La fonction historique objective du militarisme

YSENGRIMUS — On va partir, si vous le voulez bien, d’un héritage historique mal connu et souvent mal évalué (surtout par l’ethnocentrisme occidental), celui de lEmpire Mongol. Quand Gengis Khan (1162-1227) unifie les tribus mongoles des steppes d’Asie Centrale, en 1206, il se fonde sur une ligne doctrinale frustre, schématique et sommaire mais, pour le coup, parfaitement limpide. Initialement nomades, les Mongols du temps commençaient à manifester des traces de sédentarisation. Cela influait notamment sur leur mode de gouvernance qui devenait plus aristocratique, moins direct ou frontal, plus téteux, plus obséquieux, plus axé sur le copinage, la déférence et les coteries semi-parasitaires. L’action de Gengis Khan va marquer une pulsion ouvertement et explicitement réactionnaire, face au sédentarisme naissant des steppes. Bergers, vachers et dresseurs de chevaux transhumants, les hobereaux des tribus qui se groupent autour du Khan misent sur le mouvement et la mobilité comme organisation sociale. Avant 1206, quand les Mongols se battront difficultueusement entre eux en quête myope de leur unité, Gengis Khan verra à soigneusement et méthodiquement détruire tous les éléments tendanciellement sédentarisants, chez les peuplades mongoles et turques qui se joindront à lui. Il promeut les meilleurs combattants, quelles que soient leurs origines sociales (on a parlé, dans le cas de son modèle social, de méritocratie fonctionnelle) et il réduit à leur plus simple expression toutes activités des Mongols, autres que l’entrainement militaire, la fabrication d’armes et la guerre.

La société mongole de 1206 est donc une société fortement militarisée. Nomade, efficace, minimaliste dans son fonctionnement, elle gère, de façon stricte, brutale même, la chasse, l’esclavage, l’hospitalité, le pluralisme religieux et la maritalité (interdiction du rapt marital intertribal, qui perpétuait des vendettas interminables). Ce programme repose sur un fond doctrinal très net. La sédentarisation est un avachissement social. Tout peuple conquis et absorbé doit en revenir au nomadisme guerrier. Ce soubresaut puriste, ce raidissement rigoriste des tribus regroupées de plus en plus massivement autour du Khan, au centre de la steppe, va fonctionner fort honorablement pour les Mongols et les Turcs fraichement sédentarisés. Ce sera, pour eux, une manière de rafraichissant retour aux sources civilisationnelles vives, si on ose dire. Le fait de se remettre au nomadisme, en bon ordre, dans le cadre rigide configuré martialement sous Gengis Khan, va passablement les servir, sur un siècle et demi environ, les entrainant dans une grande aventure historique qui, avouons-le d’office, fera quarante millions de morts, soit environ 15% de l’humanité de l’époque.

Le Gengis Khan problématique, dialectique… qui va nous permettre ici d’en venir à exemplifier la fonction objective du militarisme, déploiera sa joute historique sur vingt ans environ (1206-1227). Ce Gengis Khan (ce nom signifie souverain universel) décide, une fois les Mongols unifiés, renomadisés et surmilitarisés, de s’attaquer aux grands empires sédentaires qui l’entourent, de plus loin. La ligne doctrinale de sa mission civilisatrice reste inchangée. Le chef militaire le plus puissant du monde aspire à nomadiser les peuples suivants (je résume): les Chinois, les Indiens, les Musulmans (au moins ceux de l’empire de Samarcande ses descendants pousseront le bouchon destructeur jusqu’à Bagdad), les Georgiens, les Ukrainiens, les Russes. Vaste programme. La pulsion destructrice des ci-devant hordes mongoles repose sur cette ligne doctrinale civilisatrice. Détruire et massacrer tout ce qui procède du sédentarisme avachi (bourgades civiles, constructions en dur et récoltes fixes), ne garder que ce qui favorise le programme nomadiste revigorant (butin transportable, bétail, soldats, puis éventuellement, forgerons, artisans, ingénieurs, lettrés, traducteurs, commerçants, espions, penseurs). Évidemment, du temps de l’unification mongole, il ne s’agissait que de foutre le feu à quelques douzaines de yourtes et de rabrouer quelques centaines de cavaliers avant de les intégrer à coup de pompes dans le cul au sein de ses phalanges. Aujourd’hui (1206-1227), le programme anti-sédentariste l’oblige à ravager Pékin, Kiev ou Samarcande (ce qu’il fit). Redisons-le: c’était un bien vaste programme.

