La mondialisation observée à partir des États-Unis
Par Alastair Crooke – Août 2021 – Source Strategic Culture
« Le déclin de l’Occident a commencé avec la chute du communisme en 1989 », écrit le philosophe politique John Gray. « Nos élites triomphantes ont perdu le sens de la réalité et, dans une succession de tentatives pour refaire le monde à leur image [… elles ont abouti] au résultat que les États occidentaux sont plus faibles et plus menacés qu’ils ne l’étaient à aucun moment de la guerre froide ».
La décomposition de l’Occident, souligne Gray, n’est pas seulement géopolitique ; elle est aussi culturelle et intellectuelle. Les pays occidentaux abritent désormais de puissants groupes d’opinion qui considèrent leur propre civilisation comme une force pernicieuse unique. Dans cette vision hyper-libérale, fortement représentée dans l’enseignement supérieur, les valeurs occidentales de liberté et de tolérance ne sont plus qu’un code pour la domination raciale blanche.
En 2007, on a demandé à Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, quel candidat il soutenait lors de la prochaine élection présidentielle. « Nous avons la chance que, grâce à la mondialisation, les décisions politiques aux États-Unis aient été largement remplacées par les forces du marché mondial », a-t-il répondu à propos de la compétition entre Barack Obama et John McCain. « Sécurité nationale mise à part, cela ne fait guère de différence de savoir qui sera le prochain président. Le monde est régi par les forces du marché. »
On peut se demander si les élites occidentales sont désormais capables de transformer leur zeitgeist emballé sous vide. L’approche fondamentale et profondément moralisatrice de cet hyper-libéralisme limite plutôt le discours à des positions morales simplistes, considérées comme évidentes et moralement impeccables. Argumenter le pour et le contre de la realpolitik aujourd’hui n’est pas loin d’être une entreprise interdite. En effet, les changements dans le paradigme stratégique mondial, ou même les défis plus larges auxquels il est confronté, ne sont pas abordés de manière sérieuse. Cela exigerait un réalisme et une compréhension stratégique que les principaux leaders d’opinion occidentaux rejettent comme défaitistes, voire immoraux.
L’élite métropolitaine américaine a converti le niveau culturel en privilège économique et vice versa. Elle contrôle ce que Jonathan Rauch décrit dans son nouveau livre, « The Constitution of Knowledge », comme le régime épistémique, le réseau massif d’universitaires et d’analystes qui déterminent ce qui est vrai. Plus que tout, elle possède le pouvoir de consécration ; elle détermine ce qui est reconnu et estimé, et ce qui est dédaigné et rejeté.
Pour être clair, cette dynamique est en passe de devenir la plus grande ligne de démarcation dans la politique mondiale, comme c’est déjà le cas dans la politique américaine et européenne. Elle s’aggrave tant aux États-Unis qu’en Europe, et elle va s’étendre à la géopolitique. C’est déjà le cas. « Ce n’est pas ce que vous voulez, mais ça arrivera quand même ». Et si on en croit la longue évolution de l’histoire, elle entraînera des tensions accrues et le risque de guerre.
En voici un exemple (tiré de la chronique quotidienne d’Ishaan Tharoor dans le Washington Post) :
C’est l’une des convergences les moins surprenantes de la planète. L’animateur de Fox News Tucker Carlson, sans doute la voix la plus influente de la droite américaine, à l’exception d’un certain ancien président, est en Hongrie. Chaque épisode de son émission de grande écoute cette semaine sera diffusé depuis Budapest.
Carlson, comme l’a indiqué mon collègue Michael Kranish dans un portrait détaillé le mois dernier, est devenu la « voix du mécontentement des Blancs »… le partisan le plus connu d’une politique nativiste d’extrême droite, popularisée par Trump, et maintenant poussée plus loin par une coterie d’experts et de politiciens qui s’emparent progressivement du parti républicain… Ils sont farouchement anti-immigrants et sceptiques à l’égard du libre-échange et du pouvoir des entreprises… Ils embrassent un nationalisme souvent religieux et implicitement raciste, tout en menant une guerre culturelle sans relâche contre les menaces perçues du multiculturalisme, du féminisme, des droits des LGBT – et du libéralisme en général.
