7-de-lhexagone

Capitalisme et population : Marx et Engels contre Malthus

Bonjour à tous.


Le Grand reset est en marche, il est notamment favorable à une dépopulation de la planète, à ce niveau le Grand Reset est malthusien.

L’évolution démographique est le fer de lance des révolutions et des insurrections souvent en rapport avec la famine qui sévit encore en ce début de XXIème siècle. Selon dés études de l’ ONU la planète terre ne serait pas en mesure de dépasser les 8 milliards d’habitants. En 2021 nous sommes déjà à 7,9 milliards d’individus. Par ailleurs la quatrième révolution industrielle va continuer à détruire des millions d’emplois – les « inutiles » et les « substituables » pour reprendre l’expression du Dr Laurent Alexandre – seront donc chaque jour plus nombreux: «le travail physique sera remplacé par les robots et les machines intelligentes» (Schwab).


Vous trouverez ci dessous un article « Capitalisme et population : Marx et Engels contre Malthus « de Yves Charbit très bien documenté avec des références pouvant favoriser notre réflexion sur le sujet.


Le WEF va s’appuyer sur les études de l’ ONU et tirer la sonnette d’ alarme malthusienne sur la capacité de charge de la Terre  geas_jun_12_carrying_capacity.pdf (unep.net). Le WEF fait le constat qu’il n’ est plus possible de compter sur les nouvelles technologies pour relancer l’ emploi et la contraception pour endiguer la surpopulation.


Comment le WEF veut gérer la surpopulation surnuméraire?
Il va tout simplement plonger dans la boite à outil malthusienne pour traiter l’excès de population.
Le concept de surpopulation voit le jour en 1798 en Angleterre avec Thomas Robert Malthus avec son essai principe de population. Malthus va écrire que:


«Les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables, ne peuvent jamais augmenter à un rythme plus rapide sur celui qui résulte d’une progression arithmétique.» Il progresse de façon linéaire (ou arithmétique) : 1, 2, 3, 4, 5, etc. Par contre, l’augmentation de la population évolue, elle, à un rythme exponentiel: 1, 2, 4, 8, 16, etc. «Lorsque la population n’est arrêtée par aucun obstacle, elle double tous les vingt-cinq ans, note Malthus, et croît ainsi de période en période selon une progression géométrique.» L’expansion démographique, en se heurtant à la limite des ressources alimentaires disponibles, se traduit forcément, conclut-il, par de la pauvreté.

Telle est brièvement résumé la pensée de Malthus, A l’ époque Marx et Engel vont réfuter la théorie de la surpopulation (1). Sur la base de simple calcul Malthus prévoyait que le monde serait en manque de nourriture dés 1980. Cela va amener Malthus à prôner l’extermination des pauvres par une production de la mortalité des pauvres.


«Tous les enfants nés, au-delà de ce qui serait nécessaire pour maintenir la population à ce niveau, doivent nécessairement périr, sauf si un nouvel espace leur est fait par les décès de personnes adultes … Pour agir de manière cohérente, par conséquent, nous devrions faciliter, au lieu de bêtement et inutilement chercher à les entraver, les opérations de la nature dans la production de cette mortalité; et si nous redoutons la visite trop fréquente de l’horrible famine, nous devrions encourager assidûment d’autres formes de destruction (…). Au lieu de recommander la propreté aux pauvres, nous devrions encourager des habitudes contraires. Dans nos villes, nous devons rendre les rues plus étroites, entasser plus de gens dans les maisons, et encourager le retour de la peste.» (R. Malthus, Livre IV, chap V.).

La pandémie à fait resurgir cette idée du trop plein de population pour la planète, population de consommateurs pollueurs en trop grand nombre. Ainsi, la peur de la surpopulation va conduire Malthus à penser que certaines maladies ne devraient pas être guérie par souci de contrôle de la population :


«Mais par-dessus tout, nous devons réprouver des solutions spécifiques pour les maladies ravageuses; ainsi que ces hommes faussement bienveillants qui ont pensé qu’ils faisaient un service à l’humanité en projetant des programmes pour l’extirpation totale de troubles particuliers.» (R. Malthus, Livre IV, chap V.).




Capitalisme et population : Marx et Engels contre Malthus
Yves Charbit

Dans Revue d’Histoire des Sciences Humaines 2005/2 (no 13), pages 183 à 208)

I – Une hostilité ambivalente


La violence des attaques et des critiques adressées par Marx et Engels à Malthus ne peut que frapper le lecteur du Capital et des Théories de la plus-value, alors qu’il ne s’agit pas d’ouvrages directement politiques ou polémiques (tels le Manifeste du Parti Communiste, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Les luttes de classes en France, Misère de la philosophie). La critique porte sur la loi de population, autant dire le cœur même de la pensée de Malthus et le reproche majeur est l’accusation de plagiat de James Stewart, Benjamin Franklin, Walace, Townsend [1][1]  Marx, 1969a, note 26, 633 ; note 5, 675 ; note 37, 677. Marx,…. Par ailleurs, si Marx et Engels en étaient restés à la réfutation des aspects démographiques de la pensée de Malthus, on s’expliquerait aisément leur acharnement : il porte la responsabilité intellectuelle de la réforme de 1833 de la Loi sur les Pauvres, qui abolissait toute forme de secours au niveau des paroisses. Mais la réalité est plus complexe : Marx a soigneusement pris connaissance de l’œuvre économique de Malthus, et son attitude est beaucoup plus ambivalente. Il rejette avec mépris sa théorie de la valeur, « vrai modèle d’insuffisance intellectuelle » [2][2]  Marx, 1947, vi, 38, et ses « considérations saugrenues », vi,…, mais le crédite d’apports décisifs par rapport à Ricardo. Il respecte intellectuellement Ricardo, mais accuse Malthus de défendre servilement les intérêts de l’aristocratie foncière. Il doit donc y avoir quelque chose de central dans l’œuvre de Malthus pour qu’il mette autant de soin à le réfuter. Tel est le premier objectif de cet article : rendre compte de cette ambivalence de Marx à l’égard de Malthus.

2-  C’est dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844 (publié par Engels en 1845), Le Capital (1867) et les Théories de la plus-value, écrites entre 1861 et 1863, mais publiées en 1905, après la mort de Marx, par Kautsky [3][3]  Traduites en français sous le titre Histoire des doctrines… que se trouve l’essentiel de la réflexion sur la population. Marx se situe, comme Malthus, à un double niveau. Le Capital est en effet avant tout un traité de théorie économique, et revendiqué en tant que tel : la population est une des trois variables centrales de l’analyse, au même titre que la terre et le capital. Cependant Marx, après Engels, fait aussi œuvre de sociologue ; ses démonstrations sont étayées par des exemples précis pris dans l’Angleterre du milieu du XIXe siècle, car il cherche sans cesse à apporter la preuve de ce qu’il propose au niveau théorique, tout comme Malthus l’avait fait pour démontrer l’universalité de son principe de population.

Le deuxième objectif de cette étude étant d’établir le lien entre l’économique et le démographique chez Marx, nous serons donc conduits à nous situer à la fois aux niveaux théorique et empirique. Or, s’il est assez précis dans la conceptualisation et l’analyse des principales variables démographiques, il s’intéresse beaucoup moins, contrairement à ses contemporains, à la fécondité qu’à la mortalité et aux diverses formes de mobilité. Pourquoi en est-il ainsi, alors que les auteurs de son temps, sans doute fascinés par la logique implacable de l’Essai sur le principe de population de Malthus, s’attachèrent à le réfuter ou à le confirmer sur le point central de la fécondité, négligeant les autres variables ?

3-Nous nous proposons de montrer que les réponses à ces deux questions, l’ambivalence à l’égard de Malthus et les orientations de la pensée de Marx sur la population, sont en réalité directement liées à deux éléments théoriques fondamentaux du Capital, l’accumulation et la plus-value, qui renvoient à un enjeu central, la prédiction de l’effondrement du capitalisme. On l’a vu, l’analyse de la pensée de Malthus suppose de partir de la démographie pour intégrer la pensée économique, conformément à la chronologie de son œuvre : rappelons que l’Essai sur le principe de population fut publié en 1798 et connut plusieurs éditions profondément remaniées bien avant la publication des Principes d’économie politique en 1820. Pour Marx et Engels il faut faire la démarche inverse, car la théorie démographique ne peut se comprendre qu’à travers la théorie économique. De fait, s’ils traitent de Malthus et de la population bien avant la parution en 1867 du Livre i du Capital [4][4]Le lecteur attentif peut glaner quelques allusions à Malthus et…, leurs idées n’ont pas la forte cohérence qu’elles acquièrent à partir de 1867 :


on a affaire à une pensée qui se cherche, en particulier quand elle dénonce les lois anglaises sur les pauvres. Il faut repartir des concepts économiques fondamentaux et une fois la base théorique établie, la loi de population s’intègre logiquement dans la construction, aussi bien au niveau théorique qu’empirique. Précisons enfin que cet article se limite à Marx et Engels et à leur critique de Malthus. Il ne traite donc ni de Darwin, considéré à juste titre par Marx et Engels comme un héritier de Malthus, ni des doctrines anti-malthusiennes ultérieures des marxistes et des communistes orthodoxes, sauf brèves allusions quand cela sera nécessaire à la compréhension de Marx (cas de Rosa Luxembourg et de Lénine) [5][5]  Le bilan établi par Wladimir Berelovitch (1984), suggère qu’en….


