”. Ils y sont parvenus en la désignant comme une nouvelle étape du “stade du capitalisme monopoliste”. Mais surgit alors un nouveau problème : le capitalisme monopoliste devait représenter la fin du capitalisme plutôt qu’une phase de croissance. L’ A.R dit que, loin d’être une phase de déclin, la période d’après-guerre vit la consolidation du régime d’accumulation intensive. Ils analysent cette période comme caractérisée : par les méthodes fordistes de production et la consommation de masse ; par l’intégration de la production des biens de consommation comme élément essentiel de l’accumulation capitaliste ; par l’hégémonie américaine au niveau international. En son coeur, le régime est fondé sur le lien entre augmentation du niveau de vie et augmentation de la productivité. A la lumière de l’ A.R, les années 70 sont ensuite une nouvelle période de crise structurelle, la crise du régime d’accumulation intensive. Comme Negri et les Autonomes, l’A.R voit un élément de la crise dans le divorce entre croissance des salaires et gains de productivité et dans l’effritement du consensus social. L’effondrement des gains de productivité fait éclater la crise fiscale de l’Etat dans la mesure où il persiste à engager des dépenses publiques croissantes, tandis que la base économique pour un tel engagement est minée. En contradiction avec les thèses de la décadence, la crise n’est pas une agonie mortelle mais une sévère crise structurelle de laquelle le capital peut sortir s’il rétablit un régime d’accumulation.
La rupture de l’A.R avec le schéma rigide de l’orthodoxie apparaît comme une analyse marxiste beaucoup plus sophistiquée et moins dogmatique. Toutefois, il n’y a pas de renversement de perspective amenant à voir le procès à partir de la situation de la classe ouvrière. L’ A.R reste fermement à l’intérieur de la logique du capital, greffant simplement une masse de complications dans l’analyse. De telle sorte que , même si elle peut certainement concevoir la crise comme une crise générale de l’ordre social, le fait qu’elle voit le capital non comme une lutte de sujets, mais comme un procès sans sujet, signifie qu’elle tombe dans le fonctionnalisme. Il est admis que la tendance à la restructuration du capitalisme parviendra avec succès à établir un nouveau régime d’accumulation flexible, le post ou le neo-fordisme est admis comme inévitable. De telles idées reviennent à une nouvelle forme de déterminisme technologique qui attire la gauche réformiste plutôt que les révolutionnaires, parce qu’elles défendent l’inéluctable continuité du capitalisme plutôt que son effondrement. Ainsi, même si nous devons certainement être capable d’utiliser quelques unes de leurs idées, l’ A.R est comme son frère structuraliste essentiellement fondée sur la logique du capital. Prenant le point de vue du capital, elle est toujours amenée à être une école de penseurs universitaires payés par l’Etat. A l’inverse, l’analyse des Autonomes ne perd jamais le point de vue de la classe ouvrière. Bien que certains des théoriciens italiens furent des universitaires, ils appartinrent aussi à un courant révolutionnaire. Ils furent certainement des penseurs payés par l’Etat, mais la moitié d’entre eux a été arrêtée et violemment expulsée pour des années, il est raisonnable de penser que leurs idées étaient en contradiction avec leur situation.
Le marxisme objectiviste saisit en partie la réalité du capitalisme, mais seulement à partir d’un pôle, celui du capital. Les catégories du “Capital” qui sont fondées sur la réification des relations sociales dans le capitalisme sont acceptées par ce marxisme comme un donné plutôt que comme une réalité à critiquer. La subsomption du travail de la classe ouvrière est saisie comme un résultat final, là où elle est quelque chose qui doit être sans cesse reproduit. La classe ouvrière est admise comme un grain de sable dans le développement du capital selon ses lois propres. Des tendances telles que l’augmentation de la composition organique sont comprises comme des lois techniques intrinsèques à l’essence du capital tandis qu’elles, et leurs contre-tendances, sont en réalité des lieux de luttes. Il est nécessaire d’aborder le procès à partir de l’autre pôle, celui de la lutte contre la réification, ce que des groupes comme S.o.B et les situationnistes ont fait. Leur mise à l’écart de la théorie de la crise est compréhensible et était un moment nécessaire de la redécouverte de la pratique révolutionnaire pendant la croissance de l’après guerre. Toutefois, lorsque la crise réapparut, il sembla que c’était les objectivistes qui avaient les outils pour l’appréhender. Pourtant ils ont échoué à dégager une perspective politique adéquate à partir de leur théorie. Ils avaient compris la crise, le peuple n’avait plus qu’à s’agglutiner à leur drapeau, c’était simple. Cependant, en Italie avait émergé un courant dont le rejet de l’objectivisme contenait une nouvelle façon de se rapporter à la crise.
C ) Le courant opéraïste/autonome
Les théoriciens opéraïstes ( en italien le terme d’ « ouvriériste” n’est pas utilisé comme en anglais – ou en français – pour dire que seules les luttes au niveau de l’atelier sont importantes et ont un sens, il indique la volonté de théoriser le capitalisme dans une perspective ouvrière) des années 60 comme Panzieri et Tronti et les Autonomes de la fin des années 60 et des années 70 parmi lesquels Negri et Bologna furent les plus importants, ont représenté une tendance importante de la nouvelle gauche en Italie. Ils attaquèrent les catégories réifiés du marxisme objectiviste. En attaquant l’objectivisme du marxisme orthodoxe, ils mirent également en question la problématique dominante de la crise comme déclin. Une partie de la force de ce courant vient de ce que plutôt que de simplement affirmer Marx contre un « travaillisme » franchement réformiste, il a eu à se débrouiller avec le marxisme théorique sophistiqué et prestigieux de l’hégémonique parti communiste italien. Le P.C.I dans sa transition du stalinisme à l’eurostalinisme est passé d’une conception contemplative de la crise générale du capitalisme au soutien apporté à la perpétuation de son développement. Les opéraïstes reconnurent que les deux positions avaient en partage la même attitude contemplative face à l’économie capitaliste et que ce qui était nécessaire était un renversement de perspective pour regarder le capitalisme du point de vue de la classe ouvrière.
Raniero Panzieri, un des fondateurs de ce courant, formula deux critiques fondamentales du marxisme orthodoxe. Il attaqua la fausse opposition entre planification et capitalisme ; et l’idée de la neutralité de la technique contenue dans l’idéologie des forces productives.
1 ) La fausse opposition de la planification et du capitalisme
Panzieri soutient que la planification n’est pas le contraire du capitalisme. Le capitalisme, comme Marx l’a signalé, est fondé sur une planification despotique sur le lieu de production. Le capitalisme surpassa les modes de production antérieurs en s’appropriant la coopération dans son procès productif. Ceci est vécu par l’ouvrier comme un contrôle de son activité par un étranger. Dans le capitalisme du XIX°s, cette planification despotique contraste avec la concurrence anarchique au niveau social. Panzieri soutient que le problème avec le marxisme orthodoxe et sa théorie du déclin est qu’il prend cette période du laissez-faire comme la vérité du capitalisme ; une transformation de celui-ci ne peut que représenter le déclin du capitalisme ou la transition au socialisme. Panzieri et plus tard Tronti ont développé une position selon laquelle le capitalisme du milieu du XX°s avait d’une certaine manière dépassé l’opposition entre la planification et le marché, devenant un capitalisme plus avancé, caractérisé par le capital social parvenu à la domination sur la société et la formation progressive d’une société usine (usine sociale). Au niveau global, la société capitaliste n’est pas seulement anarchie mais elle est capital social, elle est l’organisation de tous les aspects de la vie comme imposition de la relation capitaliste de travail.
Avec cette conception, la contradiction centrale sur laquelle le marxisme orthodoxe fondait sa théorie du déclin est sapée. Il n’y a pas de contradiction fondamentale entre la socialisation capitaliste de la production et l’appropriation capitaliste du produit. (souligné par les traducteurs). L’anarchie du marché est un aspect de la façon dont le capital organise la société, mais la planification capitaliste en est un autre. Ces deux formes du contrôle capitaliste ne sont pas dans une contradiction mortelle mais dans une interaction dialectique : “avec la planification généralisée, la forme mystifiée fondamentale de la loi de la plus-value passe de l’usine à la société entière, toute trace des racines et de l’origine du procès capitaliste semble maintenant réellement disparaître. L’industrie réintègre en elle-même le capital financier et alors projette au niveau social l’extorsion de plus-value. La science bourgeoise appelle cette projection le neutre développement des forces productives, rationalité, planification.” (Panzieri “Plus-value et planification”)
La planification dans le capitalisme n’est pas la marque d’une phase de transition. Avec l’identification du socialisme à la planification, le socialisme, de négation du capitalisme, devient une de ses tendances. Ce qui s’est développé à partir du développement du capital financier monopoliste ce n’était pas la base pour un mode de production non-capitaliste mais pour une forme plus socialement intégrée du capitalisme. Le capital a dépassé certaines difficultés de sa phase la plus récente, mais le procès dans lequel il a accompli cela a été interprété comme celui de son stade final. Tandis que certains de ceux influencés par Bordiga devinrent les défenseurs dogmatiques types de la théorie de la décadence, d’autres développèrent quelques unes de ses idées dans une direction intéressante avec des similitudes avec les opéraïstes. “Invariance” (Jacques Camatte et d’autres) théorisèrent que la socialisation croissante de la production n’exprimait pas le déclin du capitalisme mais le passage de la subsomption formelle du travail sous le capital à la subsomption réelle, c’est-à-dire le passage du contrôle capitaliste d’un procès de travail dépendant de l’habileté et de l’accord des ouvriers à une totale domination capitaliste de tout le procès. En outre, ils virent là le passage de la domination formelle du capital sur la société à sa domination réelle. Toutefois, on peut certainement dire que l’importance accordée à l’autonomisation du capital entraîna une reconnaissance insuffisante que ce procès est constamment une lutte ; ceci les amena à voir la révolution comme une explosion catastrophiste de la subjectivité réprimée.
