PROPHÉTIES (Isabelle Larouche)
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Parfois, sans raison cohérente, le temps s’emballe, file à vive allure, précipitant les événements. Quoi qu’on fasse. Qu’on le veuille ou non. Le destin des gens parait relié à une sorte de mécanique compliquée, tels les engrenages d’une horloge géante.
(pp 97-98)
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YSENGRIMUS — L’auteure québécoise Isabelle Larouche, qui se consacre depuis plusieurs années à la littérature jeunesse, soulève dans le présent ouvrage (paru en 2017) la question dialectique (osons le mot) de l’implémentation sociale de la pensée magique. Ici, une vieille montréalaise intemporelle, une itinérante bossue et discrète, arrive à jeter, de façon calculée, planifiée et méthodique, des sorts favorables autour d’elle. Ces enchantements positifs se manifestent à l’aide d’un petit déclencheur, le fameux objet magique des vieux contes. Il existe un nombre indéterminé de ces déclencheurs magiques. Il s’agit de clefs antiques miniatures en or fin. Elles sont toutes petites et elles ouvrent les serrures de portes donnant sur des espaces d’allure ordinaires, certes, mais tous petits, eux aussi, et susceptibles de transmettre le flux magique en cause, si un ensemble précis de conditions favorables est réuni. Voilà pour le monde idéel. La finesse de la démarche fictionnelle, ici, consiste justement dans les contraintes pratiques rencontrées par la vieille dame aux clefs. Les susdites contraintes sont matérielles et socio-historiques. Si la vieille magicienne détient d’autorité les clefs enchanteresses, il lui faut obligatoirement des artisans locaux pour lui construire les serrures que lesdites clefs ouvriront. De fait, notre vieille montréalaise enchantée ne peu pas imposer sa magie comme on le ferait de facto en sucrant les fraises de je ne sais quel perlimpinpin inexorable et omnipotent. Rien à faire, cette mystérieuses bossue au long manteau noir élimé n’est tout simplement pas le père Noël.
C’est trop comme dans les contes de fées, ce que vous me dites là! Vous n’allez quand même pas essayer de me convaincre que le père Noël existe aussi, non!
(p 167)
Bon, alors, donc, la magie se travaille. Elle s’acquiert au fil du développement historique et s’immerge en lui. Si les choses sont ainsi, c’est que le monde réel, solide, armaturé, social, et complexe, fait dépôt et il se doit de faire corps avec la belle idée, pour que l’effet magique sorte enfin de son enfance. Notre vieille dame doit donc faire équipe avec un ou plusieurs représentant(s) du monde socio-historique matériel. En un mot, notre bossue lente et prudente doit se trouver des complices, des adjuvants physiques, au dessus de tous soupçons, et solidement impliqués dans leurs communautés respectives. Ces aides fabriqueront pour elle des portions de réalité physique (souvent les petites serrures et les petites portes pour les petites clefs ainsi que le contenu subtil et fin de ce qu’il y a derrière, mobilier, tapisseries etc). Ce sont ces objets façonnés de mains humaines qui permettront à la pulsion magique de prendre corps. Notre matoise petite vieille doit fatalement rencontrer des gens, gagner leur confiance, établir des réseaux, faire équipe, comme une sorte de discrète et industrieuse salonnière des rues. La magie n’est pas un absolu béat. C’est, au contraire, un dispositif chambranlant, compliqué, corrélé, impliquant un travail aussi collectif que peu visible car, bondance, par-dessus le tas, il faut parvenir à mettre tout ce bien-être en place sans passer pour des olibrius, des cambrioleurs ou des fous. Mise en confiance, la petite vieille ne parle pas autrement de ses petites portes.
Par ces nombreuses portes, que nous construisons, ajoute-t-elle, passeront des énergies créatrices et bienfaitrices. Elles enveloppent la Terre depuis le début des temps, mais les idées modernes les nient et les étouffent. C’est par ces portes que nous ferons entrer le courage, la force, la lucidité et la liberté, ce qui nous permettra d’aller au bout de nos rêves!
(p 163)
Or Isabelle Larouche ne se contente pas de discrètement présider à la rencontre de l’Idée et de la Matière, dans ce petit ouvrage optimiste, bricoleur et rêveur. Elle bricole elle aussi, dans son monde qui est celui… du texte. En effet, on nous convie, en plus, avec Prophéties, à une très intrigante rencontre alternée des genres. Jugez-en. L’ouvrage est subdivisé en quatre parties. Il vaudrait peut-être mieux parler de quatre périodes, vu que chacune de ces portions de récit correspond en fait à une tranche historique. Or, elle correspond aussi à un genre textuel spécifique. Détaillons ceci.
