Le Jass, c’est quoi ce bordel?
OLIVIER CABANEL — Aujourd’hui, ça s’écrit Jazz… mais à sa naissance, il y a environ un siècle, cette musique s’écrivait « Jass », c’est-à-dire bordel…
On voit aujourd’hui le chemin parcouru, en constatant que le mépris dont il était l’objet à ses débuts, ne pouvait que devenir un rêve, comme si c’était toujours de la fange que naissait le meilleur.
C’est en effet de la souffrance, de la misère, du racisme, et de tous les maux dont souffre « le peuple d’en bas » qu’est née cette musique aujourd’hui respectée et respectable.
Avant d’acquérir ses lettres de noblesse, le Jazz a du se réfugier dans des lieux sombres, douteux, où se côtoyaient la pègre, le monde de la prostitution, de la drogue, et du reste…
Mais il a eu aussi comme origine l’église, lieux ou la foi était le refuge des noirs persécutés, et les Gospels en étaient la projection musicale.
N’oublions pas non plus dans ses origines les champs de coton, ou d’autres lieux d’esclavage, où chanter était un moyen d’évacuer la souffrance de ce travail épuisant…ni les prisons, les bagnes, dans lesquels les noirs emprisonnés utilisaient la musique pour s’inventer un paradis illusoire et salvateur.
Le ramassage du coton, cette plante si douce, n’était pas tâche aisée, et aujourd’hui, on met des gants, car la plante est munie de piquants qui ne rend pas la récolte facile. lien
Ainsi est né le blues…qui inspira abondamment les mordus du rock…
La légende veut que le blues soit né en 1914, avec le célèbre St Louis Blues, de WC Handy, mais lui affirme qu’il n’a rien inventé du tout, qu’il se serait inspiré d’un guitariste noir, rencontré au bord du Mississippi, et qui grattait sa guitare avec un vieux couteau rouillé en guise de bottleneck, goulot de bouteille que l’on frottait contre les cordes. lien
Dans ce domaine des instruments ancêtres, on peut citer le fameux washboard qui était à ses débuts une véritable planche à laver, sur laquelle les doigts munis de dés à coudre, marquaient le tempo.
N’oublions pas l’ancêtre de la contrebasse, la contrebassine, un manche à balais posé sur une cuvette renversée, la corde modulant le son suivant la tension de celle-ci.
Parmi les grands bluesmen, citons entre autres Lightnin’ Hopkins, John Lee Hooker, Leroy Carr, Sonny Terry…Big Bill Broonzy… la liste est longue ! lien
Ici, Lightnin’ Hopkins, dans ses œuvres.
Un autre est devenu célèbre… un certain Leadbelly, un géant noir, dont la légende raconte qu’il fit libérer de son bagne d’autres prisonniers, et qui fut abondamment pillé plus tard, pour son chant à la « gloire » des champs de coton.
C’est aussi lui qui chantera « the house of the rising Sun » un bordel de la Nouvelle Orléans, détourné plus tard par un certain Hallyday qui en fera « les portes du pénitencier »… la comparaison n’est pas à la gloire du rocker…
Ici l’original.
Dans la foulée, pourquoi ne pas citer Screaming Jay Hawkins, ex boxeur, qui n’avait manifestement pas digéré tous les coups reçus, et proposera un « i put a spell on you », qui deviendra bien plus tard un tube…j’ai la chance d’avoir acheté à l’époque l’original, un 33 t 25 cm, que l’on peut écouter ici.
Son « alligator wine » mérite le détour. ici
On quitte alors le blues pour s’orienter vers le rythm and blues, qui donnera naissance au rock, version « adaptée »…mais c’est une autre histoire.
C’est à la Nouvelle Orléans que se faisaient, et se font encore, des enterrements dans la joie, puisque, en bon lecteurs de la Bible, les croyants n’avaient pas oublié qu’il fallait se réjouir de la disparition d’un être aimé, celui-ci rejoignant le Paradis… alors les musiciens qui accompagnent le défunt, commencent par une longue mélopée triste, et finissent dans un enthousiasme quasi délirant comme on peut le constater dans cette courte vidéo.
Il serait injuste d’oublier la gent féminine, avec Billy Holiday, Ella Fitzgerald, et plus récemment Nina Simone, qui se destinait au piano classique, et qui finalement s’est orientée vers le Jazz, pour le bonheur de tous.
On peut découvrir ici avec bonheur Ella dans un duo célèbre avec Louis Armstrong.