2 ) La critique de la technologie
En liaison avec la déconstruction par Panzieri de la dichotomie entre anarchie et planification, sa critique de la technologie était peut-être encore plus en rupture avec la tradition. La planification despotique du capitalisme opère à travers la technologie. Fondamentalement, Panzieri soutenait que, dans le capitalisme, technologie et pouvoir sont intriqués à un tel point que l’on peut abandonner la notion marxiste orthodoxe de la neutralité de la technologie. Une fois encore, ce qu’il s’agissait de critiquer ici c’était la nature réifiée des catégories dans la conception orthodoxe des forces productives se heurtant à leurs entraves capitalistes.
Il n’existe pas de dynamique cachée, inhérente, dans les caractéristiques du développement technologique ou de la planification dans la société capitaliste actuelle, dynamique qui puisse garantir le dépassement “automatique” ou “nécessaire” des rapports existants. Les nouvelles bases techniques, progressivement développées dans la production, procurent au capitalisme de nouvelles possibilités de consolider son pouvoir. Cela ne signifie pas, naturellement, que les possibilités de dépasser le système ne croissent pas simultanément. Mais ces possibilités coïncident avec le caractère entièrement subversif que “l’insubordination” de la classe ouvrière tend à se donner face à l’indépendance croissante “de l’infrastructure objective” du mécanisme capitaliste.
Ceci montre bien la transformation que la perspective opéraïste a représenté : l’abandon de tout mouvement caché des forces productives, considérées techniquement, pour faire retour à la plus grande force productive, la classe révolutionnaire. La théorie de Panzieri répondait à une nouvelle combativité de la classe ouvrière. Cette théorie et cette combativité arrivèrent ensemble et représentaient une menace pour le capital. “Ce niveau de classe”, comme Panzieri l’affirme, “se présente lui-même non comme un progrès, mais comme une rupture » ; non comme la “révélation d’une rationalité cachée dans le procès productif moderne, mais comme la construction d’une rationalité radicalement nouvelle opposée à la rationalité mise en oeuvre par le capital ».
Alors que les courants principaux du marxisme, qu’ils soient ostentatoirement révolutionnaires ou réformistes, furent et sont enfoncés dans une attitude réformiste vis-à-vis de la technologie capitaliste, c’est-à-dire dans la volonté de l’organiser par les moyens du plan de façon plus efficiente et plus rationnelle, Panzieri a vu comment les ouvriers furent les meilleurs dialecticiens en reconnaissant l’unité des instances techniques et despotiques de l’organisation actuelle de la production. Le système des machines et les autres formes de la technologie capitaliste sont un produit historiquement spécifique de la lutte de classe. Les voir comme techniquement neutres, c’est se mettre du côté du capital. Que cette conception ait dominé le marxisme orthodoxe fait qu’il n’est pas surprenant que certains, maintenant, veulent rejeter la critique historique du capitalisme au profit d’un projet anti-technologique. Le problème avec la substitution de la simple négation de la “civilisation” à la négation déterminée (aufhebung) du capitalisme, n’est pas que certains d’entre nous veulent avoir des machines à laver, mais que cela nie la relation avec le mouvement réel.
La critique de la technologie combinée avec le renversement de perspective permit aux opéraïstes de proclamer la critique de l’économie politique par le prolétariat comme étant une arme révolutionnaire. Comme nous l’avons vu, la baisse tendancielle du taux de profit, due à l’augmentation de la composition organique du capital, provoquée par la substitution des machines au travail (la source de la plus-value), tient une place fondamentale dans la plupart des théories de la crise et du déclin. Les Italiens relevèrent une affirmation laissée de côté par Marx : “On pourrait écrire toute une histoire au sujet des inventions faites depuis 1830 pour défendre le capital contre les émeutes ouvrières” (“Le Capital”, t 2, p 117, Ed Soc), et ils la développèrent en une théorie qui fait du développement technologique du capital une réponse à, et une interaction avec, la lutte de la classe ouvrière. Le procès capitaliste de travail devient le terrain d’une lutte de classes constamment renouvelée. En fondant le développement du capitalisme sur la lutte de classes, les opéraïstes donnèrent un sens à la formule de Marx selon laquelle la plus grande force productive est la classe révolutionnaire elle-même.
Quand nous considérons l’accroissement constant de la composition organique comme un résultat de la lutte de la classe ouvrière et de la créativité humaine, la baisse tendancielle du taux de profit commence à perdre sa déformation objectiviste. Le passage du capital d’une stratégie fondée sur la plus-value absolue à une stratégie fondée sur la plus-value relative a été rendu nécessaire par la classe ouvrière, et a abouti à enfermer le capital et la classe ouvrière dans une lutte sur la productivité. Les catégories de la composition organique et technique du capital ont été déréifiées dans la théorie opéraïste et liées à la notion de composition de classe. Utilisant cette notion, les théoriciens de l’autonomie ouvrière développèrent la critique des formes d’organisation précédentes, telle que le parti d’avant-garde, comme reflétant une composition de classe antérieure, et théorisèrent les nouvelles formes de luttes et d’organisations de l’ouvrier masse. Cela éclaira d’une lumière entièrement nouvelle la question du déclin du capitalisme comme transition au communisme.
Ainsi décrite, l’inéluctabilité du passage au socialisme ne se situe pas au niveau d’un conflit matériel, elle est plutôt en relation, précisément grâce au développement “économique” du capitalisme, avec le caractère intolérable de la division sociale et ne peut se manifester que comme l’acquisition d’une conscience politique. Mais pour cette raison même, le dépassement du système par la classe ouvrière est la négation de toute l’organisation dans laquelle se manifeste le développement capitaliste, et en tout premier lieu de la technologie en ce qu’elle est liée à la productivité.
Nous voyons alors que la première vague de l’ouvriérisme italien dans les années 60 rejeta la vision selon laquelle la période du laissez-faire a marqué l’existence propre du capitalisme et que ce qui est arrivé depuis est son déclin ou sa décadence, au profit d’une analyse des figures concrètes du capitalisme contemporain. Ceci leur permit de comprendre la tendance vers la planification d’Etat comme l’expression des tendances du capitalisme à la totalité : le capital social. Ils ont également rompu avec le marxisme orthodoxe dans leur renversement de perspective qui place la classe ouvrière comme une force motrice du capital, renversement appuyé sur une recherche militante sur les luttes de l’ouvrier masse.
La théorie de la crise comme lutte de classes est une correction nécessaire aux conceptions objectivistes. Le point fondamental dans le marxisme des Autonomes a été de remplacer la crise capitaliste, provoquée par l’intervention extérieure et fatale des lois objectives se tenant au dessus de la classe ouvrière, en une expression objective de la lutte de classe. L’idée d’une époque de déclin et de décadence est effectivement écartée par cette théorie des luttes concrètes de la classe. L’histoire du capitalisme n’est pas le développement objectif des lois du capital, mais un mouvement dialectique de composition et de recomposition. La sérieuse crise mondiale qui commença dans les années 70 est donc vue comme le résultat des luttes de l’ouvrier masse fordiste. Ce sujet, qui fut lui-même créé par l’attaque du capital contre la composition de classe de l’après première guerre mondiale, s’est politiquement recomposé en une menace pour le capital. La crise du capital est une crise du rapport social.
Pendant les années 70, les Autonomes ont produit la théorisation la plus développée du refus du travail et une critique de la théorie catastrophiste de la crise en faveur d’une théorie dynamique de la crise capitaliste et de la subjectivité prolétarienne. Les Autonomes développèrent une théorie de la crise comme lutte de classes illustrée par le slogan : “la crise des patrons est une victoire pour les ouvriers.” Ceci les plaça dans un désaccord tranché avec l’explication marxiste orthodoxe de la crise en termes de contradictions internes du capital, avec la crise générale causée par son déclin, lui-même issu du blocage des forces productives par les rapports de production. Le militant marxiste orthodoxe pensera qu’il est faux de suggérer que la crise puisse être l’oeuvre de la classe ouvrière. “Non, non, dira-t-il, la crise est la faute du capital ; la classe ouvrière – bénie soit sa casquette de toile – est libre de toute implication en elle, la crise montre l’irrationalité du capitalisme et le besoin du socialisme.” Ceci est précisément ce que les Autonomes attaquèrent, le socialisme vu comme l’aboutissement de la tendance à la crise du capital.
L’idée que le capital entrave les forces productives, bien que vraie en un sens, oublie que dans la mesure de ses forces, la classe ouvrière entrave les forces productives comprises comme catégories du capital, la classe ouvrière entrave le développement des forces productives parce que leur développement est contraire à ses intérêts, à ses besoins. La signification de la résistance du prolétariat au travail capitaliste ne doit pas être oubliée dans le rêve socialiste du travail universel. Comme Negri l’affirme : “Libération des forces productives : certainement, mais comme la dynamique d’un procès qui conduit à l’abolition, à la négation dans la forme la plus totale. Il s’agit de transformer le centre, le coeur de la définition du communisme, d’une libération à partir du travail en un au-delà des formes du travail.” (Marx au delà de Marx).
La théorie Autonome était par certains aspects, une projection optimiste vers l’avenir des tendances des luttes du moment. Ceci fonctionnait bien quand la lutte de classe allait de l’avant et donc quand les tendances révolutionnaires se réalisaient dans des actions de plus en plus amples. Ainsi par exemple, Tronti a développé l’idée d’une nouvelle sorte de crise mise en évidence par le refus ouvrier parce qu’il a vu cela préfiguré dans la bataille de Piazza Fontana (événements de 1962, lorsque les ouvriers en grève de la FIAT attaquèrent les syndicats avec une grande violence). L’automne chaud italien, quand les ouvriers pouvaient souvent se mettre en grève immédiatement après leur retour au travail à la suite d’une précédente grève, montrait la validité de cette projection. Toutefois, une telle projection théorique, que les situationnistes avaient aussi faite devant l’émergence des grèves sauvages, en Angleterre en particulier, comme annonce de ce qui allait arriver, devint inadéquate quand, dans la contre-offensive du capital contre ce refus, les tendances la tendance dominante fut celle d’une réimposition du travail. Les théoriciens autonomes tentèrent de saisir ce mouvement comme un expédient, sur la base de la planification, à la crise de l’Etat. La théorie de la crise comme lutte de classes se perdit quelque peu dans les années 80 ; si pendant un moment dans les années 70 la rupture des lois objectives du capital avait été évidente, à la suite des succès partiels du capital le sujet fut renvoyé dans les cordes. Durant les années 80 nous avons vu les lois objectives du capital devenues libres de parcourir furieusement nos vies en les menaçant. Une théorie qui avait relié les manifestations de la crise aux pratiques concrètes de la classe avait trouvé à se procurer une petite lutte offensive à relier à elle, cependant la crise continuait. La théorie des Autonomes est devenue moins appropriée aux conditions. La propension de Negri à un optimisme extrême et la surestimation des tendances devenant des réalités, qui ne sont pas très graves dans une période de subversion prolétarienne, devinrent de façon croissante un problème dans sa théorisation, lui permettant de s’endormir sur sa propre théorie du déclin. Lorsqu’elle n’est plus reliée au mouvement révolutionnaire, la théorie de Negri s’affaiblit beaucoup. Dans des écrits comme “Communistes comme nous” et dans sa contribution à “Marxisme ouvert”, nous retrouvons sous un nouveau déguisement subjectiviste la théorie de la décadence du capitalisme comme émergence dans notre dos du communisme.
