Guerres hybrides : 6. Comment contenir la Chine-(VI)
Hormis l’Indonésie, nous avons abordé tous les États insulaires de l’ANASE, mais il y a tant à analyser concernant le plus grand membre de l’organisation que seul un chapitre à part lui étant pleinement dédié pourra faire l’affaire. Faisant office de gardien archipélagique entre les océans Pacifique et Indien, et se trouvant doté de caractéristiques géographiques, économiques et démographiques qui augurent un bel avenir pour son statut de leader régional, nous accorderons un soin tout particulier à présenter l’Indonésie au lecteur et à lui offrir une compréhension approfondie du pays.
En l’état, cette portion de l’étude s’ouvre sur une vue d’ensemble de l’histoire et des avancées historiques de l’Indonésie pour ensuite passer sommairement en revue l’État indonésien et ses failles. Dans la foulée, l’analyse en profondeur desdites failles visera à faire comprendre à quel point l’Indonésie est sujette à la guerre hybride, à condition bien entendu que les USA prennent le parti d’exacerber tel ou tel facteur afin de la faire advenir. Même s’il devait échouer à atteindre cet objectif, l’auteur souhaite sincèrement que le lecteur tirera d’une lecture minutieuse de ce travail une meilleure connaissance du pays et sera en mesure d’en parler conséquemment la prochaine fois que l’Indonésie fera les gros titres de la presse.
Note du Saker Francophone
Retour à cette longue série sur la Chine interrompue il y a deux ans. Il reste trois autres épisodes sur la Chine et une autre série sur le Myanmar. Nous vous invitons à vous replonger dans les cinq premières parties de cette passionnante série.
Grand pays, plus grande histoire encore
L’Indonésie est à la fois le plus vaste pays au sein de l’ANASE et le plus peuplé des États majoritairement musulmans. Comptant environ 250 millions d’habitants, c’est aussi le quatrième pays le plus peuplé au monde. Comme on peut s’y attendre, un État aussi gigantesque dispose également d’une histoire extraordinairement riche et il est primordial que les observateurs en développent une bonne compréhension générale de manière à en saisir la nature. Une fois que l’on s’est fait une idée plus précise du cheminement par lequel s’est constituée l’Indonésie moderne, on est plus à même de faire des projections quant à la direction que prendra le pays et la façon dont il fera face aux défis qui l’attendent tout au long de son parcours.
Les civilisations anciennes
Avant la période tricentenaire de colonisation néerlandaise qui commença dans les années 1600, l’Indonésie contemporaine constituait une combinaison éclectique de diverses entités politiques. Le chapelet d’îles était fortement influencé par les religions hindoue et bouddhiste et nombre des anciens royaumes s’identifiaient à ces civilisations plus vastes, aussi bien culturellement qu’en termes de dynasties régnantes. Deux des plus influentes étaient celles de Srivijaya et de Majapahit. Nous avons précédemment mentionné Srivijaya lorsqu’il était question de la Malaisie, et pour rafraîchir la mémoire du lecteur, il s’agissait d’un puissant royaume naval sur les deux rives du détroit de Malacca. Régnant du VIIe au XIVe siècle, cette entité a joué un rôle crucial en facilitant le commerce indo-chinois, ce qui pourrait présager de la future position géopolitique de l’Indonésie. Pour ce qui est de Majapahit, l’avènement de cette puissance arriviste se situe entre la fin du XIIIe siècle et le début du XVIe, période durant laquelle elle tissa un réseau d’États vassaux s’étendant sur la quasi-totalité du territoire couvert par l’Indonésie contemporaine. Si Srivijaya préfigurait la transfusion culturelle et économique entre l’Inde et la Chine dans les agglomérations d’Asie du Sud-Est, Majapahit l’a poussée au maximum de son potentiel géopolitique et a façonné les contours de la civilisation archipélagique contemporaine.
L’expansion des sultanats
L’Indonésie est désormais un État principalement musulman dont l’identité hindoue-bouddhiste appartient au passé et ne subsiste qu’à travers de modestes communautés ethno-géographiques. Le processus a démarré au cours du XIIIe siècle avec l’arrivée de l’islam dont on pense qu’il fut implanté par des marchands originaires du sous-continent indien. Il devint la religion majoritaire quelques siècles plus tard et donna naissance à une myriade de sultanats dont les plus importants furent ceux de Mataram et de Banten. Ces entités furent fondées au cours de diverses périodes du XVIe siècle mais Mataram se concentrait exclusivement sur Java et le sud de Sumatra ; il a existé jusqu’au milieu des années 1700 tandis que Banten s’étirait entre l’Ouest de Java et le sud de Sumatra et ce jusqu’au début du XIXe siècle. Ce qu’il importe de souligner ici est que les sultanats étaient localisés dans les parties les plus peuplées de l’Indonésie tandis que les îles excentrées ne subissaient quasiment aucune influence religieuse. Cela devint par la suite un facteur de différenciation majeur suscitant des tensions identitaires et aboutissant à des violences communautaires ; il faudra cependant attendre la fin du XXe siècle pour voir de tels conflits éclater (ou, comme on pourrait cyniquement le faire remarquer, être provoqués).
Captivité coloniale
À l’orée de la période moderne, l’Indonésie passa sous la domination néerlandaise qui commença avec la Compagnie néerlandaise des Indes orientales au début du XVIIe siècle avant de finalement évoluer vers l’empire colonial néerlandais en 1800. Si les Portugais avaient en fait précédé les Néerlandais via leurs liens commerciaux avec les îles aux épices (appelées de nos jours les Moluques), ils ne surent pas se montrer suffisamment redoutables pour tenir leurs conquêtes. De plus, le contrôle néerlandais sur Java fut brièvement interrompu durant les guerres napoléoniennes, mais il fut rapidement restauré dans le cadre des négociations de paix qui suivirent entre Londres et Amsterdam. Bien que les Néerlandais eussent formellement revendiqué ce qui devait correspondre aux frontières de l’Indonésie moderne, ils furent incapables d’établir un contrôle strict sur l’ensemble du territoire avant le début du XXe siècle avec la fin de la guerre d’Aceh. Ce sultanat conservateur de la pointe Nord de Sumatra résista farouchement aux colonisateurs et défendit bec et ongles son indépendance, avant de reprendre sa lutte en 1976 contre ce qu’il considérait être les autorités d’occupation javanaises (que nous aborderons plus tard).
Un autre aspect important du règne des Néerlandais fut le prosélytisme avec lequel ils diffusèrent le protestantisme dans les îles orientales, auquel s’ajoutèrent quelques missionnaires catholiques. Cela étant dit, ils parvinrent à faire de la plupart des habitants des provinces des actuelles Papouasie occidentale et Papouasie ; des petites îles de la Sonde orientales ; du Sulawesi du Nord et de la quasi-majorité des populations des Moluques du Sud, de loyaux sujets chrétiens. Leur particularisme identitaire et leur loyauté à la couronne allaient poser des problèmes durant les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, nous l’aborderons dans la section qui suit, mais si l’on veut cerner les raisons de cette sensibilité particulariste, il est nécessaire de dire quelques mots de la politique de transmigration. Cette initiative ultra-controversée démarra dans les premières années du XIXe siècle et encouragea ou força des transferts de populations javanaises musulmanes vers les îles excentrées des Indes orientales néerlandaises dans le but affiché d’atténuer le problème de surpopulation sur leur île natale et de fournir de la main-d’œuvre aux plantations éloignées. Lorsque cette politique fut poursuivie et même accélérée pour un temps au cours de l’ère suivant l’indépendance, elle souleva des accusations de « colonisation intérieure », particulièrement chez les autochtones chrétiens de l’Est qui s’opposaient à la submersion migratoire javanaise (que ce soit via le programme de transmigration ou par des moyens d’acheminement indépendants). À l’instar du conflit d’Aceh mentionné dans le paragraphe plus haut, cette problématique sera traitée plus tard lorsqu’il sera opportun de s’y consacrer plus en détails.