4-Pourtant peu d’études de fond, du moins accessibles en anglais ou en français, traitent de la pensée de Marx et d’Engels en matière de population et encore moins de leur critique, particulièrement virulente, de Malthus. Parmi les sociologues par exemple, Aron, qui d’emblée affirme fortement que Marx « est d’abord et avant tout le sociologue et l’économiste du régime capitaliste », évoque en une ligne, à propos de la démonstration de la paupérisation, « un mécanisme socio-démographique, celui de l’armée de réserve industrielle », et n’y revient plus. De même Dumont, dans Homo Æqualis, note que les conclusions et résultats de « la production exubérante des analyses socio-historiques » de Marx sont « très inégalement intégrées dans la théorie générale », mais lorsqu’il cite Malthus dans ce même chapitre, c’est pour l’opposer à Ricardo et non à Marx [6][6]  Aron, 1967, 144, et à nouveau 145, 158 et 177 ; sur le…. Comme on pouvait s’y attendre, les travaux les plus significatifs proviennent surtout des économistes et des démographes. Du côté des spécialistes de la théorie économique, les contributions majeures sont celles de Coontz, centrée sur le concept de demande de travail et de Meek, qui rassemble les principaux textes d’Engels et de Marx, précédés d’une longue introduction   [7]-L’épouvantail malthusien, de Jean Fréville, que l’on peut…. Parmi les références classiques, Gonnard consacre à peine deux pages à Marx, présente rapidement les deux lois de population de Marx et de Malthus et conclut par cette étonnante affirmation : « Il est curieux de relever que Malthus a été, pourtant, un précurseur de Marx, par sa tentative générale d’expliquer toute l’évolution économique du point de vue du matérialisme historique » [8]  Marx, 1947, 324..

Quant à Gide et Rist, ils ne soufflent mot de ce que Marx dit de Malthus, même à propos de la théorie de la valeur. Schumpeter évoque brièvement les lois de population malthusienne et marxiste et les renvoie dos à dos. Les publications plus récentes de spécialistes de la pensée sont tout aussi limitées, voire évasives, sur ce sujet pourtant vaste [9][9]  Heilboner, 2001.. Enfin, le dépouillement systématique (1969-2004) de la revue de référence en histoire de la pensée économique, History of Political Economy, se révèle décevant : relativement peu d’articles sur Marx et encore moins de choses sur la loi de population, même de manière indirecte, à travers la question de la composition organique du capital. Par exemple, le « mini-symposium » consacré à Marx en 1995, qui rassemble dix auteurs, évoque la population en deux endroits : 3 pages dans un article sur la « Wages and the Value of Labour-Power » et seize lignes de Foley sur la paupérisation, qui affirme sans aucun argument que « Marx ne voulait pas admettre la possibilité que l’industrialisation élèverait le niveau de vie des ouvriers, alors que ce fut le cas » [10][10]  Foley, 1995, 163..

Plus significatif est le débat, malheureusement assez confus, qui se développe dans American Economic Review, à partir de 1983 et qui implique Baumol, Hollander et Ramirez, débat poursuivi en 1988, 1991 et 1995 dans History of Political Economy par Cottrell, Darity, Green et Brewer. Pour l’essentiel, ces auteurs divergent sur le point suivant : Marx a-t-il ou non réussi à démontrer que la croissance de l’armée industrielle de réserve, et par conséquent l’évolution des salaires, sont indépendantes de la croissance démographique ; en d’autres termes si la population est une variable exogène et incontrôlable, Marx a échoué à réfuter la construction malthusienne. Enfin, Marx et Malthus sont depuis peu relus à la lumière des préoccupations environnementalistes actuelles.

Perelmann a consacré plusieurs importantes études au positionnement de Marx et de Malthus sur la question de la rareté ; en particulier son article paru en 1985 est bien plus convaincant et documenté que ceux Wiltgen et Gimenez, publiés dans un numéro de 1998 de la revue Organization and Environment, qui sont discutables sinon caricaturaux.

5-Qu’en est-il des démographes ? Hutchinson [11][11]  Hutchinson, 1967., Overbeek [12][12]  Overbeek, 1974., Weeks [13][13]  Weeks, 1992., Petersen [14][14]  Petersen, 1988., déjà très brefs sur Marx, ne traitent quasiment pas ou que très rapidement de l’antagonisme Marx-Malthus. Seul Behar [15][15]  Behar, 1974, 1976. creuse réellement la théorie marxiste de population, mais en revanche il aborde à peine Malthus. Un dépouillement systématique des cinq grandes revues depuis leur création, Demography (1964), Genus (1942), Population (1945), Population Studies (1950), Population and Development Review (1985), donne une bien maigre récolte. L’ouvrage collectif Malthus hier et aujourd’hui, issu d’un colloque international tenu en 1981, et qui se situe à la frontière de diverses disciplines, est révélateur de l’état actuel de la réflexion. Perrot, dans son bilan des diverses communications présentées lors de la session consacrée à « Malthus et le socialisme », se limite par exemple à deux paragraphes sur Marx. Dans la session « Malthus économiste », aucune des contributions ne traite sérieusement des relations entre la pensée de Marx et celle de Malthus. Wolff lui consacre 19 lignes, dont un parallèle entre Marx et Keynes. Bronfenbrenner, Caire, Jean Cartelier sont muets sur Marx. Selon Herland, « Marx a cherché à ridiculiser le Malthus théoricien parce qu’il voyait en lui un ennemi politique ». Et pour Coats : « Marx est particulièrement brutal lorsqu’il qualifie Malthus de plagiaire, de « sycophante professionnel », et « d’idéologue de l’aristocratie foncière » ; seul Van de Walle s’interroge sur le sens de cette hostilité, mais n’y répond guère. Enfin, de manière surprenante Perrot écrit que « la question de savoir si Marx avait lu Malthus » fait débat [16][16]  Coats, 1984, 239, 293, 310, 360-361 et 425.. On va le voir, les pages qui suivent ne laissent planer aucun doute.


6- Après une analyse de la critique « socio-démographique » de Malthus par Engels et Marx (i), l’article passe à la conceptualisation, dans le Capital, d’une loi de population radicalement différente de celle de Malthus (ii). Il s’attache ensuite à la dimension historique des analyses marxistes, en utilisant en particulier les données démographiques relatives à l’Angleterre et contemporaines de Marx (iii). La conclusion montre enfin que les erreurs d’analyse qu’il commet sur la population s’expliquent par le fait qu’une démonstration correcte le conduisait nécessairement à remettre en cause la prédiction de l’effondrement du capitalisme (iv).


II – La misère ouvrière et la loi sur les pauvres

7- Engels publie coup sur coup l’Esquisse d’une critique de l’économie politique, dans les éphémères Annales franco-allemandes (un seul numéro parut en février 1844), et un livre, La situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844, qui reste une référence parmi les travaux sur le capitalisme anglais. Il était fort bien placé pour cela : issu d’une famille de la bourgeoisie industrielle allemande, il connaissait parfaitement les réalités de l’entreprise, tout en fréquentant les milieux radicaux et surtout il vivait depuis 1842 à Manchester, la capitale de l’industrie du coton, où il conduisit une véritable enquête sociale [17][17]  Sur la qualité de la recherche entreprise par Engels, on pourra…. Son analyse du fonctionnement du marché du travail, qui ouvre la voie au concept de surpopulation relative que Marx théorisera dans Le Capital, se situe à la fois aux niveaux micro- et macroéconomique. En réponse à la dégradation de leurs conditions de travail, les ouvriers se marient plus tôt et augmentent leur fécondité, afin de bénéficier plus vite des salaires d’appoint de la femme et des enfants. Engels intègre ainsi la théorie de population malthusianiste à l’analyse smithienne et il montre que le comportement des ouvriers est directement gouverné par la concurrence impitoyable qu’ils sont obligés de se livrer entre eux pour obtenir du travail. Au niveau macro-économique, il explique comment, grâce à la flexibilité du capitalisme et à ce que Rosa Luxemburg et Lénine théoriseront sous le concept d’impérialisme, la demande de travail a augmenté, et du coup la population de l’Empire britannique, loin de diminuer, n’a cessé de croître. Enfin, il conclut son analyse de la concurrence sauvage sur la nécessité d’une « armée de réserve de travailleurs inoccupés », et sur le soi-disant « excès de population » de l’Angleterre. Ces développements se prolongent par la dénonciation de la « politique sociale » mise en place en 1833 avec la réforme de la Loi des pauvres de 1601 et le lien est fermement établi entre la théorie malthusienne et la «surpopulation» : la « déclaration de guerre de la bourgeoisie au prolétariat est la loi de population de Malthus et la nouvelle Loi sur les pauvres qui a été conçue en accord avec elle ».

