À SA MANIÈRE (Loana Hoarau)

Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire. Parce qu’on les soupçonne d’affabuler. Parce qu’ils ont honte et qu’ils se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur. Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret.

Barbara

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YSENGRIMUS  — Dans ce roman, le jeune narrateur masculin a un père, une mère et un grand frère. C’est la petite famille nucléaire habituelle. Comme un grand nombre de petites familles thermonucléaires habituelles de notre temps, celle-ci éclate, les atomes volent dans toutes les directions, ça surchauffe, et le père quitte la maisonnée. Et voici que maman se retrouve avec deux enfants, deux fils, un adolescent et un jeune adulte. Ce sont Lauri (notre narrateur) et Nell. Nell, le frère aîné, va prendre de plus en plus de place, s’enfler, occupant partiellement —et un peu n’importe comment— l’espace paternel déserté. Il va conséquemment nous champignonner une dimension imprévue, implacable, monstrueuse. Et, brutalement, il va mettre en place, sur son petit frère, et au détriment de sa mère, le dispositif quotidien de l’abus absolu. On entrera, d’un frère envers l’autre, en sexualité non consentie.

Nous sommes dans la tête de Lauri, qui tient une sorte de journal secret. Nous partageons ses hantises et ses paradoxes émotionnels. Nous suivons, sans joie mais avec une insoutenable solidarité, sa quête torve. Nous constatons aussi, ainsi, par le petit bout de la lorgnette, la faillite contemporaine de la parentalité. Le père disparaît, c’est l’arlésienne, sa cruelle absence se fait sentir à chaque instant et, l’un dans l’autre, on en souffre plus que de son abusive présence d’autrefois. La mère, prisonnière désormais de la monoparentalité classique la plus chambranlante, tâtonne et erre. Elle ne peut pas vraiment cerner les détails fins de la masculinité naissante. Elle se remue dans des rets, il lui manque des accès cruciaux de compréhension, certains compartiments lui restent hermétiquement fermés. Et même quand elle se fait aider de sa sœur, tante-tata-tante de ses fils, elle continue de manquer de prise. Elle n’assure pas, elle panique, elle dérape, elle s’esquive. Sur ce point, Loana Hoarau (qui, rappelons-le, est une femme) le signale sans hésiter ni tergiverser: ça manque d’hommes, tout ça.

Tant et tant que le seul homme à occuper l’espace, c’est Nell. Jeune adulte mal bâti, traumatisé lui aussi par des excès paternels secrets, ancien petit maître battu qui aujourd’hui bat son chien, abuseur convulsionnaire, autorité sommaire, tyran terrible parce qu’infantile, brute imprévisible et rigide, faux parent incomplet, Nell semble être partout sauf à la place où il devrait rester. En un mot, il joue le papa putatif de toc et, fatalement, il le fait à sa manière… Et Lauri va se définir en Nell. Lauri va se configurer sous Nell, de par Nell, et autour de Nell. À bon chat bon rat etcetera. Sauf que là, ça ne marche vraiment pas. Le rat est pas si bon que ça. Il se fait écraser, dominer, violenter. Il se fait molester… comme on dit dans le jargon creux des impudents pudiques juridiques. Et le drame de se déployer, sur quelques années. Les petits garçons qui grandissent lancent ici la danse mais les petites filles, qui grandissent aussi, vont vite se joindre au cauchemar. C’est Lauri en personne qui les fera entrer dans cet enfer, car, malgré sa trajectoire de sexualité esquintée, il aime les filles, ce garçon. Son frère les aime aussi, d’ailleurs. Si bien que les petites filles, puis jeunes filles, puis jeunes femmes, n’y couperons pas, elles non plus.

Dans le simple comme dans l’excessif, Loana Hoarau évoque les langueurs et les excès de la jeunesse masculine avec un brio remarquable. Ce petit roman est terrible, avec sa simplicité et sa sobriété qui nous brûle par en dessous, comme un acide lent. Oh, c’est pas sanglant, ni tonitruant. Mais, c’est sadique, vitriolique, quotidien, vernaculaire. Loana Hoarau montre un sens particulièrement fin et ténu du rebondissement ordinaire, du petit rebondissement, subtil mais abrupt. On attend un développement, il s’esquive. Une situation semble s’imposer, elle s’estompe. On oublie une péripétie subsidiaire, elle réapparaît, soudainement centrale. Un personnage semble tenir le gouvernail, il s’escamote. Une marotte de trois fois rien s’agite ou gesticule au loin, elle prend soudain toute la place. Il n’y a ici rien d’ostensible, rien de tapageur, rien de grossier. C’est la détresse et ses aléas. Et aussi, c’est de la dentelle… mais de la dentelle très solide, comme ces vieux filets de pêche incassables d’autrefois qui étaient noirs, fins, et dont on ne se dépêtrait jamais. Vraiment savoureux, le Loana Hoarau nouveau. Le cheminement d’écriture de cette auteure vire imparablement au roman psychologique. C’est très intéressant, très lancinant, très contemporain.

Voici donc, en effet, où nous en sommes arrivés, dans la civilisation actuelle, avec nos enfants. Ce roman de Loana Hoarau est l’histoire honteuse de ce que nous leur avons fait, involontairement mais inexorablement. Nous sommes tous, à des degrés divers, impliqués dans la hantise cruelle de cette question insoutenable: que ferait l’enfant dont on a copieusement abusé (avant d’être chassé) à l’enfant dont on n’a pas abusé (par manque de temps)? Les deux frères ennemis mis en scène dans cet ouvrage sont ordinaires et actuels. Ils sont ce que nous ne pouvons plus éviter, ou contenir. Ils sont ce qui transforme l’illusoire paradis moderne de l’enfance en un insoutenable enfer. Le drame de Lauri et Nell illustre un des nombreux avatars du monde adulte en faillite parentale que les enfants contemporains subissent, envisagent, affrontent, contournent ou évitent. Nous avons perdu quelque chose de profond, de crucial, et cette perte, c’est notre enfant qui la subit. Et ce qui lui arriverait, ce qui lui arrive, est décrit dans ce récit, sans concession, du point de vue, douloureux et calme, des enfants, petits garçons et petites filles, définis et lacérés par l’intégralité de nos pertes de contrôle et la perturbation renouvelée de nos cadres de référence.

Et si cela se présente comme une sorte d’étrange évidence, c’est que Loana Hoarau sait tellement comment nous présenter calmement les réalités les plus cruelles qui cernent notre univers ordinaire.

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Loana Hoarau, À sa manière, Montréal, ÉLP éditeur, 2019, formats ePub ou Mobi.

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