LE CŒUR AU LARGE — POÉSIE ET AUTRES JONGLERIES (Diane Boudreau)

 

Et vous, où est votre demeure?
(p. 63)

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YSENGRIMUS — La démarche poétique de Diane Boudreau se poursuit, dans une ambiance discrète de remise en question implicite et explicite des errances de la ratiocination. Il ne faut pas trop penser de façon froide et calculée. Il ne faut pas trop réfléchir de façon configurée. Il faut découvrir les vertus sapientales du laisser aller. Les pulsions naturelles qui nous ouvrent à la poéticité de l’être et de l’expression doivent moins être suscitées que préservées. Elles sont en nous. Elles y sont, n’y touchons pas trop. Cette vision, méthodiquement spontanéiste, traverse toute l’œuvre de Diane Boudreau, mais dans Le cœur au large, la formulation de ladite vision accède presque à une dimension de manifeste. Car effectivement, l’autrice ne se gêne plus pour bien faire sentir les ficelles, tant dociles qu’indociles, de ce qui peut se manifester au sein de son écriture. On ne dit pas spécialement des choses nouvelles, ici. On dit tout simplement les choses que l’on sent. Et la question de savoir si ces choses dites sont innovantes, ou novatrices, se pose moins que celle de savoir si Expression et Émotion se rencontrent adéquatement et dénichent ensemble leur verve vive. Tributaire d’une pensée excessivement construite, la tête au timon, ne doit pas empêcher de s’épancher… le cœur au large. Non pas des choses nouvelles mais d’une manière nouvelle.

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Fragments de juin (1)

Je ne fais que secouer les braises
et ne vous apprends rien de plus
que vous ne sachiez déjà,
si ce n’est la confiance.
La fleur s’ouvre au soleil.

Une tête savante pourrait empêcher le cœur de s’ouvrir
et gâcher une vie,
comme une fleur trop lourde pour sa tige.

Ai dû apprendre à me méfier des spécialistes, des intellectuels.
Pourtant, j’en suis…

Ai donc appris à douter de moi-même,
laissant plus grande place à l’intuition
sage et rebelle.
(p. 72 — typographie et disposition modifiées)

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Une fois reconnue et mise en forme, explicitement ou implicitement, la vision selon laquelle il n’y a pas vraiment de poésie de tête et que l’expression doit se donner une dimension constructiviste minimale, sinon volontairement limité, l’étape, qui se met en place, c’est celle mobilisant l’intuition. Une certaine dimension automatiste se profile alors, dans la vie comme dans l’écriture. Et ici, je me permets de m’approprier une métaphore subconsciente qui percole, chez l’autrice. Effectivement, dans un poème très vif et très frais, Diane Boudreau évoque une jeune fille jouant au foot (soccer). En mirant la chose attentivement, on finit par comprendre et par décoder que cette jeune fille s’adonne, certes, à un sport construit, articulé, balisé et formulant ouvertement des objectifs. Mais, en fait, on a ici la poétesse elle-même, qui, dans le cadre disposé et en en mobilisant tout la flexibilité… fonce, avance, selon son intuition. Elle n’élabore pas. Elle n’échafaude pas. Elle joue.

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Elle joue

Elle joue
Sous un soleil d’Atlante
la sueur suinte dans son cou

Elle joue
Sous une pluie battante
ses pieds dérapent dans la boue.

Vite évaluer, penser, agir
Parfois le geste est propulsé
coup de pied donné
tête percutée sur le ballon qui vire
avant même que la volonté agisse
que la pensée surgisse

Présence, réflexes, vives intuitions
s’activent et la supporte

Elle joue avec passion.
(p. 25 — typographie et disposition modifiées)

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Dans la dynamique ludique, va se mettre en place la dimension verbale de la démarche. Mais cette dernière devient subitement plus secondaire, ancillaire. Notre sacro-saint verbe se configure de plus en plus comme quelque chose de cerné, en monde. Notre volonté d’expression établit sa jonction avec des reflets, des réalités et des faits profonds, qui ne sont pas nécessairement langagiers. Oui, quelque part, d’avoir beaucoup travaillé des mots et du langage, on finit par bien stabiliser l’autonomie du factuel. On détecte que tout cela, finalement, porte sur notre connaissance du monde et, à travers le filtre de ladite connaissance du monde, elle-même mâtinée et habillée de langage, ce qui est en cause, c’est l’être. L’être et le faire. Bien loin de blablater et de dégoiser, ce qui finit par frapper le cœur, et le ramener du large, c’est pas la parole mais l’action. L’action. L’action. L’action.

