G. Politzer-L’obscurantisme au vingtième siècle
Le discours que M. Rosenberg est venu prononcer à Paris en novembre dernier (1940), et qui fut publié sous les titres « Sang et Or » et «Règlement de comptes avec les idées de 1789», était destiné à produire sur nous une très grande impression.
C’est pour la première fois, en somme, que les mystères de la « Rassenseele » étaient révélés directement à l’usage des Français dans le cadre solennel et symbolique, du moins on le croyait, de la salle des séances de la Chambre des Députés. Et les Français devaient éprouver ou, selon la terminologie de M. Rosenberg, « erleben », « vivre » non pas simplement l’étalage de la force, mais la puissance de l’idée.
Ils devaient retirer du discours de M. Rosenberg cette conviction que le « Règlement de comptes avec les idées de 1789 » n’était pas uniquement le nom donné à la destruction de la démocratie par la force, mais l’avènement d’une idéologie « supérieure » ; qu’il y avait au fond du racisme hitlérien que M. Rosenberg appelle « l’idéologie du vingtième siècle », des vérités autrement vraies que celles que nous avons puisées dans les Essais, dans le Discours de la Méthode, dans les Provinciales, dans l’Encyclopédie et, d’une manière plus générale, dans la science et dans la philosophie ; que les pompes et les décors du racisme nous introduisaient dans l’intimité de penseurs autrement grands et vrais que ces Montaigne, Descartes, Pascal, Voltaire, Rousseau, d’Alembert, Diderot, Hegel, Karl Marx et autres « penseurs exaltés » qui ne doivent, en fin de compte, leur réputation surfaite qu’à l’habileté diabolique des francs-maçons et des juifs.
Et la tribune de la Chambre des Députés devait apparaître aux Français comme un nouveau Mont Sinaï d’où M. Rosenberg leur révèle, par magnanimité, au son des fifres et aux accents du « Horst-Wessel-Lied », la nouvelle Table de nos valeurs intellectuelles. Mais les Français sont très peu « wagnériens », au sens où Nietzsche entendait ce mot.
Ils ont trop peu de « religiöses Gemüth » ( âme religieuse ) pour oublier que les rôles de Wotan et de Siegfried sont tenus par des acteurs du vingtième siècle, et que les éclairs métaphysiques sont fournis par les trusts de l’électricité.
M. Rosenberg, qui était venu à Paris pour proclamer la mort de la Révolution française, a manqué tous ses effets à cause des traces bien vivantes qu’elle a laissées dans l’âme des Français. On s’est mis alors à nous recommander son discours au nom des qualités raisonnables d’une bonne thèse de Sorbonne.
Il y a là, disait la propagande officielle, « un système d’idées parfaitement cohérent, étayé sur une très convaincante interprétation de l’histoire et sur une analyse serrée des réalités » (sous la signature d’un sieur Luchaire, dans Les nouveaux Temps). Partant à la conquête de la « France raisonneuse » – das räsonierende Frankreich – comme nous appelle aigrement la presse de M. Hitler, la « Rassenseele » a provisoirement ravalé ses mystères pour se déguiser en logique.
L’impresario du Mythe-immémorial-qui-éclaire-de-sa-flamme-à- nouveau-jaillie-le-sens-caché-des-millénaires, a décommandé l’apparition fulgurante, et le programme annonce un système d’idées parfaitement cohérent, une interprétation convaincante de l’histoire et une analyse serrée des réalités. Ces éminentes qualités intellectuelles, le racisme en général, et le discours de M. Rosenberg en particulier, les possèdent, mais mystiquement. Système d’idées parfaitement cohérent : M. Rosenberg a consacré un ouvrage de 712 pages (« le Mythe du vingtième siècle »), à expliquer que le racisme est un mythe, et non une vérité, et trois volumes à affirmer la vérité du racisme (les trois volumes de « Blut und Ehre », Sang et Honneur).
Le racisme explique que la « race » est une « donnée biologique », donc matérielle, et, en même temps, une âme, l’âme raciale, la « Rassenseele », donc une donnée « idéale ». M. Rosenberg affirme que la découverte de la « Rassenseele » est une révolution scientifique comme la révolution de Copernic il y a 400 ans (« Blut und Ehre » tome 2) et M. Rosenberg affirme que la « Rassenseele » est un mystère.
Il affirme que derrière la « Rassenseele » il y a le Sang et en même temps, que nous ne pouvons pas connaître ce qu’il y a derrière la « Rassenseele » ( « le Mythe du vingtième siècle » ).
M. Rosenberg dit à Paris que le but de la guerre de l’Allemagne, c’est la libération des peuples, et M. Hitler dit à Berlin que le but de guerre de l’Allemagne est de conquérir des colonies ( discours du 10 décembre 1940 ). M. Rosenberg dit, dans son discours de Paris, que l’Allemagne hitlérienne libèrera les peuples de l’étalon-or international et il dit, dans le même discours, que l’or sera dans l’avenir étalon international.
L’hitlérisme se réclame du socialisme et il préconise le maintien du « bon capitalisme » des monopoles.
Interprétation convaincante de l’histoire : L’histoire est, selon M. Rosenberg, déterminée par la « donnée biologique de la race », et l’histoire n’est que l’oeuvre de la Providence. L’histoire est la lutte des races ; la luttes des races est une lutte des âmes ; la lutte des âmes est une lutte des « Rassenseelen », et la lutte des « Rassenseelen » est un mythe, c’est-à-dire une fable.
Il n’y a pas d’histoire de l’humanité.
Les peuples n’ont pas d’histoire.
Ils ont des mythes religieux qui, dès le début, représentent tout ce qui peut leur arriver.
Leur histoire n’est qu’une métempsychose des personnages de leurs mythes.
L’interprétation convaincante de l’histoire de M. Hitler, c’est qu’il est Siegfried ( « le Mythe du vingtième siècle » ).
M. Rosenberg affirme qu’il n’y a pas de vérité historique. Le rôle de l’historien est d’apprécier le passé à travers les besoins du présent.
Les besoins du présent sont ceux du « national-socialisme » ( « Die Freiheit der Wissenschaft », dans « Blut und Ehre », tome 2 ).
Ils sont fixés par décrets d’État.
L’interprétation convaincante est celle qui refait l’histoire selon les nécessités de la propagande national-socialiste, et la théorie de la méthode historique est un plaidoyer en faveur de la falsification de l’histoire. Analyse serrée des réalités : La « Rassenseele » est, selon M. Rosenberg, la connaissance ultime derrière laquelle il ne nous est pas donné de remonter (« Le Mythe du vingtième siècle »).
Même si l’analyse de la réalité nous le permet et nous y oblige.
La ploutocratie anglaise est dénoncée, mais la ploutocratie allemande est passée sous silence.
Les capitalistes juifs sont « analysés », mais les capitalistes aryens sont passés sous silence.
L’hitlérisme se proclame « socialiste », mais le capitalisme allemand est passé sous silence, et M. Rosenberg a évoqué à Paris le « diktat » de Versailles en gardant le silence sur le fait que l’Allemagne hitlérienne veut imposer à la France un « diktat » sans précédent.
On retrouve les mêmes qualités intellectuelles dans l’« analyse » que M. Rosenberg a consacrée à la Révolution française, en promettant de considérer cet événement « avec la plus profonde compréhension pour les processus historiques ».
Système d’idées parfaitement cohérent : Pendant plus de quinze ans, M. Rosenberg proclamait que la Révolution française était un complot de juifs et de francs-maçons.
Dans son discours de Paris, il a affirmé qu’elle était une révolte légitime du peuple français.
Il a affirmé également qu’elle était une preuve de forces vitales non encore brisées et en même temps une heure de faiblesse dans notre histoire. Interprétation très convaincante de l’histoire : M. Rosenberg voulait « condamner » la Révolution française et faire acte d’habile politique en ménageant notre « susceptibilité ». Il a voulu « nuancer » ses diatribes.
Il a donc proclamé que la Révolution française avait deux côtés, le bon et le mauvais.
Le bon côté, c’était la Révolution, le mauvais côté, le contenu de la Révolution ; la Révolution n’était pas mauvaise en elle-même ; elle n’a été mauvaise qu’en étant ce qu’elle a été. Il y avait, d’un côté, la Révolution française, « soulèvement » du peuple français « contre les phénomènes de dégénérescence de l’époque dynastique » et de l’autre, la Révolution française, soulèvement du peuple français pour le renversement de «l’époque dynastique».
Le soulèvement contre était légitime, le soulèvement pour était un désastre.
A l’origine, en effet, il y avait un soulèvement sans idées et des idées sans soulèvement.
Le soulèvement sans idées sortait du peuple, les idées sans soulèvement de la tête de « penseurs exaltés ».
La Révolution française n’était pas mauvaise en elle-même. Le malheur est que ces idées qui n’avaient pas de soulèvement sont devenues les idées de ce soulèvement. La Révolution française n’était pas mauvaise en elle-même.
Car il y avait, d’une part, la révolution sans les droits de l’homme, et d’autre part, les droits de l’homme sans la révolution. Le malheur est que la révolution sans les droits de l’homme soit devenue la Révolution des Droits de l’Homme.
Et comment cette rencontre a-t-elle pu se produire ?
Comment ces idées qui n’avaient pas de soulèvement ont-elles pu devenir les idées de ce soulèvement ?
Comment cette révolution, qui n’avait pas de contenu, a-t-elle pu devenir la révolution avec son contenu ?
Comment la « révolte légitime du peuple français » qui existait d’une part et les Droits de l’Homme qui existaient d’autre part ont-ils pu se rencontrer ?
Et précisément en 1789 ?
Comment se fait-il que la Révolution française soit devenue la Révolution des Droits de l’Homme et que les Droits de l’Homme soient devenus la déclaration de cette Révolution ?
Une heure de faiblesse dans l’histoire de la France, répond solennellement M. Rosenberg.
L’une des plus grandes révolutions de l’Humanité devait son contenu à « une heure de faiblesse » ; le renversement de la féodalité, l’apparition de la république bourgeoise démocratique dans le monde, « heure de faiblesse », voilà une interprétation très convaincante de l’histoire, plus convaincante que celle qui l’explique par le péché.
Il est vrai que le péché est également une faiblesse.
Analyse serrée des réalités : Les idées de 1789 ont été élaborées selon M. Rosenberg par des « penseurs exaltés ».
Ces « penseurs exaltés » ont fait l’Encyclopédie. Mais l’Encyclopédie n’est pas citée dans le discours de M. Rosenberg.
L’Encyclopédie suppose tout le développement scientifique qui s’accélère depuis la Renaissance, mais M. Rosenberg ne fait aucune allusion à ce développement.
Dans le Discours préliminaire, d’Alembert rattache, très justement, l’Encyclopédie au Discours de la Méthode, et désigne Descartes comme un grand précurseur de la lutte pour les lumières.
Mais d’Alembert et Descartes ne sont pas cités par M. Rosenberg. Le directeur de l’Encyclopédie était un certain Denis Diderot.
Ce Diderot professait le matérialisme philosophique.
Le matérialisme philosophique résultait d’un développement dont l’étude nous ramène à Francis Bacon.
Mais dans le discours de M. Rosenberg, il n’est question ni de Diderot, ni du matérialisme français du dix-huitième siècle, ni de Bacon, ni même de Locke.
Analyse serrée des réalités de la part de quelqu’un qui a fait exprès le voyage de Berlin à Paris pour régler des comptes avec les idées de 1789. « Idées de penseurs exaltés » – voilà l’analyse serrée des réalités. Pourquoi ces idées n’ont-elles pas été élaborées par les penseurs exaltés du dix-huitième siècle ? Pourquoi l’« heure de faiblesse », par laquelle M. Rosenberg explique le rapport entre la Révolution française et son idéologie ne s’est-elle pas produite deux siècles plus tôt ou deux siècles plus tard ?
« La question ne sera pas posée », répond l’analyste serré des réalités.
Mais, en fait, combien de temps a duré cette « heure de faiblesse » ?
Est-ce en une heure que le matérialisme philosophique est devenu, comme l’a montré Engels ( introduction à « Socialisme utopique et socialisme scientifique » ), l’idéologie de toute la jeunesse cultivée, à la veille de la Révolution ?
Est-ce que cette jeunesse cultivée n’appartenait pas, en majeure partie, à la bourgeoisie ?
Pourquoi la bourgeoisie a-t-elle adopté cette doctrine ?
Pourquoi la bourgeoisie révolutionnaire s’était-elle alliée avec la science ?
De qui, en réalité, « la faiblesse » était-elle la faiblesse ?
De l’aristocratie, parce qu’elle a adopté, en partie, les auteurs du dix-huitième siècle ?
Alors, nous sommes ramenés à la « Théorie d’Action française » selon laquelle « c’est la faiblesse des élites » qui a fait la Révolution.
Ou s’agissait-il de la faiblesse de la bourgeoisie révolutionnaire ?
Mais si elle était faible, comment a-t-elle pu faire la Révolution ?
Ou, enfin, s’agissait-il de la faiblesse intellectuelle, de la « crédulité enfantine » du peuple, comme dit M. Rosenberg ?
Mais si le peuple était intellectuellement si faible, si crédule à l’égard des idées de 1789, pourquoi n’était-il pas aussi crédule à l’égard des exhortations féodales et des prédications religieuses ?
Pourquoi les cahiers n’ont-ils pas réclamé le statu quo ?
Et pourquoi ne se sont-ils pas bornés à protester contre le statu quo, pourquoi ont-ils réclamé des changements très précis, inspirés des « idées de 1789 » ?
Mais de tout cela, l’analyste serré des réalités ne fait pas la moindre mention.
Les idées de 1789 étaient des idées de « penseurs exaltés » ?
Mais est-ce que ces penseurs pensaient dans les espaces imaginaires ou bien dans la société française réelle du dix-huitième siècle ?
Est-ce que les idées n’ont pas un contenu et les nouvelles idées sociales et politiques du dix-huitième siècle ne se sont-elles pas répandues parce qu’elles exprimaient les nouveaux besoins de la société ?
Est-ce que ces idées nouvelles n’étaient pas en lutte contre l’héritage idéologique du moyen âge féodal ?
Est-ce que cette lutte des idées nouvelles contre les idées anciennes n’étaient pas l’expression de la lutte d’un monde nouveau contre un monde ancien, la féodalité ?
La féodalité ?
Mais elle n’existe pas pour M. Rosenberg.
Pour M. Rosenberg, la Révolution française n’a pas renversé la féodalité.
Il n’en est pas question dans son discours.
Le mot même de féodalité n’est pas prononcé.
Derrière la Révolution en-tant-que-révolte, il y avait « les phénomènes de dégénérescence de l’époque dynastique », et derrière ces phénomènes de dégénérescence, il n’y avait rien.
La révolution en-tant-que-révolte était un soulèvement du peuple, mais ce peuple était un-peuple-en-général qui n’avait pas de composition sociale.
Au dix-huitième siècle, en France, selon M. Rosenberg il n’y avait ni aristocratie, ni bourgeoisie.
Il n’y avait pas de paysans et il n’y avait pas de terre.
Il n’y avait pas de production et il n’y avait pas de commerce.
La production était uniquement celle de pensées dans la tête de penseurs exaltés et la distribution celle de mots d’ordre pernicieux dans les Loges maçonniques.
Du reste, les francs-maçons étaient des hommes-en-général ; ils n’étaient ni aristocrates, ni bourgeois, ni paysans, ni artisans, ni ouvriers.
Ils étaient « francs-maçons ». Il en était de même pour les juifs, qui avaient, selon une révélation de M. Rosenberg, acheté la Constituante avec un argent dont M. Rosenberg ne recherche jamais les origines et qui leur avait été envoyé sans doute directement par Jéhovah, car, d’une manière générale, aristocrates, bourgeois, paysans, artisans et ouvriers vivaient, au dix-huitième siècle, d’amour, d’eau fraiche et de littérature exaltée.
Qui pourrait encore appeler le dix-huitième siècle le siècle des lumières ?
Cette appellation implique une contradiction, c’est une absurdité. On dit que le dix-huitième siècle a été le siècle des lumières parce qu’il y a eu la lutte contre l’obscurantisme.
Mais la lutte contre l’obscurantisme prouve qu’il y avait l’obscurantisme.
Conclusion : le dix-huitième siècle ne saurait être le siècle des lumières.
Et M. Rosenberg dit dans son discours : « Il se révèle, en effet, lorsque l’on considère non seulement ces soi-disant constructions de la Raison du dix-huitième siècle, mais toute la vie d’alors, que ce dix-huitième siècle était quand même une époque où régnaient l’alchimie et où la magie mystérieuse était toujours vivante.
Vivaient et régnaient à cette époque, non seulement les Voltaire, mais encore les Cagliostro. »
C’est la seule mention de Voltaire dans le discours de M. Rosenberg.
Mais il est suffisamment clair que le siècle des lumières eut été vraiment le siècle des lumières, s’il n’y avait eu rien à éclairer ; que l’Aufklärung mériterait son nom, s’il n’y avait eu rien ni personne à aufklären, et le dix-huitième siècle serait vraiment le dix-huitième siècle s’il n’avait pas été le dix-huitième siècle.
L’analyse vraiment serrée des réalités est évidemment celle qui les serre jusqu’à l’étouffement.
On dit qu’une idéologie est une anticipation.
Il est certain que M. Rosenberg anticipe.
Son discours s’adresse à l’homme inculte dont il poursuit la création par la force et par la ruse.
Si, pendant un siècle, les Français avaient déjà été soumis aux divers procédés de l’éducation national-socialiste, en vase clos, sans subir la moindre influence extérieure, alors, peut-être, le discours de M. Rosenberg aurait pu passer, non pour une révélation idéologique, car il faudrait pour cela plusieurs siècles d’inculture générale, mais du moins pour une manifestation idéologique.
Nous n’en sommes pas là et, pour des raisons que M. Rosenberg et ses collègues cherchent vainement à conjurer, nous n’y arriverons jamais.
La révélation des mystères du Sang et de l’Or et l’annonce faite à la France d’une Nouvelle Table de la Loi est un très lourd et très laborieux discours qui ne nous révèle pas autre chose que les thèmes actuels de la Kriegspropaganda allemande et le diktat intellectuel qui doit accompagner le nouveau « diktat » qu’on se propose de substituer à celui de Versailles.
La « Kriegspropaganda » de l’impérialisme allemand
Dans « Mein Kampf« , M. Hitler a longuement analysé la propagande des belligérants en 1914-1918.
Il a exprimé son admiration pour la propagande de guerre des Alliés, en accusant, par contre, la Kriegspropaganda de l’Allemagne impériale d’avoir été lourde, inaccessible aux masses et dépourvue de dynamisme.
Exposant, en même temps, sa façon de concevoir la propagande, il a défini celle-ci explicitement comme une « réclame politique » qui doit emprunter ses procédés à la réclame commerciale.
La propagande politique, expliquait-il, n’a pas pour objet de porter la vérité objective devant les masses. En le faisant, elle manquerait son but tout autant – et cette comparaison est de l’auteur de Mein Kampf – qu’une affiche qui voudrait lancer un savon, en vantant aussi les marques concurrentes.
L’incompréhension de ces principes a fait, selon M. Hitler, l’insuffisance de la Kriegspropaganda en 1914 et cette insuffisance est devenue une des causes de la défaite en 1918.
A Paris, M. Rosenberg est revenu sur ce thème. « L’Allemagne n’a trouvé en 1914, a-t-il dit, comme mot d’ordre, que la simple défense du peuple et de la patrie ; elle n’était pas portée par une idée unificatrice, par la volonté d’atteindre un grand but. »
Simple défense du peuple et de la patrie.
Quand il s’agissait de lutter pour le partage du monde !
En vérité, c’était se lancer à la conquête du marché mondial avec un slogan d’épicier.
Ce Bethmann-Hollweg et ses junkers n’avaient rien compris à la réclame politique de l’impérialisme pour le temps de guerre.
Voilà le fond de la pensée de M. Rosenberg.
Les Alliés, eux, avaient compris. Ils avaient trouvé « la volonté d’atteindre un grand but ».
Ils avaient proclamé que l’Allemagne était La Force et qu’ils étaient, eux, Président de la République Française, Roi d’Angleterre, Tzar de Russie, leurs capitalistes, leurs politiciens chauvins et social-chauvins, Le Droit.
La guerre impérialiste pour le nouveau partage du monde devenait la guerre du droit contre la force.
Ils avaient appelé la suprématie de leur force la primauté du droit et la guerre pour l’hégémonie par la force la guerre pour la primauté du droit sur la force.
Les Alliés, étant le Droit, étaient aussi, et nécessairement, la justice et la civilisation. Leur victoire devait donc être la victoire du droit, de la justice et de la civilisation.
Il devait en sortir un monde nouveau, où le règne du droit ayant remplacé celui de la force, les rapports entre les peuples allaient être réglés, non plus à la façon barbare, par la guerre, mais selon un arbitrage conforme aux principes de la morale internationale, produit suprême de la victoire du droit.
Au monde éclairé par ses contradictions devait succéder une « Société des Nations » gardienne de la morale internationale et rempart contre la guerre.
La première guerre impérialiste devenait ainsi, du côté des Alliés, une guerre à la guerre elle-même et, au cas où les Alliés triompheraient, «la dernière bataille», la dernière des guerres.
Voilà l’audacieuse trouvaille qui suscitait l’admiration de M. Hitler, à l’époque déjà où les sphères dirigeantes de la bourgeoisie allemande partaient à la recherche d’une Kriegspropaganda, pour la deuxième guerre impérialiste.
Dans son discours de Paris, M. Rosenberg a fait entendre que l’hitlérisme a apporté la solution de ce problème et que la Kriegspropaganda de 1939-40 est bien supérieure à ce qu’elle fut du côté de l’Allemagne en 1914-18. La Kriegspropaganda hitlérienne reprend les thèmes tant admirés de la propagande de guerre des Alliés en 1914-1918.
C’est dans la présentation et dans la justification de ces promesses que consiste la principale innovation.
