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Une poésie lesbienne authentique: GOUINES COQUINES DE CE MONDE

YSENGRIMUS  —   Cet article est disponible en anglais, en italien et en espagnole ici:
Articles du 13 mai

Je viens de redécouvrir GOUINES COQUINES DE CE MONDE,  cent cinquante poèmes érotiques lesbiens qui assument sereinement leurs prises de positions et l’ardeur sans ambivalence de leur explicite. Ce recueil s’inscrit dans une dynamique ouvertement libertine, homosexuelle, femme (au sens, classique désormais, de l’écriture femme), tout en cultivant la touche féministe requise et, surtout, tout en parlant ouvertement et très librement d’amour, de béguins, de passion, d’intimité sexuelle et de séduction. Et on en parle ouvertement et crûment. Il n’y a pas d’ambivalence, tant sur le propos que sur sa formulation. Machos égocentriques et mijaurées pusillanimes, s’abstenir… L’exercice, remarquablement mené, se déploie en une versification irrégulière syncopée, sinueuse et coupante, un peu comme un solo jazzique de contrebasse ou de piano (l’auteure joue d’ailleurs ces deux instruments). Imaginez, pour la forme (pour la forme, hein, pas pour le contenu!), pour la structure poétique, une fusion, hachée et chantante, entre un grand ancien du vers irrégulier (Jean de Lafontaine) et un grand moderne de l’imagerie atonale en vrac (Jacques Prévert). Plus moderne qu’ancienne dans son écriture, en fait, Madame LeVayer cite pourtant, au nombre de ses inspirations: Clément Marot, Pierre de Ronsard (on sait que ce dernier ne dédaignait pas la poésie érotique), François de Malherbe, Vincent Voiture, Edgar Allan Poe et, bien sûr, Sappho. Ces cinq poètes et cette poétesse font d’ailleurs l’objet d’une très courte adaptation moderne/lesbienne chacun. Ces petits pastiches-pochades sont parfaitement savoureux et magnifiquement dominés (surtout ceux de Poe et de Sappho). Mais là, attention, il ne faut pas aller se leurrer au jeu, obligé et parfois trompeur, des références et des sources d’inspiration. La poésie de Corinne LeVayer est en fait, immensément et sidéralement originale, fraîche, vraie, neuve. Si elle invoque, de ci de là, les nymphes, les fées, l’imagerie bucolique et trois ou quatre figures lesbianisables de la mythologie antique (Diane, Atalante, Minerve et, dans une moindre mesure et indirectement, Astarté), cette poésie, d’un ciselé et d’une vigueur remarquables, s’inscrit plutôt, ouvertement et nettement, dans une modernité urbaine évoquant les boites de nuit lesbiennes, la consommation de drogues dures (comme la cocaïne ou les amphétamines), la prostitution homosexuelle, et le jazz (sont d’ailleurs mentionnés, avec un amour sans mélange, les seuls hommes qu’on daigne laisser entrer en ce cénacle: Charlie Mingus, Jimmy Blanton, Thelonious Monk, Miles Davis). L’évocation verbale, parfois dansante, parfois gutturale, toujours vive et juste, de la musique est particulièrement précise, inspirée et sentie.

Une contrebasse
Ça s’empare des sons filés, ça les concasse.
Ça joue des règles, des rythmes. Les outrepasse.
C’est fluide, ça feule, c’est méconnu. Mais alors là, je vous passe
Les effets libidineux que ça charrie.

Je suis grande, j’ai les mains fortes
Mon instrument de bois, à peine audible, c’est une sorte
De grande femme aux grosses hanches
Et sans visage.
En jouant, je remue, je me déhanche,
Je suis en nage.
Je vous dis pas l’effet que ça leur fait.
Aux louves du Lutin Rouge. Mais pourtant on dirait
Qu’elles n’écoutent pas vraiment
L’intense musique
Jaillie de mon instrument,
Sauf lors de mes portions soliques.