Dans “Le marxisme ouvert”, Negri écrit par exemple : “de nouvelles conditions techniques de l’indépendance du prolétariat sont déterminées à l’intérieur des transformations matérielles du développement et donc, pour la première fois, il existe la possibilité d’une rupture dans la restructuration qui ne soit pas récupérable et qui soit indépendante de la maturation de la conscience de classe.” Il semble penser que cette possibilité est liée au travail informatique immatériel ! Il apparaît que beaucoup de penseurs radicaux ont tendance à perdre leur clairvoyance en vieillissant ou, plus probablement, quand le mouvement auquel ils étaient reliés est épuisé. Peut-être faut-il utiliser Negri contre Negri, peut-être également faut-il tenir compte de l’endormissement des révolutionnaires quand recule le mouvement dont ils étaient partie prenante (après 1848, après 1871, après 1977). Quand le mouvement de luttes auquel on participe semble perdre sa vitalité, il y a la tentation de rendre sa puissance au point de vue du capital, une tentation à laquelle il faudrait résister.
Pour conclure, les Autonomes représente une avancée nécessaire mais incomplète, ils exprimèrent le mouvement de leur temps mais, en particulier dans le cas de Negri, furent impuissants isolés de lui. On peut certainement dire que, de la même façon que 68 montra la limite aussi bien que la validité des idées situationnistes, la période de crise et d’activité révolutionnaire en Italie pendant la décennie 69-79 montra la validité et la limitation des théories autonomes et opéraïstes. Cela ne signifie pas que nous devons en revenir aux objectivistes mais que nous devons aller au-delà. La théorie autonome en général et la théorie de la crise comme lutte de classes en particulier ont été un travail fondamental effectué sur la critique des catégories réifiées du marxisme objectiviste. Ce travail nous permet de considérer ces catégories comme des modes d’existence de la lutte de classe. Si parfois ils exagérèrent, négligeant de voir l’étendue réelle selon laquelle ces catégories ont une vie objective comme aspects du capital, il demeure nécessaire de maintenir l’importance du renversement. Nous avons besoin d’une façon de concevoir la relation de l’objectivité et de la subjectivité qui ne soit ni le mécanicisme des objectivistes, ni l’affirmation inverse que “c’est tout de la lutte de classe.”
S.o.B, les Situationnistes, et tous les Autonomes, de différentes façons, apportèrent des contributions importantes à la redécouverte du coeur révolutionnaire de la critique de Marx de l’économie politique. Ils firent cela en rompant avec la théorie catastrophiste du déclin et de l’effondrement. Mais la vague révolutionnaire dont ils étaient partie prenante s’est retirée. La croissance de l’après-guerre n’est qu’un souvenir fané. Comparée à l’époque durant laquelle ces courants révolutionnaires développèrent leurs théories, la réalité capitaliste que nous affrontons actuellement est beaucoup plus incertaine. La tendance du capitalisme à la crise est encore plus évidente, cependant la lutte de classe est dans une période de reflux. Dans la troisième et dernière partie de cet article nous étudierons les plus récentes tentatives de résoudre le problème de la compréhension du monde dans lequel nous vivons, comme celle d’un groupe tel que “Radical Chains”, et nous présenterons notre propre contribution à sa solution.
3ème partie
Introduction : une si longue histoire
Comme nos plus patients et dévoués lecteurs le savent, le sujet de cet article est la théorie selon laquelle le capitalisme est en déclin. Dans les deux précédents numéros, nous avons retracé dans le détail le développement de la théorie de la décadence du capitalisme qui a émergé parmi les marxistes et les révolutionnaires tout au long des cent dernières années. Dans la dernière partie de cet article, nous allons mettre un terme à notre revue critique, en étudiant la plus récente version de la théorie du déclin qui a été mise en avant par “Radical Chains”. Mais avant d’étudier Radical Chains” et leur nouvelle version de la théorie du déclin du capitalisme, nous devrions peut-être, au bénéfice de nos lecteurs moins patients et dévoués, résumer les deux précédentes parties de cet article.
Dans la première partie, nous avons vu comment la théorie du déclin, et les conceptions de la crise capitaliste et de la transition au socialisme ou au communisme en relation avec elle, jouèrent un rôle dominant dans l’analyse révolutionnaire du capitalisme du XX°s. Comme nous l’avons vu, l’idée que le capitalisme est en un certain sens en déclin trouve son origine dans le marxisme classique développé par Engels et la Seconde Internationale.
Au moment de la vague révolutionnaire qui mit fin à la première guerre mondiale, les marxistes les plus radicaux reconnurent la théorie du déclin du capitalisme comme la base objective de leurs politiques révolutionnaires. Ils prirent comme principe directeur l’idée de Marx que : “à un certain niveau de développement les forces productives matérielles de la société entrent en conflit avec les rapports de production existants (…) De formes du développement des forces productives, ces rapports se muent en entraves. Alors commence une période de révolution sociale.” Ils soutinrent que le capitalisme était entré dans cette époque et cela se manifestait dans sa crise permanente et son mouvement évident vers l’effondrement et la paralysie.
Dans le sillage de la défaite de la vague révolutionnaire qui suivit la première guerre mondiale, pour ces traditions qui proclamaient représenter le vrai marxisme contre sa trahison (d’abord par la social-démocratie, puis par le stalinisme), l’acceptation de l’idée que le capitalisme était en déclin devint un acte de foi.
Pour les communistes de gauche, l’idée que le capitalisme était entré dans sa phase de décadence avec le déclenchement de la guerre en 1914 était vitale. Depuis celle-ci, cette idée leur permettait de maintenir une position révolutionnaire sans compromis, et en même temps elle était présentée comme la continuation de la vraie tradition marxiste orthodoxe. Pannekoek fut une voix dissidente dans le mouvement par lequel les communistes de gauche et de conseils embrassèrent la théorie du déclin. Pour les communistes de gauche, les aspects réformistes de la politique de Marx, Engels, et de la seconde internationale, qui avaient amené à défendre le “trade-unionisme” et la participation aux élections parlementaires, pouvaient être justifiés sur la base du fait que le capitalisme était à cette époque dans sa phase ascendante. Maintenant, à la suite de l’éclatement de la première guerre mondiale, le capitalisme était entré en déclin et n’était plus en situation de concéder des réformes durables à la classe ouvrière. Donc, pour les communistes de gauche, la seule alternative à l’époque du déclin du capitalisme était : “guerre ou révolution ! ”
Pour les trotskistes et d’autres socialistes proches, le développement de l’intervention de l’Etat et de la planification, la croissance des monopoles, la nationalisation des industries de base et l’émergence de l’Etat providence, révélaient le déclin du capitalisme et l’émergence de la nécessité du socialisme. En conséquence, pour les trotskistes la tâche était d’avancer des “revendications de transition”, c’est-à-dire des revendications apparemment réformistes qui apparaissent raisonnables vu le développement des forces productives, mais qui contredisent les rapports de production capitalistes dominant.
Ainsi , malgré les différences fondamentales qui par ailleurs opposaient les communistes de gauche et les trotskistes, et qui souvent les opposèrent violemment, pour ces deux tendances la réalité concrète du développement capitaliste était expliquée dans les catégories d’un cours logique objectif, menant directement vers l’effondrement du capitalisme et la révolution socialiste. Même quand les communistes de gauche ont défendu des positions révolutionnaires contre le trotskisme, cette défense est branlante et apparaît comme dogmatique car fondée sur une conception rigide de la décadence du capitalisme. La réalité objective sous-jacente de la contradiction entre les forces productives et les rapports de production réduit le problème de cette révolution à l’organisation du parti d’avant-garde pour saisir l’occasion de la crise qui viendra inéluctablement.
Cependant, au lieu de se terminer dans une insurrection ouvrière comme le prédisait la plupart des théoriciens du déclin, la seconde guerre mondiale fut suivie par une des croissances les plus soutenue de l’histoire capitaliste. Tandis que les forces productives semblaient croître plus vite que jamais auparavant, la classe ouvrière, dans les pays capitalistes développés, semblait satisfaite de la hausse du niveau de vie, et des avantages du welfare dans les arrangements sociaux-démocrates d’après-guerre. L’image d’une crise capitaliste inéluctable provoquant dans la foulée la réaction de la classe ouvrière semblait maintenant hors de propos.
Puis, quand la lutte de classe revint finalement à un plus haut niveau, elle prit des formes (grèves sauvages, souvent pour des buts autres que le salaire, refus du travail, luttes à l’intérieur et hors de l’usine) qui ne s’adaptaient pas facilement au schéma du vieux mouvement ouvrier. Beaucoup de ces luttes paraissaient marquer non par une réaction réflexe à la rigueur économique causée par le déclin du capitalisme, mais par une lutte contre l’aliénation sous toutes ses formes, provoquée par la croissance continue du capital, et par une conception plus radicale de ce qui gît derrière le capital que celle présentée par les socialistes.