Seconde Guerre mondiale
L’invasion japonaise des Indes orientales néerlandaises constitua un tournant monumental dans l’histoire des îles car elle infligea un terrible coup à la mainmise coloniale européenne pluriséculaire et ouvrit irrémédiablement la voie de l’indépendance indonésienne, malgré une occupation extraordinairement brutale quoique brève par Tokyo. L’Empire du Japon avait des vues sur les îles depuis longtemps du fait de leurs considérables exportations de pétrole, mais il fallut attendre l’embargo ordonné par les Néerlandais contre le Pays du Levant en 1941 pour que les Nippons envisagent sérieusement une intervention militaire afin de se saisir de cette ressource cruciale. L’invasion débuta en décembre de cette année et se poursuivit jusqu’à la fin de la guerre car les Alliés négligèrent largement la plus grande part de la colonie dans leurs opérations de libération régionale. Cela se fit tout de même au grand dam des populations locales qui subirent une famine désastreuse tuant plus de 2 millions de personnes ; elles endurèrent des souffrances telles que le travail forcé et les exécutions sommaires, et durent compter avec les pillages de ressources à grande échelle perpétrés par les Japonais.
Si l’on peut dégager un aspect positif de ce sombre tableau, c’est le fait que les Japonais ont travaillé de concert avec le meneur nationaliste et indépendantiste d’avant-guerre Sukarno afin de garder le contrôle ; mais ironiquement, c’est le prétendu « pantin » qui se servit de ses commanditaires pour mettre habilement en place les conditions d’un État indépendant. La collaboration de Sukarno avec les Japonais est bien documentée et le lecteur peut se renseigner sur les détails de la manipulation à laquelle les occupants de l’Indonésie ont été soumis dans le but de développer et d’étendre les institutions nécessaires à la menée du pays vers l’indépendance après la guerre ; les Japonais avaient initialement envisagé d’accorder l’indépendance aux îles à une date indéterminée et se montraient ainsi réceptifs aux suggestions structurelles du meneur indonésien. L’avancée des Alliés devait beaucoup à la mise en œuvre précipitée à laquelle se livrait Tokyo ainsi qu’à la liberté croissante accordée par les Nippons à Sukarno et son pays dans les derniers jours du conflit ; en effet, les Japonais ne voulaient pas mener une guerre d’occupation en retrait des lignes de front au moment même où ils faisaient face à la poussée des Alliés. Ces facteurs se combinèrent de telle sorte que Sukarno eut la parfaite occasion de prononcer la déclaration d’indépendance indonésienne le 17 août 1945, deux jours après la capitulation officielle des Japonais.
De la colonie à l’indépendance de plein droit
Le voie vers l’indépendance de l’Indonésie ne fut pas aussi paisible que ce qu’ont pu laisser entendre les analystes les moins éclairés. La nation insulaire dut livrer un combat féroce contre la réimplantation des Néerlandais dans l’immédiat après-guerre. Leur lutte est connue sous le nom de révolution nationale indonésienne. La sape à laquelle les Néerlandais se livrèrent contre les accords de paix signés fut de notoriété mondiale tandis que, durant la même période, certains révolutionnaires indonésiens se firent une réputation terrifiante par la violence effrénée qu’ils déployèrent durant la période Bersiap. Dans l’ensemble, l’opinion mondiale prit le parti des Indonésiens, et même les alliés occidentaux des Pays-Bas finirent par les lâcher pour se ranger du côté de Jakarta.
Alors qu’Amsterdam cédait avec réticence l’indépendance à sa colonie de longue date, elle tenta de grappiller une ultime victoire symbolique en essayant de fourguer au jeune État indonésien la formule fédérale des États-Unis d’Indonésie. La République d’Indonésie en lutte pour sa liberté était une entité constitutive de ce dispositif et comprenait la majeure partie de Sumatra ainsi que la moitié de Java, tandis que le reste de la colonie était morcelé en 15 autres États dont le plus notable était celui de « l’Indonésie orientale ». Cette unité se composait de toutes les îles à l’Est de Java et Bornéo, à l’exception de la Papouasie occidentale qui demeura sous le contrôle direct des Néerlandais jusque 1962. D’un point de vue géographique, l’Indonésie orientale représentait l’unité territoriale la plus vaste dans ce pays émergeant et montrait une identité passablement distincte, étant largement chrétienne, non-javanaise et relativement loyale envers les anciennes autorités coloniales.
Les États-Unis d’Indonésie, et par conséquent l’État d’Indonésie orientale, n’ont existé que de décembre 1949 à août 1950. Sukarno comprit les projets de division des Néerlandais lorsqu’ils plaquèrent la forme fédérale de gouvernement sur le pays, et malgré les indubitables gains stratégiques qu’elle aurait pu prodiguer aux États y prenant part, elle fut perçue comme largement contraire à l’unité d’ensemble du pays. Ainsi, Sukarno prit des mesures visant à centraliser le contrôle sur l’Indonésie pas à pas, absorbant les États fédéraux proches de la République d’Indonésie jusqu’à ce qu’il ne reste que l’État de l’Indonésie orientale. Celui-ci finit également par être dissous pour être remplacé par un État unitaire, ce qui ne se fit toutefois pas sans l’éclatement d’une rébellion dans les Moluques du Sud.
La République autoproclamée des Moluques du Sud s’érigea en opposition à ce qu’elle considérait comme une violation flagrante des clauses d’autonomie inhérentes à la constitution, et bien que ce mouvement bénéficiât du soutien des Néerlandais, il charriait des aspirations légitimes dans cette partie du pays. Néanmoins, cette rébellion fut rapidement matée et la structure fédéraliste fut remplacée. Jusqu’à ce jour cependant, l’idée d’une région particulière et/ou d’un groupe ethnique se mobilisant en faveur d’une plus large autonomie ou d’une fédéralisation pure et simple (sans parler du mouvement indépendantiste en Papouasie occidentale) a alimenté une crainte constante dans les esprits des dirigeants du pays ; ces derniers sont bien conscients de l’ampleur des conséquences sur la cohésion nationale d’une décentralisation hors de contrôle ou d’une dévolution pure et nette. Si, comme nous le verrons plus tard, le gouvernement se montre ouvert à une coopération pragmatique avec des mouvements semblables à ceux de l’affaire Aceh, il est résolument hostile à l’indépendance des régions (e.g. la Papouasie occidentale) ou à un éventuel retour à la structure fédérale qui fut provisoirement mise en place durant l’ère des États-Unis d’Indonésie.
Les défis de la Guerre froide
Consolidation idéologique
L’une des premières choses que fit Sukarno après le succès de sa consolidation unitaire fut de promouvoir l’idéologie du Pancasila, « l’incarnation des principes fondamentaux d’un État indonésien indépendant » en cinq points. Elle établit que l’idéologie non officielle de l’Indonésie en fait un État-providence monothéiste, nationaliste, juste, qui met en application la démocratie participative. Sukarno tenta aussi d’obtenir une alliance avec le Parti communiste indonésien afin de trouver un juste milieu entre les oppositions nationaliste et islamiste du pays, ce qui eut la déplorable conséquence de susciter la suspicion des USA quant à ses intentions.
Les révoltes des débuts
Cela induisit Washington à soutenir secrètement les déstabilisations doubles de 1958 causées par le prétendu gouvernement révolutionnaire de la République d’Indonésie (le PRRI basé à Sumatra) et la rébellion de la Permesta dans le Sulawesi du Nord ; ces deux mouvements furent vaincus assez rapidement. Tandis que le PRRI constituait plutôt une tentative de coup d’État pur et simple, la Permesta avançait prudemment sous le couvert de revendications liées à des mécontentements locaux qui avaient couvé de longue date depuis la dissolution de l’unité fédérale d’Indonésie orientale. Ces opinions, indépendamment de la portée effective qu’elles pouvaient avoir au sein des populations locales, n’auraient probablement donné lieu à aucun événement notable sans l’implication active de la CIA, mais il demeure pertinent d’attirer l’attention sur le fait que le clivage entre le centre et la périphérie existait encore à un certain degré. Cette problématique du clivage entre la capitale et les provinces, ainsi que le potentiel d’encourager et d’appuyer les rébellions anti-gouvernementales locales qu’il offre aux services secrets étrangers, sera traitée plus loin comme un thème central lorsque l’analyse portera sur les menaces de guerre hybride auxquelles l’Indonésie est actuellement confrontée.
La menace islamiste
Avant même les révoltes du PRRI et de la Permesta, une faible insurrection islamiste menée par le Darul Islam entraîna quelques remous d’une ampleur circonscrite. Ce groupe était à la source de la plupart des mouvements islamistes du pays, y compris le groupe terroriste Jemaah Islamiya, et réclamait notamment l’imposition de la Charia à l’ensemble de l’Indonésie. Il déclencha des troubles à Aceh, au centre de Java et dans le Sulawesi du Sud avant d’être mis hors d’état de nuire en 1962. Jusqu’à ce jour, ce groupe a pesé en agitant « l’opposition islamiste » contre Sukarno et en propageant son idéologie militante à travers le pays. De ce fait, le concept général de création d’un État islamique en Indonésie a persisté même après la dissolution du groupe, ce qui en fait par conséquent le parrain de la menace islamiste radicale qui affecte l’Indonésie à l’heure actuelle.