Il récuse l’opinion conservatrice selon laquelle il ne sert à rien de maintenir des mesures d’assistance (le Speenhamland system, qui proportionnait depuis 1795 les secours des paroisses à leurs pauvres au nombre d’enfants et au prix du pain), sous prétexte qu’elles stimulent l’accroissement de cette population excédentaire, en favorisant les « mariages imprudents » et une fécondité élevée.
Mais lorsqu’il écrit que cette population assistée pèse sur les salaires des ouvriers occupés, force est de constater qu’il adhère en fait à la théorie classique du fond de salaires. La rupture avec l’économie politique classique se fera plus tard, sous l’influence de Marx. Selon lui enfin, les réformateurs de la loi sur les pauvres n’osèrent pas pousser jusqu’à leur point extrême les conséquences de la théorie de Malthus: l’allégorie du banquet impliquait que l’homme incapable de subvenir à ses besoins était de trop sur terre et était condamné à mourir de faim. «Bon, dirent-ils, nous vous donnons, vous autres pauvres, le droit d’exister, mais seulement celui-ci : vous n’avez pas le droit de vous reproduire, ni d’exister en tant qu’être humain autonome (…) ni d’ajouter à l’excédent de la population ». Ils inventèrent donc les ateliers de charité, qui sont « terrifiants pour quiconque a la plus légère chance de vivre sans avoir recours à cette forme de charité publique » [18][18]  Engels, 1961, 348..


8-Cette dénonciation est donc centrée sur la lecture la plus courante de Malthus : régulation de l’excès de population par la mortalité et dénonciation de l’allégorie du banquet, qui justifiait l’absence de toute remise en cause des inégalités sociales. Elle ignore en cela les autres aspects de la pensée de Malthus et elle est de l’ordre du rejet viscéral de la doctrine malthusienne, qui caractérisa les réformateurs radicaux anglais (tels William Godwin ou William Cobbett) et les socialistes français tout au long du xixe siècle. En 1845, la pensée d’Engels est représentative de l’optimisme issu des Lumières à un second titre : l’autre voie de la réfutation de Malthus consiste en effet à rejeter l’affirmation que les subsistances sont insuffisantes. S’appuyant sur l’ouvrage d’Archibald Alison, The Principles of Population in Connection with Human Happiness, paru en 1840, Engels soutient que l’Angleterre « surpeuplée » pourrait voir son agriculture progresser en 10 années de manière à nourrir une population six fois plus nombreuse. Le capital augmente quotidiennement (…) et la science maîtrise les forces de la nature et les met au service de l’homme chaque jour davantage ». Car les progrès de la science sont tout aussi illimités et rapides que ceux de la population et il évoque ce que l’agriculture doit à la chimie et en particulier à Humphry Davis et Justus Liebig. Comment enfin parler de surpopulation « quand la vallée du Mississipi contient suffisamment de terres vides pour nourrir toute la population de l’Europe et quand un tiers à peine du globe est cultivé et que la productivité de ce tiers pourrait être plus que sextuplée si seulement l’on appliquait les progrès déjà réalisés ? ». Finalement, en 1844, il croit encore pouvoir, grâce à la science et à l’éducation résoudre la contradiction soulevée par Malthus : « Que les intérêts, aujourd’hui opposés viennent à se confondre, et l’opposition entre l’excès de population et l’excès de richesse s’évanouit»  [19][19] Citations : Engels, 1998, 50, 58 et 61-62.. C’est dire à quel point la pensée d’Engels est encore fortement idéaliste. Jusqu’ici, c’est sous la plume d’Engels que nous avons trouvé l’essentiel du plaidoyer antimalthusien. Qu’en est-il de Marx ?


9 -Durant l’été 1844, paraît un article intitulé « Le Roi de Prusse et la réforme sociale » dans Vorwärts, revue publiée par un groupe de révolutionnaires allemands exilés à Paris. Les 7 et 14 août 1844, Marx publie dans cette même revue des commentaires critiques sur cet article en réponse à la thèse selon laquelle le problème de la pauvreté chronique en Prusse résidait avant tout dans les insuffisances de l’administration et des mesures d’ordre caritatif. Marx s’attache au cas de l’Angleterre et renvoie d’abord dos à dos Whigs et Tories : pour les premiers, la principale cause du paupérisme est la grande propriété terrienne et la prohibition des importations de blé ; pour les Tories, défenseurs de l’aristocratie terrienne, le mal, c’est le libéralisme et la concurrence acharnée du capitalisme industriel. Chacun des deux grands partis politiques accuse la politique conduite par l’autre, mais aucun ne cherche la cause du paupérisme dans la « politique tout court », aucun « n’a jamais songé à une réforme de la société » [20][20]Marx, 1982, 402.. Or l’Angleterre, poursuit-il, qui se caractérise par l’existence d’une « action politique de grande envergure contre le paupérisme », a attribué le caractère aigu du paupérisme actuel à la loi sur les pauvres, donc à la gestion administrative de la pauvreté. Mais le parallèle avec la Prusse s’arrête là [21][21]On trouvera des notations intéressantes sur la différence entre…. En Angleterre, cette épidémie nationale est attribuée au manque d’éducation de l’ouvrier, qui le réduit à la misère, et qui le pousse à la révolte, ce qui « pourrait gêner la prospérité des manufactures et du commerce (…) et diminuer la stabilité des institutions politiques et sociales ». Marx se demande pourquoi la bourgeoisie anglaise, qui a pourtant traité politiquement le paupérisme, s’est fourvoyée au point de « méconnaître la signification générale de cette détresse universelle », détresse dont la signification générale a été mise en évidence « en partie par sa récurrence chronique au cours du temps, en partie par son extension dans l’espace et en partie par l’échec de toutes les mesures destinées à y remédier ». Il retrouve ainsi Malthus : en Angleterre, contrairement à la Prusse, « Le paupérisme est considéré, selon la théorie de Malthus, comme une loi éternelle de la nature». Ainsi, le Parlement anglais a combiné cette théorie inhumaine avec l’opinion que « Le paupérisme est la misère, dont la faute incombe aux ouvriers eux-mêmes, que l’on ne doit pas prévenir comme un malheur, mais qu’il faut au contraire réprimer, punir comme un crime » [22][22] Ibid., 403-405. Cf. aussi 408. Marx cite ici, d’après Eugène….

10- Marx complète donc Engels sur la réforme de 1834 de la Loi sur les pauvres. Si l’un et l’autre établissent fermement le lien avec la théorie malthusienne, Marx va plus loin qu’Engels en montrant les limites de l’idéologie bourgeoise, « incapacité, note Ronald Meek, à comprendre le problème du fait de l’acceptation sans critique de l’explication malthusienne en terme de « loi éternelle de la nature » [23][23] Ibid., 53.. Mais il ne s’agit là que d’une première étape de la pensée marxiste sur la population et la réfutation de Malthus va prendre une autre ampleur.


III – La théorie marxiste de la population

1 – La composition organique du capital

11-  Les Théories de la plus-value, écrites entre 1861 et 1863, marquent un tournant décisif dans l’élaboration de la théorie de la population de Marx. Fait remarquable, à l’inverse de l’article de 1844 paru dans Vorwärts, l’argumentation s’inscrit intégralement et seulement dans le champ de la théorie économique, sans aucune considération de politique sociale ni d’analyse de l’idéologie bourgeoise. Marx part de l’accumulation du capital et souligne le progrès décisif accompli par John Barton [24][24]Barton, 1817. en 1817 par rapport à Smith et Malthus : si ces deux derniers ont bien vu que la demande de travail gouverne la population, et si Malthus a correctement analysé le risque de surpopulation comme conséquence d’une accumulation et d’une reproduction du capital plus lente que celles de la population, Barton est le premier à avoir souligné que « les différentes parties organiques du capital ne croissent pas au même rythme » dans le processus d’accumulation : la partie qui se transforme en salaires diminue alors que le capital fixe augmente, et ceci est plus marqué dans les pays industrialisés qu’ailleurs [25][25] Marx, 1947, v, 167, repris in Marx, 1969a, chap. 15, 325.. Ricardo, poursuit Marx, abandonne dans la troisième édition de ses Principes d’économie politique le point de vue de Smith pour celui de Barton et -point « important » selon Marx-Ricardo précise que c’est la machine elle-même qui « rend les hommes superflus et crée donc de la surpopulation » [26][26]Ibid., 167-168. Nous avons repris ici la traduction de Meek….