L’Empire Mongol se déploie sur trois générations, pour ensuite se fragmenter et se dissoudre lentement, en grandes zones particularisées. Gengis Khan, vers la fin de sa vie, se retrouve un peu comme les peuples germaniques ayant envahi l’empire romain. Il est moins civilisé que les peuples qu’il occupe, si bien que ceux-ci finissent par l’amener à se rendre compte que détruire la sédentarité, c’est faisable, dans les steppes, pour un temps… mais c’est pas possible aux confins de la terre, pour tous les temps. Pourquoi raser des villes de plus en plus difficiles à prendre parce que solidement fortifiées et défendues, puis tuer toute la société civile et prendre un butin ad hoc et ponctuel, quand on peut les assiéger, les inféoder et les rançonner sur le long terme? Pour simplifier, disons que les conquis musulmans du Khan vont lui enseigner le commerce et que ses conquis chinois vont lui enseigner la taxation.

Après la mort de Gengis Khan, sa doctrine nomadiste sera graduellement abandonnée et les Mongols vont de plus en plus fonctionner comme des envahisseurs et des occupants conventionnels. Ils vont mettre en place l’empire contigu le plus vaste de l’histoire connue et prendre leur place inusitée dans cet espace: celle de gendarmes du monde asiatique médiéval. En toute dialectique, le tonitruant bellicisme mongol de jadis débouchera sur son contraire, la Pax Mongolica. Une structure d’intendance supranationale, ayant pété et cassé tous les grands et petits régionalismes asiatiques imaginables, et assurant, autour des vieilles routes de la soie, un dispositif commercial si sécuritaire qu’on a un jour dit: une jeune fille peut traverser à pied toute l’Asie avec une pépite d’or déposée sur la tête.

Anticipateur inconscient de sa fonction future, le militarisme mongol d’origine ne servit à rien à lui tout seul. On peut dire que la quête de Gengis Khan aurait pu finir en queue de carpe comme, disons, celle d’Alexandre le Grand ou des (bien nommés) Vandales si les successeurs du Khan n’avaient remis le dispositif militaire à sa juste place, celle d’une configuration constabulaire finalement subordonnée et instrumentalisée par l’élargissement civilisationnel que les destructions du Khan favorisa, en croyant initialement le liquider. La superfétation militariste, œuvre historique de Gengis Khan, ne lui survécut pas, en l’état. Elle se dilua, en s’ouvrant sur l’ensemble des nouvelles interconnexions qu’elle anticipait. En bonne émanation schématique d’une civilisation sommaire, cette superfétation militariste spécifique ne rencontra sa fonction que deux générations après sa vigoureuse mise en place. On le voit, la fonction historique objective du militarisme ne se fait jour à l’esprit que lorsque les limitations dudit militarisme apparaissent.

Pour le coup, à la lumière de cette leçon historique, on pourrait analyser les superfétations militaristes plus modernes dans l’angle de cette même dialectique de la puissance superficielle et des limitations civilisationnelles de fond du cadre militaire. Voyez le bonapartisme et le stalinisme. Ils ont en commun d’émaner d’une révolution majeure, de souder temporairement la nation par-delà ses conflits de classe inhérents, de militariser l’intégralité d’un peuple et de conquérir et soumettre un bonne partie de l’Europe… un temps. La grandeur de la France de 1812 ou de l’Union Soviétique de 1955 est un leurre dont on doit abandonner la fascination à ses contemporains. La surchauffe militariste de ces structures sociales compromet leur fonctionnement effectif, à terme. Disons la chose comme elle est, la fonction historique effective du militarisme c’est celle du baroud. Les sociétés civiles finissent toujours par dissoudre les pouvoirs militaires, qui sont émaciés, restrictifs, circonscrits, abstraits (sur le gouvernement par les juntes: même commentaire). Les traits saillants de la force militaire de Bonaparte et de Staline, avec le recul, apparaissent comme ce qu’ils sont vraiment, des indices de fragilité socio-économique, d’inquiétude autoritaire, et, au fond, de limitations civilisationnelles qui font que le saindoux social les encerclant finira par les engourdir et les engluer, comme Samarcande et Pékin (pourtant militairement détruites) finirent par engluer Gengis Khan.

Dans l’hypothèse optimiste qui sous-tend la présente réflexion, on peut envisager qu’on soit sortis du cycle meurtrier centenaire des grandes guerres de masse modernes. Guerre de Crimée (1853-56), Guerre de Sécession (1860-65), Guerre franco-allemande (1870-71), Guerre des Boers (1899-1902), Première Guerre Mondiale (1914-18), Deuxième Guerre Mondiale (1939-45), Guerre de Corée (1950-53), Guerre du Vietnam (1953-75). Les progrès sociaux épisodiques dont on nous raconte qu’ils émanent de ces guerres sont plutôt la manifestation des résistances sociétales les plus aigües face à ces conflits. Pour sa part, la guerre contemporaine est désormais très affairée à continuer de se mythologiser comme une impossibilité stratégique (hivers nucléaire, blablabla, etc.), alors qu’en fait elle pédale dans le saindoux des résistances sociétales et de la mémoire historique accumulée, qui sont la version moderne de ce que les peuples occupés de l’Empire Mongol ont servi aux héritiers de Gengis Khan, lors de la Pax Mongolica. Les guerres de théâtres contemporaines, pour leur part, sont des soubresauts ponctuels largement télécommandés par le bellicisme d’affaire. Enfin, bon, on verra bien la suite. Ce qui compte surtout, au niveau du principe fondamental, c’est que le militarisme superfétatoire est analysé ici comme un indice de faiblesse fonctionnelle des sociétés. Surspécialisée dans sa fonction de gendarme du monde, la civilisation à laquelle l’Histoire assigne temporairement (et toujours un peu fortuitement) le susdit rôle de gendarme du monde se retrouve anémiée, drainée, affaiblie, affadie, mal embouchée socialement, ruinée budgétairement, discréditée. Dans le cas du présent exemple, le recul historique a parlé. Pékin aujourd’hui est une des grandes capitales du monde tandis que les Mongols jouent tranquillement aux osselets dans leur petite principauté lointaine. Le peuple hautement militarisé ne s’est pas pérennisé. Dans son cas, la vieille image du colosse aux pieds d’argile joue parfaitement.

Le complexe militaro-industriel américain devrait méditer ce billet, qu’il ne lira pas (ce qui est dommage). Les lamentations d’Obama et de Trump sur les trillions de dollars dépensés dans des guerres locales chaotiques aux résultats confus sont un début embryonnaire de conscience. On croirait voir Gengis Khan vieillissant, accroupi dans sa yourte, en train de se demander si son être suprême approximé ne serait pas le même que celui des Musulmans, des Ukrainiens et des Chinois et si finalement le beau ciel bleu des steppes n’est pas, au fond, tout aussi bleu au-dessus de la tête de tout le monde.

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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2 réflexions sur “La fonction historique objective du militarisme

  • 27 mars 2020 à 2 h 05 min
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    Bien vu Ysengrimus ! et c’est toujours avec le même plaisir que je retrouve vos textes et analyses…très pertinentes d’ailleurs ! et j’ajouterais d’ailleurs qu’il a fallu immanquablement au complexe militaro- industriel aller en Irak, en Afghanistan et ailleurs dans le coin et essuyer des pertes et des dépenses insurmontables pour s’en convaincre ! en plus d’hériter de la responsabilité de gérer le chaos de l’après guerre ! si les états-unis avaient investi les mêmes sommes astronomiques comme fait la chine aujourd’hui pour développer son infrastructure et son économie interne, celle des laissé pour comptes d’une quarantaine d’états, et pour se faire des alliés économiques aussi un peu partout dans le monde par la voie pacifique, on aurait jamais vu le terrorisme islamiste se développer comme ça a été le cas, ni que la situation économique mondiale serait grave et emprunte de disparités, et la Chine serait encore à la traîne derrière…bref, les états-unis auraient gagné l’image d’une superpuissance sociale en plus de l’économique ! mais bon, allez dire ça à Trump, dont le retrait des conflits moyen orientaux relève plutôt d’une stratégie d’épicier qui n’a pas intérêt a cesser d’y vendre et y écouler sa ferraille…tout comme son plan pour la région est loin d’obéir à des concepts rationnels, plutôt, à une tentative de d’entasser des tonneaux de poudre à ne plus en pouvoir dans toute la région, et laisser le soin aux belligérants sur place d’allumer la mèche ! A la limite, le militarisme de jadis était plus  »honnête » intellectuellement vis à vis des populations… Mais ce qu’en fait Trump, en plus de garder l’Iran sous perfusion au point d’affamer ses civils et ne pas les assister en pleine crise majeur du corona virus, c’est encore pire que tout !

