7 au Front

Immigration et lutte des classes

Par Bouamamas.  Le 22.04.2019.  Son blogue : https://bouamamas.wordpress.com/2019/04/22/immigration-et-lutte-des-classes/

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24,04.2019.IMMIGRATION-English-Italian-Espagnole-Portuguese

 

Les polémiques sur une immigration qui volerait le travail des nationaux et son instrumentalisation par le patronat pour faire pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail de ceux-ci sont récurrentes. Elles resurgissent à chaque campagne électorale et donnent lieu à des affirmations allant dans toutes les directions. Il n’est pas inutile de rappeler quelques fondamentaux. 

 

Accroitre la concurrence, réduire les conditions de vente

 
La mise en concurrence généralisée des forces de travail est une des caractéristiques du mode de production capitaliste. Pour ce faire, toutes les différences (d’âge, de sexe, d’origine nationale, d’ethnie, de culture, de scolarité, etc.) constituent des facteurs sur lesquels s’appuie la classe dominante dans son travail inlassable pour empêcher l’émergence d’une conscience commune d’appartenance à une même classe sociale. L’unité de la classe ouvrière n’est donc pas une donnée première (innée), mais au contraire le résultat d’un travail politique et idéologique d’unification, un vecteur acquit et un construit. Sans un tel travail d’édification, la classe ouvrière serait divisée, parcellisée et hiérarchisée en de multiples catégories : travailleurs précaires et travailleurs stables, nationaux et immigrés, jeunes travailleurs et vieux à la lourde ancienneté, homme et femme prolétaire, etc. En raison des préjugés hériter de l’histoire le clivage entre la partie « nationale » de la classe ouvrière et sa partie « immigrée », reste un des principaux instruments de division.
 

Pour saisir les enjeux des transformations actuelles liées à la nouvelle phase de mondialisation capitaliste, il convient d’avoir à l’esprit le modèle antérieur et la place qu’y tenait l’immigration. Compte tenu de la taille limitée de cet article, nous résumons à trois les fonctions jouées par la force de travail immigrée au sein du processus de production et de reproduction du capitalisme.

 

L’instance économique : la force de travail immigrante comme variable d’ajustement structurel

 
Les débuts du mode de production capitaliste sont marqués par la quête de force de travail (salarié). En fonction des réalités nationales, les réponses vont être différentes. En Angleterre la ruine de l’économie paysanne c’est-à-dire l’expropriation organisée des petits paysans fut la réponse principale. Elle ne fut cependant pas la seule comme en témoigne la forte immigration ouvrière irlandaise du fait de la situation coloniale de ce pays. En France la faiblesse démographique, mais aussi les capacités de résistance de la petite et moyenne paysannerie depuis la révolution de 1789 (dont il ne faut pas oublier le caractère agraire et antiféodal) orienta la soif du capital en force de travail vers un appel à l’immigration. Aux É.-U. la colonisation qui fut dans le même temps une exportation du mode de production capitaliste, le besoin de force de travail se traduisit par l’appel massif à l’esclavage noir et à l’immigration de paysans européens. La fonction d’ajustement de l’immigration commence ainsi dès l’aube du capitalisme dans des formes et des ampleurs différentes selon les spécificités nationales et les besoins spécifiques du développement du mode de production capitaliste.
 
Mais la fonction d’ajustement de l’immigration ne s’arrête à ce premier âge du capitalisme. La tendance à la circulation du capital vers les secteurs à forts profits a pour conséquence le besoin de faire circuler la force de travail. Ce besoin de circulation se heurte au rapport de forces entre le capital et le travail à chaque moment historique dont une des dimensions est la lutte des travailleurs pour les sécurités sociales = (luttes pour la vente de leur force de travail, incluant les conditions de sa formation-éducation – son entretien-soins de santé – sa reproduction élargit. NdE).  La lutte entre le capital et le travail peut ainsi se lire également comme antagonisme entre le besoin de circulation de la force de travail pour le bénéfice du capital et revendications de services sociaux pour la reproduction des travailleurs. La force de travail immigrée est ainsi une nécessité du capitalisme non seulement en termes de besoin quantitatif de force de travail, mais également en termes de disposition de cette force de travail au bon endroit, dans les bons secteurs, etc. c’est-à-dire que jusqu’à nos jours, la force de travail immigrée a toujours gardé sa fonction d’ajustement structurel. (Pour le capital, la force de travail est un facteur de production au même titre que l’énergie ou la machinerie et le minerai. NdE).
 