Pour l’essentiel « toute l’absurde théorie de population se trouve anéantie et en particulier l’assertion vide de sens des économistes vulgaires selon laquelle les ouvriers doivent s’efforcer de maintenir leur rythme de reproduction inférieur à celui du capital. Il résulte au contraire des arguments de Barton et Ricardo que la diminution de la reproduction de la population ouvrière, puisqu’elle réduit l’offre de travail et augmente son prix, le salaire, ne peut qu’accélérer le recours à l’utilisation de la machine, la transformation du capital circulant en capital fixe et par conséquent créer artificiellement un excédent de population, un excédent qui n’est pas dû au manque de moyens de subsistance mais à une insuffisance de la demande de travail » [27][27] Marx, 1947, v, 167-168.. Marx, à la suite des économistes classiques, considère donc que la croissance démographique est induite par la croissance économique, mais il innove en démontrant que tout mouvement autonome de croissance démographique se réintègre nécessairement dans le processus d’accumulation. C’était en fait démontrer qu’on ne pouvait envisager aucun effet significatif sur la croissance de la population du seul principe de population et résoudre ainsi le problème auquel était confronté Malthus : comment intégrer le principe de population dans le mécanisme de l’ajustement de l’offre et de la demande de travail ? Le démographe Malthus, qui suppose toujours un déclenchement ex ante de cette variable démographique exogène, doit en quelque sorte l’importer dans son modèle économique d’analyse du marché des produits et du travail dans le secteur agricole. Comme chez tous les économistes classiques, la conception malthusienne de la dynamique démo-économique se réduit en effet à l’analyse des fluctuations autour d’un point d’équilibre sur deux marchés distincts : ceux du travail et de la production agricole [28][28]Du moins dans le premier Essai de 1798, mais non dans les….

12- Marx reprend et approfondit son idée centrale à plusieurs reprises dans le chapitre 25 du livre i du Capital [29][29]Marx, 1969a, 444-445.. En l’absence de changement dans la composition organique du capital (même répartition entre capital constant et capital variable), la demande de travail augmente directement en raison de l’augmentation de la masse totale du capital. Il en résulte une hausse régulière des salaires, puisqu’une partie de la plus-value est annuellement intégrée au capital fixe : tout nouveau débouché offert à la production suscitant une accumulation supplémentaire de capital, « chaque année fournira de l’emploi pour un nombre de salariés supérieur à celui de l’année précédente, et à un moment donné les besoins de l’accumulation commenceront à dépasser l’offre ordinaire de travail. Dès lors le taux des salaires doit suivre un mouvement ascendant. Ce fut en Angleterre, pendant presque tout le xve siècle et dans la première moitié du xviiie, un sujet de lamentations continuelles » [30][30]Ibid., 444.. L’objection qui vient immédiatement à l’esprit, celle d’une croissance plus rapide de la population, ne peut être alors retenue ; les caractéristiques démographiques de la classe ouvrière et en particulier sa fécondité et sa mortalité ne changent rien et ne peuvent porter préjudice au processus de l’accumulation [31][31]« Cependant, les circonstances plus ou moins favorables au…. Pour mieux convaincre son lecteur, il explique un peu plus loin pourquoi la hausse des salaires ne change rien et ne peut porter préjudice au système capitaliste : s’ils continuent à augmenter, les profits, comme l’a montré Smith (longuement cité ici par Marx), vont diminuer mais les capitaux gagnent toujours à être placés, car ils continuent à rapporter, si peu soit-il, et le processus d’accumulation se renforce. Si au contraire les salaires augmentent en retardant l’accumulation, l’excès relatif du travail par rapport au capital se réduit, et le taux du salaire retombe. Point central, ce n’est pas l’évolution en soi de la population ouvrière – croissance ou décroissance, ni en termes absolus, ni en termes relatifs – qu’il faut prendre en compte : « Ce n’est donc point du tout un rapport entre deux termes indépendants l’un de l’autre, à savoir la grandeur du capital et de l’autre le chiffre de la population ouvrière, mais ce n’est en dernière analyse qu’un rapport entre le travail gratuit et le travail payé de la population ouvrière » [32][32]Marx, 1969a, 447-448. Sur ce point, cf. Behar, 1974 et 1976.. La dimension biologisante de la pensée malthusienne est évacuée, le principe de population créé par l’instinct sexuel bel et bien mis hors jeu. Ne restent en lice que des individus historicisés : les ouvriers vendant leur force de travail.

2 – La critique de la demande effective

13- Même si l’on admet qu’une fois lancé le processus d’accumulation s’auto-alimente, une question reste sans réponse. Quel est le point de départ ? Marx voit bien la difficulté : la division manufacturière, le machinisme « ne peuvent s’introduire que là où la production s’exécute déjà sur une grande échelle (…). C’est ainsi qu’une certaine accumulation préalable (…) devient le point de départ de l’industrie moderne» [33][33] Marx, 1969a, 452..

Cette interrogation, Marx la reprend de Smith, presque textuellement : « Le travail ne peut acquérir cette grande extension de puissance sans une accumulation préalable de capitaux » [34][34]Ibid., 677.. Il recroise ici Malthus et ses recherches sur la demande effective. Celui-ci s’était en effet interrogé sur le déclencheur de l’investissement initial : d’où pouvait venir la demande effective, le pouvoir d’achat préexistant à la mise en route de la production d’un bien donné ? En langage d’aujourd’hui, quel marché potentiel offrait des perspectives suffisamment sérieuses pour que la décision d’investissement soit prise ? Résumons ici l’argumentation de Malthus, que Marx, dans les Théories de la plus-value, suit très largement sur certains points.

14-Malthus s’inscrit parfaitement dans l’orthodoxie de la théorie économie classique, selon laquelle c’est la demande de travail qui gouverne l’offre : « Un accroissement de population, lorsqu’il n’y a pas d’occupation pour un nombre plus considérable d’ouvriers, doit être arrêté par le défaut d’emploi, et par la chétive subsistance de ceux qui sont employés, et ne saurait offrir l’encouragement nécessaire pour une augmentation proportionnée à la faculté de production » [35][35] Malthus, 1969, 254..

Si Malthus exclut que la croissance de la population (l’offre de travail) ne puisse gouverner la production (la demande de travail), c’est parce que pour lancer une production nouvelle, il faut une demande antérieure, c’est-à-dire des revenus et un pouvoir d’achat préexistants et indépendants de ceux qui seront distribués à l’occasion de la production envisagée [36][36]« Il faut, dans l’état prévu de la denrée en question sur le…. Ici, Marx approuve Malthus : l’ouvrier ne peut racheter au capitaliste qui l’emploie la marchandise qu’il a contribué à produire, parce qu’alors celui-ci ne peut plus réaliser de plus-value et « sa demande ne correspond donc pas à l’offre » [37][37]Marx, 1947, vi, 64-65.. Enfin, lorsqu’il analyse les conditions d’une demande forte et soutenue, Malthus passe en revue les groupes sociaux susceptibles de générer une demande forte et soutenue et parmi eux il privilégie les « consommateurs improductifs », ceux qui sont titulaires de revenus mais qui ne participent pas à la production. Marx, qui a adhéré à la thèse classique, développée par Malthus après Adam Smith, selon laquelle les ouvriers et les capitalistes eux-mêmes ne peuvent constituer une demande, conclut que Malthus a bel et bien été contraint de trouver cette catégorie de consommateurs improductifs (…) qui « sont solvables et qui constituent une réelle demande » (…) « dans la société, cette classe représentera la consommation pour la consommation » comme la classe capitaliste représente « la production pour la production » [38][38]Marx, 1947, vi, 77-78 : « Les consommateurs improductifs ne….