    je crois que ce super militarisme américain est aujourd’hui au final aussi désuet que l’est le discours des guerres thermonucléaires etc… fabriquer des porte-avions sera l’apanage des concepteurs de jeux vidéo dans le futur ! autant que cinquante variantes d’avions de chasses aussi chers et dispendieux qu’inutiles et pas plus efficaces qu’un drone Israélien ! et bien qu’il subsiste encore des doutes sur l’origine de ces pandémies de virus qu’on se demande s’ils ne sont pas des produits de laboratoire et des armes bactériologiques ayant échappé au contrôle de leur concepteurs, il y a d’ailleurs de fortes rumeurs scientifiques à ce titre qui dit que tous ces virus à couronne sont de purs produits de labo, la question qui demeure aujourd’hui est de savoir qui des états-unis ou de la chine finiront par imposer un nouveau rythme à la planète ! mais il faudra passer cette pandémie avant !

    Quant à Gengis Khan, les auteurs arabes, turcs et perses de son époque et celle de ses héritiers en retiendront en plus du pouvoir immense de destruction massive, du génie militaire et de l’art du crime en masse, une sorte de révolte de cet enfant des steppes ignoré par les grands du monde à l’époque, un type qui sans doute réalisa la fragilité de sa propre condition et celle de son peuple et par une volonté de fer décida de renverser le cours de l’histoire et graver son nom et celui de son peuple, eux les enfants des modestes yourtes d’Asie centrale, aussi bien dans les mémoires que les terres des nombreux peuples conquis avec le sang ! Les Mongols sous ses ordres croyaient tous que la mort est le meilleur moyen de laver l’honneur de ces peuples conquis et citadins embourgeoisés qu’ils qualifiaient de lâches ! il y a là une idéologie intégriste radicale, qui juge et condamne les sédentaires  »paresseux » et leur demandait de considérer leur mort comme un honneur ! les mongols n’ignoraient pas les traîtres et collaborateurs parmis leur peuples victimes dont ils se servaient pour accomplir leur raids et les exécutaient ensuite de la pire manière en les taxant de gens sans honneur qui vendent leur peuples…

    Lorsque son petit fils général du nom de Hulagu décimera Baghdad et ses habitants en 1258 (on parle de 800.000 à 1000.000 de morts en quelques jours femmes, enfants et vieillards compris), ce dernier fera semblant d’accepter toutes les richesses  »futiles » que le Calife Abbasside Al Mu’tassim lui envoyait…des montagnes d’or, de rubis, de pierres précieuses et de biens et des tapis…etc, il consultera son chaman qui l’avisera que verser le sang de ce descendant de Califes et sa famille en plus de son peuple sera de mauvaise augure, mais rien n’y fait, Hulagu, comme son grand père considérait la possession d’autant de richesses face a un peuple pauvre qu’il considérait lui aussi indigne par sa soumission ne méritaient pas de vivre ! il finira par tuer Al Mu’tassim dans ses propres tapis de soie dans lesquels il les enroulera, lui et ses enfants, et demander aux cavaliers de marcher et galoper sur leur corps (version confirmée par les historiens perses aussi)! afin justement de respecter la prophétie de son sorcier, celle de ne pas couler leurs sang  »royal ». Bref, il ne restera plus rien des habitants massacrés sans pitié, et un trou béant dans l’histoire de Baghdad pendant au moins un siècle et demi plus tard ! de même que toutes ses bibliothèques seront brûlées et les ouvrages jetés dans le Tigre ! des trésors inestimables ! Hulago connaîtra défaite sur défaite plus tard…la damnation de la prophétie fonctionnera on dirait, mais plus pour le peuple innocent qui y laissa sa peau!

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