PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE (Paul Laurendeau)

YSENGRIMUS — Le développement historique n’est ni linéaire, ni ondulatoire, ni pendulaire, ni cyclique. Il avance par vastes phases, par bonds immenses et d’une manière accidentée et irréversible. Les grands changements qualitatifs s’instaurent et les progrès (reconfigurations sociales, avancées technologiques, affinements intellectuels) mettent en place des états de fait historiques radicalement nouveaux.

Une question se pose alors, inévitablement. Assiste-t-on à une détérioration ou à une amélioration des conditions historiques? Je questionne, entre autres, dans le présent ouvrage, l’inadéquation du pessimisme militant. Ce dernier est une tendance velléitaire, qui ne désarme pas facilement. Il croit, en toute bonne foi, dominer l’analyse d’une situation sociologique du simple fait d’en dire du mal, sur un ton revêche ou marri. On n’échappe jamais complétement à une telle propension. Et pour faire tinter au mieux le son d’un militantisme sérieux et vachement impliqué, on s’imagine souvent qu’il faut décrier la situation qu’on combat plutôt que de la décrire. Décrier pour décrire, c’est pas fort. Et c’est là le tout de l’illusion critique que cultive justement le dénigrement, comme méthode d’analyse au rabais. Le pessimisme militant contemporain végète dans un vivier moraliste illusoire. Ses options idéologiques nous forcent à fermement soulever la question de sa pertinence de vérité. Le bougonneux social procède-t-il à une appréhension adéquate du monde? Nous sert-il une sorte d’analyse ardente qu’aurait affiné sa colère, cette version mal dominée de sa révolte ou de son affectation de révolte? Je ressens l’obligation impérative d’en douter fortement.

La prise de parti philosophique que j’avance dans cet ouvrage, au sujet du développement historique, est plutôt celle de faire progresser un optimisme militant, s’appuyant sur une description solide du factuel. Notre combat pour la vérité et l’adéquation des rapports sociaux n’est pas un baroud désespéré. Nous nous battons pour une cause parce que nous misons que cette cause l’emportera. Dans une telle dynamique, le pessimisme militant démoralise et, de ce fait, il ne sert, fondamentalement, que les adversaires de notre vision du monde. Ceux-ci, nombreux et puissants, adorent le désespoir cinglant et la panique feutrée, surtout chez ceux qu’ils cherchent à tenir en sujétion.

Le fait est que le monde s’améliore et qu’il peut s’améliorer encore. Encore mieux. Amplement mieux. En 1870, un bon 70% de la population de Londres (la capitale de l’Empire Victorien d’alors, le premier du monde) vivait sous le seuil de pauvreté. En 1914, il fut parfaitement réalisable d’envoyer des millions d’hommes à la mort pour soutenir des causes nationales dont ils ne tiraient personnellement pas grand-chose, ni pour eux, ni pour leurs enfants. Et ces derniers rempilèrent en 1939. Et on faillit rempiler une troisième fois en 1962, pendant la Guerre Froide, mais une sorte de grand freinage planétaire eut alors lieu. Et je doute fortement qu’on rempilerait aujourd’hui… car l’histoire c’est pas seulement le développement des masses, c’est aussi une mémoire collective. C’est à cela aussi que le philosophe doit penser, quand il pense.

Or justement, on a trop voulu que la philosophie soit une affaire de spécialistes. Cela l’a rendue suspecte de deux façons. Suspecte premièrement, parce que le penseur et la penseuse ordinaires se sont dit que la philosophie ce n’était pas pour eux et ils ont graduellement abandonné l’idée qu’ils étaient, eux aussi, les générateurs de grandes notions cruciales. Suspecte deuxièmement, parce que cette philosophie soi-disant pour spécialistes s’est avérée être ce qu’elle est véritablement, au fond, une force subversive et critique de grande portée qu’on préfère enfermer soigneusement dans les académies plutôt que de la laisser enflammer et éclairer les masses de sa vision et de sa lumière.

En réalité, la philosophie est partout. Nous la pratiquons tous et la mobilisons aussi souvent que nous réfléchissons sur un problème, petit ou grand. Nous recherchons tous le déterminant, le fondamental, le généralisable, la vérité. Mais, les choses de la division du travail intellectuel étant ce qu’elles sont, en notre petit monde social, on se retrouve ni plus ni moins que des sortes de Monsieur Jourdains de la pensée générale: on fait de la philosophie sans le savoir.

Mon objectif, dans cet ouvrage, est de parler de tout cela, ouvertement. J’aspire ainsi à promouvoir une rationalité méthodique, ordinaire, usuelle, pas trop compliquée, pas trop spécialisée, honnête, directe, sans trucage… et qui est déjà bien présente en nous. Observer philosophiquement le monde, c’est mobiliser un type particulier d’abstraction intermédiaire. Il ne faut pas rester trop concret mais il ne faut pas devenir trop général non plus. Il faut se tenir tout juste à bonne distance du réel qu’on entend appréhender. Juste assez haut pour produire des généralisations cohérentes et juste assez bas pour retourner au concret et solidement engager l’action que la pensée appelle et encadre. Abstraction intermédiaire. C’est là quelque chose qui se dose et qui se dégage, au fil des observations, des réflexions et des conversations qui nous définissent.

Cet ouvrage cultive, le plus simplement possible, la forte propension philosophique qui est celles des penseurs et des penseuses de la vie ordinaire. C’est aussi un propos qui assume très explicitement ses prises de parti. La philosophie n’est jamais neutre. Je ne suis pas un penseur désincarné, falot et blême. Je suis avec les philosophes modernes plus qu’avec les philosophes antiques ou médiévaux. Je suis avec les philosophes progressistes plus qu’avec les philosophes réactionnaires. Je suis avec les philosophes matérialistes plus qu’avec les philosophes idéalistes. Je suis avec la Raison plus qu’avec la Mystique, avec la Maïeutique plus qu’avec la Didactique. Je ne suis que le modeste organisateur de courants de pensée qui sont le lot commun de segments importants d‘hommes et de femmes de la société contemporaine.

Aujourd’hui, les gens veulent vivre. Ils veulent que leurs jeunes enfants et leurs vieux parents se portent bien. Les gens veulent que la richesse se répartisse adéquatement, que les pays émergents se stabilisent, que l’eau potable humecte toutes les lèvres, que le sabotage climatique cesse, et que les injustices, les extorsions, les agiotages, les abus de pouvoir de tous tonneaux prennent fin. Aussi, s’il y a indubitablement lieu de questionner l’honnêteté de certains privilégiés, il est peu pertinent de douter de la bonne foi collective. Les masses tendent vers des configurations sociales optimales. Et, comme elles ne se donnent que les problèmes qu’elles peuvent régler, celui desdites configurations sociales optimales aussi, elles le règleront. En temps et heure.

Il faut refaire la vie et un jour viendra.

 

Paul Laurendeau, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021, formats ePub, Mobi, papier.

.

.

.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *