La menace de l’amplification des grèves ouvrières a ébranlé l'Algérie
À lire les analyses de tous les contributeurs et journalistes, les bouleversements politiques intervenus au niveau du régime algérien ont été provoqués par les manifestations citoyennes pacifiques des vendredis « saints » et les sit-in estudiantins conviviaux. Le pacifisme aurait eu raison du pouvoir despotique de Bouteflika. La rue a rué dans les brancards et a démoli le régime, sans descellement et lancement de pavés. Sans érection de barricades. L’assaut démocratique de la société civile aurait suffi pour ébranler le pouvoir. Pour précipiter le départ de Bouteflika.
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La menace de (1)
Cette analyse partielle et partiale pèche par une simplification intéressée des événements, observés par la lorgnette caricaturalement libérale, par le trou de la serrure petitement bourgeoise. Mais jamais par la gigantesque fenêtre ouvrière ou l’immense portail du prolétariat. Tous deux inconnus du champ de vision de l’élite intellectuelle bourgeoise algérienne. Une chose est certaine : ce n’est assurément pas le sursaut démocratique bourgeois pacifique qui a acculé l’Etat-major de l’armée à entrer en action. À sortir de son encasernement légendaire pour enrégimenter le pouvoir menacé d’éclatement. Pour sauver le soldat étatique et le cacique économique.
C’est l’éruption des travailleurs algériens sur le front de la lutte sociale et économique qui a contraint l’armée à changer son fusil d’épaule, afin de neutraliser les mouvements de grève menaçant l’ordre établi. Aussi, pour désamorcer le mouvement de contestation social en voie d’exacerbation subversive, le pouvoir, désormais directement assuré par l’État-major de l’armée en raison de la menace d’insurrection sociale, a préféré préventivement accéder aux revendications des travailleurs entrés massivement en lutte. Les médias ont délibérément éludé ce soulèvement larvée ouvrier, préférant focaliser leur attention politiquement orientée sur les défilés pacifiques de l’inoffensive « société civile » hétéroclite, devenue célèbre pour ses routinières interminables parades hebdomadaires.
De manière générale, dès le début du soulèvement du 22 février, au sein des classes populaires, en particulier parmi les travailleurs, le mécontentement n’a cessé de croître du fait des conditions sociales dégradées et dégradantes, du chômage endémique et de la modicité des salaires. Au plus haut moment charnière du soulèvement populaire, avant la décision de congédier le président Bouteflika, des dizaines d’entreprises ont été en proie aux grèves. Des milliers de travailleurs se sont en effet mis en grève dans de nombreuses sociétés. Durant tout le mois de mars et avril, des appels à la grève générale ont été lancés. Certes ces appels à une grève générale ont inégalement été suivis, mais ils ont été particulièrement entendus parmi les travailleurs algériens des entreprises productives publiques et privées, parmi les employés des administrations et des transports, les enseignants et les professeurs d’université et autres catégories professionnelles. De surcroît, outre l’éruption des grèves ouvrières massives, des protestations de chômeurs et des explosions de violence populaire ont surgi en divers endroits du pays : des alertes inquiétantes pour l’ordre établi. Des actions qui contrastent avec les manifestations politiques pacifiques. Qui plus est, des luttes puissantes et triomphantes axées sur les revendications salariales et les conditions de travail, contre les licenciements, contre la dictature de l’encadrement hiérarchique mafieux, la mainmise du syndicat d’État l’UGTA. Ces luttes revendicatives des travailleurs algériens ont constitué, par leur ampleur, une ébauche d’autonomie ouvrière, une amorce d’auto-organisation, aussitôt contrecarrées par les concessions salariales et sociales opportunément accordées par le pouvoir pour circonscrire l’incendie prolétarien.
Ainsi, dans la sidérurgie et les mines de fer, des milliers d’ouvriers ont mené de longues grèves. Grâce à leur détermination et leur mobilisation, ils ont obtenu d’importantes augmentations de salaire, une amélioration de leurs conditions de travail. Revendications obtenues directement par la négociation avec la direction des entreprises, le syndicat étatique l’UGTA ayant été évincé. Dans le secteur de la sidérurgie, au cours du mois d’avril, plus de 70% des travailleurs des diverses mines de fer étaient en grève, générant des pertes considérables du chiffre d’affaires. Ces grèves ont permis d’arracher une augmentation de salaire de presque 10 000 dinars mensuel, des primes de rendement, des remboursements en cas d’accident de travail par l’assurance sociale. A Constantine, les travailleurs de l’entreprises des tracteurs agricoles (Etrag) se sont mis, à leur tour, en grève début avril. A Mostaganem, le port a été paralysé au cours du mois d’avril par la quasi-totalité des travailleurs portuaires. Ils ont exigé le congédiement du PDG, le renouvellement des contrats d’une catégorie de salariés précaires, l’augmentation des salaires de 20% avec un effet rétroactif démarrant au mois de janvier 2018. Revendications satisfaites dans leur intégralité. A Bejaia, l’entreprise de confection texte Alcost a été également en proie à une grève engagée par les 720 ouvrières du secteur, au cri de : « Pas d’augmentation, pas de travail ! »
L’entreprise publique d’électroménager d’Oued Aïssi, Eniem, était également en grève. Au cri de « Nous voulons le changement du système et non un changement dans le système », les deux milles travailleurs d’Eniem ont manifesté fréquemment contre le régime et contre la direction de l’UGTA, dénoncé pour son inféodation au patronat. De toute évidence, ces grèves massives ont affecté gravement l’économie, notamment le secteur productif. Les investissements ont considérablement baissé, les prêts bancaires ont été réduits.
L’État-patron mafieux algérien a été sérieusement ébranlé dans ses fondements par ces gigantesques grèves menées par les glorieux travailleurs algériens. De là s’explique l’intervention hâtivement précipitée et intelligemment calculée de l’armée pour désamorcer la bombe révolutionnaire ouvrière. D’une part, par la satisfaction des revendications des travailleurs en grève afin de neutraliser cette extraordinaire force menaçant la survie de la classe dominante, d’autre part par le lancement spectaculaire de l’opération « mains propres » bien ciblée, en jetant à la plèbe enragée, par une manœuvre de diversion, quelques minuscules os affairistes mafieux à ronger, pour mieux préserver le corps charnu du capital national.
Après avoir sauvé l’outil de production de la subversion ouvrière, de la mainmise des travailleurs, l’État-major de l’armée a tactiquement abandonné la rue à la « société civile » (sic) hétéroclite et surtout inoffensive, pour lui permettre de se livrer à ses balades rituelles ré-faux-lutionnaires sur des ballades pacifiquement subversives. Une évolution joyeuse est préférable à une révolution broyeuse. Quoi qu’il en soit, face à la crise politique interminable de la domination du pouvoir grabataire moribond, seule la classe ouvrière algérienne organisée peut offrir une issue authentiquement révolutionnaire.
À l’évidence, devant l’enlisement du mouvement démocratique bourgeois, dirigé par les élites algériennes autoproclamées représentantes du peuple algérien, sans avoir reçu aucun mandat, par ailleurs affaibli par ses atermoiements et déchiré par des intérêts contradictoires, qui plus est incapable d’organiser une alternative fiable au pouvoir mafieux illégitime, seuls les travailleurs algériens, en lien avec les chômeurs et l’ensemble des catégories sociales populaires déshéritées, sans oublier le monumental bataillon estudiantin, peuvent dénouer la crise par l’application de l’arme de la grève générale afin d’ouvrir la voie à un rapport de forces favorable à la prise du pouvoir immédiat par le prolétariat.
Mesloub Khider