L’animateur de Fox News n’est pas le seul Américain de droite à citer l’exemple d’Orban. Dans un récent discours, J.D. Vance, un investisseur en capital-risque qui fait campagne sur un programme nationaliste et folklorique dans le cadre des primaires républicaines pour le Sénat de l’Ohio, a tourné en dérision la « gauche sans enfants » aux États-Unis, la qualifiant d’agent de « l’effondrement de la civilisation ». Il a ensuite défendu le programme d’Orban : En Hongrie, « ils offrent des prêts aux couples nouvellement mariés qui sont annulés à un moment donné plus tard si ces couples sont restés ensemble et ont eu des enfants », a déclaré Vance. « Pourquoi ne pouvons-nous pas faire cela ici ? Pourquoi ne pouvons-nous pas promouvoir la formation des familles ? »
Notre propos ici n’est pas politique. Il ne s’agit pas des mérites perçus du Washington Post ou d’Orban. Il s’agit de l’« altérité ». Il s’agit du refus d’admettre que « l’autre » puisse avoir un point de vue (et une identité) alternatif authentique, même si vous n’êtes pas d’accord avec lui et n’acceptez pas ses prémisses. En bref, il s’agit d’absence d’empathie.
La « classe créative » (un terme inventé par Richard Florida qui signifie les bobos) n’a pas cherché à devenir une élite, une classe dominante, comme le prétend David Brooks, l’auteur de « Bobos in Paradise » (lui-même chroniqueur libéral au NY Times). C’est arrivé comme ça. La nouvelle classe était censée favoriser les valeurs progressistes et la croissance économique. Mais au lieu de cela, elle a donné naissance au ressentiment, à l’aliénation et à un dysfonctionnement politique sans fin.
Les « bobos » ne sont pas nécessairement des nantis, et ils en sont fiers ; ils ont obtenu leur place dans des universités sélectives et sur le marché du travail grâce à leur dynamisme et à leur intelligence, dont ils ont fait preuve dès leur plus jeune âge. Mais en 2000, l’économie de l’information et le boom technologique ont fait pleuvoir de l’argent sur les personnes très instruites.
Dans son ouvrage « The Rise of the Creative Class », Richard Florida a loué les avantages économiques et sociaux apportés par la classe créative (bobo), par laquelle il entendait plus ou moins les « bobos » du surnom que Brooks leur avait donné. (Les Bourgeois Bohémiens ou « bobos ». « Bohème » dans le sens où ils sont issus de la génération narcissique de Woodstock, et « bourgeois » dans le sens où, après Woodstock, cette classe « libérale » a évolué vers les échelons supérieurs mercantiles des paradigmes du pouvoir culturel, des entreprises et de Wall Street).
Florida était un champion de cette classe. Et Brooks admet qu’il les considérait aussi avec bienveillance : « La classe instruite ne risque pas de devenir une caste autonome », écrivait-il en 2000. « Toute personne ayant le bon diplôme, le bon emploi et les bonnes compétences culturelles peut en faire partie ».
Cela s’est avéré être l’une des phrases les plus naïves qu’il ait jamais écrites, admet Brooks.
De temps à autre, une classe révolutionnaire voit le jour et bouleverse les anciennes structures. Au 19e siècle, c’était la bourgeoisie, la classe marchande capitaliste. Dans la dernière partie du XXe siècle, alors que l’économie de l’information prenait son essor et que la classe moyenne industrielle se vidait de sa substance, ce sont les membres de la classe créative qui sont apparus, affirme Brooks. « Au cours des deux dernières décennies, la croissance rapide du pouvoir économique, culturel et social de [cette classe] a généré un retour de bâton mondial de plus en plus vicieux, désordonné et apocalyptique. Et pourtant, cette réaction n’est pas sans fondement. La classe créative, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, s’est regroupée en une élite brahmanique insulaire et métissée qui domine la culture, les médias, l’éducation et la technologie ».