Le problème de la Papouasie occidentale
Pour simplifier une problématique complexe, persistante et toujours d’actualité, les Néerlandais gardèrent le contrôle de la Papouasie occidentale après avoir accordé son indépendance à l’Indonésie, et ne la concédèrent aux Nations Unies qu’en 1962 dans le cadre de l’accord de New York. Cet arrangement garantissait qu’un vote devrait se tenir concernant son statut définitif avant 1969, ce qui aboutit au très controversé « Acte du libre choix » qui incorpora officiellement l’ancienne colonie néerlandaise riche en minerais à l’État indonésien. Les détracteurs du processus allèguent que le dernier vote ne fut rien d’autre qu’une campagne d’intimidation sous une forte pression à l’encontre des dirigeants locaux et qu’un référendum populaire (qui ne s’est jamais tenu) aurait incontestablement penché en faveur de l’indépendance du territoire. Bien qu’il se soit largement dissout dans la conscience planétaire, un mouvement indépendantiste alimenté depuis l’étranger persiste à vouloir faire entendre une voix en faveur de l’indépendance de la Papouasie occidentale, et des groupes rebelles sont toujours en activité sur l’île elle-même.
En guise de représailles, les autorités indonésiennes menèrent ce qu’on peut considérer comme une répression maladroitement brutale dans la province en imposant des restrictions importantes à l’encontre des visiteurs étrangers (hormis les travailleurs des secteurs énergétique et minier) et en déployant des milliers de soldats dans la région. L’armée fut également accusée de tueries et même de génocides, or s’il est compliqué d’en apporter la preuve du fait que les journalistes indépendants y sont généralement interdits de séjour, cela suscite encore de graves interrogations quant à la forme de contrôle que le gouvernement indonésien exerce sur cette province éloignée et riche en ressources. De la même façon, dans ce que d’aucuns considèrent comme un moyen de fragiliser l’identité régionale et de fractionner encore le mouvement indépendantiste local, l’Indonésie a décrété en 2003 que la portion occidentale de la province de Papouasie devrait être distincte afin de former une entité particulière nommée la Papouasie occidentale. Selon certains témoignages, il est prévu de subdiviser la province jusque-là unitaire en une constellation d’autres Papouasie telle que la Papouasie centrale et la Papouasie du Sud-Ouest, donnant ainsi du crédit à la théorie selon laquelle cette province faiblement peuplée fait les frais d’un découpage administratif motivé par des intentions politiques plus que par des considérations pratiques.
Konfrontasi
Comme son nom l’indique, il s’agissait d’une politique de confrontation que l’Indonésie conduisit à l’encontre de la Malaisie de 1963 à 1966 sur l’île de Bornéo. Sukarno considérait que la Malaisie n’avait pas vocation à acquérir la souveraineté sur les colonies britanniques, naguère distinctes de Sarawak et de Bornéo du Nord ; c’est pour cette raison qu’il entama un conflit de basse intensité visant à affaiblir le contrôle malaisien sur ces territoires. Aucune modification territoriale ne survint ni durant ni après la confrontation, cependant les Malaisiens reçurent un appui crucial de la part des Britanniques qui fut déterminant dans la façon dont ils parvinrent finalement à tenir leurs positions. En dépit de la haine que les deux camps se vouèrent mutuellement au plus fort de l’affrontement, ils finirent par enterrer la hache de guerre et se rapprocher pour fonder le bloc de l’ANASE en 1967, le renversement de Sukarno par Suharto jouant un rôle déterminant dans le renversement de la politique étrangère de Jakarta.
Le coup d’État de Suharto contre Sukarno appuyé par la CIA
Comme nous l’avons décrit au début de cette sous-partie, les USA s’alarmèrent de l’alliance politique tacite de Sukarno avec le Parti Communiste indonésien, et Washington se mit à craindre de voir la politique étrangère non-alignée et pragmatique de Jakarta de renforcement des liens avec l’URSS et la Chine faire à terme de l’Indonésie l’allié implicite de l’un ou de l’autre. Les États-Unis réagirent en cherchant à renverser Sukarno par le biais d’un coup d’État calculé, bien que toujours aussi trouble aujourd’hui, déclenché à la faveur des événements provoqués par le mouvement du 30 septembre, qui demeure toujours mystérieux. Ce groupe enleva ostensiblement de hauts dignitaires de l’armée dans le but d’empêcher ce qu’ils prétendirent être un coup d’État orchestré par la CIA contre Sukarno, mais le général Suharto (qui était à cette époque une personnalité éminente issue de l’establishment) réagit en exploitant cette situation pour mettre Sukarno sur la touche et se saisir personnellement du pouvoir.
Il n’y a pas de consensus établi concernant ce qui s’est exactement passé à cette époque, mais nous pensons que le mouvement du 30 septembre pourrait aussi bien avoir été une organisation réellement pro-Sukarno, ayant induit Suharto et ses acolytes à mettre à exécution leur coup d’État prématurément, qu’il pourrait s’agir d’un groupe d’idiots utiles ou de purs et simples agents anti-gouvernementaux qui furent engagés pour déclencher les événements visant à créer un alibi public plus ou moins vraisemblable afin que Suharto s’empare du pouvoir. Quelle que soit la vérité, il est incontestable que non seulement la CIA avait intérêt à renverser Sukarno (e.g. le PRRI et la rébellion de la Permesta) mais qu’elle apporta un soutien stratégique à la faction de Suharto bien avant sa tentative réussie de coup d’État.
Après cette prise de pouvoir, le mouvement du 30 septembre fut accusé d’avoir planifié la mise en place d’un gouvernement communiste, et une purge sanglante de tous les éléments suspectés de sympathie communiste fut lancée dans le pays. Le nombre de victimes fut d’au moins un demi-million de personnes mais on estime qu’il pourrait en définitive s’élever à deux millions, la CIA ayant fourni aux autorités les noms de milliers de membres et soutiens du Parti communiste indonésien pour qu’ils soient traqués et massacrés. Lorsque cette frénésie sanguinaire s’estompa et que les autorités putschistes tentèrent d’exercer leur pouvoir sur le pays, Suharto amorça ce qu’il appela « l’Ordre Nouveau ». Il chercha à incarner une rupture radicale vis-à-vis de la politique de Sukarno sur tous les aspects et à se placer à l’opposé du président déchu ; le nouveau dirigeant mit en place une politique économique corporatiste, un anticommunisme fervent et une politique étrangère ostensiblement pro-occidentale. Tout cela fut favorable à la stratégie étasunienne de guerre froide dans la région et cela se fit de toute évidence aux dépends de l’URSS et de la Chine, offrant une preuve circonstancielle de plus que les USA élaborèrent bel et bien le coup d’État contre Sukarno.
L’invasion du Timor oriental
La démarche la plus controversée que Suharto entreprit en politique étrangère fut l’invasion du Timor oriental en décembre 1975 (officiellement le Timor-Leste), une ancienne colonie portugaise dans la partie orientale de l’île de Timor. Du fait de la révolution des Œillets de 1974 qui s’était soldée par un dramatique changement de gouvernement au Portugal, Lisbonne renonça à toute prétention sur ses colonies ultramarines (à l’exception de Macao) et leur accorda le droit à l’indépendance. Le Timor oriental entra dans une phase de transition politique et finit par basculer dans une guerre civile opposant deux factions adverses, le Fretilin politiquement orienté à gauche déclarant unilatéralement l’indépendance à la fin du mois de novembre 1975.
Un peu plus d’une semaine après, l’Indonésie envahit le territoire et y mena une occupation brutale, tuant près du tiers de la population par la violence et la famine. Les USA et l’Australie approuvèrent secrètement l’invasion, estimant qu’elle empêcherait un gouvernement communiste de s’implanter dans le pays naissant. Ils finiront par trahir leur supplétif régional en apportant pleinement leur soutien au référendum sur l’indépendance organisé par l’ONU en 1999, un an après le renversement de Suharto orchestré par les Occidentaux qui l’avaient aidé à prendre le pouvoir ; mais à l’époque toutes les forces occidentales et pro-occidentales virent une convergence de leurs intérêts stratégiques respectifs dans l’invasion et l’occupation du Timor oriental, sans se préoccuper du coût humain qu’elle engendrerait ni exprimer publiquement leur soutien.