Pour illustrer cette fonction, citons le directeur de la Population et de la Migration, Michel Massenet résumant en 1962 le besoin massif d’une force de travail immigrée :

« La concurrence dans le marché commun ne sera supportable que si notre pays dispose d’une réserve de main-d’œuvre lui permettant de freiner l’inflation salariale. Un apport de travailleurs jeunes non cristallisés par l’attachement à un métier ou par l’attrait sentimental d’une résidence traditionnelle augmente la mobilité d’une économie qui souffre des « viscosités » en matière de recrutement de main-d’œuvre. »

 
Simplifions ce vocabulaire autour des trois idées clés : 1) les travailleurs nationaux sont trop organisés et combattifs pour leur imposer une baisse des salaires et des conditions de travail trop drastiques; 2) Ils considèrent comme des acquis « inviolables » des concessions liées à leur métier et au fait d’avoir un logement décent; 3) Il est plus facile de constituer une nouvelle strate inférieure dans le monde du travail (qui ne bénéficiera pas de ces concessions et qui par l’insécurité et la discrimination restera vulnérable et malléable. NdE).
 
Dès cette période et de manière organisée, la stratification du monde du travail à partir du marqueur de la nationalité et de l’origine ethnique fut posée. Cette fonction économique d’ajustement peut se formaliser dans la formule suivante : «premiers licenciés, derniers embauchés». Les restructurations et les crises de surproduction cycliques sont l’occasion de licenciements massifs de la force de travail immigrée, rendue ainsi disponible pour migrer une nouvelle fois, mais cette fois-ci vers d’autres secteurs économiques et/ou géographiques. Les périodes de reprise économique (et l’incertitude qui pèse toujours sur leur durée et leur ampleur) sont pour les mêmes raisons des moments d’embauches importantes de la force de travail immigrée.
 
D’autres catégories de la population jouent également cette fonction d’ajustement : les femmes, les jeunes, et les chômeurs (et désormais les retraités. NdE). Ces catégories ont en commun d’être plus précarisées que le reste du monde du travail, c’est-à-dire de disposer de capacités moindres de résistance face à l’instabilité imposée par les besoins du capital.  À l’exploitation commune à tous les travailleurs s’ajoute pour ces catégories une surexploitation. La question de la place de ces catégories dans les organisations syndicales et politiques est donc à poser, de même que celle de la place de leurs revendications dans l’agenda de ces organisations. Faute de la prise au sérieux de ces questions un décalage grandissant s’insinue entre les différents segments de la classe ouvrière.
 

L’instance politique : la force de travail immigrée comme modalité de gestion des rapports de classes

 
La seconde fonction dévolue à l’immigration dans la logique du mode de production capitaliste est politique. Elle consiste à utiliser la force de travail immigrée pour affaiblir les résistances ouvrières. Cela est rendu possible par l’existence d’un droit du travail et d’un droit civil à plusieurs vitesses sous législation bourgeoise (NdE), complété par un système de discrimination systémique contraignant certains segments de la classe prolétarienne à accepter des conditions salariales et de travail inférieures à celles que le rapport de forces a obtenues pour le reste de la classe.  De manière générale la force de travail immigrée est utilisée pour « dégager » les ouvriers nationaux des postes de travail les plus pénibles, les plus flexibles, les plus dangereux, les plus instables. Cet aspect est repérable dans la statistique des maladies professionnelles, des accidents du travail et de l’espérance de vie.
 
La force de travail immigré est ainsi un élément de négociation entre les organisations syndicales et le patronat. Ainsi, certaines concessions accordées aux ouvriers nationaux sont consenties en contrepartie d’un traitement discriminatoire de la composante immigrée de la classe ouvrière (NdE). Le chauvinisme, l’ethnocentrisme et le racisme bourgeois sont alors des arguments idéologiques visant à présenter comme «naturel et répondant aux valeurs nationales» ces discriminations qui vont à l’encontre des intérêts de la classe prolétarienne (NdE). L’argument du nationalisme (de gauche comme de droite. NdE) est utilisé pour masquer l’intérêt de classe. À la division entre un « nous » ouvrier et un « eux » capitaliste est substituée un clivage entre un « nous » national et un « eux » immigré.
 
