GLAT 1975-02a : Profits et marchés (V-VI)
Lutte de classe – Février 1975 / p. 1 – 10
6 février 2012 par cmcl
V – Les problèmes de la réalisation, aspect de la crise capitaliste
La réalisation peut être envisagée sous deux aspects liés mais distincts.
1) Au niveau du capital individuel, réaliser c’est vendre une marchandise autrement dit l’échanger contre de la monnaie, équivalent général qui permet d’acquérir n’importe quelle autre marchandise. Par cette opération, le capitaliste récupère non seulement la plus-value que contient sa marchandise (ou tout au moins celle qui correspond au taux moyen de profit), mais aussi le capital constant et le capital variable qu’il avait avancés pour sa production.
2) Au niveau du capital social dans son ensemble, il n’est pas question d’échanger des marchandises contre de la monnaie. La fraction du produit social qui compense l’usure du capital constant s’incorpore à celui-ci sous la forme de machines, etc. La fraction qui représente le capital variable est « échangée » contre la force de travail du prolétariat. Reste la plus-value qui seule peut être « réalisée » ; cette opération ne peut pas prendre d’autre forme que l’accumulation d’un capital supplémentaire (bâtiments, machines, etc.). Quant à la fraction de la plus-value consacrée aux dépenses improductives elle n’est pas réalisée mais dissipée purement et simplement (ce qui ne signifie pas forcément « gaspillée » car certaines dépenses improductives sont en fait indispensables et devraient être assurées même dans une société communiste).
La particularité du capitalisme de marché, c’est que les deux aspects de la réalisation se conditionnent mutuellement. Il n’y aura accumulation que dans la mesure où les divers capitaux auront « réalisé » leurs productions, et cette « réalisation » ne peut avoir lieu que dans la mesure où l’accumulation crée un marché suffisant pour absorber toute la production, autrement dit dans la mesure où le capital social « réalise » la totalité de la plus-value disponible pour l’accumulation. Mais de ces deux liaisons, c’est la seconde qui est décisive car c’est l’accumulation qui élargit le marché et non pas l’inverse. On le voit avec une clarté particulière dans le cas du capitalisme d’État où – le marché pratiquement liquidé – l’accumulation n’est limitée que par la masse de la plus-value disponible.
Sous le capitalisme de marché, toutefois, ce qui est décisif ce n’est pas la masse de la plus-value mais son rapport au capital existant (le taux de profit). Il reste à examiner le cas où le rétablissement du taux de profit ne suffit pas à lui seul pour provoquer une reprise de l’accumulation, cas important en pratique car c’est lui qui a fait croire à l’aptitude de l’État capitaliste à maîtriser les crises. Plutôt que de l’analyser en termes abstraits, nous le présenterons à partir d’un exemple chiffré un peu plus développé que les précédents (cf. schéma 6).
Le point de départ est la situation décrite au schéma 4. Au cours de la 4ème période, la valeur de la production courante était tombée à 81, contre un niveau de 100 correspondant au plein emploi de la force de travail. 19 % de celle-ci se trouvent donc au chômage (il importe peu pour notre démonstration qu’il y ait 19 % de chômeurs totaux ou que la durée du travail de chacun soit réduite de 19 % ou encore qu’il y ait une combinaison quelconque de ces deux possibilités ; mais dans tous les cas, nous admettons un effet proportionnel à la masse des salaires, ce qui n’est pas très réaliste mais simplifie les calculs). Pour une composition technique donnée du capital, il s’en suit que 19 % du capital constant sont inutilisés ; la portion utilisée du capital constant s’élève donc à 32 %.
Supposons maintenant qu’au cours de la 5ème période les capitalistes réussissent à rétablir le taux de plus-value au niveau antérieur de la crise, soit 20 %. Il n’empêche qu’au cours de la période précédente l’accumulation a été nulle, de sorte que la production totale s’est contractée exactement comme au schéma 4 ; le taux de sous-emploi (de la force de travail et du capital constant) s’élève donc, durant la 5ème période, à 27,1 %. Or, la fraction inemployée du capital continue à réclamer un profit. Par conséquent, bien que la plus-value, rapportée au capital effectivement utilisé (291,6) représente désormais un taux de profit suffisant (soit 5 %), il n’en est pas de même lorsque cette plus-value est rapportée à l’ensemble du capital existant (400).
