TERNE (Loana Hoarau)

YSENGRIMUS — Dans le tout dernier opus de Loana Hoarau, intitulé Terne, les choses deviennent de plus en plus difficiles pour l’instance masculine contemporaine. Il appert que Loana Hoarau affecte particulièrement les empoignes entre hommes. Très souvent, dans son œuvre, un homme assez jeune, éventuellement légèrement efféminé mais pas trop, se fait estourbir par un groupe de mecs bourrus, vulgaires, populaciers, voyous, loubards, agressifs. Notre victime masculine subit alors des séances de torture aussi inclassables que passablement perfectionnées. On retrouve une manifestation assez sentie de ce thème dans Terne. Cependant, ici, la chose n’est pas aussi articulée et précise qu’elle a pu l’être dans d’autres romans de Loana Hoarau car un nouvel élément entre en ligne de compte: la drogue.

Effectivement, le personnage masculin dont on cause subira les différentes avanies de ses agresseurs mais on se trouve vite obligé de moduler les choses ici… subira ou subirait? Cette fois-ci, l’univers mis en place est suffisamment brumeux pour que l’on doive se questionner sur la réalité des faits qui se déploient ou ont l’air de se déployer. Notre narrateur, donc, consomme une drogue récréative, une drogue dure, qui lui a été remise par le bon copain dealer de service que la conjointe de notre homme n’apprécie pas beaucoup. Après avoir consommé cette dive poudre, le narrateur se retrouve dans la situation qui littéralement déclenche l’étrange trame du présent récit. Mais cette situation, euh… quelle est-elle exactement? Les choses ne sont vraiment pas claires car l’altération des sensations et des perceptions due à l’absorption ponctuelle de cette obsédante substance est soigneusement reproduite dans l’écriture tant et si bien qu’il vient un moment où, à l’instar du narrateur, on ne sait tout simplement plus où on en est…

C’est ce narrateur qui incarne si magistralement la crise de la masculinité susmentionnée. Il ne voit plus clair dans son époque, le gars. Il s’agit donc d’un quidam assez contrit, qui a une conjointe à laquelle il pense beaucoup, conjointe qui a comme caractéristique récente d’être enceinte. La grossesse de cette susdite conjointe terrifie hautement notre narrateur et contribue largement à mettre en place l’anxiété, l’angoisse, la terreur, l’épouvante sourde dans laquelle il est comme immergé, de façon toute vibrante, sémillante et tremblotante. On dirait qu’il veut pas du statut de papa, ou quelque chose dans le genre. Ceci dit, attendu l’effet ponctuel de la drogue, on se questionne amplement sur les volitions de notre gaillard, c’est-à-dire sur ce qu’il désire, sur ce qu’il souhaite, sur ce à quoi il aspire.

De surcroit, on ne comprend pas trop qui sont ses agresseurs, s’ils existent. De fait, on se demande sérieusement si leur présence n’a pas été tout simplement commandée par notre narrateur lui-même qui, ainsi, procéderait possiblement à une sorte de suicide assisté. Ces types seraient ses contractuels-tortionnaires-suicideurs, en quelques sortes. Possible, vraiment? Ouf, pourtant l’univers évoqué, dans ce petit roman nerveux et cryptique, est un monde très ordinaire, BCBG presque. Mais, en même temps, il y règne un incroyable désordre, ce fouillis des compréhensions qui fait qu’il est extrêmement difficile de s’en tenir à une trame narrative unique. L’exercice auquel Loana Hoarau nous convie procède d’une ouverture aux différentes possibilités narratives dues notamment au fait que le texte est rendu volontairement imprécis. Il est à toutes fins pratiques impossible de comprendre directement, prosaïquement, ce qui se passe ici. Tout ce qu’on sait c’est que c’est terrifiant et douloureux, cuisant, atroce. Ce fameux thème-hantise du tabassage masculin, si virulent chez Loana Hoarau, nous amène à sentir, dans l’écriture, une sorte de sensualité sadique envers la situation-type où des hommes gouailleurs castagnent l’un d’entre eux, en discutaillant goguenardement. Et, de fait, un autre effet de texte important tient au fait que ce roman est très court, très bref, fugitif, fulgurant, allusif. Le texte est lisse, fluide, furtif. Le discours n’a donc pas le temps de se justifier, de s’expliquer ou de se ratiociner. Tout ce qui se trame ici est très rapide, télescopé, intriqué et finalement peu intelligible. Cela ouvre le genre horreur, si on m’excuse ce désignatif un peu sommaire, sur la dimension du mystère qui est, bien sûr, un facteur crucial pour accéder à ce qui semble être la priorité de cette écrivaine: susciter l’épouvante.