15- Il est tout à fait significatif que Marx ne remette pas en cause cette proposition théorique : « C’est d’ailleurs l’unique moyen d’échapper à la surproduction qui existe dès qu’il y a surpopulation par rapport à la production. On nous recommande comme le meilleur remède la surconsommation dans les classes étrangères à la production » [39][39]Ibid., 81.. Ce qu’il reproche à Malthus, c’est son incohérence ou plutôt le caractère inachevé de sa démonstration. Car une objection majeure surgit, que Marx martèle : d’où cette classe tire-telle ses moyens de paiement ? Malthus « plaide l’accroissement aussi grand que possible des classes improductives mais il ne dit mot de la manière dont ils se procurent les moyens d’achat » [40][40]Ibid., 35.. Il faut donc procéder à un véritable inventaire socio-économique : quelles classes disposent d’un pouvoir d’achat ? Marx rejoint à nouveau Malthus : en premier lieu figurent les propriétaires fonciers et leurs employés, mais bien que Marx ne soit pas explicite, il pense sans doute que l’effectif de ce groupe social est trop restreint et ses habitudes de consommation sont telles (c’était l’argument de Malthus) qu’ils ne peuvent créer à eux seuls une demande suffisante. Aussi faut-il avoir recours à un autre pouvoir d’achat, dans les termes de Malthus, pour soutenir la demande effective ; dans ceux de Marx, pour stimuler le processus d’accumulation.

16-Le ton change alors brutalement : Malthus ne propose rien moins que des « moyens artificiels », impôts élevés, dépenses pour toutes sortes de sinécures, pour l’armée, la dette publique, les guerres ; et le mépris de Marx pour ces groupes sociaux éclate : « l’énorme catégorie des parasites et des frelons jouisseurs, maîtres et valets, qui s’approprient gratuitement, sous l’appellation de rente ou à d’autres titres, une masse considérable de richesse, tout en payant ces marchandises au-dessus de leur valeur avec l’argent enlevé aux mêmes capitalistes » [41][41]Ibid., 78 et 80 : « pour autant qu’ils dépensent de l’argent…. Il y a des raisons profondes à la violence de la réaction de Marx par rapport à la proposition théorique de Malthus sur les classes improductives. Une opposition intellectuelle d’abord. Marx ne manque pas de souligner la contradiction entre l’économiste Malthus et le démographe Malthus : « toute cette théorie de Malthus donne naissance à toute la doctrine de la nécessité d’une consommation improductive sans cesse croissante, doctrine que cet apôtre de la surpopulation par manque de nourriture a prêchée avec tant d’insistance » [42][42]Ibid., 63. En fait il est possible, nous l’avons vu de…. Une opposition quasi morale ensuite – ces classes parasites échappent à l’éthique du travail – qui renvoie à un double enjeu théorique et idéologique, bien plus profond. Elles sont d’abord des survivances de l’ancien ordre terrien et aristocratique, alors que Marx a les yeux tournés vers le présent et le futur de la société bourgeoise où règne le mode de production capitaliste. Comme si son esprit se refusait à cette faute logique qui consiste à proposer, pour résoudre un problème théorique du capitalisme des années 1860, une solution relevant d’un mode de production antérieur, à mélanger deux temporalités. La preuve en est, on le verra dans un instant, qu’il a choisi une voie radicalement différente de Malthus pour résoudre le problème : avec l’analyse de l’accumulation primitive, il propose une solution historicisée, dont les éléments factuels sont antérieurs à l’accumulation capitaliste. Mais il y a plus encore. En fait, ce que Marx ne peut accepter dans la proposition de Malthus, c’est qu’elle retarde le face à face des deux classes qui sont aux prises dans le processus d’accumulation, les deux seules qui comptent économiquement. En d’autres termes, elle retarde l’effondrement du capitalisme et l’avènement de la société communiste.

17-Ces aspects sont réunis de manière saisissante dans un passage rarement relevé : « Toutes ces conclusions découlent bien de la théorie fondamentale de Malthus sur la valeur [43][43] Nous ne pouvons traiter ici de ce point. Au yeux de Marx,…. Cette théorie, d’ailleurs, s’adaptait de façon remarquable au but poursuivi : la glorification de l’état social anglais, avec ses landlords, l’État et l’Église, les pensionnés, les collecteurs d’impôts, les dîmes, la dette publique, les boursicotiers, les bourreaux, les prêtres, les laquais, tout ce que l’école de Ricardo combattait comme des restes inutiles et préjudiciables de la production bourgeoise. Ricardo est le représentant de la production bourgeoise dans la mesure où, sans le moindre égard, elle signifie le développement effréné de forces productives sociales, quelque doive être le sort des producteurs, capitalistes ou ouvriers (…). Malthus, lui aussi, veut le développement aussi libre que possible de la production capitaliste, dans la mesure où la misère des classes ouvrières en est la condition ; mais il demande que cette production s’adapte en même temps aux besoins de consommation de l’aristocratie et de tout ce qui la complète dans l’Église et l’État, qu’elle serve de base matérielle aux prétentions surannées de ceux qui représentent les intérêts légués par la féodalité et la monarchie absolue »  [44][44]Ibid., 79-80..

3 – L’accumulation primitive dans l’histoire du capitalisme

18- Si l’on rejette donc la solution malthusienne des classes improductives, la question reste sans réponse : comment amorcer la pompe de l’accumulation capitaliste ? La solution proposée par Marx diffère radicalement de l’analyse malthusienne. Il renonce à prendre en considération les différents acteurs économiques et il abandonne purement et simplement la théorie économique pour l’histoire économique et sociale : toute la section viii du livre i, centrée sur « L’accumulation primitive », et plus particulièrement le chapitre 31 (« Genèse du capitalisme industriel »), sont consacrés à identifier les étapes de la mise en place des fondements du capitalisme depuis le xvie siècle. Le problème est posé dans le chapitre introductif, intitulé « Le secret de l’accumulation primitive » : l’accumulation capitaliste présuppose la plus-value ; la plus-value présuppose la production capitaliste, « qui, à son tour n’entre en scène qu’au moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se trouvent déjà accumulées entre les mains des producteurs marchands ». Pour sortir du cercle vicieux, il faut donc « admettre, avec Adam Smith, une accumulation primitive (previous accumulation) antérieure à l’accumulation capitaliste et servant de point de départ à l’accumulation capitaliste au lieu de venir d’elle » [45][45]Marx, 1969a, 527..


19-  Alors que Malthus présupposait un pouvoir d’achat latent et contemporain de la décision d’investir, Marx choisit de démontrer que la solution au problème théorique est nécessairement d’ordre historique : il faut que les moyens de production aient été arrachés aux producteurs par une violence antérieure au monde bourgeois. En quelques pages puissantes, il montre que celle-ci s’est effectivement produite lors du passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste [46][46]Ibid., 528.. On le sait, au moment où l’afflux d’or et d’argent du Nouveau Monde injectait dans l’économie européenne un pouvoir d’achat considérable, l’Angleterre, les Flandres et la France développèrent leur industrie pour amener l’offre au niveau de la demande. Pour répondre aux besoins de l’industrie lainière, l’extension des pâturages se réalisa à partir du xvie siècle par un mouvement d’expropriation (les fameux Bills for enclosures) et de concentration des terres, au profit des grands nobles propriétaires terriens. Les yeomen, les petits propriétaires exploitants, privés de l’accès aux terres communales qui leur fournissaient les ressources d’appoint indispensables à l’équilibre économique de la forme familiale se prolétarisèrent. Vers 1750 la yeomanry avait quasiment disparu, remplacée par des fermiers. Marx part de ce premier grand changement social que fut le mouvement des enclosures et illustre abondamment son chapitre d’exemples d’expulsions, le mouton chassant l’homme. Deuxième violence, la législation sur les pauvres, qui remonte au xvie siècle et qui fut dénoncée par Thomas More. La mendicité est sévèrement réprimée par Henri viii, Edouard vi, Elizabeth ière, Jacques ier, tandis que le statut des travailleurs de 1349, promulgué sous le règne d’Edouard iii, aggrave leur condition : fixation des salaires, interdiction des coalitions, peines d’emprisonnement [47][47]Ibid., 543-548..

La prolétarisation des paysans et l’accaparement de leurs terres ne réduisirent pas pour autant la production agricole, car ces deux mouvements furent concomitants d’une révolution agricole dont l’Angleterre est l’exemple classique, que Marx évoque en une ligne, centrée sur une de ses conséquences majeures : « les moyens de subsistances d’une grande partie de la population rurale se trouvèrent disponibles en même temps qu’elle dut figurer à l’avenir comme élément du capital variable » [48][48]Ibid., 522.. Passant au xviie et xviiie siècles, il évoque enfin l’importance du commerce, surtout international, dans « la genèse du capitalisme industriel ». Le capitalisme commercial servit de levier à la concentration des capitaux (rappelons que la Banque d’Angleterre fut créée en 1694), tandis que le régime dit du Pacte colonial ouvre des sources majeures d’approvisionnement en matières premières et des débouchés aux produits de la puissance coloniale.