Cette classe, qui accumulait d’énormes richesses et se rassemblait dans les grandes zones métropolitaines américaines, a créé des inégalités criantes au sein des villes, les prix élevés des logements poussant les classes moyennes et inférieures à partir. « Au cours des quinze dernières années, écrit Florida, neuf zones métropolitaines américaines sur dix ont vu leur classe moyenne se réduire. Au fur et à mesure que la classe moyenne s’est vidée de sa substance, les quartiers de l’Amérique se divisent en grandes zones de forte concentration de désavantagés et en zones beaucoup plus petites de forte concentration de richesses ».
Cette classe a également fini par dominer les partis de gauche dans le monde entier, qui étaient auparavant des porte-paroles de la classe ouvrière. « Nous avons tiré ces partis plus à gauche sur les questions culturelles (en privilégiant le cosmopolitisme et les questions d’identité), tout en atténuant ou en inversant les positions démocrates traditionnelles sur le commerce et les syndicats. Comme les personnes de la classe créative entrent dans les partis de gauche, les personnes de la classe ouvrière ont tendance à les quitter ».
Ces différences culturelles et idéologiques polarisantes, se superposent désormais précisément aux différences économiques. En 2020, Joe Biden a recueilli les voix d’à peine 500 comtés environ, mais ces 500 comtés représentent ensemble 71 % de l’activité économique américaine. Trump, en revanche, a remporté plus de 2 500 comtés. Pourtant, ces 2 500 comtés ne génèrent ensemble que 29 % du PIB. Ce qui explique pourquoi les Démocrates qualifient de « parasites » les Républicains qui refusent le vaccin Covid, car ces comtés bleus sont ceux qui paient massivement les factures engendrées par l’infection…(et les confinements)
Une analyse réalisée par Brookings et le Wall Street Journal a révélé qu’il y a seulement 13 ans, les régions démocrates et républicaines étaient presque à parité en termes de prospérité et de revenus. Aujourd’hui, elles sont divergentes, et le sont de plus en plus.
Si les Républicains et les Démocrates parlent comme s’ils vivaient dans des réalités différentes, c’est parce que c’est bien le cas.
Brooks dit :
Je me suis beaucoup trompé sur les bobos. Je n’ai pas anticipé l’agressivité dont nous ferions preuve pour affirmer notre domination culturelle, la façon dont nous chercherions à imposer les valeurs de l’élite par le biais de codes de discours et de pensée. J’ai sous-estimé la façon dont la classe créative réussirait à élever des barrières autour d’elle pour protéger son privilège économique… Et j’ai sous-estimé notre intolérance à la diversité idéologique.
Quand vous dites à une grande partie du pays que sa voix ne vaut pas la peine d’être entendue, elle va mal réagir – et elle l’a fait. La classe ouvrière d’aujourd’hui rejette avec véhémence non seulement la classe créative mais aussi le régime épistémique qu’elle contrôle… Cette domination a toutefois également engendré une rébellion parmi sa propre progéniture.
Les membres de la classe créative ont travaillé dur pour que leurs enfants entrent dans de bonnes universités. Mais ils ont également fait grimper les coûts des universités et les prix des logements urbains à un niveau tel que leurs enfants se débattent sous d’écrasantes charges financières. Cette révolte a stimulé Bernie Sanders aux États-Unis, Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, Jean-Luc Mélenchon en France, etc.
Une partie de la révolte des jeunes est motivée par l’économie, mais une autre partie est motivée par le mépris moral. Les jeunes regardent les générations qui les ont précédés et voient des gens qui parlent d’égalité mais qui génèrent des inégalités. Les membres de la jeune génération considèrent l’ère de Clinton à Obama – les années de formation de la sensibilité de la classe créative – comme le sommet de la faillite néolibérale.