C’est dans ce contexte que les nouveaux courants étudiés dans la deuxième partie émergèrent. Ce que des courants comme S.o.B, les Situationnistes, et les Autonomes avaient en commun c’était le rejet de l’objectivisme du vieux mouvement ouvrier. Plutôt que de mettre leur confiance dans un déclin objectif de l’économie, ils mettaient l’accent sur l’autre pôle : le sujet. Ce furent ces courants théoriques et non les vieux théoriciens de gauche de la décadence qui exprimèrent le mieux ce qui était en train d’arriver : les événements de Mai 68 en France, l’automne chaud italien de 69 et une contestation générale qui s’étendait à toute la société capitaliste. Bien que plus diffus que la période 1917-1923, ces événements formèrent une vague révolutionnaire mettant en question le capitalisme à travers le monde.
Dans les années 70, la croissance d’après guerre s’effondra. La crise capitaliste revint avec violence. Le désintérêt de ces nouveaux courants pour les mécanismes de la crise capitaliste, qui avait été un avantage, devint alors une faiblesse. L’idée que le capitalisme était objectivement en déclin avait à nouveau le vent en poupe et il y eut un renouveau de la vieille théorie des crises. En même temps, face à la crise et à la montée du chômage, il y eut un recul des espoirs et des tendances que les nouveaux courants avaient exprimés. Comme la crise progressait, le refus du travail, auquel les nouveaux courants s’étaient reliés, et que les vieux communistes de gauche ne pouvaient pas comprendre, sembla vaciller devant l’attaque du monétarisme et la réimposition massive du travail.
Cependant, les différents remixage de la vieille théorie de la crise capitaliste et du déclin étaient tous inadéquats. Les sectes de la vieille gauche, auxquelles avait échappé la signification de beaucoup de luttes, étaient maintenant sûres que les mécanismes de la décadence capitaliste étaient en train de faire leur oeuvre. Le capital serait forcé maintenant d’attaquer le niveau de vie de la classe ouvrière et la vrai lutte de classe pourrait commencer. Ces groupes pouvaient maintenant dire : “Nous comprenons la crise, ralliez-vous à notre drapeau ! “ . Ils crurent que confrontée à la faillite des bases du réformisme, la classe ouvrière les rejoindrait. Il y avait beaucoup de discussions sur la nature de cette crise, des versions contradictoires étaient présentées, mais cette conversion espérée de la classe ouvrière au socialisme et à la révolution ne se produisit pas.
Alors, arriva la situation dans laquelle nous nous trouvons nous-mêmes. Bien que les avancées des nouveaux courants (l’accent mis sur l’auto-activité du prolétariat, sur la radicalité du communisme etc.) sont des références essentielles pour nous, nous avons eu néanmoins besoin de comprendre comment la situation avait changé. La restructuration qui a accompagné la crise, et le recul conséquent de la classe ouvrière, ont fait que quelques rêves impétueux de la vague de 68 semblent moins possibles. Dans une certaine mesure il y a eu une absorption de l’imagination dans laquelle cette vague avait trouvé son inspiration. Il y a un besoin de retravailler pour saisir le contexte objectif dans laquelle la lutte de classe est située. La bourgeoisie et l’Etat ne semblent pas capables de faire les mêmes concessions pour récupérer les mouvements, ainsi la lutte de classe prend souvent une forme plus désespérée. Face à un certain recul du sujet (manque de luttes de classe offensives) la tentation existe d’adopter une variante quelconque de la théorie du déclin. C’est dans ce contexte que les idées de la revue “Radical Chains” sont importantes.
Malgré tous ses défauts et ses ambiguïtés, Radical Chains a peut-être plus que n’importe quel autre groupe existant réalisé une tentative réfléchie pour repenser le marxisme, dans le sillage de l’effondrement du bloc oriental et de la chute du stalinisme. En faisant cela, ils ont cherché à faire la synthèse de l’objectivisme de la tradition trotskiste et des théories du marxisme autonome les plus subjectivistes et orientées vers la lutte de classe. Des Autonomes, Radical Chains a pris l’idée que la classe ouvrière n’était pas une victime passive du capital, mais provoque plutôt les transformations du capital. Par exemple l’argumentation de Negri, selon laquelle la forme keynésienne de l’Etat, qui a promu le plein emploi et l’augmentation du niveau de vie payée par la croissance de la productivité, était une réponse stratégique du capital à la frayeur de la révolution prolétarienne. Du trotskiste Hillel Ticktin, Radical Chains a pris l’idée que l’on doit relier ces transformations à la loi de la valeur, et à sa contradiction avec la “loi de la planification”.
En acceptant l’idée que l’époque actuelle du capitalisme est une période de transition, caractérisée par la contradiction entre l’émergence d’une “loi de la planification” (qui est identifiée à l’émergence du communisme) et le déclin de la loi de la valeur, Radical Chains fut inévitablement conduit vers une théorie du déclin capitaliste, malgré l’accent mis sur la lutte de classe. Bien sûr, comme nous le verrons, l’argument central de Radical Chains est que le pouvoir croissant de la classe ouvrière a contraint le capitalisme à développer des formes administratives qui, tandis qu’elles prévenaient et retardaient l’émergence de la “loi de planification”, et avec elle le mouvement vers le communisme, ont miné ce que Radical Chains voit comme le principe régulateur essentiel du capitalisme proprement dit : la loi de la valeur. Une partie du problème général posé par Radical Chains et Ticktin réside dans leur utilisation de l’expression « loi de la valeur”. L’idée est qu’en se référant à la loi de la valeur on touche le fond de l’analyse. Comme le dit Radical Chains : “l’analyse place la loi de la valeur au centre”. Accord ou désaccord demandent de s’attaquer à la loi de la valeur. C’est parce que Ticktin l’a fait que Radical Chains le voit comme un bon marxiste. La loi de la valeur est utilisée pour résumer le capital, c’est son essence. Mais si la loi de la valeur est utilisée ainsi, elle doit être prise dans son sens le plus large, comme résumant toutes les lois du mouvement du capital : la production et l’accumulation de la plus-value absolue, le bouleversement du procès de travail pour produire de la plus-value relative, l’obligation d’accroître la productivité etc.
D’un autre côté, la loi de la valeur a un sens plus restreint, simplement en tant qu’existence du marché. Quand les deux sens sont confondus, lorsque des transformations portant sur le sens étroit de la loi de la valeur, des limitations sur le marché, sont vues comme le déclin du capital, les autres aspects du capitalisme sont oubliés. Radical Chains pense avoir révélé la signification de la loi de la valeur en la concentrant sur la force de travail, mais ils s’en font encore une idée purement en termes de marché. A tel point que le stalinisme et la social-démocratie sont vus par Radical Chains comme les formes politiques principales de “la suspension de la loi de la valeur”, qui ont servi à retarder la transition du capitalisme au communisme.
Cependant, avant d’examiner plus en détail la théorie de Radical Chains de la “suspension partielle de la loi de la valeur” , il est nécessaire de brièvement étudier ses origines dans le travail de Hillel Ticktin qui a eu une influence primordiale dans la formation de cette théorie.
Ticktin et l’attraction fatale de l’intégrisme
Hillel Ticktin est l’éditeur et le principal théoricien du journal trotskiste dissident, “Critique”. Ce qui paraît rendre Ticktin et “Critique” attirants pour Radical Chains est que son analyse n’est pas liée aux besoins d’une secte trotskiste particulière mais prend de la hauteur dans une tentative de retrouver le marxisme classique. A tel point que, pour Radical Chains, Ticktin apporte un restitution et une remise en place détaillée du marxisme classique.
Avec Ticktin, la notion centrale de la Seconde Internationale, qui oppose le socialisme comme planification consciente de la société à l’anarchie du marché dans le capitalisme, reçoit une formulation “scientifique” dans les termes de l’opposition entre la “loi de planification” et la “loi de la valeur”. Ticktin cherche ensuite à expliquer “scientifiquement” les lois de transformation de l’habituelle époque de transition du déclin du capitalisme et de la montée commençante de la “loi de planification”, qu’il voit comme annonçant la nécessaire émergence du socialisme, dans les termes du principe régulateur définitoire du capitalisme, la loi de la valeur.
Comme les théoriciens principaux du marxisme classique, Ticktin voit le déclin du capital dans le développement des monopoles, dans l’intervention accrue de l’Etat dans l’économie et dans le déclin conséquent du capitalisme de libre concurrence et de laissez-faire. Comme la production est socialisée de façon croissante, la répartition du travail social ne peut plus se faire simplement à travers les forces aveugles du marché. De plus en plus, le capital et l’Etat doivent planifier et réguler consciemment la production. Cependant le développement complet de la planification consciente contredit l’appropriation privée inhérente aux rapports sociaux capitalistes. La planification est limitée à chaque Etat et aux capitaux particuliers et sert donc à intensifier la concurrence entre ces capitaux et ces Etats, par là les avancées de la planification rationnelle aboutissent à l’irrationalité sociale des guerres et des conflits. Ce sera seulement avec le triomphe du communisme à l’échelle mondiale, quand la production et la répartition du travail seront consciemment planifiées dans l’intérêt de la société dans son ensemble, que la contradiction entre les forces matérielles de la production et les rapports sociaux de production sera résolue dans leur réconciliation, et la “loi de planification » émergera comme la forme principale de la régulation sociale.
Toutefois, contrairement aux principaux théoriciens du marxisme classique, Ticktin met un accent particulier sur l’autonomie croissante du capital financier en tant que symptôme du déclin du capitalisme. Le marxisme classique, à la suite du travail fondateur d’Hilferding “Le capital financier”, a vu l’intégration du capital bancaire et du capital industriel monopoliste comme la marque du stade final du capitalisme qu’annonçait la montée en puissance de la planification rationnelle et le déclin de l’anarchie du marché. Au contraire, pour Ticktin, le capitalisme tardif est spécifié par l’autonomie croissante du capital financier. Ticktin voit le capitalisme du XX°s comme la contradiction entre les formes de socialisation qui ne peuvent être contenues et la forme décadente parasitaire du capital financier. Le capital financier est vu comme ayant une relation parasitaire avec les forces productives socialisées. Il cherche à organiser l’arrêt de la socialisation qui lui échappe et donc impose les contraintes du travail abstrait. Cependant, le capital financier est dépendant de son hôte, la production, qui connaît un mouvement inévitable vers la socialisation.