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Total élan

Action action action

Pour elle
au vif du quotidien
l’amour ne se dit pas tant par les mots
mais par les gestes
gestes
gestes

milliers de gestes offerts
dans un total élan
pour les siens
chaque jour

Amour amour amour.
(p. 19 — typographie et disposition modifiées)

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Les actions sont colossalement multiples. Diversité historicisée. Mais il faut bien s’aviser du fait qu’elles sont aussi très lourdement engoncées dans leurs limitations. Limitations matérielles, naturelles, bien sûr, mais aussi l’imitations sociales, historiques, collectives. Et cet implicite lancinant est toujours présent, chez Diane Boudreau. La société, étendue, est sous-tendue de rapports de forces. Et ces rapports de force ont tendance à impacter sur ce qui nous définit et sur ce. que notre intervention d’existence s’efforce d’être. Et il y a, entre autres, les limitations que subit le travail, le bel ouvrage. Des instances sourdes, dont les motivations restent souvent fort questionnables, bidouillent le bel ouvrage. Et cela résiste. Et la question se pose de savoir ce qu’il restera de ce que l’on a voulu faire. Face à cette situation, que nous connaissons tous et dont nous vivons tous, Diane Boudreau perpétue une vision optimiste, prométhéenne, sororale. Si tous les gars et les filles du monde pouvaient se donner la main, on arriverait à en construire, des choses belles et significative…

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Tôt le matin

Tôt le matin
tu pars
construire des chemins
qu’ils détruiront le lendemain

Tu le sais
et tu n’y peux rien

Mais va, je t’aime
je pense à toi

Qui sait
peut-être que demain
la terre
aura tourné

Si dix millions de femmes espèrent
dix millions d’hommes y croient
peut-être que la terre…

il est tard
Allez… va!
(p. 33 — typographie et disposition modifiées)

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La conscience, mise en forme poétique, des réalités socio-historiques, même si elle se formule largement dans l’implicite, ne laisse pas la poétesse trop éloignée des grands cycles. Un cycle tout particulier qui prend une importance saillante, dans le recueil du jour, c’est le cycle naturel des saisons, et le jeu stable des métaphores qu’il emporte comme une brise devenant bise. Une portion significative de ce recueil rétablit le rapport, si contrasté et si accusé dans notre beau pays nordique, avec le rythme des saisons. Et, bien sûr, la saison qui reste primordiale, dans la définition de l’être de cette francophonie qui a tant su s’épingler et se perpétuer au nord, c’est l’hiver.

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Hiver

Enfin la lumière
enfin la froidure
la neige blanche et pure

La vie nous fait cadeau
de la blancheur du monde

Gros bas de laine
de toutes les couleurs

foulards, mitaines
emmaillotées d’amour

chocolat chaud
douce chaleur autour

foyer de pierre
où danse la lumière

Noël
(p. 53 — typographie et disposition modifiées)

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Mais, bon enfin, que nous vaut l’hiver, si n’apparaît pas, dans son espace de la boucle du cycle, la dimension et la dynamique qui lui permet de se définir et d’exister. Que serait l’hiver sans son frère, sont contraires, l’été. Et lui aussi mérite d’être évoqué car, et cela échappe trop souvent à nos bons amis de la francophonie-monde, l’été québécois est d’une intensité peu commune. Il peut laisser, lui aussi, son impact, discret mais solide sur le tout du cheminement. Nous l’assumons, l’été, lorsqu’il s’agit, imparablement, de circuler sur le cerceau des saisons, sans s’y trouver cerné.

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Dormance

Un peu de paix
sous le soleil

Et le silence

Bonheur discret
des matins de juillet

Y aspirer déjà dans la dormance
et la froidure cristalline
de l’hiverqui s’attarde indûment

(p. 45 — typographie et disposition modifiées)

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L’univers de Diane Boudreau, dans son rapport au cycle des saisons, nous amène finalement à perpétuer notre conscience du cycle de la vie, même. Ce cycle, on ne le voit jamais de la même manière, le matin, le midi, et le soir. Bon, admettons-le, Diane Boudreau est plus du soir que de quoi que ce soit d’autre. Et sa conception, tout en maternité, tout en sororité, tout en filialité féminine, l’amène, bien sûr, à se définir en ce que sera. Il s’agit du support et de l’appui des instances par les autres instances, lorsque s’impose le poids, inexorable, du soir de la vie. Et de se dire, par l’appel.

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J’appellerai

Elle avait pris grand soin de moi
ma mère
sa vie durant…

Quand vint le temps
j’ai pris soin d’elle.

Aujourd’hui, qui veille sur moi?
Ma fille
elle qui n’a pas d’enfant.

Alors
lorsqu’elle aura mon âge…

J’appellerai le vent
la pluie et le soleil

la neige et les forêts
les pics et les sarcelles…

je les appellerai
et ils prendront soin d’elle.
(p. 29 — typographie et disposition modifiées)

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Le recueil de textes Le cœur au large Poésie et autres jongleries contient 40 poèmes et 2 miniatures en prose. Il se subdivise en trois petits sous-recueils, disposés thématiquement: Cœur scellé (p 9 à 29), Souvenances (p 31 à 41), Humeurs saisonnières (p 43 à 56), et Pensées du soir (p 57 à 75). Ces textes sont suivis d’une table des matières (p. 76 à 77), d’une table des illustrations (p. 78) et d’une page de remerciements (p. 79). Le recueil est précédé d’un exergue, d’une préface de l’autrice intitulée Laisser une trace (p 6 à 7). L’ouvrage est illustré d’un tableau paysager (première de couverture, en couleurs) et de onze dessins et photos en noir et blanc.

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Diane Boudreau, Le cœur au large Poésie et autres jongleries, Diane Boudreau, 2021, 80 p.

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Extrait de la quatrième de couverture de Hélène Bédard (typographie et disposition modifiées):

« Le cœur au large » c’est comme une musique qui vous étreint, vous enveloppe, vous réchauffe, vous amène au large et laisse en vous des traces…  

 

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