Si, en 1914-1918, les Alliés ont appelé l’Allemagne « la Force », eux-mêmes « le Droit », en 1940-41, l’impérialisme allemand baptise ses adversaires « l’Or », ploutocratie, haute finance, et il s’appelle lui-même « le Sang ».
La guerre pour le nouveau partage du monde, la plus capitaliste de toutes les guerres, devient la lutte du Sang contre l’Or, une lutte anticapitaliste, et M. Hitler a parlé explicitement, dans l’un de ses récents discours, d’une guerre entre deux mondes, où l’Angleterre incarne le Capitalisme.
La démagogie anticapitaliste est transportée du plan de la politique intérieure sur le plan de la Kriegspropaganda.
Les guerres impérialistes sont, comme dit Lénine, des « guerres de conquête, de pillage et de brigandage ».
Ce sont des guerres inavouables devant les peuples, sans lesquels on ne peut les conduire. Le rôle de la propagande de guerre, de la Kriegspropaganda, est de transformer la guerre inavouable en guerre acceptable, la guerre injuste en guerre juste.
La Kriegspropaganda hitlérienne présente la guerre impérialiste, elle aussi, comme la guerre du droit, comme une guerre juste.
Elle affirme que sa victoire signifierait la paix durable.
Elle fait comme tous les belligérants en 1914-18, comme Daladier et Reynaud en 1939-45, comme Churchill en 1939-40-41, comme ont fait et comme feront toujours tous les gouvernants impérialistes, tant qu’ils existeront, et tant qu’ils feront des guerres de conquête, de pillage et de brigandage.
La démagogie anticapitaliste, à laquelle M. Rosenberg et ses chefs empruntent leur principal slogan, montre l’évolution de la situation depuis 1914 ; elle montre à quel point, à l’époque où l’Union soviétique existe, la situation du capitalisme est compromise dans les choses et dans les esprits.
Le régime de M. Hitler ne peut se maintenir en Allemagne que par la terreur et en se réclamant du socialisme.
Il ne peut entraîner son peuple à la guerre et le maintenir dans la guerre qu’en plaçant celle-ci sous le signe d’une lutte anticapitaliste.
« La propagande n’a pas pour objet de rechercher la vérité objective, dans la mesure où elle est favorable aussi à d’autres … et de l’exposer ensuite avec sincérité doctrinale devant les masses » (Hitler, Mein Kampf).
Il y a une ploutocratie allemande, comme il y a une ploutocratie britannique. Parler de la lutte des deux ploutocraties pour l’hégémonie, ce serait la vérité objective.
On parle donc de la ploutocratie anglaise.
Quant à l’Allemagne, elle est simplement le pays du sang qui lutte contre l’or, et c’est ce que l’on appelle la Kriegspropaganda.
Mais qu’est-ce donc que cette lutte « contre » l’or ?
L’Allemagne n’avait pas d’or en 1939, alors que la France, l’Angleterre et les Etats-unis détenaient la majeure partie des réserves d’or du monde capitaliste.
Est-ce pour cela que l’Allemagne lutte contre l’or ?
L’Allemagne hitlérienne n’avait pas non plus, en 1939, de pétrole et de caoutchouc.
Elle lutte donc aussi contre le pétrole et contre le caoutchouc ?
Le grand drame qui se joue s’appelle-t-il, non seulement Sang et Or, mais aussi Sang et Pétrole et Sang et Caoutchouc, et, comme l’Allemagne n’a pas de colonies, également Sang et colonies ou encore Sang et contrôle des voies maritimes ?
Si l’on a choisi précisément Sang et Or, c’est que l’or est le symbole vulgaire du capitalisme.
De cette manière, M. Rosenberg peut déguiser la lutte pour l’or en une lutte contre l’or.
L’impérialisme allemand, au cas où il sera victorieux, nous libèrera de l’esclavage de l’or, proclame M. Rosenberg.
Nous devons donc tirer la conclusion qu’après la victoire de l’Allemagne, l’or perdra sa valeur, qu’un volume d’or sera aussi dépourvu de valeur qu’un volume d’air ?
Mais tel n’est pas le dessein de M. Rosenberg.
L’or, a-t-il dit dans son discours, est un métal précieux ; il conservera sa valeur et sa signification pour des buts différents ; il pourra peut-être même être moyen de règlement pour les relations économiques entre Etats.
Mais cette hypnose de la dépendance intérieure qui a dominé pendant des siècles est aujourd’hui abolie.
La libération de l’or doit donc être purement « spirituelle ».
L’impérialisme allemand, s’il est victorieux, s’emparera de réserves d’or et de mines d’or.
Il y aura toujours la dépendance « extérieure » vis-à-vis de l’or, mais il n’y aura plus la dépendance « intérieure » ; on restera subordonné à l’or dans l’espace, mais on en sera délivré dans la conscience.
L’impérialisme allemand nous libèrera de l’or par une restriction mentale.
Comme on voit, M. Rosenberg veut dire simplement qu’il y a un bon usage et un mauvais usage de l’or.
Le mauvais usage est celui qu’en font les capitalistes franco-anglo-américains.
Le bon usage est celui qu’en feront, en cas de victoire, les capitalistes allemands.
Mais il exprime cette banalité colossale sur le ton de l’emphase vaticinante, et c’est là le grand art de la Kriegspropaganda et, d’une manière générale, de l’idéologie raciste.
Voilà pour « l’Or ». Quant au « Sang », il doit exprimer que l’Allemagne n’est pas, à proprement parler, un pays capitaliste, puisque, précisément, il s’appelle « national-socialiste ».
Le « Sang » définit le national-socialisme en tant que régime social.
Plus exactement, il doit symboliser la grande « idée unificatrice » dont M. Rosenberg déplorait l’absence dans la Kriegspropaganda de l’Allemagne impériale.
Il doit exprimer que l’Allemagne n’est plus une société divisée en classes antagonistes, mais une société sans classes.
Faut-il entendre par là que le capitalisme a été supprimé en Allemagne ?
N’importe quel numéro de la Frankfurter Zeitung nous montre qu’il y a, en Allemagne, des actions et, par conséquent, des actionnaires, des dividendes, et, par conséquent, profit capitaliste et profiteurs ; la propriété privée des moyens de production avec une concentration très avancée de la production et des capitaux et, par conséquent, une oligarchie financière, une ploutocratie.
M. Krupp von Bohlen, qui en fait partie et qui n’a jamais été exproprié, est une célébrité internationale.
Mais il ne s’agit pas non plus, pour M. Rosenberg, d’exproprier, en Allemagne national-socialiste, les capitalistes.
« Ce que nous voulons aujourd’hui, a-t-il dit en 1934 aux ouvriers des usines Opel, c’est que l’ouvrier allemand jouisse de la même considération intérieure que tous les autres Volksgenossen allemands ».
L’émancipation des travailleurs en Allemagne national-socialiste, est l’oeuvre « spirituelle » des capitalistes eux-mêmes.
Ils réalisent cette émancipation en accordant aux travailleurs leur « considération intérieure », leur « innere Achtung ».
C’est pourquoi cette émancipation est une création continue.
Chaque fois qu’à propos d’un acte qui aggrave la situation de l’exploité, l’exploiteur l’appelle non pas « elendes Rindvieh » ( Espèce d’abruti ! ), mais « Hochwohlgeborener Herr Volksgenosse » ( Très estimé Monsieur et Camarade ! ), l’exploité demeure asservi physiquement, mais il est émancipé métaphysiquement.
La situation des travailleurs peut donc s’aggraver continuellement, ils seront néanmoins mystiquement de plus en plus émancipés, car l’exploiteur peut faire n’importe quoi, pourvu qu’il accorde au peuple sa considération intérieure, die innere Achtung.
Le national-socialisme a supprimé le capitalisme par restriction mentale. C’est la libération national-socialiste du prolétariat.
Le mal pour l’Allemagne, c’était, a dit M. Rosenberg dans le même discours, que les chefs du marxisme regardaient toujours « en haut », avec un sentiment d’infériorité, non avec la conscience de l’égalité des droits, mais avec la conscience intérieure que ces gens d’en haut étaient vraiment plus et que pour cette raison il fallait mener des combats contre eux (Rosenberg, « Blut und Ehre », tome 2).
Toute la question sociale est du domaine de la « vie intérieure ».
Il en est de l’exploitation comme de la vieillesse : on est exploité quand on se sent exploité ; on est inférieur quand on se sent inférieur ; on est égal quand on se sent égal. Il ne faut donc pas supprimer l’exploitation, mais la conscience de l’exploitation ; il ne faut pas supprimer l’infériorité, mais le sentiment de l’infériorité ; il ne faut pas créer les conditions réelles de l’égalité sociale, mais le sentiment interne de l’égalité ; « das innere Bewusstsein der Gleichberechtigung », comme dit M. Rosenberg.
Il ne faut donc pas dire « ces ploutocrates détiennent le pouvoir économique et politique en vivant sur nous en parasites » et il ne faut pas vouloir « mener des combats contre eux » pour les renverser et vivre, enfin, en paix. Il faut se dire : je vaux « intérieurement » M. Krupp von Bohlen ; je ne le place pas au-dessus de moi, je me « sens » son égal ; je n’ai donc aucune raison de lutter contre lui.
Et c’est pour amener cette conclusion que M. Rosenberg construit tout le reste, en empruntant sans vergogne le « complexe d’infériorité » au juif Alfred Adler, disciple dissident du juif Sigmund Freud et inventeur de l’Individualpsychologie, qui fut avec la psychanalyse, la tarte à la crème de la pédagogie social-démocrate.
Voilà le racisme, « la plus grande révolution spirituelle depuis le christianisme », selon la formule de M. Rosenberg.
Nous sommes donc libérés du capitalisme, comme de l’or : par voie de processus intérieurs et de restrictions mentales.
Les capitalistes gardent en Allemagne leurs usines, leurs mines et leurs banques, mais ils sont expropriés de leur mépris visible – et là aussi sur le papier – pour les travailleurs.
Ceux-ci gardent leurs chaînes et reçoivent, à titre de consolation, la « considération intérieure », die innere Achtung, de leurs geôliers.
Il n’y a pas de réalisation plus économique du socialisme que celle-là !
C’est pourquoi le national-socialisme est le vrai socialisme – pour les capitalistes. C’est suivant la même méthode « mystique » que M. Rosenberg et ses collègues ont réalisé la société sans classes en Allemagne.
M. Rosenberg proclame, en effet, que l’Allemagne est un pays unifié. Faut-il entendre par là qu’en Allemagne il n’y a plus de capitalistes et de prolétaires, plus de Junkers et de paysans exploités ?
Non, d’après les explications de M. Rosenberg, l’unification de la société allemande a été réalisée, non selon les voies ordinaires de la nature, mais par voie mystique.
Cette unification est ce qu’il appelle le mystère du sang.
M. Krupp von Bohlen s’adresse à l’ouvrier et lui dit « nous sommes du même sang toi et moi ».
Et si l’ouvrier le croit, s’il ne se sent plus d’une autre classe, mais de la même race, s’il se sent uni avec M. Krupp von Bohlen, alors l’unification de la société s’est réalisée, le mystère du sang s’est accompli.