20-  La mise en perspective historique du capitalisme anglais des années 1860 fournit ainsi à Marx la démonstration factuelle de l’accumulation primitive et il peut se passer de l’argumentation de Malthus sur la demande effective, tout en conservant l’essentiel de sa contribution. Il reste à intégrer tous ces concepts et ces analyses dans la théorie de population.

4 – L’armée industrielle de réserve

21- La démonstration de Marx est double, à la fois théorique et illustrée par le cas de l’Angleterre entre 1846 et 1866. La partie théorique est ardue car elle envisage plusieurs cas de figure (décroissance, stabilité ou augmentation de la population), systématiquement reliés aux changements dans la composition organique du capital ; en outre, Marx passe constamment d’une analyse d’une branche donnée à l’ensemble du système capitaliste ; et bien évidemment, son objectif est de démontrer que le capitalisme va vers une exaspération des tensions qui le conduit à l’implosion. Enfin, cette analyse s’accompagne d’une identification des changements concrets dans le capital variable : il décompose l’armée industrielle de réserve en population flottante, stagnante, latente, tout en prenant en compte les processus d’intensification de la journée de travail, l’exode rural et les déplacements de la force de travail d’un secteur à l’autre, voire d’un pays à l’autre (cas de l’Irlande), la substitution de la main-d’œuvre féminine et enfantine à la main-d’œuvre masculine ; il dénonce enfin la dégradation physique, la malnutrition et la mortalité de la force de travail. C’est dire la richesse et l’ambition du propos, qui s’appuie sur les recensements et les enquêtes officielles en matière d’emploi et de santé disponibles en son temps ; et, côté théorique, sur une connaissance approfondie d’un grand nombre d’auteurs anglais, français et allemands [49][49]À vrai dire, le Livre iii du Capital (Marx, 1976) reprend, en…. Il est impossible d’entrer ici dans les détails de ces analyses, nous nous bornerons à dégager les grandes lignes de l’argumentation.

22-  Rappelons l’indispensable préalable, directement hérité d’Adam Smith et de Ricardo, que Marx cite explicitement : dans une branche donnée, le progrès technique permet de produire plus avec une main-d’œuvre donnée et il n’est possible que grâce à des investissements en capital [50][50]Smith : « L’accroissement du capital tend à augmenter les…. En termes marxistes, l’accumulation du capital, qui permet de mettre en œuvre ces innovations techniques, se caractérise par un changement organique dans sa composition : le capital constant (l’investissement en machines) augmente au détriment du capital variable (la force de travail), pour une même production [51][51]Marx, 1969a, 449-450.. Mais la diminution de la part du capital variable (les salaires) n’est que relative, elle n’est pas nécessairement absolue. Le capital variable, en termes classiques la demande de travail, peut même augmenter. C’est le cas lorsque le capital total (constant et variable) augmente à un rythme x et que le capital variable diminue à un rythme inférieur à x. Alors la demande de travail (le « fonds de salaire » disponible) et donc la population ouvrière employée dans la branche en question, vont augmenter en valeur absolue. Ce fut le cas, précise Marx, chiffres du recensement de 1861 à l’appui, en Angleterre entre 1851 et 1861 dans la filature et le tissage du coton (de 371 777 à 456 646) et dans l’industrie du fer (de 68 053 à 125 711), alors que dans le même temps d’autres branches ou secteurs perdaient de la maind’œuvre : l’agriculture (de 2 011 447 à 1 984 110), la soie (111 940 à 101 678) et la laine longue (de 102 714 à 79 249). Ces trois dernières branches, où l’accumulation du capital s’était pourtant produite, illustrent la deuxième variante dans le changement de la composition organique du capital, qui se traduit par une diminution absolue du fonds de salaires [52][52]« Tant qu’un capital ne change pas de grandeur, tout…. On le voit, tout repose sur l’idée inspirée par Barton de changements dans la composition organique du capital. D’ailleurs Marx résume ce qu’il avait écrit sur les théories de la plus-value de Barton et de Ricardo [53][53]Ibid., 460-461. Il cite aussi deux autres économistes, Jones et…. Il résulte donc de l’augmentation du capital constant une surpopulation relative. « Nous l’appelons relative, parce qu’elle provient non d’un accroissement positif de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie d’accumulation, mais, au contraire, d’un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se passer d’une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette surpopulation n’existe que par rapport aux besoins momentanés de l’exploitation capitaliste, elle peut s’enfler et se resserrer d’une manière subite » [54][54] Ibid., 459..


23- Pour prendre la mesure de cette construction théorique, il faut relier ces lignes à quatre conditions de fonctionnement de la loi de population du capitalisme, qui renvoient ellesmêmes à des éléments fondamentaux de la conceptualisation marxiste. La première condition est relative à la spécificité de la marchandise travail. L’accumulation n’est possible que parce que la marchandise travail, au contraire des autres facteurs de production, qui ne sont pas renouvelables, a la faculté de se reproduire indéfiniment pourvu que l’on pourvoie à son entretien, point que Marx avait longuement développé dans la deuxième section du Capital (chapitres 6 et 7). L’accumulation capitaliste suppose donc une main-d’œuvre de plus en plus abondante. La seconde condition, qui porte sur la disponibilité de la force de travail, est en réalité double : il faut d’une part que le travailleur ne se vende pas en une seule fois, qu’il n’aliène pas définitivement sa force de travail, d’autre part qu’il n’ait rien d’autre à vendre. Marx reprend point par point Engels, qui avait longuement mis en évidence en 1844 la différence entre le prolétaire et l’esclave : « mais au lieu d’être vendu en une fois, il se vend à la journée, à la semaine, à l’année, et comme aucun propriétaire ne le vend à un autre, il est forcé de se vendre lui-même, n’étant l’esclave d’aucun propriétaire en particulier, mais de la classe capitaliste dans son ensemble » [55][55]Ibid., 131. Engels, 1961, 122-123..

La bourgeoisie est bien plus à son avantage que dans le régime esclavagiste : elle n’a aucune obligation envers les ouvriers, n’ayant investi aucun capital ; l’ouvrier coûte donc moins cher qu’un esclave. Troisième condition, qu’il existe un certain degré de maturité du capitalisme, sinon le renforcement du capital constant au détriment du capital variable n’est guère possible, faute de progrès technique : « Cette marche singulière de l’industrie, que nous ne rencontrons à aucune époque antérieure de l’humanité, était également impossible dans la période d’enfance de la production capitaliste. Alors, le progrès technique étant lent et se généralisant plus lentement encore, les changements dans la composition du capital social se firent à peine sentir. (…) C’est seulement sous le régime de la grande industrie que la production d’un superflu de population devient un ressort régulier de la production des richesses » [56][56]Marx, 1969a, 461.. La quatrième condition tient au rythme de reproduction de la force de travail. Marx approuve ici Merrival et Malthus. Supposons qu’une nouvelle opportunité d’accumulation industrielle se dessine. Elle va déclencher une demande de travail supplémentaire. Mais comme il faut au moins une génération pour que la population ouvrière réponde à la demande, à court terme, le recours à des gisements de main-d’œuvre s’impose nécessairement [57][57]Marx poursuit en citant Malthus : « les habitudes de prudence…. Marx ne manque pas de dénoncer alors la contradiction dans laquelle Malthus est enfermé : « Bien que de son point de vue borné il explique la surpopulation par un excédent réel de bras et de bouches, il reconnaît néanmoins en elle une des nécessités de l’industrie moderne » [58][58]Ibid..

24- Ces quatre éléments de la théorie marxiste sont donc indispensables à la validité du concept d’armée industrielle de réserve et finalement la loi de population est bien indissociable de l’accumulation : « En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la loi de population qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier » [59][59]Ibid., 480.. D’où l’affirmation célèbre : chaque mode historique de production a sa loi propre ; il n’existe pas de loi de population « immuable et abstraite» [60][60]Ibid., 460..
IV – Le fonctionnement concret de la loi de population

1 – Accroître l’armée industrielle de réserve

25- L’utilisation de la machine a une conséquence directe sur la force de travail : elle permet de remplacer l’homme par la femme et l’enfant [61][61]Ibid., 286-291 et 340. Par exemple, 463 : « Le système…. Mais si les salaires d’appoint représentent, pour la famille ouvrière, une masse de numéraire supérieure à celle fournie jadis par le seul salaire de chef de famille, il n’en reste pas moins que le degré d’exploitation a augmenté car c’est désormais toute la famille qui est enrôlée dans la grande industrie. Marx considère ceci comme tellement évident qu’il ne développe nullement une analyse de la micro-économie de la famille. Tout au long du Livre i du Capital (chapitres 10, 15 et 25 en particulier), le travail des femmes et des enfants est au contraire longuement analysé et illustré d’exemples précis. Les membres de la même famille travaillent ensemble dans la fabrication des briques, de la dentelle, le tissage de la paille, et lorsque prévaut la grande industrie, l’exploitation très dure des enfants par leurs parents est la règle (Marx cite longuement le Report from the Select Committee on Mines). Bien mieux, les conséquences de l’exploitation sur la mortalité différentielle et à la morbidité des ouvriers sont très documentées : par exemple les cas de phtisie, les empoisonnements dus au phosphore dans la fabrication des allumettes, les carences alimentaires, les maladies contagieuses. Dans de telles conditions, l’alcoolisme prévaut, la promiscuité est telle que l’illégitimité est courante et la consommation de dérivés de l’opium est fréquente dans certains milieux [62][62]Sur la mortalité et la morbidité, cf. Marx, 1969a, chap. 10,….