Partie 1: L’écrivain. Année du récit: 1929. Lieu: Verdun (Montréal). Genre exploré: le Fantastique (pp 13-115). Les protagonistes évoluent ici dans le contexte réaliste et sociologiquement saillant d’un (des futurs) arrondissement de Montréal, lors de la Grande Dépression. Des gens perdent leur boulot, doivent réorganiser leur vie et chercher de l’emploi, en manifestant solidarité et patience. Tout tourne autour des écluses du Canal Lachine et du milieu prolétarien y évoluant. Le fantastique s’installe graduellement avec l’apparition de discrètes manifestations magiques tournant autour des petites clefs miniatures données en cadeau de façon sélective par notre vieille dame qui, elle, servira de fil conducteur aux quatre récits. La magie instille sans bruit des éléments de bien-être qui parviennent à affronter et résorber la misère.
Partie 2: L’architecte. Année du récit: 2022. Lieu: Westmount. Genre exploré: l’Anticipation (pp 117-190). Ici on entre en anticipation proche. Le changement climatique que nous connaissons déjà s’aggrave subitement. Il provoque des inondations de plus en plus dévastatrices qui entraînent des perturbations majeures dans l’organisation de l’espace urbain. Le monde est en mutation abrupte et cette phase climatique est le moteur d’une nouvelle crise. Le principal protagoniste, futur architecte, sera invité à construire de-ci de-là des petites portes aux petites clefs, en corrélation avec l’aventure architecturale éco-adéquate qu’il est à conceptualiser. La perturbation critique a même certains avantages. Elle rapproche la famille bourgeoise, en la raccordant plus intimement sur les besoins réels et en la distançant du fric, du crispé et du futile.
Partie 3: Le musicien. Année du récit: 2104. Lieu: Laval. Genre exploré: la Science-fiction (pp 191-237). Nous voici dans l’espace et dans l’univers serein mais tendu de la coopération internationale. Un aérolithe fonce vers la terre et il faudra le démembrer pour à la fois éviter qu’il ne percute notre monde et pour disposer ses fragments pulvérisés en anneaux comme filtre climatique bonifiant. La solution trouvée est entre les mains d’un jeune lavalois qui arrive, avec des notes de guitare, recentrées dans son ordi, à péter du granit. Notre protagoniste se retrouve donc dans une de nos nombreuses stations orbitales pour réaliser sa mission. Ambiance à la 2001, en plus optimiste. En se préparant à sauver le monde, notre Peter Frampton futuriste pense à son amoureuse restée sur terre. Elle a des petites clefs magiques en sa possession… ou non…
Partie 4: La métamorphose. Année du récit: 2254. Lieu: Parc Lafontaine (Montréal). Genre exploré: le Conte de Fée (pp 239-273). On comprend maintenant que la vieille dame aux clefs est un personnage immortel. Mais c’est une petite fille du vingt-troisième siècle qui va nous permettre de mener à terme, dans nos consciences, la quête de la bonne montréalaise et de son secret. C’est un secret douloureux. C’est un secret punitif. C’est un secret qui engage la problématique de l’amour. Les petites clefs d’or permettent à la vieille tireuse de tarots de susciter des prophéties optimistes localisées, et cela aide les autres. Mais son sort à elle, qui s’en préoccupe? La bambine de ce futur lointain (ce futur qui est entièrement celui des petites filles) va nous permettre de finalement conclure. La vieille dame est une fée et les contraintes armaturées du monde des fées s’imposent à elle depuis la nuit des temps. Je ne vous en dis pas plus.
Rédigé dans un style sobre et précis, l’ouvrage est agrémenté d’une illustration en couleur (page couverture) de l’illustratrice Jocelyne Bouchard représentant notre mystérieuse vieille dame assise sur un banc de parc, en train de manipuler ses cartes de tarot.
Fiche descriptive de l’éditeur:
Cette pauvre vieille assise sur un banc avec son jeu de tarot semble insensible aux saisons. Les passants la voient tous les jours sans trop se poser de questions. Pourtant, elle aurait tant à dire. Mais qui est-elle vraiment? Plusieurs disent que si elle croise votre regard, et que vous lui parlez, il est probable qu’elle vous offrira un cadeau que vous ne pourrez jamais oublier. Une histoire tendre remplie de doux mystères. Pour ceux et celles qui croient en la magie et en l’amour éternel.
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J’ai lu ce roman sur une plage, cet hiver. J’étais tellement captivée que mon mari l’a aussi lu. Tous les deux captivés, nous en avons discuté. Captivant, bien écrit, ce livre nous laisse beaucoup d’images positives dans la tête. Bravo à l’auteur, et à l’éditeur Phoenix.