Dans ces conditions, si la plus-value se répartissait uniformément entre tous les capitaux, aucun d’eux n’atteindrait le seuil de rentabilité et l’accumulation resterait bloquée de sorte que la production continuerait à se contracter, faute de débouchés. Il est probable, toutefois, que certains capitalistes prendront de l’avance sur les autres dans le rétablissement du taux de plus-value. Pour eux, la rentabilité sera suffisante et ils auront à nouveau tendance à accumuler. Mais rien ne garantit que la reprise de l’investissement sera suffisamment vigoureuse pour entraîner une expansion de la production.
Supposons que, sur la plus-value totale de 14,6 enregistrée au cours de la 5ème période, 10 soient consacrés à l’accumulation au cours de la période suivante. Le résultat serait celui qui figure à la ligne 6a du schéma 6 ; la demande totale est insuffisante pour écouler la production de la période 5 ; la contraction se poursuit, quoique plus lentement et la plus-value diminue à nouveau.
Pour qu’il en soit autrement, il faudrait en fait que les capitalistes réussissent à comprimer encore bien davantage la masse des salaires de manière à élever le taux de plus-value au-dessus du niveau « normal ». Ils auraient alors de bonnes chances de se heurter à une violente résistance ouvrière alors même que la rentabilité de leur capital était déjà potentiellement assurée et qu’il était pour le moins inconsidéré de prendre des risques politiques supplémentaires. C’est alors que le crise prend l’aspect d’un problème de réalisation auquel peut s’adresser l’intervention régulatrice de l’État capitaliste moderne, telle qu’elle fut prônée notamment par Keynes.
Cette intervention introduit, à côté de la consommation (y compris les dépenses improductives « normales ») et de l’investissement, une troisième composante de la demande : les dépenses anticycliques de l’État [3]. Dans le schéma 6, l’identité : S + P = C + I devient donc : S + P = C + I + G, ce dernier élément désignant les dépenses anticycliques qui peuvent consister aussi bien en travaux publics qu’en allocations aux chômeurs, etc.
De toute manière, la production acquise, directement ou indirectement, par l’État, donnera lieu à la perception de salaires et de profits dans les proportions valables pour la période examinée. Les salaires serviront à acquérir des produits de consommation dont la valeur se répartira à nouveau en salaires et plus-value, et ainsi de suite. D’autre part, les débouchés nouveaux offerts par la dépense publique inciteront sans doute des capitalistes supplémentaires à sortir de leur réserve et à investir leur plus-value, opération qui donnera également lieu au versement de salaires et de profits. Au bout du compte, l’augmentation de la demande dépassera l’injection de pouvoir d’achat effectuée par l’État : celle-ci a un effet multiplicateur.
Pour illustrer ce processus sans alourdir le schéma, nous admettrons que l’investissement « induit » par la dépense publique est égal à l’accroissement de la plus-value au cours de la période précédente. Cela revient à supposer un multiplicateur beaucoup plus faible que ceux qui ont pu être constatés empiriquement et implique qu’une intervention publique très énergique sera nécessaire pour sortir de la crise.
Supposons, en effet, que G = 5. Compte tenu des salaires de la période 5 (58,3) et d’un investissement autonome de 10 (il n’y a pas encore d’investissement induit), la demande totale de la période 6 (ligne 6b) sera égale à 73,3 et la production aura à peine augmenté. Des injections successives de G = 5 permettraient tout juste une reprise à pas de tortue. Notons, au surplus, qu’une intervention plus faible (telle que G = 4) n’opérerait pas de renversement de tendance.
