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VESPÉRAL DE L’ÊTRE (Julien Quittelier)

Faudrait pas dire ça à personne
Mais j’aimerais ça t’écrire des poèmes
Avec des beaux mots qu’on comprend pas
Ni l’un ni l’autre
Lisa Leblanc, Kraft Diner, 2012

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YSENGRIMUS — Nous avons ici quelque chose d’inouï et d’absolument passionnant… pour qui se sent solidement prêt à investir l’énergie intellective et émotive requise pour jouer le jeu dicté, à cheval, par ce recueil de poésie parfaitement incroyable. Disons d’abord, pour faire sobre, que Julien Quitellier fait dans la poésie archaïsante. La langue de ce poète est très opaque mais très précise. Et, déférence obligée pour son acrolecte ardu mais sublime, il faut, sans trop résister, se laisser convoquer en cette tonitruante cérémonie des (a)dieux, qui s’avérera amplement un vaste exercice de décodage. Échantillonnons plutôt (sur un des passages les moins cryptiques, encore):

Elles pleurèrent l’harmonie,
Ces dames en châles de deuil,
Dévoilant l’âme saturnie
Dans leurs yeux devers le cercueil.

Ces dames en châles de deuil
Miroitèrent quelques syllabes
Dans leurs yeux devers le cercueil,
Dédiant les pleurs insécables.

Miroitèrent quelques syllabes,
Les spectres frappés de velours,
Dédiant les pleurs insécables
Vers les cieux mnésiques et lourds.

(Elles pleurèrent l’harmonie, extrait)

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D’abord, on observe (ici) une technique vénérable et chenue, celle du rondeau (dans ce cas-ci, hein — d’autres techniques de versifications anciennes se manifestent ailleurs dans l’opus). Le susdit rondeau cultive la reprise méthodique et stabilisée de certains vers pour produire ce que ceux qui se piquent de technicité rhétorique nommerons un effet de diaphore. Ensuite, un vocabulaire sciemment ésotérique (souvent emprunté à la théosophie christique ou à la philosophie gnostique) est utilisé massivement et ce, rarement de façon métaphorique ou imagée (encore moins de façon ironique ou satirique — non, non… il y a de la gravité, dans tout ceci). Vérifications lexicographiques faites et bien faites, le vocabulaire de ce recueil est soucieux d’une exactitude, presque technique (mnésique: relatif à la mémoire, notamment dans le discours didactique). Cela ne l’empêche pas d’être d’une obscurité aussi jouissive qu’insondable. Le troisième trait textuel (ce dernier massif), c’est la permanente transgression de la syntaxe du français moderne. Certes, cela se joue de façon parfois archaïsante (ou, disons, plus précisément, en une mimesis archaïsante). Mais surtout, tombons les masques, bien souvent, les tours syntaxiques ardus et butors de cet opus sont très ouvertement idiosyncrasique. Ainsi, dans Ces dames en châles de deuil miroitèrent quelques syllabes, le verbe miroiter (qu’il ne faut surtout pas confondre avec faire miroiter), intransitif en français moderne (le lac miroite et pas * le lac miroite des scintillements) devient ici transitif et se voit, qui plus est, assigner un sens figuré parfaitement hyperbolique et inattendu. Ma foi (si je puis dire)… quatre syllabes sont miroitées par des dames en châles de deuil. Exégèses exégésifiez… si vous le pouvez. Ce genre de variations syntaxiques (et le tonnerre sémantico-logique qu’elles entraînent dans leur sillage) ne sont ni des maladresses ni des incongruités. Elles dominent, de fait, tout le recueil. Elles jouent un rôle central dans l’expérience de lecture et procèdent d’une récurrence et d’une systématicité dont on peut —peut-être!— questionner le bonheur mais dont il est impossible de ne pas remarquer l’intime finesse d’horlogerie. Ce poète (ou poëte, la chose est encore débattue au sein des instances éditoriales) sait parfaitement ce qu’il fait. Le communique-t-il de façon exotérique là, disons (comme le gros ours du mème bien connu) que… non. C’est opaque comme le mælstrom d’Edgar Allan Poe, ce truc. Mais ne devenons surtout pas excessivement nerveux: cela fait partie du jeu.

Le cas omniprésent des explorations de nature syntaxiques est trop intéressant et important pour ne pas se voir exemplifié derechef. Il n’y a qu’à se pencher:

Tu te combles de l’Art des Instances premières,
Tu le vêts d’or, d’exil, car tout le feint d’astrer ;
Car filant en quelque âme enfoui dans tes prières,
Tu t’absous esseulé de ne plus le cimer.

(Tu l’étais… orphelin, extrait)

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Une structure syntaxique finalement, au fin fond, assez usuelle se trouve gorgée de chocs lexicaux (vêtir, feindre, astrer, cimer) saisissants. C’est là un des ressorts (presque une des ficelles) du gros de l’exploration textuelle en jeu ici. D’incolores idées vertes dorment furieusement (Chomsky), en quelques sortes. Une certaine tentation perfide (qui ne fut pas la nôtre. Rappelons, pour la bonne bouche, que nous publions cet ouvrage… et joyeusement encore) pourrait vouloir que l’arabesque syntactico-sémiotique agisse ici comme paravent d’un éventuel vide conceptuel confirmant tendanciellement tant le petit aphorisme de Mademoiselle Leblanc cité ici en exergue qu’une propension, effective ou simulée, qu’aurait la grande poésie en déglingue à se faire verbaliste et ce, à défaut de renouer avec les pans indolents mais bien déchiquetés de ses diverses gloires perdues. Or le vide conceptuel, nous ne l’admettrons pas, ici.