Cette unification est un mystère, parce que les classes subsistent extérieurement, tout en ne subsistant plus intérieurement, du moins cette abolition intérieure de l’antagonisme des classes est chaudement et, en même temps, férocement recommandée aux travailleurs.
En Union soviétique, l’unification de la société, réalisée par la suppression effective des classes antagonistes, n’est pas un mystère, parce qu’elle est réelle.
En Allemagne national-socialiste, elle constitue un mystère, précisément parce qu’elle n’est pas réelle.
Cette théologie raciale de la « transsubstantiation sociale » a évidemment son noyau réel.
M. Rosenberg a dit, en 1934, dans un discours consacré à l’idéologie « national-socialiste » : « Dans le devenir du triomphal mouvement national-socialiste s’est révélé le mystère profond du sang qui, en apparence, était mort durant la guerre mondiale et qui s’est réincarné dans ce nouveau mouvement » (Rosenberg, « Blut und Ehre », tome 2).
Ce mystère profond du sang qui est mort pendant la guerre impérialiste de 1914-1918-, nous le connaissons bien : c’est l’union sacrée.
Elle est morte dans la mesure où les masses ont retourné leurs armes contre les profiteurs de guerre et, d’une manière générale, contre la ploutocratie.
De nouveau, c’est une vieille idée de la réaction que M. Rosenberg reprend sur le mode de l’emphase théologico-métaphysique : le mystère du sang vit tant que les masses se laissent conduire par la ploutocratie ; il meurt quand elles ne se laissent plus faire.
Et effectivement, le mystère du sang est redevenu vivant dans le mouvement national-socialiste, en ce sens qu’il s’agissait bien, pour ce mouvement, de ramener les masses sous l’influence de la ploutocratie.
Le « sang », fondement « scientifique » de l’Union sacrée !
Déjà la bourgeoisie avait appelé la lutte du prolétariat contre elle une lutte « fratricide ».
La suppression « nationale-socialiste » du capitalisme revient au fond à distinguer deux sortes de capitalisme – le bon et le mauvais.
La vieille distinction entre le bon et le mauvais patron est reprise par les « nationaux-socialistes », mais avec une orientation particulière. Le mauvais capitaliste, c’est celui qui, selon la formule de M. Rosenberg, proclame « la liberté absolue de l’individu économique ».
Le mauvais capitalisme, c’est le capitalisme libéral, le capitalisme de libre concurrence.
Mais il y a le bon capitalisme, et c’est celui des monopoles. Les méfaits du capitalisme sont tous attribués au capitalisme de libre concurrence qui a dominé au dix-neuvième siècle, d’où les diatribes de M. Rosenberg contre « le libéralisme du dix-neuvième siècle », et la critique du capitalisme devient l’apologie des trusts.
Dès avant la guerre de 1914-1918, des théoriciens sociaux-démocrates avaient proclamé l’avènement du socialisme grâce aux trusts.
Cette théorie fut reprise et développée après cette guerre, en particulier à la veille de la grande crise économique de 1929-1932.
Hilferding, en particulier, proclamait que, grâce aux trusts, le capitalisme se transformait, sous nos yeux, en socialisme. M. Rosenberg proclame, lui, que l’Allemagne hitlérienne, c’est-à-dire le règne absolu des trusts, c’est le socialisme.
La libération de l’esclavage de l’or, c’est la distinction d’un bon usage et d’un mauvais usage de l’or, dans les cadres du système capitaliste ; la suppression du capitalisme, c’est la distinction entre le mauvais capitalisme libéral et le bon capitalisme des monopoles ; le sang, c’est le symbole de toutes les illusions que l’on utilise pour faire croire au peuple allemand que, dans cette guerre, ses intérêts sont solidaires de ceux de sa ploutocratie.
C’est aussi le symbole des illusions que l’on voudrait créer chez les autres peuples concernant les buts de guerre de l’impérialisme allemand et l’avenir de l’Europe, sous l’éventuelle hégémonie du Reich hitlérien.
En fin de compte, on veut nous faire croire qu’il y a deux sortes d’impérialismes : le bon et le mauvais, le bon étant l’impérialisme allemand.
C’est le fond de la Kriegspropaganda.
« Kriegspropaganda » et réalités impérialistes
Vouloir dissimuler des réalités sous des métaphores qui idéalisent la guerre impérialiste est un jeu déjà ancien.
Parlant à l’académie des sciences morales et politiques, le 21 janvier 1919, M. Bergson, le philosophe antirationaliste qui vient de mourir, disait à propos de la guerre de 1914-1918 : D’un côté, c’était la force étalée en surface, de l’autre la force en profondeur.
D’un côté, le mécanisme, la chose toute faite qui ne se répare pas elle-même ; de l’autre, la vie, puissance de création qui se fait et se refait à chaque instant.
Alors la force en profondeur, la vie, la puissance de création, c’était l’impérialisme français. M. Rosenberg ( qui aime décidément les auteurs non aryens ) accomplit une fois de plus « une révolution scientifique comme la découverte de Copernic il y a 400 ans » et recopie Bergson.
Dans son discours il a appelé l’impérialisme allemand « force vitale créatrice profonde » ; « véritable valeur de la vie » ; « force vitale créatrice de l’Europe centrale » et il a appelé la lutte pour l’hégémonie une lutte « pour la hiérarchie des valeurs ».
C’est ainsi qu’on trompe les peuples ; c’est ainsi qu’on spécule sur la crédulité des hommes qui souffrent.
M. Hitler a mené campagne contre le « diktat » de Versailles.
Et de quoi s’agit-il maintenant ?
D’imposer un « diktat » à la France et, d’une manière générale, à tous les pays vaincus.
L’une des tâches essentielles de la Kriegspropaganda est de convaincre les Français qu’il faut se soumettre au « diktat ».
La presse traduite et la propagande de Vichy agissent dans le même sens, et l’une des raisons déterminantes du voyage et du discours de M. Rosenberg réside dans la volonté de donner un nouvel élan à cette campagne.
Ce qui est grave, pour tout ce qui reste du système mondial de l’impérialisme, c’est que les peuples se demandent si la guerre va recommencer ainsi tous les vingt ans, et si tous les vingt ans nous allons revoir « la prochaine dernière ». Le scepticisme augmente rapidement à l’égard de toute la Kriegspropaganda impérialiste.
C’est pourquoi, dans leurs discours, les chefs racistes insistent continuellement sur ce thème que la victoire de l’Allemagne assurera la paix. On le répète au peuple allemand pour lui faire accepter la guerre longue. On le répète au peuple français pour lui faire accepter le « diktat ».
Pour justifier cette promesse, M. Rosenberg a redit à Paris ce que nous avons déjà entendu mille fois, à savoir que la victoire des Alliés en 1918 était provisoire, alors que la victoire de l’Allemagne en 1940 est définitive.
La guerre de 1914-1918 et la guerre actuelle, dit-il, sont les deux phases de « la lutte pour la hiérarchie des valeurs ».
La guerre n’a recommencé que parce qu’en 1918, ce n’est pas « la véritable hiérarchie » qui s’est réalisée.
Après la victoire de l’Allemagne, les peuples pourront vivre tranquilles : « la véritable hiérarchie des valeurs » étant rétablie, la providence veillera à son maintien, et il n’y aura plus de guerre.
Le « diktat » de Versailles avait pour contenu un nouveau partage des colonies et du monde.
Le nouveau « diktat » que l’Allemagne hitlérienne prépare a un contenu du même genre.
Ce que M. Rosenberg appelle « la lutte pour la hiérarchie des valeurs » s’appelle communément la guerre impérialiste pour le nouveau partage du monde.
La véritable hiérarchie des valeurs est le nom « métaphysique » du partage selon la force des puissances capitalistes qui y participent.
M. Rosenberg nous dit lui-même qu’entre 1914-1918 et 1939-1940 « le rapport des forces s’est déplacé » entre les belligérants.
La victoire des Alliés en 1918 était donc provisoire tout en étant conforme à la « véritable hiérarchie des valeurs » et la victoire de l’Allemagne, si elle est acquise, sera, au même titre, conforme à la « véritable hiérarchie des valeurs » et quand même provisoire.
Il en est ainsi parce que tout partage impérialiste du monde est provisoire.
C’est ce qu’a montré Lénine : « … On ne peut concevoir en régime capitaliste d’autres bases pour le partage des sphères d’influences, des colonies etc … que la force des participants au partage, force économique, financière, militaire, etc …
Or, la force change différemment chez les participants du partage, car il ne peut y avoir, en régime capitaliste, de développement égal des entreprises, des trusts, des branches d’industrie, des pays » (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme »)
Versailles était conforme à la « véritable hiérarchie des valeurs » et il a cessé de lui être conforme par suite de la modification du rapport des forces, et c’est pourquoi il y eut la guerre de 1939-40.
Car il n’y a qu’un seul moyen de savoir, en régime capitaliste, quelle est la « véritable hiérarchie des valeurs » et ce moyen, c’est la guerre.
C’est pourquoi aussi, la guerre commencée en 1939 est impérialiste pour tous les belligérants, comme l’était celle de 1914-1918.
L’Allemagne était, il y a un demi-siècle, une misérable nullité, si l’on compare sa force capitaliste à celle de l’Angleterre d’alors ; il en était de même du Japon, comparativement à la Russie.
Est-il « admissible » de supposer que, dans une vingtaine d’années, le rapport des forces entre les puissances impérialistes reste inchangé ?
Chose absolument impossible (Lénine, « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », 1916) Les évènements ont montré combien Lénine avait raison et combien ceux qui affirmaient, comme les chefs de la social-démocratie, que la paix de Versailles était « définitive » trompaient le monde.
Maintenant ce sont M. Rosenberg et ses collègues qui proclament que le nouveau Versailles donnera la paix définitive, simplement parce qu’il réaliserait un partage du monde au profit de la ploutocratie allemande.
Dieu fera-t-il pour le second Versailles ce qu’il n’a pas fait pour le premier ?
Veillera-t-il à la conservation de ce nouveau partage, alors que, même si l’on fait abstraction d’autres changements possibles, la loi de l’inégalité de développement qui domine le capitalisme le rendra nécessairement caduc ?
Du reste, on nous parle de paix définitive, alors que la guerre est loin d’être finie, et que la lutte pour le partage du monde peut comporter de nouveaux développements.
Et l’on veut obtenir, au nom de la paix définitive, notre soumission au « diktat », alors qu’un Déat, qui ne voulait pas mourir pour Dantzig, nous invite à mourir pour Dakar, et que la guerre rebondit dans les colonies, en Indochine et ailleurs ?
L’« argument » basé sur la « hiérarchie des valeurs » est si faible que la Kriegspropaganda met en avant une autre idée.
En 1914-1918, les Alliés répétaient que leur victoire assurerait la paix parce qu’elle dompterait la cause de la guerre, à savoir l’Allemagne vouée à la « force ».
Le slogan était relatif à l’idée selon laquelle la paix est troublée par des peuples belliqueux qui ne vivent que dans le culte de la force. En 1939-40, M. Rosenberg et ses mandants proclament qu’ils donneront la paix au monde parce qu’ils libèreront les peuples de l’exploitation.