L’insurrection d’Aceh
La pointe nord-ouest de Sumatra est considérée depuis longtemps comme le bastion musulman le plus conservateur, ses habitants se sont battus contre toutes sortes d’invasions étrangères dans leur histoire. Que ce soit contre les Néerlandais, les Japonais ou même, comme certains de leurs partisans le soutiennent, les occupants javanais, les Acehnais ont toujours opposé une résistance féroce en faveur de leur propre État ou de leur autonomie. Pour ce qui est du dernier conflit mentionné, il éclata en 1976 et ne prit fin qu’en 2005 ; mais pour en faire la description la plus succincte possible, on peut le résumer aux efforts acharnés du Mouvement pour un Aceh libre visant à mettre en place un État indépendant fondé sur la Charia au cœur d’un territoire regorgeant de ressources sur le sol indonésien.
Selon l’institut WorldWatch, l’Aceh a fourni un tiers du GNL de l’Indonésie durant les années 1970 et a aidé le pays à devenir le principal exportateur mondial de cette ressource, bien que seuls 5% des revenus aient été reversés au gouvernement régional. Même en 2005, le Council on Foreign Relations estimait que la province avait fourni environ un quart de la production de pétrole et de gaz naturel du pays tout entier. Si le déséquilibre dans la répartition des revenus des ressources constituait le catalyseur principal de l’insurrection, l’irritation des autochtones suscitée par la transmigration des Javanais allait croissante, beaucoup considérant que ce phénomène mettait en péril les cultures locales. Confrontées à l’urgence de ces problématiques, les ethnies acehnaises (et ce n’est pas ce qui manque) se regroupèrent sous l’étendard du nationalisme régional et de l’islam pour tenir tête au gouvernement de Jakarta.
L’une des raisons pour lesquelles cette région s’est toujours sentie à part de l’État indonésien unifié tient au fait qu’elle a constitué un sultanat à part entière durant 400 ans avant que la guerre de colonisation menée par les Néerlandais n’y mette un terme en 1903. Les transmigrants javanais furent perçus comme des colonisateurs de l’intérieur, et Banda Aceh (la capitale régionale) n’accepta pas de se voir verser un pourcentage ridiculement bas de 5% de tous les revenus énergétiques provenant de sa juridiction. Le facteur islamique joua également un rôle : Tengku Hasan Muhammad di Tiro, un ancien membre éminent du Darul Islam, était en réalité le fondateur du Mouvement pour un Aceh libre ; il n’est donc pas surprenant qu’il ait fini par négocier l’instauration de la Charia comme modèle juridique officiel dans sa province, bien que cela ait officiellement peu à voir avec les rancœurs liées à l’énergie et à la transmigration que la région a entretenues à l’égard du pouvoir central. Lorsque le conflit prit fin à la faveur de l’accord de paix de 2005, la Charia fut reconnue par un accord antérieur datant de 2003 et la province se vit conférer une large autonomie dans le cadre de laquelle la province jouissait du privilège de conserver 70% de tous les revenus énergétiques.
La séquence de crise de l’après-guerre froide
L’Indonésie s’adapta à la fin de la guerre froide dans une certaine stabilité et une relative prospérité, ne subissant aucun contrecoup induit par la fin du conflit. À vrai dire, la fin de la Guerre froide lui permit même d’accroître son rayonnement régional par le biais de l’élargissement du bloc commercial de l’ANASE aux pays de l’Indochine et du Myanmar. Jakarta parvint à acquérir une certaine influence asymétrique, étant le plus vaste État au sein de l’organisation élargie et vraisemblablement l’un des plus stables politiquement. En somme, l’Indonésie sembla a priori occuper une place assez enviable, alors que des courants porteurs de désastres s’agitaient violemment sous la surface.
La crise économique asiatique de 1997 provoque des émeutes anti-Suharto
La débâcle économique asiatique de 1997 que nous avons abordée au tout début de la partie consacrée à l’ANASE eut pour effet de catalyser ces processus de déstabilisation et de créer les conditions préalables à une manœuvre imminente en faveur d’un changement de régime. La devise indonésienne essuya un terrible contrecoup du fait des conséquences régionales de cette conflagration financière, ce qui entraîna une inflation explosive et un chômage endémique. L’essor économique qui avait marqué la première partie de la décennie s’interrompit brusquement et se renversa avec une intensité analogue, suscitant la panique chez beaucoup et déclenchant une ruée frénétique vers les commerces. Le chaos social qui en résulta incita l’opposition à intensifier ses opérations anti-gouvernementales, ce qui amena dans la foulée une réaction brutale de l’État. À travers un enchaînement d’événements locaux, Medan Jakarta et Surakarta basculèrent dans la violence en mai 1998 et des centaines de personnes furent tuées, arrêtées et blessées. Les commerces chinois furent particulièrement pris pour cibles par les émeutiers du fait qu’on supposait de cette catégorie « privilégiée » qu’elle bénéficiait d’un accès à des approvisionnements vitaux dont le reste de la population était exclu. Le chaos qui s’ensuivit fut ingérable pour Suharto et il décida d’abdiquer à la fin du mois, mettant fin à plus de trente années consécutives de règne et laissant le pays au bord de la catastrophe au crépuscule de « l’Ordre Nouveau ».
L’enchaînement des événements liés au changement de régime, qui furent déclenchés dans un premier temps par la crise économique régionale, pourrait avoir préfiguré une nouvelle vague de lutte asymétrique post-moderne restant encore à maîtriser, une sorte d’expérimentation précédant une tentative imminente et plus ciblée. Nous en avons parlé plus tôt dans cette étude mais pour simplifier conceptuellement les détails de cette question pour le moment, une crise économique régionale fut l’élément déclencheur de manifestations anti-gouvernementales en Malaisie et en Indonésie. La Malaisie avait fait montre d’une relative indépendance sous le commandement du premier ministre Mahathir Mohamed (et fut pour cette raison perçue comme une menace potentielle conformément à la doctrine Wolfowitz) tandis que l’Indonésie se trouvait être un géant économique présidé par un dirigeant vieillissant et impopulaire qui était inévitablement promis à céder sa place dans les années à venir. Du point de vue stratégique des décideurs politiques étasuniens, un changement de régime dans les deux pays serait préférable – en Malaisie car sa politique indépendante l’a préservée de la tutelle occidentale, et en Indonésie parce que « l’Ordre Nouveau » vermoulu était voué à être remplacé tôt ou tard, les USA considérant plus avantageux de tenir un rôle moteur dans cette transition en « faisant table rase », en se débarrassant complètement de la « vieille garde » et en œuvrant à mettre au pouvoir une nouvelle génération par des procédés « libéraux-démocratiques » pro-occidentaux.
Cet objectif de « répandre la démocratie » est toujours le plus judicieux aux yeux des agences de renseignement étasuniennes car il constitue une formule aisément manipulable en vue de promulguer « démocratiquement » des changements au sein d’un gouvernement ; qu’il s’agisse de soutenir le candidat qu’ils souhaitent voir prendre quelque fonction que ce soit ou de déstabiliser la campagne d’un opposant, il est possible de faire les deux par le biais de procédés « légitimes » reconnus internationalement et qu’ils peuvent plausiblement nier. L’Indonésie était de toute évidence promise à jouer un rôle de plus en plus important dans l’avenir de l’organisation du monde du fait de sa position géostratégique, de sa gigantesque population et de sa considérable richesse en ressources naturelles, et l’establishment étasunien a perpétuellement nourri la crainte de l’ascension d’un nouveau Sukarno qui viendrait arracher le pays à son emprise et saper la haute stratégie de Washington. Il vaut mieux pour les USA avoir un partenaire affaibli, quoique toujours aligné stratégiquement, avec lequel faire des affaires et dont le modèle soit sujet à « l’ingénierie démocratique » de la CIA plutôt que de le laisser mener son existence d’État potentiellement fort et stable sans entrave, doté d’un modèle de gouvernement transitionnel difficile à influencer et qui pourrait tomber sous l’escarcelle d’un pouvoir non-occidental ou se ranger à ses côtés. Le modèle historique post-indépendance de l’Indonésie était tel que seul un événement dramatique pouvait infléchir le rôle traditionnellement fort du président et mener aux changements constitutionnels nécessaires pour limiter le pouvoir du dirigeant.