La résonance avec la Russie des années 1840 et 1860, avec la radicalisation de la génération des rejetons de leurs parents libéraux, est pertinente.
Le problème géopolitique plus large est que si Orban, le dirigeant d’un État membre de l’UE, est rejeté de manière aussi péremptoire comme un « Trumpiste », un bigot nativiste arriéré, nous pouvons facilement prédire l’absence d’empathie et de compréhension pour d’autres dirigeants mondiaux, qu’il s’agisse de Xi, Raïssi ou Poutine.
Nous avons affaire ici à l’idéologie d’une classe dirigeante ambitieuse qui vise à amasser des richesses et des postes, tout en affichant ses références progressistes et mondialistes immaculées. Des guerres culturelles inextricables et une crise épistémique, dans laquelle des questions factuelles et scientifiques essentielles ont été politisées, ne sont rien d’autre qu’une tentative de conserver le pouvoir, par ceux qui se trouvent au sommet de cette « classe créative » – un cercle étroit d’oligarques extrêmement riches.
Malgré cela, les écoles sont poussées à enseigner une version unique de l’histoire, les entreprises privées licencient leurs employés pour des opinions divergentes et les institutions culturelles agissent comme des gardiens de l’orthodoxie. Le prototype de ces pratiques est constitué par les États-Unis, qui proclament toujours leur histoire et leurs divisions singulières comme source d’émulation pour toute société contemporaine. Dans une grande partie du monde, le mouvement woke est considéré avec indifférence, ou comme dans le cas de la France, où Macron l’a dénoncé comme « racialisant » la société. Mais partout où cet agenda américain prévaut, la société n’est plus libérale dans aucun sens historiquement reconnaissable. Enlevez le mythe, et le mode de vie libéral peut être considéré essentiellement comme un accident historique.
Quel accident ?
En 2007, on a demandé à Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, quel candidat il soutenait lors de la prochaine élection présidentielle. « Nous avons la chance que, grâce à la mondialisation, les décisions politiques aux États-Unis aient été largement remplacées par les forces du marché mondial », a-t-il répondu à propos de la compétition entre Barack Obama et John McCain. « Sécurité nationale mise à part, cela ne fait guère de différence de savoir qui sera le prochain président. Le monde est régi par les forces du marché. »
(Ce sont les politiques de Greenspan qui ont propulsé les bobos pour leur permettre de devenir les élus mondiaux, et qui les ont rendus fabuleusement riches).
La complaisance de Greenspan a représenté l’apogée du néolibéralisme, un terme souvent mal compris et galvaudé, mais qui reste le meilleur raccourci pour les politiques qui ont façonné l’économie mondiale telle que nous la connaissons : privatisations, réductions d’impôts, ciblage de l’inflation et lois antisyndicales. Plutôt que d’être soumises à des pressions démocratiques – comme des élections – ces mesures ont été dépeintes comme irréversibles. « J’entends les gens dire que nous devons nous arrêter et débattre de la mondialisation », a déclaré Tony Blair dans son discours à la conférence du parti travailliste de 2005 : « Autant débattre pour savoir si l’automne doit suivre l’été ».
Mais cela s’est avéré être une illusion. « J’ai trouvé une faille [dans mon idéologie] », a déclaré Greenspan lors d’une audition au Congrès pendant la grande crise financière de 2008. « Je ne sais pas à quel point elle est significative, ou permanente. »
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
bonjour
pour illustrer les propos de l’auteur….
il y a longtemps dejà un economiste alors en vogue chez nous , Alain Minc (qui ne disais pas que des conneries) avait lancé cette formule : » la chute de l’Urss sera , en consequences graves pour le monde , comparable à la chute de l’empire romain dans l’antiquité ! »
eh bien , les evènements que nous vivons aujourdhui , semblent lui donner raison !
PING: https://queonossosilencionaomateinocentes.blogspot.com/2021/08/a-mundializacao-observada-nos-estados.html