Et puis, comme tout art, le Jazz à muri, évolué, s’est transformé, malgré les attaques de quelques critiques rétrogrades qui voulaient qu’il reste comme à ses débuts…
Parmi eux, il y avait Hugues Panassié, et quelques autres, qualifiés par Boris Vian de « critiques moisis »…
Pour Panassié, Miles Davis était le modèle de « l’anti-jazz »… et le génial Thélonious Monk n’était pas digne d’être appelé pianiste…
Ecoutez pourtant son célèbre Blue Monk.
Il n’avait pas hésité à qualifier de traitres à la cause de « la vraie musique noire » Pharoah Sanders, Archie Shepp, Ornette Coleman… dont il disait « qu’il improvisait au hasard »…
Mais la vie est plus forte, et finalement le be-bop s’imposa, sans pour autant renier ses racines…avec Charlie Parker, Dizzy Gillespie, avec sa célèbre trompette coudée…et tant d’autres…puis vint le free jazz.
L’un des visages les plus remarquables de cette transformation du Jazz est peut-être le grand Duke Ellington, lequel n’aura cessé d’évoluer, comme on aura pu le constater dans le remarquable LP qu’il enregistra avec Charlie Mingus et Max Roach en 1962 : « Money Jungle ». écoutez ce caravane !
Je fis, en 1970, une expérience inoubliable, en me baladant la nuit dans Greenwich Village et découvrant, dans un bistrot étrange, le grand Charlie Mingus, jouant avec quelques compères, dans l’indifférence générale des quelques habitués accoudés au comptoir.
Il ne s’agissait pas à proprement parler de concert, mais simplement de séances de travail publiques, les musiciens s’arrêtant de jouer lorsque Mingus décidait un changement dans l’organisation du morceau… un workshop en public, en quelque sorte.
Aujourd’hui le Jazz continue à avancer, comme toute musique vivante, et nombreux sont ceux qui ont oublié que notre rap d’aujourd’hui n’en est qu’une des projections, puisqu’il est né à New York dans la mouvance du mouvement Hip Hop pendant les années 60, même si certains affirment que le Golden Gate Quartet, dont le répertoire est surtout du Gospel, en serait à l’origine, en 1937. écoutez
Faire la liste de ceux qui continuent à faire évoluer cette musique magique impliquerait fatalement d’en oublier quelques acteurs, mais comment ne pas mentionner Ibrahim Maalouf et sa trompette qui permet les ¼ de tons, laquelle a été inventée par son père. lien
Evoquons aussi Keith Jarrett, ex pianiste de Charles Lloyd, dont l’inoubliable concert de Köln marque un tournant dans l’histoire du Jazz. écoutez
L’histoire veut que ce concert fut une sorte de miracle, car Jarrett, très déçu de ne pas avoir le piano qu’il avait réclamé, un Steinway, fut sur le point de boycotter le concert… et décida finalement d’improviser totalement. lien
On connait la suite.
J’ai eu le privilège de le découvrir lors du festival d’Antibes dont il est l’un des habitués, tout comme le grand Pharoah Sanders, digne émule de John Coltrane, dont il fut l’un des partenaires musical, et qui, en 1968, nous proposa une magnifique création. écoutez
A la fin de la soirée, il se retrouva dans une boite de nuit à strip-tease d’Antibes, le Early Bird, et par chance je pus y assister, grâce à une amie qui se trouvait avoir les mêmes sandales que le percussionniste de Sanders…
Ces sandales venaient d’un coin reculé de l’Afrique, et le percussionniste était surpris que mon amie puisse en porter !
Nuit inoubliable dont je garde une cassette, puisque j’avais eu la bonne idée d’emporter un petit enregistreur…
Dans un bœuf époustouflant, Cat Anderson, ce trompettiste ellingtonien spécialiste des suraigus, mêla ses impros à celles de Sanders… s’écriant, « ça y est j’ai fait du free !!! ».
Jacques Chesnel, un critique spécialiste du genre, et peintre, raconte cette soirée dans son Jazz divagations. lien
Parmi les pianistes remarquables, on ne peut passer sous silence le grand Ahmad Jamal, un magnifique minimaliste du Jazz, surnommé par ses confrères « le monstre aux deux mains droites », qui épure d’époustouflantes improvisations. écoutez
Pour s’imposer finalement, il aura dû se faire balayeur, voire livreur, et attendre près de 30 ans pour être enfin reconnu.
Ainsi va la vie, car comme dit mon vieil ami africain : « seul celui qui ploie sous le fardeau en connait le poids ».