En définissant l’autonomie croissante du capital financier comme un symptôme de la décadence capitaliste, Ticktin est capable d’intégrer la montée du capital financier des 25 dernières années à la théorie marxiste classique du déclin.
Mais on pourrait répondre que l’autonomie croissante du capital financier est simplement le moyen par lequel le capital est en train de se restructurer. Dans cette perspective, la croissance et la globalisation du capital financier dans les 25 dernières années ont été les principaux moyens par lesquels le capital a cherché à déborder la classe ouvrière, retranchée dans les vieilles économies industrialisées, en délocalisant la production dans de nouvelles aires géographiques et en développant de nouvelles branches. Ainsi, tandis qu’il est bien sûr possible que l’autonomie croissante du capital financier annonce le déclin de l’accumulation dans quelques aires, elle n’agit ainsi que dans la mesure où elle annonce l’accélération de l’accumulation du capital dans d’autres. Dans cette perspective, l’idée selon laquelle l’autonomie du capital financier est un symptôme du déclin du capital apparaît comme particulièrement anglo-centrique. Bien sûr, à cette lumière, l’idée de Ticktin du caractère parasitaire et décadent du capital financier apparaît remarquablement semblable aux perspectives de ces avocats de l’industrie britannique qui se sont longuement lamentés sur les vues à court terme de la City comme étant la cause du relatif déclin industriel de la Grande Bretagne. L’idée, qui trouve son origine chez Hilferding, que l’époque du déclin capitaliste est caractérisée par la fusion du capital bancaire et du capital industriel peut également être accusée de germano-centrisme, puisqu’Hilferding fondait de telles conclusions sur le haut degré d’intégration du capital bancaire et des grands cartels qui caractérisaient l’économie allemande au tournant du siècle. Même si de tels arguments peuvent être vrais, en les adoptant, on pourrait accuser Ticktin de projeter les causes spécifiques du relatif déclin britannique au capitalisme dans sa totalité. Même si ce capital financier baladeur est peut-être la cause du déclin des vieilles économies industrialisées, il peut dans un seul et même mouvement être le moyen à travers lequel de nouvelles aires d’accumulation du capital surgissent.
On peut voir que cet anglo-centrisme que l’on trouve dans le travail de Ticktin a été récupéré dans la théorie mise en avant par Radical Chains. Mais cela pourrait être de beaucoup la moindre des critiques avancées contre la tentative de Radical Chains d’utiliser le travail de Ticktin. Ticktin est un trotskiste irrécupérable. Comme tel il défend la volonté de Trotski de développer les forces productives contre la classe ouvrière, qui conduisit à la militarisation du travail, à l’écrasement des ouvriers et des marins insurgés de Kronstadt et à son opposition loyale à Staline. Mais Radical Chains s’oppose résolument aux idées politiques trotskistes de Ticktin. Ses membres prétendent que l’on peut séparer le bon marxisme de Ticktin de ses idées politiques.
Nous soutenons qu’on ne peut pas faire cette séparation : en adoptant la théorie du déclin de Ticktin comme leur point de départ, ils adoptent implicitement ses idées politiques. Mais avant que nous développions cet argument, nous devons considérer un peu plus en détail la théorie du déclin de Radical Chains .
Radical Chains
“Le monde dans lequel nous vivons est déchiré par une contradiction entre la loi latente de planification et la loi de la valeur. A l’intérieur de l’époque de transition prise dans sa totalité, la première loi correspond aux besoins du prolétariat et la seconde à ceux du capital, qui demeurent les pôles des relations de classes à travers le monde.”(Radical Chains). Dans le n°4, il y a un léger changement. La nouvelle formulation est : “Le monde dans lequel nous vivons est déchiré entre le besoin et la possibilité de la planification d’une part et la loi de la valeur d’autre part.”
Cette citation de la “Déclaration d’Intention” de Radical Chains, résume succinctement à la fois leur approbation et leur transformation de la problématique de déclin capitaliste de Ticktin. La théorie de Radical Chains, comme celle de Ticktin, est fondée sur l’idée de la contradiction entre deux principes organisationnels. Ce n’est pas assez pour le prolétariat d’être “un acteur de la lutte” ; il doit être “le porteur d’un nouveau principe d’organisation qui, dans son inévitable antagonisme à la valeur, doit faire du capital un système socialement explosif et finalement condamné.” (“Radical Chains” n°4)
Mais Radical Chains n’est pas Ticktin. Radical Chains accepte l’idée que c’est le propre fonctionnement de la loi de la valeur qui est à l’origine de ses propres distorsions. Par rapport à Ticktin, il y a une modification très significative effectuée par Radical Chains : on passe d’une conception de la loi de la valeur purement en termes de relations entre des capitaux à une conception en termes de relation capital / travail. L’objet essentiel de la loi de la valeur, ce ne sont pas les produits, mais la classe ouvrière. “La loi de la valeur ne se dresse pas à côté de la classe ouvrière comme un mécanisme particulier ; cela aurait beaucoup plus de sens de dire que la loi de la valeur est l’existence de la classe ouvrière se tenant séparée et extérieure à elle” (Radical Chains n°4). Donc, tandis que pour Ticktin ce sont des phénomènes tels que les prix de monopoles et l’intervention gouvernementale dans l’économie qui sapent la loi de la valeur, pour Radical Chains c’est la prise en charge des besoins en dehors du salaire : protection sociale, politique de la santé et du logement. C’est une différence importante parce qu’elle permet à Radical Chains de se situer dans la lutte de classes.
L’interaction entre l’Etat et la loi de la valeur est centrale pour Radical Chains. Leur combinaison produit des normes de reproduction, c’est-à-dire les voies par lesquelles la classe ouvrière est contrôlée. Si la théorie orthodoxe du déclin fonctionne sur un schéma où le laissez-faire et la libre concurrence caractérisent le capital adulte et le capitalisme de monopoles son déclin, Radical Chains présente un schéma similaire fondé sur l’application de la loi de la valeur à la force de travail. L’âge adulte du capital c’était quand la classe ouvrière était entièrement soumise à la loi de la valeur ; la période du déclin c’est quand cette totale subordination est partiellement suspendue par des interventions administratives.
L’entière loi de la valeur
Pour Radical Chains, la loi sur les pauvres de 1834 fut le point suprême du programme du capitalisme parce qu’elle marqua la constitution de la force de travail en marchandise. Dans les lois sur les pauvres précédentes, les besoins en subsistances de la classe ouvrière étaient couverts par la combinaison des salaires versés par les employeurs et d’une série de secours paroissiaux. La nouvelle loi sur les pauvres unifia le salaire en supprimant ces formes de bienfaisance locale. A la place, elle offrait un choix tranché entre vivre du travail salarié et la “workhouse ». La “workhouse » était conçue aussi repoussante que possible pour en faire en réalité un non-choix. En conséquence, la classe ouvrière était dans une situation de pauvreté absolue. La satisfaction de ses besoins était entièrement subordonnée à l’argent, à l’obligation d’échanger sa force de travail contre un salaire. En conséquence son existence était entièrement dépendante de l’accumulation. Cela, défend Radical Chains, est l’existence spécifique, vraie, de la classe ouvrière à l’intérieur du capitalisme.
Pour Radical Chains c’est seulement lorsque l’existence subjective du prolétariat correspond à cet état de pauvreté absolue que le capitalisme est en accord essentiel avec la loi de la valeur originelle. Dés qu’il y a une modification dans cette relation, le capital entre en décadence.
La “Suspension partielle de la loi de la valeur »
Cette subordination totale de l’existence de la classe ouvrière à l’argent pousse la classe ouvrière à considérer ses intérêts comme complètement opposés à ceux du capital et, par conséquent, à développer des formes d’activités collectives qui menacent de détruire le capital. La menace est fondée sur le fait que la classe ouvrière, bien qu’atomisée par la loi de la valeur dans l’échange, est rassemblée par sa situation dans la production. La loi de la valeur essaie d’imposer le travail abstrait, mais la classe ouvrière peut tirer sa force de sa situation de travail particulier concret. L’idée de Radical Chains d’une auto-organisation du prolétariat promouvant la loi de planification découle de son existence de force productive socialisée. En réponse à l’action entière de la loi de la valeur, la classe ouvrière développe son propre projet alternatif, mettant en avant une société organisée sur la base de la planification des besoins.
La bourgeoisie reconnut l’inévitable et intervint avec “des substituts administratif à la planification”. Un aspect de “la suspension partielle de la loi de la valeur” c’est que la bourgeoisie accepte des formes de représentation de la classe ouvrière. Les syndicats responsables et les partis ouvriers furent encouragés. Au même moment, les rigueurs de la loi sur les pauvres furent abandonnées. Radical Chains relève l’annonce des formes extrêmes des structures social-démocrates de l’après deuxième guerre chez des membres clairvoyants de la bourgeoisie qui en lancèrent le mouvement longtemps à l’avance. A partir de la fin du XIX°s, des formes développées au hasard d’assistance aux pauvres commencèrent à supplanter la loi sur les pauvres. Entre 1906 et 1912 (au R U, n.d.t), le gouvernement libéral systématisa ce mouvement en une assistance administrative.
De telles réformes produisirent des modifications fondamentales de la loi de la valeur par le relâchement des conditions de la pauvreté absolue. Le salaire fut divisé en une partie demeurant liée au travail, tandis que l’autre était maintenant administrée par l’Etat. Il y eut un mouvement vers ce que Radical Chains appelle “la reconnaissance formelle des besoins” : c’est-à-dire que la classe ouvrière peut obtenir la satisfaction de ses besoins au travers d’instances administratives. Les procédures bureaucratiques, les institutions, pénètrent la vie de la classe ouvrière.
Le capital a maintenant deux côtés : la loi de la valeur et l’administration. Cette “suspension partielle de la loi de la valeur” représente un arrangement national avec la classe ouvrière. Le prolétariat mondial est divisé en sections nationales qui bénéficient de degrés variables de défense face à la loi de la valeur. Ceci a mis un terme à l’unification du prolétariat mondial en tant que classe révolutionnaire, mais a posé également une limite à la loi de la valeur qui doit agir mondialement.