Citons le cas français à titre d’exemple. Pendant toute la durée des dites « trente glorieuses » le niveau de vie de la classe ouvrière « nationale » a progressé du fait des mobilisations sociales. Dans la même période, la composante immigrée de la classe ouvrière a été parquée dans des bidonvilles. Décrivant les recrutements patronaux de cette période, le journaliste et politique français Alain Griotteray, écrit :
 

« C’est l’époque des camions et des autocars remplis de Portugais franchissant les Pyrénées pendant que les sergents-recruteurs de Citroën et de Simca transplantent des Marocains par villages entiers, de leur « douar d’origine » jusqu’aux chaines de Poissy, de Javel ou d’Aulnay. Le phénomène fait immanquablement penser à la traite des Noirs au XVème siècle. La comparaison revient d’ailleurs souvent[1]. »

 
(…)
La capacité de défense collective de la classe ouvrière a été affaiblie par ce clivage entre deux de ses composantes. D’autre part, ce qui est imposé à la force de travail immigrée tend dans un système basé sur la maximisation du profit à se transformer en norme à généraliser à l’ensemble des travailleurs. La seule réponse durable à cette mise en concurrence des différentes composantes de la classe ouvrière est l’exigence d’une égalité complète des droits avec une attention particulière pour les revendications des segments surexploités. Soulignons enfin que la logique ci-dessus décrite tend à s’élargir au-delà de la nationalité pour s’étendre à l’origine. De nombreuses études ont, en effet, mis en évidence l’ampleur des discriminations touchant les nationaux d’origines étrangères. Ces discriminations les contraignent à accepter des conditions qui étaient jusque-là celles des seuls travailleurs étrangers. Ces jeunes nés français sont assignés à la même place sociale et économique et dans les mêmes secteurs économiques que leurs parents. Il y a en quelque sorte une reproduction à l’interne d’une force de travail surexploitée s’ajoutant à celle venant de l’extérieur (voilà la source économique du Ghetto social. NdE).
 

L’instance idéologique : atrophier la conscience d’une communauté d’intérêts de classe

 
Les deux fonctions précédentes en supposent une troisième, sans laquelle rien n’est possible. Nous définissons l’idéologie comme représentation inversée de la réalité sociale, de ses clivages et contradictions, de ses lois de fonctionnement. Elle se traduit par une inversion des causes et des conséquences et par des attributions causales culturalistes et individualistes à des processus fondamentalement économiques et sociaux. Ce qu’il est convenu d’appeler « intégration » est, selon nous, un cadre idéologique consensuel amenant à une lecture culturelle des inégalités sociales. Ces dernières ne sont pas expliquées comme résultats de l’exploitation et de la surexploitation, mais comme un « déficit d’intégration » (parfois d’origine culturelle ou génétique, et parfois volontaire et machiavélique. NdE). Par ce biais la composante immigrée de la classe ouvrière (et maintenant même ses enfants nés nationaux) n’est pas appréhendée comme force de travail surexploitée, mais comme population rétrograde, inculte et insuffisamment « intégrée ».  L’abandon du combat économique, politique et finalement idéologique par de nombreuses organisations ouvrières contribue en conséquence à l’affaiblissement de l’ensemble la classe.
 
Les processus rapidement esquissés ci-dessus ne sont pas une simple affaire du passé. Avec la nouvelle phase de mondialisation capitaliste, ils se renforcent. La figure du « sans-papiers » décrit parfaitement ce renforcement. Alors que les industries délocalisables partent vers des pays au cout de main-d’œuvre plus bas, on importe cette main-d’œuvre au cout moins élevé pour les secteurs non délocalisables (agriculture, restauration, hôtellerie, entretiens, bâtiment, etc.). Se faisant c’est une nouvelle strate qui s’ajoute à la classe ouvrière pour le plus grand intérêt de la classe dominante. La seule réponse cohérente à cette instrumentalisation et à cette construction d’une hétérogénéité ouvrière (hiérarchie des pauvres) est le combat de classe pour l’égalité des droits, des salaires et des conditions de vie et de travail.
 