Car, en effet, par delà ces formulations irrésistibles et quasi-oulipiennes de rouerie combinatoire, dans leur radicalité exploratoire, il est parfaitement loisible de poser la question (et surtout —fait sensible— d’y répondre): de quoi parle l’œuvre de Julien Quittelier? Eh bien elle parle de rien d’autre que de nos esprits dégorgeant l’absinthe du missel qui firent du Seigneur les reliques satanes… bien qu’ils eurent prédit leur déréliction: un halo de science et tels que des platanes nos chairs en des lambeaux saints d’irréligion (dans Le pilum comme en pleurs dans la brume appareille). Autrement dit, pour faire simple, basilectal (et même un petit peu cru): la religion part en sucettes et le phénomène est tellement avancé qu’il n’est même plus intéressant (ou inspirant, ou poétique) de s’en affliger. Citons intégralement, sur ce point nodal (pour ne pas dire obsessionnel), le texte crucial:

Misère de l’homme

— L’homme a la déraison qu’il prétend en rancune…
Vous venez augurer le joug fondamental!
Celui de l’homme antique abritant sa fortune
Sous ses espoirs douillets en glas ornemental.

Dans l’Occident: prélude aux verves bestiales,
Vous, peut-être martyrs des Monts violoneux,
En déréliction suivez dans vos dédales
Les bonheurs trop ratés par vos yeux caverneux.

Mélange de folie et de concupiscence,
Le kief du peuple est chu d’un passé fainéant,
Fabulé dans un rêve éhonté de science
Que les prédicateurs soumettent au néant.

Faites rouler la haine en vos propres démences!
Spectres déjà perdus en deçà des adrets,
Où, crasseux mais instruits, ténébreux de sentences,
Appareillent vos yeux de désespoirs proprets.

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La religion part en sucettes et c’est cuisant. Pan dans les dents. Comment gloser autrement l’entité docte formulée céans? Bon, on pourrait exemplifier allègrement (quoiqu’un peu lourdement) l’enchevêtrement intime qui s’instaure ici entre tout un vocabulaire gnostico-religieux totalement suranné et un ensemble explicite et hétéroclite de notions ayant à voir avec l’effondrement, la putréfaction ou encore la dérive, la perte de conscience ou l’égarement des repères. Il n’y a rien de si nouveau sous le vieux soleil paniqué des bons pères, finalement, l’un dans l’autre. La densité théogonarde du propos est tellement lancinante et volontairement copieuse qu’on finit, de texte en texte, par décoder qu’on a en fait ici affaire à ce que le philosophe marxiste Georg Lukács appelait de l’apologie indirecte (apologie indirecte de la déréliction, en l’occurrence, ici). Un vaste bric-à-brac ouvertement théosophique se déploie… pour finalement mieux faire sentir son contraire: le fait que plus rien, dans ce souk sous typhon, ne tient plus vraiment, pour quiconque, même les derniers apologues ou thuriféraires qui braveraient encore courageusement le tout du grand simoun de notre vaste affaire mystique en cinémascope de déglingue.

Aussi —crucialement— comme souvent chez les nostalgiques du fait religieux douloureusement conscients du fond bétonné et irrémédiable des sécularisations contemporaines, le poète va faire ici flèches de tous bois conceptualisables. Les dieux et entités des différents polythéismes antiques, Belzébuth (pour ne signaler qu’eux) vont danser une tarentelle endiablée dans un salmigondi tintinnabulant de démantibulades de vocabulaire et de conceptualisations eucharistiques et gnostiques. C’est la tempête, la déroute, la fantasia paniquée, le grand tourbillon. Je vous épargne, encore une fois, la collection d’exemples, en me contentant de dire que nous ne somme pas ici dans du religieux (encore moins dans de l’irréligieux ou de l’anti-religieux) mais bel et bien dans du post-religieux. Aux subversions syntaxiques tourmentées, semi-delirées et largement balbutiantes dans leur roideur sans espoir (la surabondance du Verbe avouant sa déliquescence effective, ni plus ni moins), se jouxtent et s’associent intimement un bazar conceptuel genre trompettes de Jéricho voulant tellement faire voler aux quatre vents de la tourmente innommable les calicots en capilotade des marchands du temple. C’est savoureux, c’est irrésistible et surtout, mort de ma vie, cela ressemble à rien de connu ou d’abordable. Expérience poétique originale assurée. Julien Quittellier nous emporte dans sa tourmente sans nous tourmenter. Honoré de Balzac le prouva avant lui, il n’y a rien de plus éclairant qu’un légitimiste endolori qui voit clair et qui crie.

Vespéral de l’être finalement c’est le soir qui tombe sur l’étant religieux. Le Crépuscule des Théogonies, oui, oui, oui… Cela se fait dans une cacophonie si épouvantée qu’elle en devient grandiose. Il faut bien lire ce recueil et bien ne pas le comprendre. Ce sont les choreutes horripilé(e)s des temps anciens foutus qui nous crient depuis leur caverne idoine, bêtes fatalement blessées, leur inaptitude insondable à s’immiscer dans le chas cuisant de l’aiguille acide de toutes nos modernités impavides.

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Julien Quittelier, Vespéral de l’être (Œuvre poétique complète), Montréal, ÉLP éditeur, 2018, formats ePub ou Mobi.

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