Crise de la « suspension partielle de la loi de la valeur »
La classe ouvrière lutte à l’intérieur des formes de la suspension partielle de la loi de la valeur. Elle utilisa le plein emploi et le welfare pour augmenter les deux côtés du salaire. La direction administrative se révéla un moyen moins efficace de tenir la classe ouvrière en échec que la pure action du marché. Radical Chains relève les formes de lutte que les nouveaux courants rattachent à l’évidence au débordement par la classe ouvrière de son encadrement. Les 20 dernières années sont vues par Radical Chains comme la crise des formes de prévention du communisme à laquelle le capital a répondu en essayant de réunifier le salaire et de rétablir la loi de la valeur. Radical Chains ne voit rien d’autre dans les différentes luttes que des éléments situés dans une grande perspective théorique !
L’intérêt de la théorie de Radical Chains réside dans le fait que les développements concrets du XX°s sont expliqués par une combinaison de facteurs objectifs et subjectifs. La théorie révolutionnaire a tendance à ne voir apparaître l’aspect subjectif, la lutte de classe, que dans les périodes révolutionnaires ; aspect subjectif qui disparaîtrait sans laisser de traces à d’autres moments. Radical Chains comprend le subjectif comme inclus dans les formes de la prévention du communisme que sont le stalinisme et la social-démocratie, mais continuant à lutter et finalement les faisant exploser. Cette analyse semble avoir un côté révolutionnaire, Radical Chains l’utilise pour critiquer la tendance à être la gauche de ces formes de prévention du communisme, c’est-à-dire à en devenir complice. Toutefois, il y a une ambiguïté ici en ce que Radical Chains fait reposer son explication sur l’idée d’un procès sous-jacent, la planification comme effondrement de l’essence du capitalisme, avant d’être celle du communisme. Ceci, comme ils le soutiennent est exactement la structure qui conduit à la complicité de gauche avec le capital.
Cependant, avant de passer au problème théorique fondamental que Radical Chains hérite de Ticktin, nous devons relever quelques problèmes relatifs à leur compréhension historique de la montée et de la chute du capitalisme.
En un clin d’oeil
Radical Chains a raison de considérer que la nouvelle loi sur les pauvres fut l’expression des rêves de la bourgeoisie d’une classe ouvrière totalement subordonnée au capital. Ils imaginent que cette période de domination pure du capital, sa période adulte, dura environ 50 ans : commencée en 1834, elle s’acheva dans les années 1880 avec les balbutiements de la suspension partielle de la loi de la valeur dans le mouvement vers les premières formes occasionnelles de l’assistance aux pauvres.
Mais il y a une différence entre les intentions et la réalité. La nouvelle loi sur les pauvres, bien que décrétée en 1834, fut l’objet de résistance de la part de la classe ouvrière et des paroisses, de telle sorte que ce ne fut pas avant les années 1870 qu’elle fut réellement appliquée rigoureusement. Ainsi, en pratique, dès qu’elle fut appliquée pour de bon, la nouvelle loi sur les pauvres commençait à s’effriter. La meilleure étude sur ce point précis est le chapitre trois de “Ordre public et loi du travail” de Geoff Kay et James Mott (Mac Millan, 1982). Fondamentalement le point de vue de Kay et Mott est que l’application de la loi de la valeur au travail à travers l’échange salarial s’est toujours déroulée à l’intérieur d’une loi plus large appuyée par l’Etat. Radical Chains semble être très redevable des analyses de ce livre, pourtant Kay et Mott ne décrivent aucune pure subordination qui déclinerait. Parce que l’application du contrat de travail est toujours insuffisante, la force de travail refusant d’être une simple marchandise, il y a toujours différents freins qui doivent être développés. De ce point de vue il semblerait que l’apogée du capitalisme soit réduit à un peu plus de dix ou vingt ans. Dans une perspective historique, pour laquelle le féodalisme était terminé depuis quelques siècles, la maturité du capitalisme a duré le temps d’un clin d’oeil.
Contre cette idée selon laquelle le capitalisme adulte n’aurait duré pas plus de vingt ans à la fin du XIX°s et n’a depuis été qu’en décadence, on peut naturellement soutenir que le monde est devenu bien plus capitaliste pendant le XX°s qu’il ne l’était auparavant. Cette perspective pourrait être prouvée en prenant le développement du capitalisme non en termes de déclin de la loi de la valeur, mais dans les termes du passage de la subsomption réelle à la subsomption formelle du travail sous le capital et de la transformation concomitante de la prédominance de la production de plus-value absolue en prédominance de la production de plus-value relative.
Domination formelle et domination réelle
Dans la période dominée par la production de plus-value absolue, la contrainte sur le travail se limite à créer une misère suffisante pour pousser le prolétariat sous les portes de la fabrique. Dans la période où prédomine la production de plus-value absolue, le capital prend possession d’un procès de travail qui, bien que plus efficace grâce à son échelle, demeure essentiellement semblable à ce qu’il était avant qu’il ne s’en empare. A l’inverse, la plus-value relative exige que le capitaliste réorganise l’ensemble du procès de travail. On assiste à une révolution constante des forces productives ; la production devient spécifiquement capitaliste et domine l’ouvrier. Toutefois, dès que la plus-value relative devient prédominante, un scénario plus sophistiqué devient nécessaire. La relation entre capital et travail doit être reconstruite. La réduction du travail nécessaire exige la production de masse des biens de consommation. Une demande constante pour ces biens devient alors nécessaire pour le capital. En conséquence, la classe ouvrière devient importante non seulement pour le travail mais aussi pour la demande. En même temps, le bouleversement constant des moyens de production exige une force de travail plus instruite et une armée de réserve plus régulée.
Bien sûr, Radical Chains a raison de dire que ces transformations du capitalisme ont été également provoquées par la menace de l’auto-organisation du prolétariat. Mais l’idée qu’elles représentent malgré tout le déclin du capitalisme n’est pas justifiée. C’est seulement avec ces nouvelles méthodes d’administration de la classe que la plus-value relative pouvait effectivement être mise en place. Les phénomènes du Taylorisme et du Fordisme montrent que le capitalisme du XX°s, dans sa recherche de plus-value relative, avait encore en lui une grande vitalité. En fait, la croissance de l’après-guerre, durant laquelle le capitalisme se développa massivement, fondée sur le plein emploi et la liaison entre la croissance du niveau de vie de la classe ouvrière et celle de la productivité, est peut-être la période où les besoins de la classe ouvrière et l’accumulation furent à leur plus haut niveau d’intégration.
En fait, à partir de cette perspective, la nouvelle loi sur les pauvres était plutôt une forme de transition dans le développement du capitalisme. D’un côté elle était en harmonie avec la législation draconienne que le capital exigeait dans sa longue période d’émergence. D’un autre côté, elle créa un système national d’administration du travail. La multitude de bureaux d’administration qu’elle fit naître sont les précurseurs directs des corps administratifs qui sont venus les remplacer.
Ainsi, plutôt qu’une rupture brutale, il y a une grande continuité entre les institutions créées par la loi de 1834 et les structures bureaucratiques qui apparurent plus tard. Les formes de l’administration nationale systématique du travail qui furent créées par la nouvelle loi sur les pauvres, simplement pour discipliner la classe ouvrière, constituèrent le matériau de base pour des nouvelles relations de représentation, d’administration et d’intervention.
On a vu que la nouvelle loi sur les pauvres fut introduite pour répondre aux besoins d’une période de production de plus-value absolue. En outre, bien qu’elle fut proclamée en 1834, ce fut seulement dans les années 1870 que ces mesures remplacèrent totalement le système précédent d’assistance. Pendant ce temps, le capital s’était transformé et passait à sa période de prédominance de la production de plus-value relative, et cela réclamait de nouvelles formes de relations de travail.
Le problème sous-jacent à l’analyse historique de Radical Chains, c’est qu’ils prennent au mot l’époque capitaliste du laissez-faire. Ce ne fut qu’une idéologie individualiste qui fut immédiatement minée par le développement de formes sociales. L’idée d’une parfaite régulation des besoins nécessaires par la loi de la valeur est un mythe. La loi de la valeur et le capital ont été toujours entravés, premièrement par les formes de la propriété foncière et de la communauté qui le précédèrent et ensuite par la lutte de classe grandissant à l’intérieur de lui. Le capital est contraint de se rapporter à la classe ouvrière par d’autres moyens que le salaire, et l’État est son moyen nécessaire de le faire. La loi sur les pauvres a exprimé une stratégie de contrôle de la classe ouvrière : l’administration en exprime une autre. Dès que nous considérons la loi de la valeur comme toujours “embarrassée”, il s’ensuit que l’idée de sa suspension partielle perd sa signification.
Le fétichisme de la planification
Étant donné que Radical Chains cherche à souligner que la lutte est la relation entre la classe ouvrière et le capital, il peut sembler étrange qu’ils ne prennent pas en considération le passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital. C’est qu’une telle prise en considération non seulement mine leur engagement dans une théorie du déclin, mais encore contredit la trame conceptuelle qu’ils ont tissée à partir du marxisme classique à travers Ticktin. Pour étudier cela plus précisément nous devons brièvement revenir encore une fois aux origines de la théorie du déclin du marxisme classique.
Comme nous l’avons déjà noté, la notion d’un déclin objectivement déterminé du capitalisme s’enracine dans la préface à la “Contribution à la critique de l’économie politique” où Marx déclare que : “A un certain stade de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existant (…) De formes du développement des forces productives, ces rapports deviennent des entraves. Alors commence une époque de révolutions sociales.” Pour les marxistes classiques, au tournant du siècle, il sembla évident que les rapports sociaux de l’appropriation privée et du marché étaient en train de devenir des entraves à la socialisation croissante des forces productives. La force menant à la révolution fut donc comprise comme la contradiction entre d’un côté les forces productives réclamant la planification socialiste et de l’autre l’anarchie du marché et l’appropriation privée.