Il s’agit de s’adresser cette fois à des masses qui, grâce à la diffusion du léninisme, connaissent déjà le lien entre l’exploitation capitaliste et les guerres de conquête du vingtième siècle.
De quelle exploitation l’hitlérisme promet-il de libérer les peuples ? De toute exploitation ?
Non, mais de l’exploitation par la ploutocratie britannique.
La paix règnera dans le monde quand l’hégémonie de l’Allemagne aura remplacé l’hégémonie britannique.
Il y a donc deux sortes d’exploitation des peuples, la bonne et la mauvaise.
L’exploitation par la ploutocratie britannique est la mauvaise exploitation, comme l’hégémonie britannique est la mauvaise hégémonie.
Par contre, l’exploitation des peuples par la ploutocratie allemande, c’est la bonne exploitation, et l’hégémonie de l’Allemagne, c’est la bonne hégémonie. Il y a, en un mot, deux sortes d’impérialismes : le bon impérialisme qui est l’impérialisme allemand et le mauvais impérialisme représenté par les impérialismes concurrents.
Appliquer la théorie du bon patron et du mauvais patron aux impérialismes, voilà encore une « révolution scientifique comme la découverte de Copernic il y a 400 ans ».
Et nous devons admettre que la victoire de l’Allemagne hitlérienne nous donnera la paix parce que ce sera la victoire du « bon impérialisme».
Quant à la différence qui existe entre le bon impérialisme et le mauvais impérialisme, elle ne relève pas de l’économie, mais de la mystique.
Les impérialismes se distinguent par la « Rassenseele ».
Le bon impérialisme est celui qui appartient à l’Axe.
S’il n’en était pas ainsi, comment pourrait-il en faire partie ?
Cela indique, en même temps, qu’un mauvais impérialisme peut se transformer en bon impérialisme et inversement.
« La Fédération européenne fera la « Nouvelle Europe » qui organisera l’Europe selon la justice ».
C’est ce qu’on nous répète sur tous les tons.
Mais en vertu de quel miracle la « Nouvelle Europe » serait-elle basée sur la justice ?
Réalisée sous l’hégémonie de l’impérialisme allemand ou sous l’hégémonie de l’impérialisme britannique, elle ne pourrait être qu’une organisation en vue de l’oppression et de l’exploitation des peuples « car l’impérialisme ne peut rapprocher les nations que par la voie des annexions et des conquêtes coloniales, sans lesquelles on ne saurait, d’une façon générale, le concevoir » (Staline).
Est-ce qu’on voit aujourd’hui d’autres signes avant-coureurs de la « Nouvelle Europe » que des annexions, des projets d’annexions et d’exploitation ?
Ce thème de la « Fédération européenne », de la « Nouvelle Europe », des « États-unis d’Europe » n’est pas nouveau.
Dès 1915, Lénine montrait sa vraie signification : « Du point de vue des conditions économiques de l’impérialisme, c’est-à-dire de l’exportation du capital et du partage du monde par les puissances colonisatrices « avancées » et « civilisées », les Etats-unis d’Europe, sous le capitalisme, sont impossibles ou seront réactionnaires » (Lénine, « Sur le mot d’ordre des Etats-unis d’Europe », 1915).
Les « Etats-unis d’Europe » ne sont possibles sous le capitalisme qu’en tant qu’organisation provisoire et réactionnaire ; « Bien entendu, il existe des possibilités d’accords temporaires entre capitalistes et entre puissances.
C’est dans ce sens que l’on peut parler des Etats-unis d’Europe, comme une convention entre capitalistes européens, mais… une convention portant sur quoi ? Uniquement sur une politique commune pour écraser le socialisme en Europe, pour conserver les colonies dont on s’est emparé contre les entreprises du Japon et de l’Amérique … » (Lénine, « Sur le mot d’ordre des Etats-unis d’Europe », 1915).
Etats-unis d’Europe, Fédération européenne, Nouvelle Europe ne peuvent signifier, actuellement non plus, qu’une nouvelle convention en vue du partage des colonies, en vue de la conservation de ce nouveau partage et pour l’écrasement du socialisme.
Convention provisoire et réactionnaire qui ne peut avoir d’autre contenu que l’exploitation renforcée des peuples et pas d’autre issue que la guerre.
Finalement la Kriegspropaganda ne sait pas nous dire autre chose que ceci : faites confiance à l’impérialisme allemand !
Il s’agit de dissimuler le fait que, selon la formule célèbre de Jaurès, le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage.
Quant au reste, quant aux affirmations de M. Rosenberg, il n’y a qu’à réfléchir à ce qui reste aujourd’hui de la propagande de guerre des Alliés en 1914-18.
Que reste-t-il du règne de la justice qui devait – grâce à un nouveau partage injuste – remplacer le règne de la force ?
On en a écrit, pourtant, des volumes et des volumes sur le développement de la morale et de la moralité internationales !
Que sont devenues ces « grues métaphysiques » ?
Et qu’est devenue « la mystique de Genève » ?
M. Rosenberg a beau mettre en scène la pompe pseudo-wagnérienne, des pompes et des oeuvres de toutes sortes, la Kriegspropaganda hitlérienne, ainsi que sa propagande pour le nouveau diktat, sont faites d’affirmations et de promesses tout aussi fausses, d’illusions tout aussi trompeuses.
M. Rosenberg a dit dans son discours que le peuple allemand avait fait preuve d’une « candeur puérile » en prenant au sérieux en 1918 les promesses de Wilson.
Il sait qu’il nous faudrait aussi une « candeur puérile » pour prendre au sérieux les promesses de la Kriegspropaganda.
Mais il veut nous imposer cette « candeur puérile » par tous les moyens.
Il appelle cela le rétablissement de « l’innocence du sang primitif » (cf « le Mythe du vingtième siècle »), et c’est ce qu’il s’agirait d’organiser en France en vue de l’asservissement des Français.
L’obscurantisme doit transformer les hommes en sujets crédules pour toute la propagande des ploutocraties et en instruments dociles pour leur politique.
Les faits sont obstinés, et nous pouvons, comme tous les peuples soumis à l’oppression, apprécier la Kriegspropaganda et les beautés du nouveau « diktat » qui, par opposition au « mauvais diktat de Versailles » doit être le bon « diktat ».
La France est dépecée.
Déjà, l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine a été annoncée officiellement.
Le pays est coupé en deux.
Dans la zone occupée, la zone dite rouge est pratiquement annexée.
Nous assistons à un pillage économique et financier sans précédent ; les Français sont réduits à la misère et à la famine.
En même temps, avec l’aide d’un gouvernement fantoche, le peuple français subit une oppression nationale sans précédent.
Annexions, exploitation et oppression – les traits caractéristiques de l’impérialisme – voilà ce que nous constatons et non la justice et le droit.
On ne nous cache même pas que la France devra être économiquement démantelée, pour devenir l’appendice agricole de la grande Allemagne industrielle.
Ceux qui dépendent des impérialismes en conflit proclament qu’il n’y a pas d’autre solution pour nous que des gouvernements fantoches qui livrent le pays et des collaborations qui l’asservissent.
Mais seul le maintien du capitalisme qui a causé la guerre et la défaite nous lie à de telles alternatives.
Il est donc naturel que la France cherche son avenir en dehors de cette galère.
Les prophéties de M. Rosenberg
On doit se rendre compte de la faiblesse des arguments produits pour nous convaincre, car on essaie de les renforcer en répétant constamment que la situation créée par la victoire de l’Allemagne est définitive, que, du reste, le national-socialisme représente un tournant dans l’histoire ; qu’il inaugure une époque nouvelle qui durera pendant des millénaires, etc …, etc … M. Rosenberg a développé amplement ces divers thèmes dans son discours.
La démocratie est définitivement morte, a-t-il expliqué, sur les champs de bataille des Flandres.
Les idées de 1789, c’est-à-dire les idées de liberté et de progrès, sont définitivement mortes ; les lumières sont mortes, et nous en avons pour des milliers d’années avec la dictature du type fasciste et l’obscurantisme.
Naturellement, tout ceci tend à faire naître en nous le sentiment que, dans ces conditions, il ne nous reste rien d’autre que la résignation, puisqu’il n’y a pas d’autre avenir que vingt siècles d’hitlérisme.
Mais ce n’est pas si simple. La démocratie est morte pour toujours, dit M. Rosenberg.
Elle est morte pour toujours, seulement elle vit et elle prospère sur la sixième partie du globe.
Elle est morte pour toujours, seulement elle s’est réalisée vraiment pour la première fois dans l’histoire dans la nouvelle Constitution de l’URSS.
Le racisme a triomphé définitivement dans le monde, l’obscurantisme règnera ; l’humanité est condamnée à un nouveau moyen âge.
Seulement, la sixième partie du globe est la « négation » du racisme, et sur cette partie du globe, près de 200 millions d’hommes vouent à la science et à la raison un culte théorique et pratique sans précédent.
Les idées de liberté et de progrès sont mortes, proclame M. Rosenberg.
Précisément quand ces idées reçoivent au pays du socialisme un contenu qui est d’une vie et d’une puissance sans exemple dans l’histoire.
Spécialisé jadis dans les diatribes antisoviétiques, M. Rosenberg s’est tu sagement sur l’URSS dans son discours de Paris.
Mais l’URSS était évidemment partout présente dans son discours ; elle surgissait partout comme une limite, comme un rappel à l’ordre, comme une réfutation, comme le grand fait qui ramène constamment les prophéties et les diagnostics mondiaux de M. Rosenberg à ce qu’ils sont vraiment, à savoir la réclame de l’impérialisme allemand.
Contre-révolution du vingtième siècle qui, n’osant pas dire son nom, s’appelle révolution du vingtième siècle ; obscurantisme du vingtième siècle qui, n’osant pas dire son nom, s’appelle idéologie du vingtième siècle ; capitalisme qui, n’osant pas dire son nom, s’appelle socialisme, le « national-socialisme » appartient non au monde nouveau, mais au monde ancien, non pas au monde qui commence, mais au monde qui finit.
Une fois déjà, à l’issue de la lutte impérialiste pour le partage du monde, un morceau du globe a échappé au capitalisme affaibli par cette lutte.
Les causes qui ont produit alors ce fait existent aujourd’hui et se développent.
Elles existent et se développent aussi en Allemagne.
Car aucun mythe pseudo-religieux du sang, aucune caricature raciste de la délivrance religieuse ne peuvent faire disparaître la réalité de la contradiction qui existe et qui se développe, en Allemagne aussi, entre la ploutocratie et son régime, d’une part, et le peuple allemand d’autre part.
M. Rosenberg répète souvent que le racisme est le produit de quatre siècles d’évolution allemande.
La vérité est que M. Rosenberg et le racisme n’ont rien à voir avec les traditions intellectuelles de l’Allemagne de Goethe, avec cette Allemagne dont les plus grands esprits furent fécondés par la Révolution française, avec l’Allemagne qui a produit Hegel, Karl Marx et Friedrich Engels.
Elle existe, cette Allemagne, et elle lutte, avec ses ouvriers et ses intellectuels contre l’oppression et pour la paix.
Si elle ne luttait pas, à quoi servirait donc la dictature terroriste ?