26- Comment expliquer le décalage dans le traitement des deux thèmes, la brièveté des mentions du recours au travail des femmes et des enfants d’une part, les nombreuses illustrations, très détaillées, des conditions de travail et de leurs conséquences sur la maind’œuvre ? Une première réponse est qu’Engels, après d’autres, avait décrit le processus de substitution de la main-d’œuvre et que le constat une fois établi, on ne pouvait guère aller plus loin. Plus surprenant, Marx ne développe guère une micro-économie de la fécondité. En réalité, ce déséquilibre s’explique une fois encore par le caractère stratégique de la démonstration du caractère inéluctable de l’accumulation. Celle-ci poussant à intensifier toujours davantage l’exploitation de la force de travail, les preuves démographiques apportées par la mortalité et la morbidité étaient bien évidemment plus directes et convaincantes que l’accroissement de la fécondité.

27-À côté de l’intensification de l’exploitation, l’accumulation a une autre conséquence démographique majeure : pour accroître l’armée de réserve industrielle, le capitalisme peut disposer d’une offre de main-d’œuvre supplémentaire si la mobilité de la population est accrue. Marx est donc conduit à conceptualiser la mobilisation de la force de travail. On retrouve la question de la surpopulation relative : celle-ci se présente sous trois formes : flottante, latente, stagnante [63][63]Sur ces différents points, Ibid., 468 et 484-485.. Dans l’industrie moderne, la surpopulation est flottante, car elle varie au gré de la conjoncture, même si elle tend à croître du fait du progrès de cette forme de production par rapport à la manufacture ou au travail domestique, et même si le capital variable diminue au profit du capital constant [64][64]Ibid., 468.. La surpopulation est « latente » en milieu rural : le mouvement d’exode rural ne se déclenche que si des opportunités s’ouvrent en milieu urbain. La troisième composante, la surpopulation « stagnante », fait partie de l’armée industrielle active, et non de « réserve ». Autrement dit, il s’agit d’une main-d’œuvre employée, mais dont l’activité est très irrégulière et le salaire au niveau du minimum vital. Il s’agit selon Marx avant tout du « travail à domicile », dont les caractéristiques démographiques sont spécifiques et rappellent « la reproduction extraordinaire de certaines espèces animales faibles et constamment pourchassées ». En effet, elle s’alimente des ouvriers en « surnuméraire », elle ne cesse de se « reproduire elle-même sur une échelle progressive. Non seulement le chiffre des naissances et des décès y est très élevé, mais les diverses catégories de cette surpopulation à l’état stagnant s’accroissent actuellement en raison inverse du montant des salaires qui leur échoient, et par conséquent, des subsistances sur lesquelles elles végètent » [65][65]Ibid., 470..

28- Indépendamment de cette typologie, l’analyse du prolétariat agricole anglais donne lieu à une vingtaine de pages pénétrantes, où se mêlent analyse historique, recours aux témoignages des observateurs (Young, Wakefield, Hunter), données statistiques sur les salaires et la malnutrition, enquêtes sociales de 1863, 1864 et 1865 sur le logement et la santé en milieu rural. Les lignes relatives aux formes de la surpopulation relative dans deux comtés, le Worcestershire et le Lincolnshire, décrivent la contradiction liée au caractère saisonnier de l’agriculture. Hormis les pointes saisonnières, la main-d’œuvre y est excédentaire, aussi les fermiers renoncent-ils peu à peu à l’emploi de travailleurs à demeure, trop coûteux, au profit du recours à des bandes de dix à cinquante personnes, essentiellement des femmes et des enfants, placés sous la direction d’un gangmaster, et qui se louent de ferme en ferme. Ce système des bandes ne cesse de s’étendre, et les enquêtes rassemblent des témoignages de gros fermiers, très explicites sur l’intérêt qu’ils y trouvent.

Marx a certes bénéficié des remarquables enquêtes sociales conduites au milieu des années 1860 et publiées au moment où il rédige Le Capital, mais il opère une remarquable synthèse de ces faits, à partir du concept de surpopulation relative : « Ce système qui, depuis ces dernières années, ne cesse de s’étendre, n’existe évidemment pas pour le bon plaisir du chef de bande. Il existe parce qu’il enrichit les gros fermiers et les propriétaires. Quant aux fermiers, il n’est pas de méthode plus ingénieuse pour maintenir son personnel de travailleurs bien au-dessous du niveau normal – tout en laissant toujours à sa disposition un supplément de bras applicable à chaque besogne extraordinaire – pour obtenir beaucoup de travail avec le moins d’argent possible, et pour rendre ‘superflus’ les adultes mâles. On ne s’étonnera plus, d’après les explications données, que le chômage plus ou moins long et fréquent de l’ouvrier agricole soit franchement avoué, et qu’en même temps « le système des bandes » soit déclaré « nécessaire », sous prétexte que les travailleurs mâles font défaut et qu’ils émigrent vers les villes. La terre du Lincolnshire nettoyée, ses cultivateurs souillés, voilà le pôle positif et le pôle négatif de la production capitaliste » [66][66]Témoignages des fermiers : notes 125-127, 685..

2 – La dimension internationale du capitalisme

29-Dans l’Angleterre libre échangiste des années 1860, Marx pose d’emblée le problème en termes de stagnation des marchés internationaux : si un débouché s’ouvre « les ressorts techniques de la grande industrie permettent (…) de transporter plus rapidement les marchandises d’un coin du monde à l’autre ». Cependant, si ce marché est d’abord conquis grâce au bas prix des produits, tôt ou tard il se sature. Les crises commerciales, voire la spéculation financière, se superposent aux crises techniques et « la conversion, toujours renouvelable, d’une partie de la classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés, imprime donc au mouvement de l’industrie sa forme typique » [67][67]Marx, 1969a, 461-462. Le recours au crédit pour financer…. Le fonctionnement du capitalisme est donc international et le chômage peut résulter des crises lointaines. À plusieurs reprises Marx revient sur cet argument : la famine de coton de 1862, liée à la Guerre de sécession aux États-Unis, est souvent évoquée [68][68]Ibid., 326 et 479-482. Par exemple, la « famine du coton » de…. Mais la vision internationale ne se borne pas aux seules crises conjoncturelles, elle s’attache aux transformations structurelles, par exemple la ruine de l’industrie cotonnière indienne par Manchester, du fait de « l’importation de calicots anglais fabriqués mécaniquement» [69][69] Ibid., 309.

Marx cite le Gouverneur général de l’Inde : en…. Car indépendamment des périodes de crises, l’impérialisme est l’extension logique du capitalisme : une fois ruinée l’industrie locale, le capitalisme transforme la colonie en champs de production. C’est le cas de l’Inde, forcée de produire du coton, de la laine, du chanvre, de l’indigo [70][70]Marx indique qu’entre 1846 et 1865, les exportations de coton… : il en a été de même pour l’Australie. Le système capitaliste se caractérise donc par « une nouvelle division internationale du travail » et « la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale » [71][71]Ibid., 324 et 559.. Le chapitre 31 du Livre i (« Genèse du capitalisme industriel ») donne lieu à une brève évocation du mercantilisme, du protectionnisme et des régimes coloniaux hollandais et anglais au xviie et xviiie siècles [72][72]Ibid., 556-564.. Mais le point central est que toutes ces caractéristiques de la période pré-capitaliste prennent un « développement gigantesque pendant la première jeunesse de la grande industrie » [73][73]Ibid., 562..

3 – La théorie à l’épreuve des faits démographiques

30- Un dernier point doit être établi. Puisque Marx propose une loi de population et qu’il cite les données démographiques qu’il a pu rassembler, les a-t-il intégrées correctement dans sa construction ? Dans les termes de Marx, la loi de population, qui au fond se résume à expliquer la croissance démographique par l’accumulation du capital et surtout par l’évolution de sa composition organique, est-elle vérifiée?