Vu sous cet angle, l’intérêt des USA pour le renversement de Suharto par la force est parfaitement logique, cette destitution produisit non seulement les amendements légaux requis après coup et pour ces raisons précises (elle inaugura aussi la période de la « Reformasi » qui s’ensuivit), mais elle offrit également un champ d’évaluation plus adéquat pour le modèle de pré-conditionnement situationnel de la CIA à travers la région. Ce modèle avait été jusque là employé contre l’Union Soviétique, le bloc communiste et l’ancienne Yougoslavie. La guerre économique comme moyen de « justifier » les opérations « démocratiques » de changement de régime multi-étatique (ou multi-unitaire dans le cas de la Yougoslavie anciennement unifiée) allait par la suite devenir la méthode privilégiée des USA pour les coups d’État, mise en application immédiatement à travers les « traditionnelles » révolutions colorées en Serbie et dans l’ancien espace soviétique (Géorgie, Ukraine, Kirghizstan), l’échec du « printemps centre-asiatique » de 2010, puis le « printemps arabe » de 2011.
Le renversement de Suharto conçu conjoncturellement créa un vide gouvernemental qui amenuisa l’emprise des autorités sur les provinces périphériques ethniquement diverses et en proie à des conflits identitaires. Des animosités profondément ancrées entre les autochtones et leurs voisins trans-migrants passèrent au premier plan à la suite de l’affaiblissement sans précédent de l’État, il en résulta l’irruption de violences de grande ampleur et à grande échelle. Le début de l’année 1999 vit l’émergence d’un conflit au sein des Moluques, où les communautés chrétiennes et musulmanes commencèrent à s’entre-tuer du fait de tensions qui couvaient depuis longtemps. La plupart des communautés chrétiennes étaient originaires de l’île d’Ambon et des environs tandis que les musulmans étaient des trans-migrants ou leurs descendants. La violence commença dans le premier quart de l’année puis reprit vers la fin de l’été/début de l’automne pour se poursuivre jusqu’à la fin de l’année. Dans les Moluques du Nord, une province nouvelle à majorité musulmane qui venait d’être créée dans les Moluques proprement dites, une vague de conflits religieux et ethniques successifs atteignit un pic d’août à novembre, certains s’entremêlant tandis que d’autres non. Par exemple, les chrétiens et des musulmans issus de la même ethnie se massacrèrent les uns les autres tandis qu’en d’autres occasions, le conflit se situait entre différentes communautés ethniques et régionales sans que la religion y joue le moindre rôle.
Une forme de conflit similaire éclata à la mi-mars dans le Kalimantan occidental, dénomination officielle de la partie occidentale de Bornéo administrée par l’Indonésie. Environ 3000 Madurais musulmans furent tués par les Dayak locaux durant les émeutes de Sambas, au cours de ce qui ne fut tristement que la dernière d’une longue séquence de violences qui se déclenchaient périodiquement depuis les années 60. Le point fondamental dans le fait que cela se soit produit en 1999 réside dans la preuve que l’affaiblissement indubitable de l’État à la suite du renversement de Suharto donna l’impression à divers groupes identitaires qu’ils avaient désormais « l’occasion » d’exercer leurs vengeances locales. La situation explosa de nouveau en 2001 avec les affrontements de Sampit durant lesquels des centaines de personnes furent tuées et environ 100 000 Madurais durent fuir le Kalimantan central. Soulignons que si l’on regarde une carte de l’Indonésie pour y repérer ces zones de conflit, on remarque qu’elles forment bel et bien un cercle reliant l’ensemble de la périphérie. Si l’on tient compte des tensions ethno-confessionnelles sur l’île des Célèbes, qui culminèrent avec le massacre de Walisongo commis par des chrétiens contre des musulmans en mai 2000, ainsi que des facteurs à l’œuvre dans la menace quasi-constante de violence en Papouasie occidentale (maintenue sous contrôle principalement en raison de la forte présence militaire dans la province), on constate que presque toute l’ancienne « Indonésie orientale » et les territoires adjacents (le Kalimantan occidental et la Papouasie occidentale) furent touchés par des conflits ethno-confessionnels de toutes sortes durant cette période.
On en vient à se demander si les USA attisèrent un seul de ces conflits ou s’ils eurent le pressentiment (pour ne pas dire l’intention pure et simple) que quelque chose de cet acabit se produirait après le départ orchestré de Suharto. Il paraît vraisemblable que les renseignements étasuniens expérimentaient la théorie du chaos contrôlé et étudiaient sa propagation « naturelle » à travers l’archipel, observaient quels conflits étaient stimulés avec succès et quels conflits demeuraient latents. D’un point de vue stratégique, les répercussions socio-démographiques enregistrées par les USA grâce à la simple observation du déroulement du processus auraient été précieuses pour permettre d’élaborer des plans de déstabilisation à l’échelle de la région, sans parler de la valeur qu’une telle information aurait prise si les USA avaient joué un rôle dans l’instigation de ces conflits et « l’expérimentation » de leurs variables. Rétrospectivement, il semble que c’était bel et bien l’un des objectifs des USA (qu’il ait été prioritaire, partiel ou tangentiel est difficile à établir dans ce contexte), et les événements connexes et préétablis dans le Timor oriental, autour duquel les violences ethno-confessionnelles susmentionnées pourraient bien avoir été programmées, donnent clairement à penser que c’était le cas.
Le référendum et le détricotage potentiel de l’Indonésie
Celui qui succéda brièvement à Suharto, Bacharuddin Jusuf Habibie, amorça un tour de force historique en soumettant l’occupation indonésienne du Timor oriental à un vote démocratique dans la province assiégée, faisant ainsi part de son intention en janvier 1999 de mettre en place un référendum pour déterminer si le territoire devrait être indépendant ou se voir accorder une plus grande autonomie par Jakarta. Il fut par la suite convenu que le vote se tiendrait le 30 août de la même année. Les raisons ayant motivé cette décision sont multiples, mais on considère généralement qu’elles entrent dans le cadre de la période de mutation dite « Reformasi » qui fut enclenchée après le renversement de Suharto, et dans le cadre de laquelle les nouvelles autorités se concertèrent pour élaborer les moyens de transformer (ou « réformer » selon leurs termes) le pays. Il ne s’agit aucunement d’insinuer que cette décision fut nécessairement dommageable et n’aurait pas dû être prise, mais qu’il convient de la considérer comme entrant dans le cadre d’un ensemble de changements que les USA attendaient de la part du gouvernement post-Suharto. Dans ce cas particulier, la mutation fut accueillie favorablement par la communauté internationale après que la prise de conscience concernant l’occupation indonésienne illégale et ultra-violente se mit à focaliser une attention mondiale grandissante après la Guerre froide.
Si le lecteur admet la thèse centrale de l’auteur portant sur l’expérimentation et le déploiement par les USA de la nouvelle « super-arme » du « chaos contrôlé » à la travers le monde durant l’ère post-Guerre froide, il est donc naturel de conclure qu’une arrière-pensée stratégique se cachait derrière une initiative qui, autrement, aurait pu passer pour une démarche humanitaire conventionnelle. Il serait avisé de la part du lecteur de se souvenir que les USA ne mentionnent jamais les « droits de l’homme » et la « justice internationale » sans un motif plus ou moins cynique, et cela en dépit de leur conscience ou non de ce que cela pourrait entraîner. Il est intéressant de constater, comme nous l’avons vu dans le contexte de l’enchaînement des événements de la déstabilisation intérieure abordée plus haut, il est possible que l’indépendance justifiée du Timor oriental ait pu faire l’objet d’une instrumentalisation par les USA dans le but de fournir un prétexte à d’autres îles problématiques pour faire également sécession ; sauf qu’il s’agirait dans ce cas d’îles qui firent officiellement et historiquement partie de l’Indonésie et non de territoires occupés par elle.
La violence dans les Moluques et les Moluques du Nord laisse sans aucun doute entrevoir cette perspective intrigante, et on peut se demander si les émeutiers de part et d’autre du conflit qui fait rage dans ces zones (mais plus particulièrement dans les Moluques que dans les Moluques du Nord [dont la déstabilisation commença précisément au moment de la tenue du référendum dans le Timor oriental]) furent ou non inspirés par le scrutin qui se profilait, et s’ils auraient pu songer à exploiter ce précédent pour faire valoir leur propre autonomie ou indépendance. On ne peut pas non plus écarter que n’importe quels fomenteurs potentiels des violences insulaires et leurs « chroniqueurs » associés au sein des médias de masse auraient aussi pu avoir cela en tête à ce moment-là, en particulier si l’on considère la théorie déjà mentionnée selon laquelle les USA mettaient à profit le contexte post-Suharto pour en faire le champ d’expérimentation tropical pour la mise en œuvre à divers degrés de la théorie du chaos et/ou de l’observation du terrain « naturel ».