Par contre, une intervention telle que G = 10 donne de bien meilleurs résultats. Dès la 6ème période (ligne 6c), la production dépasse largement le niveau de la 5ème et des injections répétées à ce niveau ramènent l’économie au plein emploi (valeur de la production : 99,9) lors de la 10ème période. A ce moment, le taux de profit calculé sur le capital total est de nouveau de 5 %, et il est permis d’en conclure que désormais toute la plus-value sera accumulée [4]. Au cours de la période suivante, l’État peut donc renoncer à intervenir, la crise ayant été surmontée.
Au total, l’Etat se sera approprié, pendant 5 périodes consécutives, une proportion importante de la production sociale. Mais il serait tout à fait faux de voir là une expropriation des capitalistes privés ; au contraire, leurs profits n’auront fait que croître et, en fin de compte, ils se retrouveront en position de force pour reprendre l’accumulation à un rythme élevé, tout au moins tant que les luttes ouvrières, qui auront tendance à se développer dans une situation de plein emploi, ne menaceront pas à nouveau le taux de plus-value.
Pour mieux situer le rôle de l’État dans le processus de la reprise conjoncturelle, il convient de relever une contradiction apparente. Comme toute augmentation de la valeur de la production, la reprise implique que la valeur de la période en cours s’échange contre des revenus correspondant à une valeur inférieure (celle de la période précédente). A priori, l’économie capitaliste devrait donc souffrir d’une déficience permanente de la demande, sous réserve d’une dépréciation ramenant la valeur nouvellement produite au niveau antérieur.
En réalité, le déficit est normalement comblé par l’expansion du crédit qui anticipe sur l’accroissement de la valeur produite (en allant d’ailleurs souvent bien au-delà, mais ceci est un autre problème). Dans la présentation adoptée pour le schéma 6, cette expansion se présenterait comme un élément de même type que G, et devrait pouvoir jouer un rôle analogue. Mais il importe de comprendre que le crédit (à moins d’être pris en charge par l’État) ne peut lui-même se développer que dans la mesure où la rentabilité du capital est suffisante pour assurer à la fois une rémunération au capital financier (intérêt) et un profit au capital industriel [5].
L’objet spécifique de l’intervention régulatrice de l’État est donc de surmonter, non pas n’importe quelle déficience de la demande totale mais celle qui correspond à une insuffisance momentanée de la rentabilité, alors que le taux de profit est potentiellement suffisant pour justifier la reprise de l’accumulation. On le verra plus clairement en examinant ce qui se passe lorsque l’État sort de son rôle pour tenter d’enrayer une véritable « crise de surproduction ».
VI – Les faux remèdes à la crise
Dans le sillage de Keynes, la plupart des économistes bourgeois – et à leur suite, pas mal de soi-disant révolutionnaires – avaient conclu que les crises de surproduction appartenaient désormais au passé. Ne suffisait-il pas d’une bonne politique anticyclique de la part de l’État pour mettre à tout jamais fin à ce cauchemar ? Il en est effectivement ainsi tant que la crise ne pose qu’un problème de réalisation [6]. Mais tout change à partir du moment où c’est le taux de profit qui devient insuffisant.
Lorsque le partage du produit social est tel que la fraction qui revient aux capitalistes ne permet pas une valorisation adéquate du capital, aucun « débouché », quelle que soit sa nature et son origine, ne peut tirer l’économie de la crise, à moins de changer radicalement la nature même du capitalisme. Pour éclairer cette proposition – qui résulte implicitement de ce qui précède – nous allons passer en revue les principaux types de débouchés auxquels on a voulu attribuer un rôle dans la résolution des crises de surproduction.
a) Les dépenses publiques
Lorsque le taux de profit est insuffisant, les dépenses de l’État perdent tout pouvoir multiplicateur car il n’y a ni investissement autonome, ni investissement induit. Dans les termes du schéma 6, si l’intervention de l’État, au lieu de se situer dans les conditions de la période 5, devait s’exercer dans celles de la période 4 (taux de plus-value insuffisant), la production ne correspondrait qu’à la somme des salaires et de la dépense publique, la plus-value restant incapable de se réaliser sous forme d’investissement.