C’est à cette lutte qu’appartient l’avenir dans tous les pays, en Allemagne comme en France, c’est elle qui fera renaître, renouvelées et grandies, la liberté, la démocratie.
Quant au racisme, « révolution du vingtième siècle », son souvenir demeurera comme celui du cauchemar du vingtième siècle dont nous libèrera chez nous, définitivement, la nouvelle Révolution française, la Révolution socialiste.
POLITZER Georges
Né le 3 mai 1903 à Nagyvarad (Hongrie, devenue Oradea-Mare en Roumanie), fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien, commune de Suresnes (Seine, Hauts-de-Seine) ; professeur agrégé de philosophie ; membre du Parti communiste depuis 1929 ; philosophe marxiste ; résistant du Front national de lutte pour la libération et l’indépendance de la France (FN).
Maï Politzer
Né dans une famille juive hongroise assimilée, Georges Politzer arriva Paris à dix-huit ans pour suivre des études supérieures. Son père, médecin de canton, fonctionnaire de l’ancienne Hongrie, exerça d’abord en Slovaquie, puis dans un petit centre industriel, non loin de Budapest. En 1918, à l’âge de quinze ans, encore au lycée de Szeged, le jeune Georges adhéra au Parti communiste, « adhésion purement sentimentale », écrivit-il dans l’autobiographie qu’il rédigea pour la commission des cadres en novembre 1933 ; il y affirma que l’attitude « autoritaire » de son père vis-à-vis des paysans et des ouvriers avait eu une influence décisive sur ses premières révoltes sociales. Lors de la Commune hongroise, Georges Politzer travailla à l’hôtel de ville de Szeged et suivit les révolutionnaires lors de l’évacuation de la ville. Après l’échec de la Commune il ne fut pas inquiété.
Ayant achevé ses études secondaires en 1921, il quitta la Hongrie pour Paris et s’inscrivit à la Sorbonne. Dénué de ressources, il fut aidé par l’Association des étudiants protestant et par le professeur Eisenmann qui lui fit attribuer une bourse de l’instruction publique. En 1922-1923, il obtint un prêt de la Jewish Colonial Association (ICA). En 1923, il réussit la licence de philosophie et l’année suivante soutint son diplôme d’études supérieures. Il fut naturalisé français en 1924. À la Sorbonne, il se lia avec d’autres étudiants en philosophie, Pierre Morhange*, Henri Lefebvre*, Norbert Guterman* qui lui fit connaître le mathématicien Mandelbrojt. Lefebvre, très proche de Politzer jusqu’en 1929, a évoqué dans La Somme et le reste, le climat d’effervescence intellectuelle dans lequel ils firent leurs études et l’état d’esprit qui les rapprocha : refus du rationalisme dominant la Sorbonne incarné par la philosophie de L. Brunschvicg, mépris pour la philosophie de pure intériorité de Bergson, quête de nouveau, désir de faire aboutir une « révolte de l’esprit ». Ces refus et ces exigences sont la source de l’aventure du groupe et de la revue Philosophies lancée en mars 1924, avec le parrainage de Max Jacob, à l’initiative de Morhange qui faisait un peu figure de chef. Dans le groupe « Philosophies », Georges Politzer, au physique vigoureux, la chevelure rousse, de tempérament violent, jouait un rôle original ; c’était « peut-être le plus doué, mais le plus bizarre, le plus outrancier » écrit Henri Lefebvre qui rappelle aussi la « grande voracité intellectuelle » de Politzer, ses « éclairs de génie théoriques ». L’« aura » de Politzer venait aussi de ses liens avec les événements révolutionnaires hongrois. Enfin Politzer, contrairement à ses camarades, avait lu Sigmund Freud. Séjournant à Vienne avant de rejoindre Paris, il avait suivi les séminaires de la Société psychanalytique. « Il avait adopté la psychanalyse avec un sectarisme spontané » (H. Lefebvre) et pratiquait l’auto-analyse ; un de ses premiers articles fut consacré la psychanalyse (« Le mythe de l’anti-psychanalyse », Philosophies, mars 1925). Georges Politzer suivit l’évolution du groupe que P. Morhange conduisit à un rapprochement avec d’autres groupes d’avant-garde à l’occasion de la guerre du Rif. Les membres du groupe « Philosophies » signèrent avec les rédactions de Clarté et de la Révolution surréaliste l’appel aux intellectuels d’H. Barbusse (L’Humanité, 2 juillet 1925). La rédaction du manifeste commun « La Révolution d’abord et toujours » (L’Humanité, 21 septembre 1925) concrétisa ce rapprochement, exprimant la fois un esprit de révolte radical et la reconnaissance de « la forme sociale de la Révolution ».
Ce rapprochement, malgré ses avatars (échec du projet de revue commune, La Guerre civile, rupture entre Breton et Morhange en raison de l’affirmation par celui-ci d’un certain spiritualisme) marqua une étape sur le chemin qui conduisit la plupart des membres de « Philosophies », à adhérer au Parti communiste en 1929. Cependant l’échec d’une action commune marqua ce qu’Henri Lefebvre appelle la fin du « prophétisme » et des manifestes, le retour des préoccupations plus philosophiques. Le groupe lança une nouvelle revue, L’Esprit (deux livraisons, mai 1926 et janvier 1927). Georges Politzer et Henri Lefebvre, se cherchant une filiation, se mirent d’accord sur Schelling ; le premier traduisit de l’allemand les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, auxquelles le second donna une longue préface (Rieder, 1926). Politzer s’affirmait alors « post-révolutionnaire », légitimant le matérialisme historique sur le plan de l’action (L’Esprit, mai 1926). En octobre 1925, Politzer fut nommé professeur délégué au lycée de Moulins (Allier). En 1926, il réussit l’agrégation de philosophie. Il fut nommé professeur au lycée de Cherbourg (Manche), enseigna à Evreux (Eure),puis au lycée Marcelin Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés (Seine, Val-de-Marne) au lycée Marcelin Berthelot.
Durant toute la période où il fut professeur de l’enseignement secondaire (1926-1939), il milita dans le syndicalisme enseignant aux côtés de Jean Bruhat, Jean Baby, Auguste Cornu, Maurice Husson. En 1929, Politzer participa avec ses amis, P. Morhange, P. Nizan,. Georges Friedmann, N. Guterman à l’aventure de la Revue marxiste (n° 1, février 1929), rendue possible par les fonds fournis par Friedman qui permirent la création d’une maison d’édition, « Les Revues », éditrice de La Revue de psychologie concrète, confiée à G. Politzer. Patronnée par Ch. Rappoport, alors en disgrâce au sein du parti, mais respecté pour sa connaissance du marxisme. La Revue marxiste se donna pour but de faire connaître le marxisme comme « méthode de recherche et d’action révolutionnaire », tout en gardant son indépendance vis-à-vis du parti.
Première revue théorique marxiste en France, la revue naquit paradoxalement au moment où, comme le rappelle H. Lefebvre, se mettait en place la stalinisation idéologique du marxisme. Georges Politzer collabora à la Revue marxiste sous le pseudonyme de Félix Arnold, y donnant dès le premier numéro un article sur Matérialisme et Empirio-criticisme de Lénine, puis des comptes rendus critiques sur Au-delà du marxisme d’H. de Man en avril 1929. Cependant, ainsi que le souligna H. Lefebvre dans L’Existentialisme, Georges Politzer faisait en 1929 un peu « cavalier seul », s’intéressant essentiellement à la psychologie et à la psychanalyse ; il se proposait de « désubstantifier » certains concepts comme celui de l’inconscient freudien. En 1928, il publia sa Critique des fondements de la psychologie où il développa l’idée d’une psychologie concrète, et qui voulait être le premier volume de Matériaux pour la critique des fondements de la psychologie qui ne virent jamais le jour. En février et juillet 1929, parurent deux numéros de La Revue de psychologie concrète fondée par Georges Politzer. En deux substantiels articles (republiés dans Écrits II) il étudiait la crise actuelle de la psychologie et de la psychanalyse et cherchait à fonder une psychologie nouvelle, la psychologie concrète. Il ne craignait pas de polémiquer avec A. Hesnard, l’un des pionniers du freudisme en France. 1929 fut également l’année où Politzer publia, sous le pseudonyme d’Arouet alors qu’il effectuait son service militaire, La fin d’une parade philosophique le bergsonisme, critique de la métaphysique et de la psychologie bergsoniennes. Georges Politzer, à mesure qu’il adoptait le marxisme, prenait conscience des impasses théoriques auxquelles conduisait la « psychologie concrète » qu’il avait envisagée à travers la critique de la psychologie classique et sa lecture de Freud. Politzer, par la suite, dénia toute valeur scientifique à la psychanalyse et condamna non sans sectarisme, toute tentative de concilier marxisme et psychanalyse ; il attaqua le « freudo-marxisme » dans Commune (novembre 1933, article repris dans Écrits II). En 1939, après la mort de Freud, il dressa l’acte de décès de la psychanalyse, dans le dernier numéro de La Pensée, sous le pseudonyme de Th. W. Morris (repris dans Écrits II).
Lors de la crise de la Revue marxiste qui allait entraîner sa disparition, Georges Politzer se rangea ainsi que Paul Nizan* et Jean Fréville , du côté de la discipline de parti, face à P. Morhange et N. Guterman qui la refusèrent. « Nous qui sommes inexpérimentés comme militants et comme théoriciens, devons faire confiance au parti. Et fini « l’avant-garde » (lettre P. Nizan, 29 août 1929, publiée par A. Cohen-Solal). Ce fut Politzer qui informa le parti de l’affaire de l’argent des « Revues » joué la roulette de Monte-Carlo. Les noms de Politzer et Nizan sont absents du dernier numéro de la revue en août-septembre 1929 ; Morhange et Guterman sont exclus du parti (L’Humanité, 24 octobre 1929). Politzer abandonna la Revue de Psychologie concrète. Les relations de G. Politzer et de H. Lefebvre, nouées sous le signe de la recherche philosophique, s’altérèrent à mesure que le premier faisait le choix d’un militantisme intellectuel qui le conduisit à défendre une conception du marxisme que le second qualifiait d’« économisme ». Une brouille entre les deux amis survint au moment de la publication en 1936 de La Conscience mystifiée, écrit par H. Lefebvre en collaboration avec N. Guterman et centré sur la notion d’aliénation. Georges Politzer accusait cet ouvrage de « complicité avec l’ennemi ».
Dans La Somme et le reste, H. Lefebvre rappela que dans les années trente, « on ne reconnaissait dans le marxisme français qu’une science, ou qu’un marxisme réduit à une seule science l’économie politique. Moyennant quoi Georges Politzer, un sectaire et un saint capable de subir le martyre, abandonna son œuvre de psychologie et de psychologue pour laquelle il était génialement doué » (p.41). Après une crise intérieure dont témoigna Henri Lefebvre, G. Politzer en vint, en effet, à dénier toute valeur scientifique à la psychologie. L’abandon par Politzer de ses recherches en psychologie, le fait qu’il se consacra essentiellement à l’économie politique et à la vulgarisation du marxisme pose à l’évidence de nombreuses questions. G. Politzer se crut-il obligé de devenir économiste parce que marxiste militant comme le pense Henri Lefebvre ? Le Parti communiste qui manquait d’économistes le poussa-t-il dans cette voie ?