À travers cette myriade de scénarios, Washington pourrait bien avoir nourri l’ambition d’étirer le champ de l’opinion publique et de voir jusqu’à quel point il serait possible de déployer le stratagème médiatique fraîchement inauguré d’une « intervention humanitaire » dans le cas où quelque chose aurait « mal tourné » avec le vote (comme cela allait se produire par la suite). Qu’on se rappelle bien que c’est en mars 1999 que les USA entamèrent leur guerre contre la Yougoslavie sous le prétexte présentable et totalement artificiel d’« empêcher un génocide ». En ce qui concerne le Timor oriental, de telles allégations auraient au moins été historiquement fondées, et dans les deux cas (Yougoslavie et Indonésie) les opérations d’information nécessaires pour convaincre le grand public de la nécessité éventuelle d’une intervention militante avaient été préparées en amont.
Pendant une courte période il sembla toutefois que les USA étaient prêts à intervenir militairement dans le Timor oriental, bien que pour des motifs anti-gouvernementaux moins évidents que ceux qui furent invoqués contre la Yougoslavie plus tôt cette année-là. Lorsque le référendum vit plus des trois quarts de la population se prononcer en faveur de l’indépendance, des manifestations pro-indonésiennes déchaînées et des milices liées à l’armée semèrent le chaos à travers le territoire occupé et commencèrent à tuer aveuglément les autochtones. Selon certaines estimations, près de 1400 personnes périrent au cours de la période de moins d’un mois entre le référendum et l’intervention d’une force militaire dirigée par l’Australie le 20 septembre. Désignée par l’appellation Force internationale pour le Timor oriental (ou INTERFET), ce déploiement n’était pas approuvé par l’ONU et constituait plus une « coalition des volontaires » qui incluait également la Thaïlande ; la Malaisie ; les Philippines ; le Royaume-Uni ; la France ; l’Allemagne ainsi qu’une poignée d’autres pays. Les USA « dirigèrent depuis l’arrière » par l’entremise des renseignements et du soutien logistique mais ne prirent aucune part active dans l’opération ; cependant, le fait qu’ils aient ainsi opté pour une implication en demi-teinte environ une semaine avant que la mission ne soit officiellement lancée pourrait indiquer que les USA comprenaient la valeur stratégique d’une menace implicite d’y prendre part.
L’État indonésien naguère solide, qui n’aurait auparavant jamais permis à une coalition internationale de « libérer »/réinvestir son propre territoire occupé (indépendamment de l’iniquité de l’occupation à laquelle l’Indonésie s’était livrée à l’origine), en était désormais réduit à évacuer dans la précipitation toutes ses milices alliées de la zone et à retenir son souffle en espérant que la position de l’île du Timor oriental ne serait pas exploitée pour lancer d’autres opérations officielles ou asymétriques de déstabilisation au cœur de la périphérie insulaire. Cette crainte ne s’estompa jamais complètement, mais sur un plan stratégique les militaires indonésiens avaient bel et bien pris en compte ce risque et anticipé un plan d’intervention d’urgence en cas de besoin. Après tout, les experts s’accordaient sur le fait que l’Indonésie était « condamnée si elle se permettait, condamnée si elle s’abstenait » de renoncer au Timor oriental après l’avoir occupé pendant si longtemps, partant du principe que la libération de ce territoire pourrait déclencher une réaction en chaîne dans les anciens territoires de « l’Indonésie orientale » susceptible d’entraîner une désagrégation fulgurante de l’État unitaire indonésien (passant aussi bien par le sécessionnisme formel que par un retour au fédéralisme).
Dans le contexte particulier de ce qui se déroulait dans cette partie du pays à ce moment précis (les affrontements ethno-confessionnels des Moluques du Nord et des Moluques ainsi que l’intervention étrangère dans le Timor oriental), les processus de désintégration auraient pu être menés à leur terme si les USA avaient mobilisé la volonté politique requise, mais ils choisirent finalement de demeurer passifs et de collecter de précieuses données de data concernant leur nouvelle arme asymétrique de chaos. De plus, il est tout à fait possible que des éléments d’influence à Washington prirent conscience du fait que l’analyse coût-avantage (en termes de ressources militaires indispensables pour faire main basse sur une ressource naturelle ou parvenir à des fins stratégiques) n’était gère acceptable pour l’engagement nécessaire, particulièrement du fait que des plans étaient déjà sur les rails pour resserrer l’étau autour de la Russie et fomenter une guerre chaude au Moyen-Orient. À la place, il se peut qu’on ait considéré que l’objectif stratégique d’affaiblir la structure de l’État indonésien était déjà rempli et que le coup de grâce ethno-religieux pouvait attendre avant d’être porté ultérieurement, dans le but éventuel d’éloigner l’Indonésie de la Chine si nécessaire selon un scénario en préparation. Pour l’heure, l’idée d’une Indonésie affaiblie, assujettie mais encore unitaire, fermement ancrée dans l’orbite occidentale et parée d’un gouvernement « libéral-démocratique » a été retenue comme la « solution » stratégique la plus souhaitable pour la politique étasunienne préfigurant le pivot asiatique au sein de l’ANASE.
L’aube du terrorisme wahhabite
La dernière des crises post-Suharto ayant ébranlé l’Indonésie fut l’émergence du terrorisme wahhabite comme source majeure d’instabilité, particulièrement en ce sens que ce phénomène capta l’attention internationale après le 11 septembre. Jemaah Islamiyah constitue probablement le groupe terroriste « local » le plus notoire dans le pays, encore qu’il ait incontestablement des liens notables avec al-Qaïda ainsi que d’autres organisations étrangères doctrinalement semblables. Le degré d’attention internationale dont ce groupe fait l’objet monta en flèche après ses attentats à la bombe de 2002 à Bali. Il s’était cependant déjà sinistrement illustré en Indonésie avec les attentats de la veille de Noël en 2000 qui prirent pour cibles des églises ainsi que d’autres points vulnérables dans neuf villes différentes, Jakarta incluse. Étant donné que l’Indonésie est le plus grand pays musulman au monde, le risque qu’une portion, aussi infime soit-elle, de sa population soutenant le terrorisme inflige à la nation des dommage colossaux est plus élevé que dans n’importe quel autre pays.
Par exemple, quand bien même seulement 0,5% des habitants étaient réceptifs à l’idéologie violente du wahhabisme (il s’agit là d’une estimation pour le moins pondérée), cela signifierait que 1,5 million de personnes sur un total de 250 millions de citoyens pourraient devenir des terroristes, financer le terrorisme ou des soutiens actifs. En considérant la densité de population massive existant à Java et dans la majeure partie de Sumatra, cela signifie que ce pourcentage ultra-minoritaire de la population pourrait terriblement nuire au reste du pays par le ciblage coordonné de multiples points vulnérables tels que des cafés, des églises ou des écoles. Pire encore, il se pourrait qu’ils n’aient même pas besoin de s’expatrier pour se former dans la mesure où al-Qaïda, Daech et leurs groupes affiliés pourraient sans problème les former dans l’une des milliers d’îles indonésiennes, dont la plupart sont inhabitées, ou même au cœur sous tension des Célèbes, si ce n’est du côté de Mindanao ou de l’archipel de Sulu. L’Indonésie est clairement trop peuplée et trop étendue pour permettre au gouvernement de garantir une surveillance infaillible, et il ne fait aucun doute que certains points aveugles seront ou sont déjà exploités par des groupes terroristes wahhabites, qu’il s’agisse de Jemaah Islamiyah, d’al-Qaïda, Daech, leurs supplétifs, une nouvelle organisation et/ou une combinaison hybride de tout cela.
Le point de vue de Jakarta
À ce stade, bon nombre d’aspects historiques et nationaux ont été posés dans cette étude, et il est clair que le lecteur pourrait se sentir submergé par toutes les données auxquelles nous l’avons confronté jusque-là. L’assimilation d’une telle quantité d’informations était nécessaire pour constituer la toile de fond stratégique propre à l’examen des menaces de guerre hybride pesant sur l’Indonésie, ce qui est la finalité primordiale de ce texte. Avant d’en venir à ce point, il est toutefois bon de synthétiser tout ce qui a été vu jusque-là et de le présenter à travers la perspective des décideurs de Jakarta. Cela aidera le lecteur à mieux appréhender les impératifs stratégiques de l’État et de comprendre plus globalement comment les scénarios de guerre hybride à venir font peser les périls les plus redoutables sur l’existence du pays.