Dès lors, le seul facteur de reprise serait la dépense publique elle-même, et l’accumulation ne pourrait avoir lieu que si elle était assurée par l’État, ce qui aurait pour effet de convertir le capitalisme de marché en capitalisme d’État. Seul, en effet, ce dernier peut accumuler sans égard au taux de profit, ce qui le dispense de connaître des crises de surproduction [7].
C’est ce qui explique les effets très différents que produit un déficit budgétaire, selon la situation d’ensemble de l’économie. Au cours des années 50 et 60, la rentabilité était rapidement rétablie grâce aux progrès spectaculaires de la productivité du travail, et un « coup de pouce » de l’État suffisait pour faire repartir la production à plein régime. Aujourd’hui, des déficits de plus en plus massifs (plusieurs dizaines de milliards de dollars aux États-Unis), non seulement ne parviennent pas à surmonter la répugnance des capitalistes pour l’accumulation, mais alimentent une inflation accélérée : la création de monnaie, dans la mesure où elle n’a pas pour contrepartie un accroissement de la production, permet une élévation du niveau général des prix, à travers laquelle les différents capitaux s’efforcent – mais en vain – de rétablir leur marge bénéficiaire [8].
Dès lors, les capitalistes « réactionnaires » ont beau jeu de dénoncer l’irresponsabilité de l’Etat et l’excessive extension du secteur public. Tant que globalement, sur l’ensemble du cycle capitaliste, le taux de profit est suffisant, les dépenses improductives peuvent – en dehors de leur fonction propre dans la reproduction de la force de travail, le maintien de l’ordre capitaliste, etc. – jouer un rôle comme amortisseur des fluctuations cycliques. Lorsque le taux de profit n’est plus suffisant, ces dépenses n’apparaissent plus que comme un prélèvement sur la plus-value, et le « débouché » qu’elles offrent, comme incapable de se substituer à la véritable raison d’être du capitalisme, qui est l’accumulation du capital.
Ces observations, qui s’appliquent à toutes les formes de la dépense publique, valent avec une force redoublée pour celles qui concernent la reproduction de la force de travail. Pour assurer une reprise conjoncturelle – et toujours, bien entendu, à condition que la rentabilité potentielle du capital soit suffisante – des versements effectués par l’État à la population (allocation de chômage, allocations familiales, retraites, remboursement de dépenses médicales) sont, en principe, un moyen aussi bon qu’un autre. Dans certaines conditions très particulières, il est même possible qu’un rôle analogue soit joué par une augmentation des salaires : c’est là la mince parcelle de vérité qui se dissimule derrière le délire réformiste des « politiques de pouvoir d’achat ».
Mais il n’en reste pas moins que de telles politiques sont particulièrement aléatoires, vu la menace directe qu’elles font peser sur le taux de plus-value. Toute élévation du niveau de consommation de la force de travail risque, en effet, d’entraîner une augmentation de sa valeur, autrement dit de devenir difficilement réversible. Le taux de plus-value ne peut, dès lors, être rétabli que par un accroissement équivalent de la productivité du travail ayant pour effet de ramener la valeur de la force de travail à son niveau antérieur ; encore faut-il, pour éviter une chute du taux de profit, que cet accroissement de la productivité ne soit pas obtenu au moyen d’une élévation plus que proportionnelle de la composition technique du capital (volume du capital constant par tête de travailleur productif) ou moyennant une élévation de la part des dépenses improductives dans la plus-value. Ces conditions rigoureuses, qui ne sont pas toujours faciles à remplir, suffisent pour expliquer l’hostilité de larges fractions de la bourgeoisie contre tout ce qui peut apparaître comme un « cadeau » fait aux travailleurs, en dehors d’une stricte liaison avec l’effort productif.
b) Le commerce extérieur
Si nous élargissons momentanément l’analyse pour y englober le cas d’économies nationales distinctes pratiquant le commerce extérieur, nous constatons également que celui-ci ne saurait remédier aux difficultés du capitalisme.