Dès le début de sa vie militante, G. Politzer fut intégré dans l’appareil du parti. Il entra d’abord au Bureau de documentation de la CGTU, sur la recommandation de Julien Racamond qui parla de ce jeune agrégé de philosophie, plein de bonne volonté, au responsable de cet organisme, Albert Vassart. Politzer se révéla « comme un travailleur infatigable », à la productivité considérable comme le rappela A. Vassart dans ses mémoires. En septembre 1931, lorsque Vassart revint au secrétariat, Politzer resta au Bureau dont il enrichit les dossiers à destination des militants du parti et de la CGT. Ainsi le Bureau politique le chargea-t-il le 2 mars 1933 de préparer un dossier sur la politique du Parti socialiste, puis le 30 mars suivant, de rassembler la documentation sur André Tardieu. Jacques Duclos demanda à Politzer de réunir la documentation au moment de l’arrestation de Ernst Thaelmann. Le 8 mai 1933, le secrétariat le chargea de préparer avec Joanny Berlioz des dossiers sur l’activité du Parti communiste allemand avant et après l’arrivée de Hitler, afin de riposter aux critiques des trotskistes (Bibliothèque marxiste de Paris, dépouillement de Anny Burger).
Responsable de la commission économique du comité central, il publia un nombre considérable d’articles sur des sujets économiques et sociaux dans Les Cahiers du bolchevisme, l’Humanité. Il enseigna la philosophie à l’Université ouvrière fondée en décembre 1932. Il figure au sommaire du Cours de marxisme (1ère année 1934-1936), publié par le Bureau d’éditions en 1937, avec un cours sur l’État. Un ouvrage posthume, Les Principes élémentaires de philosophie, publiés par les Éditions sociales en 1948, grâce aux notes prises par l’un de ses élèves durant l’année 1935-1936, permet de se rendre compte de la volonté pédagogique de Politzer. Cet ouvrage, plusieurs fois réédité, fut durant longtemps le manuel philosophique de base des militants (Guy Besse et Maurice Caveing en donnèrent une version développée en 1954, sous le titre de Principes fondamentaux de philosophie). Jean Bruhat peut, à juste titre, dans ses mémoires souligner que ce manuel donne une vision simplifiée de la pensée de G. Politzer ; il n’en reste pas moins que celui-ci développait la version stalinisée du marxisme régnant alors dans le mouvement communiste et copiait, comme le remarque J. Milhau, le modèle des écoles du PC (b) de l’URSS.
Au printemps 1935, Étienne Fajon, responsable des écoles du parti, chargé de constituer une section d’éducation auprès du Comité central s’adressa à G. Politzer et à J. Solomon, professeurs à l’Université ouvrière. À partir d’avril 1935, Georges Politzer fit un cours à l’école élémentaire de Gennevilliers puis à l’école centrale du parti installée à Arcueil. Le local en avait été trouvé par son épouse Maïe Politzer (Marie Lacarde), ancienne sage-femme, militante communiste depuis octobre 1930 et alors secrétaire du maire Marius Sidobre. Il assura les cours de philosophie dans la session de six mois dont la première eut lieu de février à août 1937. Il devint l’ami personnel de Fritz Glaubauf. Responsable de l’École centrale, E. Fajon rapporte qu’au début de son enseignement, Politzer avait heurté des élèves « faute d’avoir contrôlé son naturel caustique » ! De leur côté, Politzer et Solomon ne manquaient pas de reprocher à Fajon sa propension au simplisme ! J. Bruhat qui professait également à l’École centrale d’Arcueil rapporta que le formalisme de l’enseignement dispensé irritait souvent Politzer. Membre de l’AEAR, G. Politzer fut chargé de tirer les conclusions de l’enquête de Commune « Pour qui écrivez-vous ? » en juin 1934 et de défendre une ligne de relative ouverture en direction des intellectuels bourgeois. Il se révéla d’une orthodoxie sans faille, dénonçant comme trahison toute critique vis-à-vis de l’URSS (voir son article sur De la Sainte Russie à l’URSS. de G. Friedmann, Cahiers du bolchevisme, mai-juin 1938).
G. Politzer menait toutes ses tâches militantes, enseignement, journalisme, documentation, avec un sens de la discipline et de sacrifice relevé par tous ceux qui l’ont connu. La fin des années trente marqua cependant pour Georges Politzer le retour à une réflexion d’ordre plus philosophique. Selon le témoignage de J. Bruhat, ce fut M. Thorez qui demanda à Jacques Duclos* de libérer les intellectuels invitant, dans l’intérêt du parti, à les rendre à leur tâche de spécialistes. G. Politzer contribua en 1937 à l’hommage rendu par le Parti communiste à Descartes pour le tricentenaire du Discours de la méthode. En 1938, il traduisit avec J. Solomon la Dialectique de la nature de F. Engels. Il participa à la fondation du Groupe d’études matérialistes qui se réunissait dans le bureau de P. Langevin, à l’École de Physique et Chimie, rue Vauquelin et dont le but était d’étudier l’apport du marxisme aux sciences. Il appartint naturellement à l’équipe qui lança, dans le prolongement de ce groupe, la revue La Pensée, « revue du rationalisme moderne » (n° 1, juin 1939). C’est à l’affirmation d’un rationalisme moderne, issu de Descartes et de la philosophie des Lumières, que G. Politzer se consacra, en accord avec le parti dont il disait qu’il était « le parti de la Raison militante » (« La Philosophie des Lumières et la pensée moderne », écrit pour le 150ème anniversaire de la Révolution française, Cahiers du bolchevisme, juillet 1939). Son article dans le premier numéro de La Pensée, « La Philosophie et les mythes » (Écrits I) fut essentiellement consacré à dénoncer le retour offensif de l’obscurantisme, sous la forme du racisme théorisé par Alfred Rosenberg mais il était également sans indulgence pour les courants philosophiques qui lui semblaient raviver l’irrationalisme (Bergson, Heiddeger, Le Senne, G. Marcel).
Mobilisé en 1939, G. Politzer fut affecté comme caporal dans l’intendance à l’École militaire. Après sa démobilisation en août 1940, il fut, avec J. Solomon et J. Decour, à l’origine de la résistance universitaire et intellectuelle communiste, en lançant dès l’automne 1940 le périodique clandestin, l’Université libre, puis en février 1941 La Pensée libre. L’idée de toucher et d’organiser les universitaires revint à G. Politzer. P. Villon a rappelé qu’après sa démobilisation, G. Politzer avait fait connaître ses projets à J. Duclos, notamment celui de l’envoi d’une lettre « boule de neige » aux universitaires ; P. Villon, chargé par Jacques Duclos* de servir d’intermédiaire entre la direction clandestine et Politzer, a attesté qu’à la veille de son arrestation le 8 octobre 1940, il avait discuté avec G. Politzer, J. Solomon et J. Decour du projet d’un journal destiné aux universitaires. Le lancement de l’Université libre décidé donc avec l’accord du parti, se fit dans le contexte du mouvement de protestation né de l’arrestation de P. Langevin par les Allemands le 30 octobre 1940. Le premier numéro de l’Université libre, daté de novembre 1940, sortit en même temps que l’appel du parti « Aux intellectuels du parti » dont on peut penser, comme l’écrit R. Bourderon, qu’il a été largement inspiré et rédigé par Politzer (Cahiers de l’IRM,.n° 14, 1983). Les premiers numéros de l’Université libre, à l’automne 1940, rédigés exclusivement par G. Politzer, J. Solomon, J. Decour, se distinguaient par un ton nettement antifasciste, notamment par la dénonciation de l’antisémitisme de Vichy et de l’occupant. En revanche, l’appel « Aux intellectuels français » dans lequel on reconnaît des thèmes chers à Politzer (lutte contre l’obscurantisme au nom des idéaux des Lumières) se plaçait clairement dans le cadre des analyses sur la guerre impérialiste, analyses reprises dans l’Université libre en 1941. La Pensée libre se voulait l’héritière de La Pensée de 1939 ; elle se réclamait du marxisme et exaltait le système soviétique l’éditorial du premier numéro qui exprimait la volonté de faire entendre la voix de la pensée française interdite, puis la publication dans le numéro deux (janvier 1942) du manifeste des écrivains de la zone occupée annonçaient les Lettres françaises, ouvertes à tous les écrivains résistants, que préparait J. Decour à la veille de son arrestation. Ce fut dans le premier numéro de la Pensée libre (février 1941) que Politzer publia, sous le pseudonyme de Rameau, sous le titre L’obscurantisme au XXème siècle, une réponse à la conférence d’Alfred Rosenberg à la Chambre des Députés en novembre 1940, première version de Révolution et contre-révolution au XXe siècle. Réponse à Sang et Or d’Alfred Rosenberg, qui parut en brochure clandestine, éditée par le parti communiste, fin 1941, tirée à 10 000 exemplaires et même traduite en allemand. D’après R. Bourderon qui a présenté ces écrits clandestins de 1941 (Politzer contre le nazisme), Georges Politzer aurait fait part de son projet de riposte à Rosenberg, dès décembre 1940, à Arthur Dallidet* qui en aurait informé Jacques Duclos* et Benoît Frachon* une réunion à quatre aurait eu lieu en janvier ou février 1941 dans un immeuble de la rue Thureau-Dangin (XVe arr.) qui communiquait avec celui où habitait Jacques Duclos*. Une autre brochure clandestine intitulée L’antisémitisme, le racisme, le problème juif, éditée par le Parti communiste en 1941 et qui est parfois attribuée à Politzer, ne serait pas de lui.
D’après l’historiographie communiste, ancienne et récente, G. Politzer aurait été chargé par Benoît Frachon*, responsable de la direction clandestine, de transmettre le 6 juin 1940 à Anatole de Monzie, membre du gouvernement, les propositions du Parti communiste pour la défense de Paris. Le texte original de ces propositions — dont la première mention se trouve, dans un tract de 1943 — n’a jamais été retrouvé. Un des derniers témoins vivants de cette affaire, Mounette Dutilleul* a confié son récit à D. Peschanski qui le transcrit ainsi : « Le ministre A. de Monzie, lors de la campagne de France, aurait posé à un proche du savant Paul Langevin* la question de l’attitude des communistes en cas de menace contre Paris. Il aurait aussi formulé le désir de rencontrer Marcel Cachin* ou un autre dirigeant du Parti. L’information parvient à Politzer, alors mobilisé à l’École militaire, qui la transmet à Frachon par l’intermédiaire de Mounette Dutilleul*. Avec Politzer qu’il a fait chercher, et Arthur Dallidet*, Frachon rédige la lettre dite du 6 juin dans laquelle sont indiquées les propositions du PCF. Cette lettre remonte la filière, mais personne ne sait depuis lors ce qu’elle est devenue… » (L’Histoire, n° 60, octobre 1983). Dans L’épilogue des Communistes (mai-juin 1940) paru en 1951, Aragon a raconté cette démarche de Politzer (qu’il avait par ailleurs évoqué dans le roman sous les traits de Michel Felzer), en faisant de J. Solomon l’intermédiaire entre de Monzie et Politzer alors mobilisé à l’École militaire (dans la postface à la seconde édition des Communistes, parue en 1966, Aragon qui avait décrit dans la première version le personnage correspondant à Solomon sous un pseudonyme, lui redonne son identité il disait tenir la version des faits de Politzer lui-même lors d’une rencontre en 1941).