Les bases élémentaires
L’Indonésie est un pays dont l’étendue géographique considérable inclut des milliers d’îles et des milliers de mètres carrés de surface maritime, mais au bout du compte c’est à Java et dans la partie sud de Sumatra que se concentre le nœud vital du pays. Si l’on considère l’entièreté de cette dernière île, ces deux entités territoriales combinées représentent 80% de la population et de l’économie totales du pays. Vu sous cet angle, ce qui aurait de prime abord pu être perçu comme un pays d’une étendue ahurissante se résume donc à l’étude des deux îles les plus vastes sous la suprématie exclusive de Jakarta, le reste du territoire étant essentiellement relégué à la périphérie, au sens propre comme au figuré, des affaires indonésiennes. Aussi ironique que cela peut paraître, ces deux îles comptent pour seulement 31,5% de tout le territoire indonésien, ce qui met d’autant plus en évidence le degré de densité démographique et de productivité économique qui les caractérise par rapport au reste du pays.
C’est pourquoi, d’un point de vue sécuritaire, le terrorisme wahhabite sur chacune de ces deux îles semble constituer la menace la plus immédiate pour l’État. Comme nous l’avons signalé plus tôt, un petit nombre de radicaux pourrait occasionner une vague destructrice exponentielle avec relativement peu de moyens, ce qui implique bien évidemment que cette menace soit prise avec le plus grand sérieux et qu’un large éventail de ressources sécuritaires soit investi pour la contrer. La logique derrière cette décision ne fait aucun doute dans la mesure où n’importe quel pays devrait évidemment prioriser la défense de 80% de sa population et de son économie plutôt que celle des 20% restants, en particulier si cette portion est concentrée de manière suffisamment dense pour que cela soit aisément réalisable (ne comptant que pour 31,5% du territoire physique) ; mais il ne faut pas oublier les problèmes couvant dans la périphérie qui pourraient vite dégénérer et compromettre la stabilité de l’État tout entier.
Si la tension religieuse (dans le sens d’un clivage opposant coreligionnaires modérés et radicaux à la dérive) représente une menace dans les territoires centraux de Java et Sumatra, la périphérie doit non seulement faire face à ce problème (qui a menacé de surgir aux Célèbes) mais aussi au conflit ethno-confessionnel entre des groupes identitaires disparates. Dans certains, cas il existe un enchevêtrement de la religion et de l’identité comme lorsqu’un certain groupe ethnique pratique largement une religion donnée et que ces facteurs de différentialisme ethno-confessionnel combinés constituent une source de conflit (e.g. les trans-migrants javanais sont très majoritairement musulmans tandis que les populations qui les reçoivent sont principalement chrétiennes et d’une ethnie différente) ; mais dans d’autres cas, il n’existe pas de disparité dichotomique semblable entre les antagonistes, et le seul élément clivant réside dans la seule appartenance religieuse ou ethnique (e.g. les affrontements intra-musulmans entre les autochtones Tidung et les migrants Bugis à Tarakan, dans le Kalimantan du Nord en 2010). Les deux situations posent un dilemme aux responsables indonésiens lorsqu’il s’agit d’y remédier, chacun des cas de figure faisant obstacle à la réconciliation intercommunautaire.
Le Pancasila, une panacée indonésienne ?
Les conflits identitaires à multiples facettes auxquels l’Indonésie fait face sont connus depuis longtemps, et la figure tutélaire de l’État que représentait Sukarno en avait bien conscience. Il savait qu’aucun régime politique n’avait réussi à unifier formellement les îles de la région comme les Néerlandais y étaient parvenus avec leurs colonies des Indes orientales, et que le seul moyen de pérenniser l’État unifié qu’il avait en tête était de mobiliser une idéologie inclusive et opérante ; d’où la déclaration du Pancasila. Pour rafraîchir la mémoire du lecteur, nous l’avons décrit précédemment dans cette étude comme l’idéologie officieuse constitutionnellement intégrée stipulant que le pays doit demeurer un État providence monothéiste, nationaliste, équitable où s’exerce une démocratie représentative. Après avoir pris la mesure de la profondeur des divisions identitaires qui minent l’Indonésie, le lecteur ne devrait avoir aucune difficulté à comprendre le besoin du gouvernement de recourir à l’idéologie pour maintenir la paix et entretenir un minimum d’unité.
En l’absence d’un État fort (comme cela s’était produit après le pré-conditionnement situationnel qui rendit le renversement de Suharto possible), aucune entité ne fait autorité pour appliquer l’idéologie existentiellement nécessaire qui avait maintenu l’Indonésie soudée pendant si longtemps, ce qui explique l’explosion des conflits identitaires dans les années qui suivirent le terme de sa carrière politique. En tant qu’individu, Suharto ne disposait lui-même d’aucun attribut de commandement particulièrement méritoire qui aurait joué un rôle décisif quelconque dans le maintien de l’unité du pays (si ce n’est, pour parler en termes cyniques, son penchant pour la violence d’État dominatrice) ; mais il est important de saisir qu’il représentait l’homme fort national comme il n’en a existé que deux dans l’histoire de l’Indonésie moderne. La stabilité structurelle qu’offrit la longue présidence du dirigeant sur un État ethno-confessionnellement et géographiquement divisé est ce qui pèse le plus lorsque l’on se penche sur le rôle de Suharto dans la conduite des affaires indonésiennes, et sa démission abrupte au plus fort de manifestations d’une violence sans précédent à Sumatra et Java (rappelons qu’il s’agit du cœur national) ébranla le système jusque dans ses fondements et le plaça dans la plus grande situation de vulnérabilité qu’il ait connue depuis le court épisode fédéraliste des États-unis d’Indonésie.
Dans la période post-Suharto de « Reformasi », les dirigeants du pays n’eurent pas d’autre choix que d’embrasser et de mettre concrètement en pratique un ou deux des principes du Pancasila afin de maintenir le pays dans sa forme gouvernementale et administrative actuelle. Le nationalisme (compris dans l’idée d’une Indonésie unifiée transcendant la religion et l’ethnie) et la démocratie représentative furent les deux idéaux les plus appliqués après 1999. Comme on pouvait s’y attendre, le nationalisme se traduisit par un renforcement de l’unité du pays ainsi que par la répression des émeutes chaotiques qui avaient éclaté dans les Moluques et les Moluques du Nord, tandis qu’on pourrait très clairement entrevoir la démocratie représentative à travers la série d’amendements constitutionnels qui furent adoptés dans les années qui suivirent, la plupart ayant poussé l’Indonésie à concrétiser plus certainement cet idéal qu’elle ne le fit dans le cadre de sa mise en application symbolique au cours des décennies précédentes. Dans le sillage de cette idée, la décentralisation systématique des responsabilités administratives fut mise en place à travers l’établissement de huit nouvelles provinces depuis 1999 ; dans un cas il s’agissait de diluer le nationalisme papou (d’où la création de la province de Papouasie occidentale), tandis qu’il s’agissait dans d’autres de gouverner plus efficacement les États concernés et d’apaiser les inquiétudes qui avaient surgi ou pouvaient surgir à l’avenir et déstabiliser la société. Indépendamment d’une quelconque raison tactique pouvant être mobilisée dans une période donnée, si l’on s’en tient à un point de vue général, il semble que les gouvernements de « Reformasi » en Indonésie se sont encore plus appuyés sur les préceptes du Pancasila (quelle que soit la forme sous laquelle ils ont été mis en pratique ou invoqués symboliquement) que ne le firent leurs prédécesseurs d’avant 1999.
La frontière ténue entre décentralisation et dévolution
Après nous être longuement penchés sur le rôle du Pancasila dans l’histoire indonésienne récente, le moment est à présent venu de parler plus en détails du dernier aspect de sa mise en pratique à avoir été décrit : la décentralisation de certaines régions administratives en nouvelles entités de gouvernance. Il est vrai qu’il s’agit d’une solution efficace pour faire obstacle à certains conflits identitaires et accorder un geste symbolique par anticipation à des mouvements indépendantistes ou régionalistes encore balbutiants qui pourraient toutefois se révéler un jour opérationnels ; mais il y a aussi dans cette méthode un revers dont nombre d’analystes pourraient bien ne pas se douter. Si elle est poussée à l’extrême, la décentralisation peut dériver vers le terrain glissant de la dévolution à la faveur de laquelle le gouvernement unitaire accorderait ou se trouverait contraint d’accorder une autonomie ou des avantages concrets du même ordre à certaines régions ; cela pourrait déclencher une réaction en chaîne de mouvements calqués sur le même modèle que ceux précédemment cités si le gouvernement ne parvenait à garder un contrôle ferme de la situation. Le menace de la violence wahhabite est également prégnante, mais la nature de ce danger particulier ne réside pas tant dans une problématique géo-démographique qui peut être traitée via une réforme administrative que dans un virus idéologique qui doit être combattu d’une manière totalement différente.