La question comporte deux aspects : celui des échanges entre l’économie capitalistes et des secteurs précapitalistes (situés à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire national), et celui des échanges entre secteurs capitalistes de pays différents. Le premier aspect sera traité en liaison avec la critique des théories luxembourgistes dont il constituait un ingrédient essentiel (cf. l’Appendice II) ; on montrera que ce type de commerce ne possède pas en fait la spécificité que Luxembourg croyait pouvoir leur attribuer et que ses effets ne se distinguent pas, du point de vue qui nous préoccupe, de ceux du commerce entre économies capitalistes « développées », vers lequel nous allons maintenant nous tourner.
En ce qui concerne les échanges de ce genre (qui représentent d’ailleurs de très loin la majeure partie du commerce international actuel), on doit tout d’abord remarquer qu’il est absolument exclu qu’ils accroissent les débouchés qui s’ouvrent devant la production capitaliste, fût-ce de la cent millionième partie d’un centime. En effet, dans un monde qui ne comporte pas d’ouverture sur les espaces interstellaires, les exportations des uns sont, par nécessité, égales aux importations des autres, et la balance commerciale de l’ensemble du capitalisme mondial est, par définition, rigoureusement égale à zéro, chiffre qui mesure aussi la plus-value qui, au total, sera réalisée par cette méthode.
Il faut néanmoins s’interroger sur la persistance, en dépit de toute logique, de l’illusion selon laquelle le commerce extérieur « crée des débouchés ». Elle s’explique, fondamentalement, par le fait que tous les partisans d’une « théorie des marchés » se placent, au moins inconsciemment, du point de vue d’un capital isolé, substituant ainsi à l’analyse du processus d’ensemble de la valorisation du capiral des considérations empruntées à l’économie politique la plus vulgaire, dont le centre est toujours le capitaliste particulier.
Plus directement, l’illusion s’appuie sur la constatation empirique que, dans tel ou tel pays, l’accumulation semble avoir été facilitée par la croissance des exportations (constatation élevée par certains économistes bourgeois à la dignité d’une théorie de la « croissance induite par les exportations »). Mais il suffit d’examiner les choses d’un peu plus près pour s’apercevoir que le rapport entre accumulation et exportations est l’inverse de celui que nous proposent les théoriciens du marché. Il est clair que le marché mondial qui s’ouvre devant les capitalistes britanniques ne diffère que très peu de celui dont disposent les capitalistes allemands ou japonais ; si donc les exportations des premiers stagnent, alors que celle des seconds connaissent un développement rapide, la raison ne s’en trouve pas sur le marché extérieur mais bien dans les conditions de production propres à chaque capital national.
Pour un capitaliste, produire à perte pour un marché extérieur ne présente pas plus d’attrait que produire à perte pour le marché national. Il ne développera donc sa production que s’il en résulte une perspective de rentabilité intéressante. Par voie de conséquence, ce sont les capitalistes qui se sont assurés – par leurs rapports avec le prolétariat local – un taux de profit satisfaisant, qui inonderont le marché mondial de leurs produits, en même temps qu’ils procèderont à une accumulation particulièrement rapide, gage du maintien de leur position concurrentielle et de leur domination de classe.
Ceci dit, une balance commerciale excédentaire facilite incontestablement la reprise à l’issue d’une crise cyclique, une fois la rentabilité rétablie. Dans ces conditions, en effet, l’excédent d’importations joue exactement le même rôle qu’un supplément de dépense publique (G dans le schéma 6), avec l’avantage supplémentaire de ne pas donner lieu au versement d’intérêts sur la dette publique, et de ne pas risquer de créer de « mauvaises habitudes » dans l’appareil d’État, ou parmi les travailleurs. Mais l’avantage que s’assure ainsi un groupe de capitalistes n’est obtenu qu’au détriment d’un autre.