(extrait du poème Contrebasse)

En plus de recevoir de plein fouet une poésie déconcertante et fascinante par sa puissance, sa sensualité torride, sa verve criée et sa formidable volubilité de formulation, libertaire et crâneuse, on vit aussi, de surcroît, une singulière expérience de poésie narrative. Chacun de ces cent cinquante poèmes lesbiens peut se lire isolément, comme le permet classiquement toute expérience poétique élémentaire. Lire ces poèmes (très souvent des portraits de femmes, parfois des évocations descriptives passives ou contemplatives, parfois des micro-récits singulièrement fluides et vifs, toujours surprenants) en les butinant dans le désordre est déjà en soi une jubilation fort intense. Mais le fait est que ces textes s’agencent aussi dans un ordre de déploiement construisant une combinaison agencée de miniatures et mettant en place, par touches, un récit plus large.

Nous suivons donc Corinne qui est contrebassiste dans un petit quintet de jazz qui se nomme, sans complexe, THE SWINGING DYKES (jeu de mot: les gouines qui ont du rythme et/ou les gouines qui changent constamment de partenaires sexuelles). Ledit quintet se produit dans un bastringue lesbien (traduction, ma foi fort heureuse, pour dyke joint) qui s’appelle Le Lutin Rouge et se trouve non loin du port d’une ville côtière non nommée (l’auteure travailla de nombreuse années comme musicienne et productrice de spectacles à Atlantic City, New Jersey). Ces musiciennes, toutes homosexuelles, terminent habituellement la soirée en draguant et/ou se prostituant (uniquement avec des femmes, de discrètes bourgeoises la plupart du temps). Dans un tourbillon de joie bruyante et bigarrée, rendue partiellement grotesque et artificielle par l’effet des drogues dures qui neigent à profusion, on rencontre l’interlope et internationale faune de femmes venues s’encanailler ou se retrouver, ouvertement ou secrètement, dans cette boite de nuit homosexuelle portuaire. De texte en texte, des liens se nouent entre les cinq musiciennes (Lydie au cornet, Élouade à la clarinette, Doudou à la batterie, Inferno au piano et Corinne, notre narratrice, à la contrebasse) et avec le flot fantastique, polymorphe et planétaire, des gouines coquines urbaines, prolétariennes ou mondaines, venant se trémousser au son de ce be-bop nerveux, pour femmes seulement. Des idylles se nouent et se dénouent, des conflits éclatent, des débats sur l’homosexualité, le consumérisme sexuel, l’inconscient phallolâtre, les fantasmes lesbiens et les modes capillaires se formulent ouvertement et se tranchent aussi net. Reconnue parmi ses pairs pour sa langue bien pendue et son aplomb indémontable, Corinne est une libertine, mais une libertine qui menace…

Ce qui fait monter le libertinage: mûrir.
Ce qui ralentit inexorablement le libertinage: vieillir.
Et surtout, ce qui tue le libertinage, ce n’est pas, absolument pas, un nouvel amour,
C’est le retour
Incessant
Et lancinant
Du petit jour.

(extrait du poème Ce qui tue le libertinage)

De plus en plus éreintée, esquintée, démontée, lasse, taraudée par la drogue et l’affaiblissement inexorable de ses grandes mains de musicienne, Corinne ne cherche pas du tout le grand amour. Cela, on le sait tous et toutes, est souvent le meilleur moyen de le trouver et de voir sa vie d’autrefois abruptement fracassé par lui… Je ne vous en dis pas plus.

Ce recueil étonnant, extraordinaire, unique, se lit d’une traite. La passion, la folie, l’homosexualité, la drogue et la musique nous y prennent au corps, du début à la fin. À ne pas mettre entre toutes les mains ou entre toutes les oreilles… seulement les mains les plus agiles, seulement les oreilles les plus exercées.

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Corinne LeVayer (2012), Gouines coquines de ce monde, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.

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Une réflexion sur “Une poésie lesbienne authentique: GOUINES COQUINES DE CE MONDE

  • Pablo Lugo Herrera

     » Machos égocentriques et mijaurées pusillanimes, s’abstenir… » Je l’ai fait!

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