Le Timor oriental, la Papouasie occidentale et Aceh constituent de parfaits précédents pour ça, mais le gouvernement est jusqu’ici parvenu à convaincre les citoyens qu’il s’agissait de cas isolés qui nécessitaient des solutions d’exception.
Le Timor oriental
L’ancienne possession du Portugal n’avait jamais été intégrée à l’espace unifié des Indes orientales néerlandaises, aussi elle constituait une anomalie historico-régionale sur bien des aspects. Quand bien même, après que le gouvernement a décidé de soumettre son occupation pluri-décennale à un vote démocratique local, il persista à proposer aux résidents ce qui à cette époque aurait représenté un régime d’autonomie sans précédent. Bien qu’ils n’y consentirent point, le gouvernement constitua lui-même son propre précédent en proposant une telle mesure.
La Papouasie occidentale
Par la suite, l’ancienne colonie néerlandaise de Nouvelle Guinée reçut une plus grande autonomie en 2001, mais ce fut insuffisant à contenter les aspirations de la population. De plus, l’autonomie supposée ne fut jamais accordée dans les faits, contrairement à ce que l’Indonésie essaie constamment de faire valoir à l’échelle mondiale comme au niveau national. Néanmoins, si l’on peut cyniquement y voir un geste symbolique entrant dans le cadre des relations publiques, cela représente toujours plus que ce que d’autres provinces enclavées ont reçu, en particulier les Moluques du Nord et les Moluques après les troubles identitaires qu’elles connurent (qui, ne prirent jamais, il faut le souligner, une tonalité particulièrement hostile au gouvernement pas plus qu’elles ne constituèrent une tribune séparatiste/autonomiste).
Aceh
On ne peut pas en dire autant d’Aceh qui, comme nous l’avons précédemment dit dans cette étude, avait combattu Jakarta dès l’époque du conflit au Timor oriental mais qui finit par consentir à une véritable autonomie générale, et de ce fait par l’obtenir. En guise de rappel de ce qui a été mentionné précédemment, Aceh est la seule région d’Indonésie qui fait appliquer la charia à tous les habitants sur son territoire (aussi bien aux musulmans qu’aux non-musulmans) et ce pour les crimes de toutes sortes. De surcroît, cette province jouit du droit d’encaisser 70% de tous les revenus énergétiques que l’État puise dans la province, ce qui en fait un cas doublement unique dans le pays au regard de ses privilèges administratifs.
Résumé structurel
Pour synthétiser le schéma explicitement formulé jusqu’à présent, les seules régions auxquelles l’autonomie a été offerte (que ce soit sous des formes symboliques ou concrètes) sont celles qui se sont gravement soulevées contre le gouvernement à un moment ou à un autre. Les saignées intercommunautaires comme celles observées dans les Moluques du Nord, les Moluques, les Célèbes et le Kalimantan, même si elles minent la stabilité de l’État du fait de l’effet de contagion d’un conflit identitaire qui pourrait embraser n’importe quelle zone dans le reste du pays, ne représentent pas une menace aussi nette pour l’unité indonésienne que les campagnes antiétatiques de rébellion/libération (quelque soit la façon dont le lecteur se les représente) dans le Timor oriental, la Papouasie occidentale et Aceh.
Aller trop loin
Proposer l’autonomie sous l’une ou l’autre forme pourrait sembler être, voire avoir été, véritablement la solution idoine pour chaque cas, mais le gouvernement central ne peut continuer à procéder de la sorte chaque fois qu’une insurrection antigouvernementale germe. Si c’était le cas, cela se solderait en une « autonomisation » de la plus grande part du pays, ce qui reviendrait à préparer le terrain pour une entité fédéralisée assez semblable à la parenthèse éphémère des États-Unis d’Indonésie, sans que cette dernière puisse toutefois se prévaloir d’une ampleur territoriale ni d’une unité formelle comparables à celles de l’entité administrative de « l’Indonésie orientale ».
Il y a toujours un risque que le gouvernement soit poussé à aller trop loin, trop vite et cela pourrait involontairement (ou sciemment si c’est conçu depuis l’étranger pour cette raison précise) créer une dynamique semi-incontrôlable favorable à une fédéralisation désagrégatrice pour l’État, capable d’ébranler le pays tout entier pour peu qu’elle soit mise en œuvre d’une façon aussi brouillonne que ce qui fut fait en Bosnie. La différence entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine et n’importe quelle fédération indonésienne théorique réside dans le fait que la seconde constitue le point d’entrée géo-maritime entre les océans Pacifique et Indien, les deux régions littorales promises à être les moteurs de l’économie mondiale du XXIe siècle.
Le pire cauchemar pour Jakarta
La dernière chose que les dirigeants de l’Indonésie veulent voir se produire est que le modèle de gouvernement administratif en arrive à une dévolution au point de devenir ingouvernable. Le péril de la fédéralisation que nous avons détaillé plus haut ne pourrait vraisemblablement survenir qu’à la faveur d’une série de déstabilisations à l’échelle du pays, qu’elles soient synchronisées les unes par rapport aux autres ou déclenchées séparément, et seulement dans le scénario selon lequel l’Indonésie et son armée seraient trop faibles pour proposer autre chose que l’autonomie en guise de solution. Le catalyseur susceptible d’anémier l’État, à un point où il serait largement impuissant à défendre efficacement son intégrité et/ou serait accaparé par une série de crises, est celui d’une débâcle économique programmée semblable à celle de 1997, que ces répercussions soient d’ampleur régionale ou mondiale et qu’elle trouve son origine à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Indonésie. Pour l’heure on ne peut pas non plus établir avec certitude s‘il serait plus efficace pour la cause autonomiste-fédéraliste qu’elle se produise avant une succession d’affrontements identitaires (qu’ils soient coordonnés ou qu’ils se produisent indépendamment les uns des autres), mais dans tous les cas il s’agit là du développement d’un scénario décisif qui serait indispensable à la matérialisation de la plus grande crainte de Jakarta.
Dans l’éventualité où cela viendrait à se produire pour quelque raison que ce soit (y compris pour le cas où ce scénario dégénèrerait au point d’aller à l’encontre de ses objectifs initiaux), un État incohérent et partiellement défaillant à ce moment clé créerait une situation désastreuse et aisément exploitable qui pourrait sans surprise affecter fort négativement l’économie générale. Les acteurs extérieurs tenant sous leur emprise les reliquats du pays autrefois unifié se trouveraient en position de force pour peser sur le commerce entre les deux océans, jonglant entre les entraves qu’ils imposeraient à leurs concurrents (e.g. en bloquant les détroits de Malacca et de la Sonde par l’orchestration de naufrages de navires) et la sécurisation de leurs propres voies d’accès lourdement défendues (e.g. via les forteresses insulaires qu’ils pourraient occuper en « Indonésie orientale ») dans le but de taxer et de contrôler les échanges qui n’auraient d’autre recours que de s’effectuer par ces axes.
Cette réalité aurait été précédée par une foire d’empoigne sans équivalent historique pour l’influence maritime, exception faite du cas relativement comparable de la lutte pour l’Afrique qui se déroula dans un espace bien plus vaste et sur une période de plusieurs décennies. La « lutte pour l’(ancienne) Indonésie » serait quant à elle bien plus brève et se concentrerait sur un territoire bien plus restreint ; dans ce scénario, elle serait peut-être même mise en branle au moyen d’une dissolution accélérée à la yougoslave de l’État unitaire indonésien et/ou ses entités fédérales autonomes. Vraisemblablement, la « justification » d’une « intervention humanitaire » pourrait être invoquée par des puissances étrangères pour intervenir dans les États insulaires ou ces archipels quasi-indépendants de la région, sur le modèle de l’approche qui fut appliquée dans le Timor oriental en 1999 et 2006, et théoriquement même dans le sillage de l’opération des îles Salomon de 2003 (ces trois manœuvres furent dirigées par l’Australie, un des auxiliaires des USA). Chacun des protagonistes présumés rivaux prenant part à cette mêlée chercherait en définitive à consolider ses gains jusqu’à un certain point ; cela pourrait donner lieu à des alliances inattendues entre les différentes parties, que ces ententes soient de nature formelle ou d’un ordre plus tacite comme des missions anti-piraterie circonscrites dissimulant une coopération plus approfondie.
Les sept points vitaux
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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