Un mot supplémentaire, si vous me permettez, sur les fameux agresseurs de notre protagoniste. On n’en sait pas grand-chose. Il s’agit d’un petit groupe d’hommes jeunes, des collégiens probablement, et qui ont comme caractéristique particulière très accusée de s’émuler entre eux à la violence. Certains d’entre eux sont plus déterminés que d’autres, dans l’objectif de mener à terme l’expérience cruelle, et d’autres sont plus hésitants, plus mijaurés, plus moralisateurs. Cela entraine littéralement des conflits internes au sein même du groupe d’agresseurs. La chose est d’autant plus intéressante que desdits agresseurs on ne discerne que des traces très fugitives, dans le roman, des traces verbales principalement. Toute la maîtrise de Loana Hoarau se révèle dans la capacité qu’elle a de nous faire percevoir des conditions psychologiques et comportementales complexes chez un petit groupe d’hommes qui n’a pas été décrit, n’a pas explicitement été articulé et dont on ne sait même pas s’il existe effectivement.

Dans le même ordre d’idée se trouve aussi problématisée la conjointe enceinte du protagoniste. Une Arlésienne, elle aussi. On découvre qu’elle s’est déjà fait avorter et que, contrairement à cette première fois, elle tient beaucoup à avoir ce babi, cette fois-ci. Et ceci, visiblement, terrifie notre bonhomme. Est-ce qu’il se suicide parce qu’il va avoir un enfant? Est-ce qu’il va avoir un enfant parce qu’on l’agresse? Est-ce qu’on l’agresse parce qu’il veut se suicider? Est-ce qu’il tué quelqu’un ou pas? Est-ce qu’il se suicide parce qu’il est prisonnier de l’enfer de la drogue? Tout cela est particulièrement imprécis et c’est justement cette incapacité à dégager l’orientation adéquate, univoque et sécurisante, du jeu des causalités qui rend ce roman particulièrement déstabilisateur, pour ne pas dire terrifiant. Après avoir cultivé amplement, dans ses ouvrages antérieurs, la victoire de l’explicite, Loana Hoarau la joue ici, a contrario, dans l’implicite. Tant et tant que c’est beaucoup plus ce que l’on imagine et ce que l’on présume qui suscite le malaise. Terne est tout simplement l’explosion inattendue des irrégularités d’une vie terne quand celle-ci déraille, notamment à cause de la drogue, de la violence, de l’instabilité émotionnelle, du délire, de la peur ou, tout simplement, de hantises imaginaires.

En filigrane, au fond de cette ambiance de crise, on retrouve son blême contraire: la prosaïque réalité de ce qui est terne, justement, c’est-à-dire le conformisme social béni-oui-oui, gnagnan, tertiaire, rampant et ordinaire. Notre personnage en crise d’anxiété accusée trouve moyen de penser langoureusement à ses beaux-parents et de se questionner, de façon finalement assez complète, sur ce que ces braves gens penseront des différents choix ou des différentes options qu’il manifestera lui-même personnellement. Oui, il voudrait que sa conjointe se fasse avorter de ce second enfant comme elle se fit avorter du premier mais ça le turlupine un max que lui pende au bout du nez les résistances d’un milieu social à la fois conformiste, bourgeois, et possiblement passablement hargneux. Au bout du compte, ce qui se révèle fondamentalement, dans ce roman Terne, c’est que la platitude des choses suscite avant tout l’écœurement, le dégoût, la lassitude, la nausée. C’est presque sartrien, quelque part, cette affaire. On se fait chier comme dans Les chemins de la liberté, si vous voyez ce que je veux dire. L’aspiration au voyage, au sens québécois du terme, c’est à dire au dépaysement grâce à la drogue, à la suite du dérèglement des sens, reste ancillaire, finalement. Il vaut mieux mourir peut-être, mourir en souffrant bien, intensément, plutôt que de rester prisonnier de ce carcan de conformité qui s’avère, au bout du rouleau, être l’élément le plus fondamentalement insupportable de tout cette petite mésaventure de vie.

Ce roman est à lire comme un indice des contrariétés d’une époque et du fait que, quand rien n’est impossible et tout est jouable, il n’est pas nécessairement si évident d’échapper à notre conformité contraignante de bourgeois nouveau genre. Si (et seulement si…) ce protagoniste est mort, on a souffert avec lui. Et si (et seulement si…) ce protagoniste est encore en vie, c’est là, et vraiment là, qu’il macère au fond du dernier des enfers… l’enfer ordinaire.

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Loana Hoarau (2021), Terne, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.

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