Naturellement, dans cela il y a implicitement l’idée que le socialisme ne devient justifié qu’une fois devenu historiquement nécessaire pour développer davantage les forces productives sur une base plus nationale et planifiée. Une fois que le capital a épuisé son potentiel de développement des forces productives sur la base de la loi de la valeur, le socialisme doit intervenir pour reprendre le flambeau du développement économique. Dans cette perspective, le socialisme n’est guère plus que le développement planifié des forces productives.
Il nous semble que, si la dialectique entre les forces productives et les rapports de production a peut-être été pour beaucoup dans le dépassement du féodalisme par la bourgeoisie, elle ne peut pas être la garantie du déclin du capital. Cette contradiction peut être à la racine des crises, mais cela ne pose pas pour autant une crise finale exigeant le socialisme comme résolution. Contrairement aux modes de production précédents, le capitalisme n’est pas attaché à un niveau ou à une catégorie de forces productives. Il est plutôt fondé sur leur bouleversement constant. Il crée une limite à son accumulation dans le fait qu’il ne peut que produire pour le marché. Cependant la limite que le capital se crée est une limite qu’il cherche constamment à dépasser. Le capital révolutionne sans cesse les rapports de production pour permettre leur expansion continuelle. Ce besoin de constamment transformer les rapports sociaux signifie que le capital est constamment amené à affronter la classe ouvrière. Un forme établie de compromis entre les classes ne peut jamais être maintenue indéfiniment. Il est possible que la crise crée les conditions dans lesquelles le prolétariat se met à opposer ses intérêts à ceux du capital. Mais également il est possible pour le capital de résoudre la contradiction à un niveau supérieur des forces productives. Le capital révolutionne ses propres relations pour continuer à développer les forces productives. La perspective des forces productives est celle du capital, pas celle du prolétariat. La perspective prolétarienne est celle d’une rupture consciente d’avec cette contradiction qui autrement se perpétue.
Prendre l’affirmation de Marx dans la “Préface” comme justification de la thèse du déclin, c’est confondre le déclin en tant qu’abstraction logique et un processus historique de déclin. Le capitalisme contient en lui-même la possibilité logique / réelle du déclin : c’est-à-dire défétichisation de la loi de la valeur et création d’une libre association de producteurs à sa place. Mais voir cette possibilité comme un fait historique, une époque, c’est la réification : le procès d’une partie du capital (c’est-à-dire le prolétariat) allant au delà du capital est réifié en quelque chose à l’intérieur du capital et de ses changements de formes. Ce n’est pas pour dire que la défétichisation et donc le communisme sont une possibilité ahistorique n’ayant aucune relation avec le développement du capitalisme et des forces productives. Dans le marché mondial et dans la réduction du travail nécessaire, le capital crée les bases du communisme ; mais il n’y a pas de niveau technique des forces productives à partir duquel le communisme devient inévitable et impossible tout développement ultérieur du capitalisme. Il y a une relation organique entre la lutte de classe et le développement du capital. De temps en temps, le rapport entre le développement du capital et la classe atteint un point de rupture possible. Les révolutionnaires et la classe tentent leur chance ; si la vague échoue à aller au delà du capital, le capital se poursuit à un niveau supérieur. Le capitalisme se restructure pour neutraliser la composition de classe qui l’a menacé : il prend des formes différentes. Le développement ultérieur des forces productives est dans un sens, ensuite, la récompense fatale des révolutions qui ont échoué.
Toutefois, considérer l’histoire en termes de contradiction entre le développement des forces productives et les rapports sociaux existants, où chaque forme de société doit être remplacée par une suivante qui permet la poursuite du développement des forces productives, c’est prendre le point de vue du capital. En présentant cette vision, Marx a cherché à retourner la perspective du capital contre lui-même. Marx a cherché à montrer que, comme les sociétés précédentes, le capitalisme en viendra à imposer de façon répétée des limites au développement des forces productives et donc ouvrira la possibilité de son propre dépassement dans ses propres termes.
Du point de vue du capital, l’histoire n’est rien de plus que le développement des forces productives ; ce n’est qu’avec le capitalisme que la production se convertit pleinement en une puissance étrangère apparaissant comme une puissance abstraite par rapport aux besoins et aux désirs humains. Le communisme doit non seulement entraîner l’abolition des classes mais aussi l’abolition des forces productives comme puissance séparée.
En voyant le socialisme comme le développement planifié rationnellement des forces productives, en opposition à l’anarchie du marché capitaliste, les marxistes classiques ont fini par adopter la perspective du capital. C’est cette perspective qui permit aux bolchéviques d’accomplir les tâches d’une pseudo bourgeoisie une fois qu’ils eurent pris le pouvoir en Russie, cela les engagea dans le développement des forces productives à tout prix. La logique de cette perspective a été peut-être développée au maximum par Trotski qui, à travers son appui à l’introduction du taylorisme, à la direction unique, à la militarisation du travail et par l’écrasement de la révolte de Kronstadt, démontra de façon conséquente son engagement à développer les forces productives par dessus et contre les besoins de la classe ouvrière.
Ayant été, depuis longtemps, un trotskiste convaincu , il n’y a pas de problèmes pour Ticktin à identifier le socialisme et la planification. En fait, en restaurant le marxisme classique et en développant la contradiction entre la planification et l’anarchie du marché, Ticktin puise largement dans le travail de Préobrajensky qui, avec Trotski, fut le théoricien en chef de l’opposition de gauche dans les années 1920. C’est Préobrajensky qui le premier développa la distinction entre la loi de la planification et la loi de la valeur comme les deux principes concurrents de la régulation économique dans la période de transition du capitalisme au socialisme. Ce fut sur la base de cette distinction que Préobrajensky développa les arguments de l’opposition de gauche en faveur du développement rapide de l’industrie lourde aux dépens du niveau de vie de la classe ouvrière et de la paysannerie. Arguments qui furent plus tard mis en pratique sous Staline, après l’élimination de l’opposition de gauche. Ce fut l’engagement de Staline dans la planification qui conduisit Trotski et le trotskisme orthodoxe (avec une multitude d’intellectuels socialistes occidentaux) à considérer l’URSS comme progressiste. La “rupture” de Ticktin avec cette tradition consiste à proclamer que l’URSS n’a ni planification ni marché. Ticktin prétend que pour Lénine et Trotski la planification est nécessairement “démocratique”. Mais le soutien de Lénine au taylorisme, l’appel de Trotski à la militarisation du travail, montrent que très tôt les idées bolchéviques concernant la planification ne peuvent pas si facilement être distinguées de leur version stalinienne. Simplement insister pour ajouter le mot “démocratique” au projet socialiste du développement planifié des forces productives est clairement hors de propos. Le capital comme rapport social est tout à fait compatible avec la démocratie. Le communisme se définit par son contenu, l’abolition du travail salarié, non par une forme. L’incorrigible trotskisme de Ticktin est clairement exposé dans “Ce que pourrait être une société socialiste” (Critique n° 25). Cela comprend, après la prise du pouvoir, “l’élimination graduelle du capital financier”, “la graduelle résorption de l’armée de réserve de chômeurs”, “la nationalisation des grandes entreprises et leur socialisation graduelle.” !!
Pour Radical Chains, adopter l’idée que nous sommes dans la période de décadence du capitalisme et corollairement dans la transition au socialisme, durant laquelle la principale contradiction est celle entre la loi de la valeur et celle de la planification, est beaucoup plus problématique. Un point important dans les perspectives de Radical Chains est leur tentative de rejeter les positions politiques traditionnelles de la gauche, particulièrement celles du léninisme. Cela est exprimé clairement dans des articles comme “ L’économie politique cachée de la gauche”, où ils insistent résolument sur l’auto-activité de la classe ouvrière et attaquent la thèse léniniste de la passivité de la classe ouvrière et la nécessité d’une discipline extérieure imposée. Pourtant ceci est sapé à la base par leur adhésion au “bon marxisme” de Ticktin.
En conséquence, nous trouvons que, décortiquée de façon critique sur la question de la planification, la position de Radical Chains devient à la fois difficile à tenir et hautement ambiguè. Leur façon de défendre la planification consiste à l’identifier potentiellement à l’auto-émancipation. Ils nous demandent de faire la révolution au nom de la planification et soutiennent que réellement cela est juste parce que : “La planification est l’existence sociale de la libre association du prolétariat et, au delà, la forme humaine de l’existence.” Mais la planification est la planification. La libre association du prolétariat est la libre association du prolétariat. Malgré tous leurs efforts, en refusant de rompre avec la problématique développée par Ticktin, Radical Chains en arrive à critiquer les idées de la gauche sur la planification à partir du point de vue de la planification. Pour nous ce marxisme gauchiste classique ne doit pas être revitalisé mais détruit. Cela signifie critiquer sa problématique elle même.
Pour nous le marché ou la loi de la valeur ne sont pas l’essence du capital ; son essence est plutôt l’autovalorisation de la valeur : c’est-à-dire l’essence du travail aliéné. Le capital est avant tout une organisation du travail aliéné incluant une combinaison d’aspects relevant du marché et d’aspects relevant de la planification. Le capitalisme a toujours eu besoin de la planification et du marché. Le XX°s a révélé une tension constante entre le marché capitaliste et les tendances à la planification. La gauche s’est identifiée avec un pôle de ce procès : la planification. Mais notre projet ne se réduit pas à la planification. Le communisme est l’abolition de tous les rapports sociaux capitalistes, ceux du marché et ceux de la planification aliénée. Naturellement, une certaine forme de planification sociale est un préalable nécessaire au communisme : mais l’intérêt n’est pas la planification en tant que telle, en tant qu’activité séparée et spécialisée, mais la planification au service du projet de la libre création de nos vies. L’essentiel doit être la production de nous mêmes, pas des choses. Non la planification du travail et du développement des forces productives, mais la planification de notre libre activité au service de la libre création de nos propres vies.
Pour conclure sur “Radical Chains”
Avec Radical Chains nous avons affaire à la restauration la plus récente et peut-être la plus sophistiquée de la théorie marxiste classique de la décadence. Pourtant, pour nous, une telle tentative d’unifier une théorie marxiste objectiviste avec les théories les plus orientées vers la lutte de classe apparues dans les années 60 et 70 a échoué, les laissant dans une position de compromission politique. Avec Radical Chains notre odyssée s’achève et nous pouvons esquisser une sorte de conclusion.