Georges Politzer qui vivait sous de faux papiers aux noms de Jean Aguerre et de Destruges (archives du ministère des Anciens Combattants) fut arrêté le 15 février 1942, avec sa femme Maïe, à leur domicile rue de Grenelle, pour infraction à l’interdiction du Parti communiste. D’après le rapport de police cité par P. Durand dans son ouvrage sur Danielle Casanova, celle-ci, en relations étroites avec le couple Politzer, a été arrêtée, le même jour, dans l’escalier alors qu’elle se rendait à leur domicile. Les arrestations ont été effectuées par des inspecteurs de la Brigade spéciale (BS).
Dans Le Crime contre l’esprit, paru en 1943 (puis repris dans L’Homme communiste, 1946), qu’Aragon entreprit d’écrire après l’exécution des otages de Châteaubriant, à partir de témoignages de militants, il consacra plusieurs pages à G. Politzer : « G. Politzer passa ces mois enchaîné du début de mars au 23 mai précisément ». P. Villon se fit aussi l’écho des tortures subies par Politzer. « Arrêtés, tous deux [Georges et Maïe] ont eu une attitude héroïque devant leurs bourreaux ils n’ont cédé ni aux tortures physiques, ni aux menaces ni aux offres déshonorantes de récompense », précise l’attestation du 24 octobre 1949 délivrée par le ministère des Anciens Combattants et des Victimes Civiles de la Guerre.
Remis aux autorités allemandes le 20 mars 1942, G. Politzer fut fusillé comme otage, le 23 mai 1942 au Mont-Valérien (Suresnes), le même jour que Georges Dudach, J. Solomon, Jean-Claude Bauer, Marcel Engros. Dans Brocéliande, poème à clefs, paru en décembre 1942 dans Les Cahiers du Rhône, Aragon évoqua le souvenir du philosophe aux cheveux roux. Dans un discours prononcé à Alger, le 31 octobre 1943, « Clairvoyance de la pensée française », le général de Gaulle cita le nom de Politzer « fusillé par l’ennemi » parmi les noms de ceux qui parmi « les plus grands » sauvèrent « la dignité de l’esprit ». Maïe Politzer partit de Romainville le 23 janvier 1943 pour Auschwitz dans le même convoi que Marie-Claude Vaillant-Couturier, Hélène Solomon, Charlotte Delbo. Danielle Casanova la fit entrer comme médecin au revier (« infirmerie »). Elle mourut le 6 mars 1943 du typhus. La nouvelle de la mort de Danielle Casanova et de Maïe Politzer à Auschwitz parvint en France à l’été 1943 grâce à une lettre de Marie-Claude Vaillant-Couturier.
La mention mort pour la France fut accordée à G. Politzer le 15 octobre 1945, à Maïe Politzer, le 18 mai 1946. Un certificat d’appartenance à la Résistance intérieure française, au titre du mouvement Front national, leur fut accordé par le secrétariat d’État aux forces armées en 1950 après le rapport du liquidateur du mouvement.
Cependant à la suite d’une demande de Hélène Larcade, mère de Maïe et tutrice de l’enfant de Georges et de Maïe, Michel (né en 1933), pour l’obtention du titre d’interné résistant pour Georges Politzer et de déporté résistant pour Maïe, le ministère des Anciens Combattants et des Victimes Civiles de la Guerre refusa par deux fois cette qualité aux époux Politzer (décision du 25 janvier et du 21 juin 1954). Arguant du fait que les faits à la base de leur arrestation étaient d’ordre essentiellement politiques et ne pouvaient être qualifiés d’actes de résistance à l’ennemi, la Commission nationale des déportés et internés résistants ne retint que le statut et le titre de résistant et déporté politique. Cette décision provoqua des protestations (notamment d’Henri Wallon* qui écrivit le 9 avril 1954 à Joseph Laniel, président du Conseil) et fit l’objet d’une question écrite de A. Malleret-Joinville* à la Chambre des députés le 13 mai 1954. À la suite d’une requête de Hélène Larcade, le Tribunal administratif de Paris annula, dans un jugement rendu le 5 juin 1956, les précédentes décisions du ministère, reconnaissant à Georges et Maïe Politzer la qualité d’interné et déporté résistants ; le jugement admit qu’il y avait relation de cause à effet entre leur activité de résistance et leur arrestation et que l’action de Georges Politzer comme celle de sa femme avait un caractère indéniable de résistance intellectuelle. Une rue Georges et Maïe Politzer fut inaugurée dans le XIIème arr. de Paris le 20 novembre 1999.
La fécondité des premiers travaux de G. Politzer sur la psychanalyse fut reconnue dès les lendemains de la guerre par des esprits aussi différents que M. Merleau-Ponty et J. Lacan. Celui-ci, en particulier, parla dès 1946 de la marque ineffaçable laissée par Politzer. Au sein du PC, des textes de Politzer furent parfois utilisés pour justifier la condamnation de la psychanalyse (voir la Nouvelle Critique, juin 1949) : Louis Althusser fut le premier en 1965 à saluer les intuitions de Politzer, tout en en marquant les limites. La réédition des textes de Politzer (Écrits II, 1969) redonne au philosophe, assassiné à l’âge de 39 ans, sa place historique dans la réflexion sur la psychanalyse.
Oeuvres
ŒUVRE CHOISIE : Traduction de Fr.-J. von Schelling, Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, Rieder, 1926. — Critique des fondements de la psychologie, I. — La Psychologie et la psychanalyse, id., 1928. — [François Arouet], La fin d’une parade philosophique le bergsonisme, Les Revues, 1929. — Cours de marxisme (1935-1936), Bureau d’éditions, 1936 (en collaboration). — Les grands problèmes de la philosophie contemporaine, id., 1938. (Les Cours de l’Université ouvrière). Révolution et contre-révolution au XXe siècle, réponse à or et sang de M. Rosenberg, Parti communiste français [1941]. — La Crise de la psychologie contemporaine [préf. de J. Kanapa], Éd. Sociales, 1947. — Le Bergsonisme, une mystification philosophique. [avertissement de J. Kanapa », id., 1947. — Principes élémentaires de philosophie. [préf. de M. Le Goas », id., 1946 (nombreuses rééditions). — G. Politzer, Guy Besse, Maurice Caveing, Principes fondamentaux de philosophie, id., 1954. — Écrits…I. La Philosophie et les mythes [textes réunis par J. Debouzy], Éditions sociales, 1969. — Écrits II. Fondements de la psychologie. — La Fin d’une parade philosophique, le bergsonisme, J.-J. Pauvert, 1967. — Politzer contre le nazisme. L’obscurantisme au XXème siècle. Révolution et contre-révolution au XXème siècle. Textes clandestins présentés par R. Bourderon, Messidor, 1984. — L’antiséminisme, le racisme, le problème juif, 76p. , imprimé en France, novembre 1941.
Sources
SOURCES : Arch. PPo. 393. — Arch. Komintern, RGASPI, dossier personnel de Georges Politzer (communiqué par Denis Peschanski). — Arch. du Ministère des anciens combattants et des victimes civiles de la Guerre. — BMP, microfilm n° 313 [dépouillement Anny Burger]. — A. Vassart, Mémoires inédits. — La Pensée, n° 1, octobre-décembre 1944. — P. Naville, Psychologie, marxisme, matérialisme, essais critiques, Rivière, 1946. — H. Lefebvre, L’Existentialisme, Le Sagittaire, 1946. — Aragon, L’Homme communiste I. (Le crime contre l’esprit, écrit en février 1943), Gallimard, 1944. — Id., Les Communistes, La Bibliothèque française, 1951 [réédition R. Laffont, 1966-67]. — H. Lefebvre, La Somme et le reste, La Nef de Paris, 1959, 2 vol. — La Pensée, n° 98, 1961 (témoignage de Pierre Daix). — Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Éd. de Minuit, 1965. — Cl. Angeli et P. Gillet, Debout ! partisans, Fayard, 1970. — J. Milhau, « G. Politzer ou le retour philosophique », La Pensée, mai-juin 1972. — L. Sève, « Politzer et nous » ; J. Milhau, « G. Politzer ou la raison militante », Cahier de l’Institut M. Thorez, n° 27, mai-juillet 1972. — M.-Élisa Cohen, « Naissance de l’Université libre », Les enseignants. La lutte syndicale du Front populaire à la Libération [dir. P. Delanoue], Éd. sociales, 1973. — Fernand Grenier*, C’était ainsi… (1940-1945), id., 1974. — L. Alexandre, « Freud et Politzer », Europe, n° 539, mars 1974. — G. Cogniot, Parti pris, t. 1, Éd. sociale, 1976. — É. Fajon, Ma vie s’appelle liberté, R. Laffont, 1976. — Annie Cohen-Solal [en collaboration avec Henriette Nizan], Paul Nizan* communiste impossible, Grasset, 1980. — L. Gronowski-Brunot, Le dernier grand soir. Un juif de Pologne, Le Seuil, 1980. — Élisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, Ramsay, 2 vol., 1982 et 1986. — Front populaire, antifascisme, résistance. Le PCF (1938-1941), Cahiers de l’IRM, n° 14, 1983. — B. Daubigney, La Psychanalyse et les lettres françaises, 1919-1929, Th., Paris VII, 1983. — J. Bruhat, Il n’est jamais trop tard, A. Michel, 1982. — P. Villon, Résistant de la première heure…, Éd. sociales, 1983. — Ph. Robrieux, Histoire intérieure du Parti communiste, t. IV, Fayard, 1984. — D. Peschanski, « L’Été 40 du Parti communiste français », L’Histoire, octobre 1983. — D. Huisman, Dictionnaire des philosophes, 2 vol., 1984. — N. Racine-Furlaud, « L’Université libre (nov. 1940-déc. 1941) », Les communistes français de Munich à Châteaubriant (1938-1941) [dir. J.-P. Rioux, A. Prost, J.-P. Azéma », PFNSP, 1987. — M. Trebitsch, « Les mésaventures du groupe Philosophies », La Revue des Revues, n° 3, 1987. — La liberté de l’Esprit. Visages de la Résistance, La Manufacture, 1987. — V. Fay, La Flamme et la cendre ; histoire d’une vie militante, Presses universitaire Vincennes, 1989. — P. Durand, Danielle Casanova l’indomptable, Messidor, 1990. — Michel Politzer [fils du couple Politzer], Les trois morts de Georges Politzer, récit, éditions Flammarion.
Bibliographie : Claude Pennetier et Bernard Pudal (sd), Le Sujet communiste. Identités militantes et laboratoires du « moi », Presse universitaires de Rennes, 2014. — Bernard Pudal, Claude Pennetier, Le Souffle d’octobre 1917. L’engagement des communistes français, Les éditions de l’Atelier, 2017 : le chapitre 13 lui est consacré. — Service historique de la Défense, Vincennes GR 16 P 484381 (nc).
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