Le capitalisme dans son ensemble ne trouve là aucun allègement à ses maux, et les « solutions » que les divers capitalismes nationaux semblent trouver dans le commerce extérieur ne font que confirmer l’importance décisive du taux de profit comme déterminant de la situation du capitalisme en général, et de chaque capital en particulier.
c) La reconstruction
Il reste à examiner un autre remède que les modernes luxembourgistes ont invoqué pour tenter des sauver leur théorie du naufrage où la conduisait l’examen objectif du développement du capitalisme. En effet, l’arrêt de mort prononcé par Luxembourg dès l’aube du 20ème siècle n’avait nullement empêché le commerce mondial de connaître par la suite une expansion sans précédent. Certes, dirent alors les épigones, mais ceci ne fut possible que grâce aux destructions résultant de deux guerres mondiales. La reconstruction du capital détruit ouvrait d’énormes débouchés, reculant ainsi la minute fatale de la saturation du marché. Et dans leur zèle, ces théoriciens n’hésitaient pas à prolonger outrageusement la période de reconstruction pour la faire coïncider avec l’ensemble du boom de l’après-guerre.
Vains efforts, car la potion magique n’a jamais possédé les vertus qu’on lui attribue. Revenons à notre schéma de base et supposons qu’une partie du capital se volatilise, tout le reste – et en particulier le taux de profit – restant inchangé. Le seul résultat perceptible, c’est que la masse totale de la plus-value se trouve réduite mais qu’elle reste, par rapport au capital, dans la même proportion qu’auparavant.
Par voie de conséquence, si le taux de profit était au départ insuffisant pour décider les capitalistes à investir, la crise de surproduction se poursuivra comme si de rien n’était, même si la moitié de la population se trouve sans toit, et, par dessus le marché, sans pain ni chaussures (le spectacle offert par le Bangladesh après la destruction de la majeure partie de son maigre capital constant, souligne que note propos n’a rien d’hypothétique).
Si, par contre, le taux de profit était suffisant, il s’en suit que l’accumulation fera augmenter la production (mesurée en valeur d’usage) exactement au même rythme qu’avant la guerre, mais à partir d’un niveau inférieur. Les composantes de la valeur de la production se trouvant, par hypothèse, dans les mêmes proportions que précédemment, la réalisation de la plus-value se fera dans des conditions identiques, que le capital soit détruit à 10 %, à 50 % ou à 80 %.
Mais l’expérience ne montre-t-elle pas que le capitalisme a retiré d’énormes avantages des périodes de guerre et de reconstruction ? Bien sûr, mais encore faut-il savoir pourquoi.
Ce qui avantage les capitalistes, en période de guerre et de reconstruction, c’est que les conditions d’extraction de la plus-value ne restent pas inchangées. Pendant la guerre, la répression militaire permet d’imposer une baisse de la consommation ouvrière et une dégradation des conditions de travail. Par la suite, la destruction d’une partie du capital constant, la désorganisation de la production et des échanges s’accompagnent généralement d’un chômage massif qui exerce une pression sur le niveau du salaire réel, et tend par conséquent à élever le taux de plus-value.
En même temps, la reconstruction accélère la modernisation du capital, ce qui permet d’accroître la productivité avec des effets positifs à la fois sur les taux de plus-value et sur le coefficient de capital.
C’est le redressement du taux de profit qui facilite l’accumulation, autrement dit la réalisation de la plus-value, et non le simple fait de la destruction physique du capital. Autrement, les capitalistes auraient une manière bien simple de sortir de la crise : mettre, tous en cœur, le feu à leurs usines (peut-être la multiplication des incendies d’origine suspecte est-elle le signe que certains arriérés mentaux ont trop bien étudié les théories néo-luxembourgistes).
Lorsque, faisant abstraction du taux de profit, on attribue à la reconstruction des vertus miraculeuses, on ne fait que retomber dans l’optique du fabricant individuel qui croit toujours qu’il existe un « marché » bien défini, correspondant à des « besoins » et que, plus la production sera faible, plus les « débouchés » seront assurés. En réalité, c’est pratiquement le contraire, comme le montre lumineusement l’expérience des pays sous-développés : toute choses égales d’ailleurs, plus la production est faible, plus la réalisation est difficile. Ce ne sont pas les besoins, c’est la rentabilité qui décide de tout.
* * *
Encore une fois, ces notes n’entendaient pas prouver, théoriquement ou empiriquement, l’existence d’une tendance à la baisse du taux de profit, mais seulement démontrer qu’une telle baisse est la seule source concevable d’une crise du capitalisme, à l’exclusion de toute insuffisance de la demande ou autre rétrécissement du marché [9]. Tant que le capitalisme est capable de produire suffisamment de plus-value, il est par là-même en mesure de la réaliser sous forme d’accumulation. Les difficultés de réalisation n’apparaissent que comme une conséquence plus ou moins directe de difficultés beaucoup plus fondamentales, rencontrées au niveau de la production de plus-value.
Toute théorie qui, méconnaissant cette réalité, cherche l’origine de la crise sur le marché, se situe en fait sur le terrain de l’économie politique bourgeoise dans sa tentative de dissocier le fonctionnement de l’économie capitaliste de son ressort véritable, la lutte des classes dans la production. Chez Rosa Luxembourg, cette erreur – et les tendances directivistes qu’elle impliquait – étaient contrebalancées par une orientation instinctive vers les luttes ouvrières concrètes. Chez ceux qui, aujourd’hui, se couvrent de la défroque luxembourgiste, cette orientation a disparu, et seul subsiste le directivisme, expression d’une idéologie selon laquelle le prolétariat n’est que le jouet de forces sur lesquelles il n’exerce aucune influence.
Articles reliés :
Profits et marchés (I-IV)
Appendice I : Symboles et rapports
Appendice II : Le Luxemburgisme, fausse solution d’un faux problème
Notes
[1] Pour les périodes 1 à 3, cf. schéma 4.
[2] Il s’agit uniquement de la fraction utilisée du capital constant. Le capital constant total reste tout au long égal à 400, en admettant que l’accroissement de la productivité est juste suffisant pour compenser l’accumulation de chaque période.
[3] Ces dépenses correspondent à un déficit budgétaire, faute de quoi elles ne s’ajouteraient pas à la demande totale mais se substitueraient à une fraction de celle-ci. Le déficit lui-même est financé par une création de monnaie qui, toutefois, dans les conditions que nous supposons, n’a pas d’effet inflationniste.
[4] Dans la réalité, il n’y a naturellement pas de transition aussi abrupte. En fait, l’investissement induit augmente plus vite que ne l’indique le schéma 6 à mesure que s’élève le niveau d’utilisation de la capacité productive. Mais ce détail n’affecte pas nos conclusions.
[5] Les problèmes qui se posent de ce fait au capitalisme (aspects monétaires de la crise) seront analysés dans un texte actuellement en préparation.
[6] D’où l’impuissance des « luxembourgistes » à expliquer la crise actuelle et les incroyables contorsions auxquelles ils sont obligés de se livrer pour rendre compte du fait patent que la création de débouchés par l’État, autrefois si efficace, ne fait aujourd’hui qu’entretenir l’inflation.
[7] Mais ne l’exonère pas des problèmes beaucoup plus fondamentaux que doit affronter la classe capitaliste dans ses rapports avec le prolétariat lorsque la valorisation de son capital devient insuffisante.
[8] En vain, parce que les travailleurs imposent une hausse des salaires égale ou supérieure à celle des prix. La bataille se trouve dès lors transférée sur son véritable terrain qui est la production et non pas le marché. C’est là que les capitalistes doivent faire la preuve de leur aptitude à maîtriser le prolétariat ; la valse des étiquettes ne les fera pas avancer d’un pouce dans cette direction.
[9] La chute du taux de profit durant la période qui débouche sur la crise actuelle a été amplement documentée dans Lutte de Classe de décembre 1973. Nous reviendrons prochainement sur cette question.