En Conclusion
Le capitalisme est-il en décadence ? Se mettre au clair avec les théories du déclin du capitalisme a eu pour conséquence de se mettre au clair avec le marxisme. Un des aspects essentiels de la critique de Marx de l’économie politique fut de montrer comment les rapports de la société capitaliste ne sont ni naturels ni éternels. Au contraire, il montra comment le capitalisme était un mode de production transitoire. Le capital se déploie lui-même comme transitoire. Sa négation est à l’intérieur de lui-même, et il existe un mouvement qui l’abolit. Toutefois, la théorie de la décadence n’est pas la nôtre. Elle se concentre sur le déclin comme une période à l’intérieur du capitalisme, et identifie le procès de dépassement du capital à des transformations dans les formes du capital, plutôt qu’à la lutte contre lui.
Le déclin ne peut être vu comme une période objective du capitalisme, on ne peut voir non plus l’aspect progressiste du capital comme une phase de jeunesse maintenant passée. Développement et décadence du capital ont toujours été deux aspects unifiés. Le capitalisme a toujours inclus un processus négatif de décadence de la marchandisation de la vie par la valeur. Il a aussi inclus la création de la classe universelle, riche en besoins et avec le besoin ultime d’une nouvelle façon de vivre au delà du capital.
Le problème avec l’orthodoxie marxiste est qu’elle ne recherche pas la condamnation du capital dans les formes collectives de l’organisation et de la lutte du prolétariat mais dans les formes de la socialisation capitaliste. Il impose un modèle d’évolution linéaire sur le passage du capitalisme au socialisme. Le mouvement révolutionnaire vers le communisme comprend des ruptures ; la théorisation du déclin du capitalisme passe à côté de cela en identifiant ce mouvement à des aspects du capital. Comme Pannekoek l’a fait ressortir, le déclin réel du capitalisme est l’auto-émancipation de la classe ouvrière.
Notes de la première partie
(Pour les deux parties suivantes, les notes sont intégrées dans le cours du texte).
1 Une conception réformiste a aussi été largement répandue selon laquelle le grand développement de la socialisation des forces productives et la croissance du welfare témoignent de ce que le développement vers le socialisme est un processus inévitable.
2 Là, Marx écrit : » Les principes qui guident mes études peuvent être résumés ainsi: Dans la production sociale de leur existence les hommes entrent dans des relations définies qui sont indépendantes de leur volonté, à savoir des rapports de production adéquats à un stade donné du développement de leur force matérielle de production (…) A un certain stade de développement les forces productives matérielles de la société entrent en conflit avec les rapports de propriété dans le cadre desquels elles avaient agi jusque là. De formes de développement des forces productives ces rapports deviennent une entrave. Alors commence une ère de révolution sociale(…) Aucun ordre social n’est jamais détruit avant que toutes les forces productives pour lesquelles il était suffisant n’aient été développé. Les nouveaux rapports de production supérieurs ne remplacent jamais les anciens avant que les conditions matérielles pour leur existence aient mûri dans les formes de l’ancienne société(…) Sur un tableau des grandes lignes les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être considérés comme des époques marquant le progrès du développement économique de la société » (« Préface à la contribution de la critique de l’économie politique. »).
3 Brochure du CCI: « La décadence du capitalisme«
4 « L’agonie du capitalisme et les tâches de la 4° Internationale » 1936
5 Notre tâche est de contribuer à la théorie révolutionnaire du prolétariat que, ni le marxisme orthodoxe, ni l’anarchisme ne représentent, mais le courant marxiste du mouvement ouvrier historique a développé les idées les plus importantes auxquelles nous avons besoin de nous référer.
6 Bien sûr si Bakounine n’avait pas donné à Freiligrath son exemplaire de « La Logique » de Hegel qui l’envoya à Marx, Marx ne serait pas arrivé à une pareille compréhension totale du capitalisme!
7 Capital III
8 L’idée selon laquelle Le capital était un travail complet fournissant une description totale de la fin du capitalisme fut adoptée par les disciples mais pas par Marx lui-même. Un jour Kautsky lui demanda quand il présenterait ses travaux complets, Marx lui répondit qu’ils devaient d’abord être écrits!
9 Kautsky niait que le marxisme contînt une théorie de l’effondrement, mais en défendait une tout de même.
10 Réforme ou Révolution.
11 Les schémas de la reproduction de Marx dans le livre II du Capital repèrent certaines proportions qui doivent exister entre la production des moyens de production et celle des moyens de subsistance si la reproduction capitaliste s’effectue.
12 L’accumulation du capital.
13 Lénine n’était pas particulièrement à gauche, c’était un bon marxiste type « Deuxième Internationale », oeuvrant dans les conditions russes, qui voyait en kautsky un traître à la position proprement social-démocrate (par conséquent capitaliste d’Etat).
14 Voir Coletti « Bernstein et le marxisme de la Deuxième Internationale » in « De Rousseau à Lénine«
15 (à l’exception du C.C.I.)
16 Lénine avançait qu’il n’était pas suffisant pour le prolétariat de réagir subjectivement à la guerre, la guerre elle-même doit préparer les bases objectives du socialisme. » La dialectique de l’histoire est telle que la guerre par la transformation extrêmement rapide du capitalisme monopoliste en capitalisme d’Etat a, de cette façon, extraordinairement avancé l’humanité vers le socialisme, la guerre impérialiste est la veille de la révolution socialiste. Et ce n’est pas à cause des horreurs que la guerre pousse à la révolte prolétarienne aucune révolte ne peut amener le socialisme à moins que les conditions économiques ne soient mûres mais parce que le capitalisme monopoliste d’Etat est une préparation matérielle complète du socialisme, le seuil du socialisme, et échelon sur l’échelle de l’histoire entre ce dernier et celui qu’on appelle socialisme il n’y a pas d’échelon intermédiaire »
« La catastrophe imminente et comment l’éviter » Lénine. Oeuvres complètes.
17″L’impérialisme stade suprême du capitalisme »
18 Lénine Ibid.
19 Hilferding « Le capital financier »
20 Grossman: « La loi de l’accumulation et l’effondrement du système capitaliste: Ce sont aussi une théorie des crises.
21 Lénine « Les bolcheviks peuvent-ils garder le pouvoir? » Ibid.
22 Estce une limite de la critique situationniste quand elle dit » La théorie de Trotski était celle d’une « révolution permanente limitée » quand il fallait une » théorie généralisée de la révolution permanente ».
23 Lénine Idem
24 Voir Bologna » Composition de classe et la théorie du parti à l’origine de mouvement de conseils ouvriers » in Telos.
25 C’est pourquoi l’affirmation de Marx selon laquelle » La plus grande force productive c’est la classe révolutionnaire elle-même » est si importante.
26 Comme le remarque Marx dans les Grundisse : « Les forces productives et les relations sont les deux côtés de l’individu social ».
27 Le mot décadent semble adéquat à un système qui envoie des millions d’hommes à la mort mais ce serait glisser vers une utilisation morale du terme que les promoteurs de la théorie auraient été les premiers à rejeter.
2829 30 La révolution trahie
31. Le seul groupement trotskiste a avoir adhéré à une théorie d’une Union Soviétique capitaliste d’Etat a largement discrédité cette analyse en continuant de soutenir un programme capitaliste d’Etat, c’est à dire une idée de la Deuxième Internationale. Dans la 2° partie, nous montrerons que le révisionnisme du parti néo-trotskiste S.W.P.( International Socialism ) est douteux et équivaut à une rupture insuffisante.
32. Les capitalistes obtiennent leur profit en faisant travailler les ouvriers plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour reproduire leurs salaires. Le taux d’exploitation est alors le ratio entre le surplus de travail que les ouvriers sont forcés d’accomplir et le travail nécessaire c’est-à-dire ce qui représente leur salaire. En terme de valeur, ceci peut être exprimé comme plusvalue/capital variable (salaire) S/V. Toutefois les travailleurs maintiennent aussi la valeur de la machinerie et des matériaux entrant dans la production au moment même où ils créent la valeur nouvelle : V et la plus value : S . La tendance du capitalisme est d’augmenter la composition organique du capital, augmentation de C par rapport à V. Comme le taux de profit est S/(C+V) si C augmente le taux de profit baisse. Ce n’est bien sûr vrai que comme tendance et l’interaction avec les contretendances (comme une augmentation de l’exploitation et la dévalorisation du capital fixe) doit être prise en compte. A un niveau abstrait on peut dire que cette tendance existe mais alors un procès de déclin inexorable peut en être déduit et c’est précisément l’élément essentiel de l’argumentation.
33 La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste est aussi une théorie des crises. P 33.
34.H.Grossman: « Die Anderung des ursprunglischen Aufbauplans des Marxschen « Kapitals » und ihre Ursachen » cité par Rubel dans « Sur karl Marx »
35. Réédité dans: « Capital and Class » n° 1 1977.
36 (note pour les lecteurs de Aufheben) Le livre de Grossman vient d’être traduit en anglais avec une introduction d’un membre du RCP.(Parti Communiste Révolutionnaire)
37.L’agonie mortelle…
38. « La guerre durera jusqu’à ce qu’elle détruise toutes les ressources de la civilisation ou jusqu’à ce qu’elle se brise la tête sur la révolution » (Ecrits de 193940). Il était aussi certain que le renversement de l’oligarchie stalinienne serait un résultat de la guerre. Essayant d’arranger cette contradiction particulière avec la pensée du maître les américains du S.W.P. furent amenés à proclamer en novembre 1945 que le pronostic était vrai et que la guerre mondiale n’avait pas cessée.
39. In: Défense du marxisme
40. Le S.W.P. aime à dire qu’avec la théorie de l’économie d’armements permanente il échappe à la problématique de la crise imminente du trotskisme orthodoxe. En fait la théorie de l’économie d’armements permanente avait été introduite à l’origine comme bouchetrou pour expliquer le délai temporaire de la grande dégringolade, comme l’effondrement ne cessait pas de ne pas arriver le S.W.P. (à l’époque le groupe de la Socialist Review) élabora graduellement cette notion pour en faire une théorie complète.