Sans ce combat nécessaire, les conséquences sont celles que décrivait Marx à propos de la division de la classe ouvrière d’Angleterre en deux segments, l’un anglais, l’autre irlandais :
 

« Tous les centres industriels et commerçants anglais possèdent maintenant une classe ouvrière scindée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. Le travailleur anglais moyen hait le travailleur irlandais, parce qu’il voit en lui un concurrent responsable de la baisse de son niveau de vie. Il se sent, face à ce dernier, membre de la nation dominante, il se fait par-là l’instrument de ses propres capitalistes et aristocrates contre l’Irlande et consolide ainsi leur domination sur lui-même. Il nourrit contre lui des préjugés religieux, sociaux et nationaux. Il se comporte vis-à-vis de lui, à peu près comme les pauvres blancs (poor whites) vis-à-vis des niggers dans les anciens états esclavagistes de l’Union américaine. L’Irlandais lui rend largement la monnaie de sa pièce. Il voit dans le travailleur anglais le complice et l’instrument de la domination anglaise sur l’Irlande. Cet antagonisme est artificiellement entretenu et renforcé par la presse, les prêches anglicans, les journaux satiriques, bref par tous les moyens qui sont à la disposition des classes dominantes[2]. »


Notes

 
[1] Alain Griotteray, Les immigrés : Le choc, Plon, Paris, 1985, p. 32.
[2] Karl Marx, Lettre à Sigfried Meyer et August Vogt du 9 avril 1870, Correspondances Marx-Engels, Tome X, Paris, éditions sociales, 1984, p. 345.
 
 

Robert Bibeau

Auteur et éditeur

5 réflexions sur “Immigration et lutte des classes

  • Pablo Lugo Herrera

    La raison pour laquelle on émigre change à travers les époques, mais les immigrés sont toujours les mêmes!

    Répondre
  • @ Robert
    intéressant !
    On oublie trop souvent que ce phénomène a été créé, encouragé et amplifié par le capitalisme.
    L’article mentionne avec justesse cette nouvelle traite de manoeuvres transplantés de leurs villages de l’Atlas ou d’ailleurs dans les usines françaises.
    Cela je l’ai vu.
    Ces êtres frustes se dévouaient pour leurs familles restées au bled, se privant de presque tout.
    Ils partageaient des logements souvent insalubres, dormaient à tour de rôle dans de petites chambres quand ils n’élisaient pas domicile dans de vieilles voitures abandonnées ou sous des abris de fortune.
    Quand après un certain nombre d’années, parfois 10, 15 ou 25 ans, ils estimaient leur pécule suffisant, ils rentraient chez eux, au pays basque, au
    Mahgreb ou au Sénégal où on leur faisait fête.
    Souvent un autre membre de la famille tentait alors l’aventure…
    Tout aurait été plus ou moins dans l’ordre inhumain des choses si le capitalisme
    n’avait pas mis son nez dans les affaires financières de ces pauvres.
    Figurez-vous que ces  »sans dents » comme les appelaient nos politiciens ou affairistes, toujours la main sur le coeur de tendance gogochiste, eh bien ces  »sans dents » n’ayant pas investi (c.a.d) dépensé en Métropole,allaient ramener égoïstement chez eux l’argent donné par leurs employeurs !
    Il fallait donc que cet argent ramassé en Europe reste en Europe, d’où cette
    idée géniale de rassemblement familial sur les lieux de travail et non au pays natal !
    La situation ne s’avère pas sans risque et prudemment,, les politiciens de droite comme de gauche parquent prudemment dans des quartiers et banlieux séparés, de vrais bantoustants, ces immigrés divers aux réactions des plus surprenantes….
    Imaginez qu’un jour, prenant conscience de la réalité de leur état et se libérant des fanatismes religieux, ils forment enfin avec toute la classe ouvrière un front spartakiste de libération sociale !
    Guy

    Répondre

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