31- Le concept de surpopulation relative, on l’a vu, est étroitement lié au constat de l’exode rural et de l’urbanisation, qui eux-mêmes renvoient à la demande de travail dans l’industrie. Les travaux des démographes et historiens anglais confirment le constat de Marx que la croissance a été plus rapide en milieu urbain et industriel. Sur le long terme, par exemple entre 1700 et 1750, l’ensemble de l’Angleterre et du Pays de Galles a augmenté de 23 %, beaucoup moins que les régions industrielles : Lancashire (33 %), Warwickshire (28 %), West Riding du Yorkshire (26 %). À une échelle plus fine, entre 1751 et 1831, les comtés ruraux ont augmenté de 88 %, les comtés urbains de 129 %. Dans le Vale of Trent étudié par Chambers, entre 1764 et 1801 les 62 villages agricoles se sont accrus de 38,7 % contre 96,5 % pour les 40 villages industriels [74][74]Pour une synthèse commode, cf. Tranter, 1973.. Mais à vrai dire, la contribution de Marx n’est pas très originale, puisque précisément il s’appuie sur des sources publiques, en particulier les publications du Registrar General.

32- À propos des bandes d’ouvriers agricoles qui se louent aux propriétaires terriens, il note que les villages d’où ces bandes sont originaires se caractérisent par une promiscuité sexuelle, un taux d’illégitimité très élevé (jusqu’à la moitié des naissances dans certains villages ; il cite Bilford dans le Worcestershire), souvent parmi des adolescentes de 13 ou 14 ans, illégitimité sans doute accompagnée d’avortement et d’infanticide, et enfin par un alcoolisme aggravé par la consommation de produits dérivés de l’opium, que les mères font absorber à leurs enfants [75][75]Logement et santé : Marx, 1969a, 492-511 ; illégitimité : note…. Les travaux des historiens anglais actuels [76][76]Hair, 1966 ; Sauer, 1978 ; Laslett, Oosterveen, 1973. confirment l’ampleur de l’illégitimité, la plus « démographique » des conséquences sociales du système des bandes, étant entendu qu’elle s’observait dans bien d’autres contextes, en particulier en milieu urbain. Mais ici encore ce fléau social était connu et Marx n’innove pas.

33- Bien plus intéressant est le problème posé par un passage du chapitre 25 du Capital, où Marx emprunte un tableau au General Registrar, qui intègre les résultats du recensement de 1861 (tableau 1). Le constat du ralentissement de la population anglaise entre 1811 et 1861 ne donne lieu à pratiquement aucun commentaire spécifique, Marx citant immédiatement après le tableau toute une série de chiffres qui établissent l’accroissement beaucoup plus rapide du capital et de la richesse au cours de la même période, et concluant sur le contraste avec la pauvreté persistante de la classe ouvrière, qu’il dénonce véhémentement [77][77]Les chiffres dont on dispose aujourd’hui ont été corrigés par….

 

Tableau 1
Taux annuel de l’accroissement de la population de l’Angleterre et de la principauté de Galles

34-Mais il ne poursuit pas sa pensée. Essayons de compléter la démonstration en nous plaçant dans la logique du Capital. Il est certes tentant de supposer que le parallèle qu’il établit entre le progrès de la richesse et celui de la pauvreté renvoie, conformément à l’analyse de l’évolution de la composition organique du capital, à l’idée que le capital constant augmente plus vite que le capital variable [78][78]Max 1969a, 474-477 : « L’accroissement des profits imposés…. Mais si l’on part du constat du ralentissement du taux de croissance il faut au minimum, pour avancer dans l’analyse, décomposer ce dernier et s’interroger sur les taux de natalité et de mortalité. En supposant que le solde naturel est bien plus important que le solde migratoire, un ralentissement de la croissance totale peut résulter, soit d’une fécondité constante tandis que la mortalité augmente (traduisant une aggravation du niveau de vie), soit d’une diminution de la mortalité, compensée par une baisse encore plus rapide de la fécondité (ce qui suggère une amélioration du niveau de vie).

35- Puisque Marx pose que la misère ouvrière s’est accrue, cela implique que la mortalité a augmenté et que la fécondité a aussi augmenté ou au minimum qu’elle soit restée constante. En effet, en termes macro-économiques marxistes, la croissance du capital variable (la population) est plus lente que celle de l’accumulation du capital constant, la prolétarisation se généralise et au niveau microéconomique les ouvriers doivent augmenter leur fécondité pour compenser la baisse des salaires. On sait aujourd’hui que les taux de natalité et de mortalité sont effectivement restés stables au cours de la période (tableau 2). Nous sommes bien dans la première des deux hypothèses et la théorie éclaire donc la réalité.

Tableau 2
Taux de natalité et de mortalité (1841-1861)

36- Mais tout ce raisonnement est vicié par une hypothèse que nous avions adoptée et qui ne tient pas, car le solde migratoire, loin d’être négligeable, a été au contraire très élevé :

Tableau 3
Indicateurs des migrations (1841-1861) [79]


37- Le solde migratoire joue donc ici le rôle du fait dérangeant qui perturbe la tranquillité du théoricien et ce constat a des implications importantes. D’abord, la difficulté à établir la preuve d’une construction théorique en l’absence de données appropriées. Marx n’avait évidemment pas celles-ci à sa disposition, mais il a voulu voir la démonstration de sa loi de population dans les seuls taux globaux d’accroissement intercensitaires, alors que dans sa logique même, la preuve dont il avait besoin impliquait au minimum de prendre en compte la dynamique démographique, au demeurant fort simple, des taux de natalité et de mortalité.

38- Il en résulte ensuite que le ralentissement ne s’explique pas par un changement dans la composition organique du capital, affectant la fécondité et la mortalité, mais par une émigration croissante, puisque les taux de natalité et de mortalité sont restés à peu près constants. Certes l’économie a continué à gouverner les comportements démographiques, la misère ayant été la cause de l’émigration, comme le montre la tragédie irlandaise : sur une population totale de 8 175 000 en 1841, la famine de 1846 fit près d’un million de morts et déclencha une émigration d’un million et demi d’Irlandais au cours de la famine, si bien qu’en 1851 l’Irlande comptait 1 623 000 personnes de moins qu’en 1841.

39- Mais l’implication idéologique majeure est que l’émigration offre une soupape aux crises du capitalisme, en réduisant l’armée industrielle de réserve. Marx anticipe l’objection et rétorque que le sort des « travailleurs restés en Irlande et délivrés de la surpopulation » ne s’est pas pour autant amélioré, car « la révolution agricole a marché au mê me pas que l’émigration. L’excès relatif de population s’est produit plus vite que sa diminution absolue » [80][80]Marx, 1969a, 519.. Mais pourquoi n’a-t-il pas pris en compte les autres flux d’émigration outre-Atlantique, ceux partis d’Angleterre, alors qu’il analyse, on l’a vu, les crises du capitalisme anglais dans leur dimension internationale ? On peut penser que Marx a été conduit à sous-estimer l’importance de l’émigration à propos de l’Angleterre pour la raison évoquée au début de ce paragraphe, à savoir l’enjeu idéologique des crises. L’Angleterre étant justement le pays où le capitalisme industriel était le plus développé, cela fragilisait sa démonstration, alors que l’Irlande, comme d’ailleurs il le souligne à plusieurs reprises, était encore un pays rural et agricole. Notons la différence avec Malthus, qui pouvait au contraire s’appuyer sur l’émigration et arguer que c’était, pour l’Angleterre précisément, une fausse solution au problème de la misère : à long terme, la terre serait remplie à cause du principe de population, les places laissées libres étant immédiatement occupées.

40-  Pourtant une autre critique doit être formulée, celle-ci indépendante du problème des preuves quantitatives dont ne disposait pas Marx. Il ne pouvait ignorer que le prolétariat n’était qu’en constitution et que l’Angleterre n’en était pas arrivée au face à face final, puisqu’au chapitre 32 du Livre i, il prédit que l’affrontement aura lieu à terme. Néanmoins il interprète les données globales sur la population de l’Angleterre et du Pays de Galles comme si d’ores et déjà elle ne se composait plus que d’ouvriers et de capitalistes. Un sérieux conflit de temporalités surgit : on ne peut pas interpréter des chiffres actuels en référence à une situation sociale future. Faute de logique d’autant plus surprenante que dans la Critique de l’économie politique, Marx insistait sur le fait que les chiffres devaient être ancrés dans la réalité sociale, et que ce penseur très soucieux de périodisation était d’accord avec Malthus pour penser que l’accroissement de la fécondité était une réponse bien trop lente aux besoins du capital, d’où la nécessité de recourir à des gisements de main-d’œuvre rurale.

41- Ceci nous conduit au vaste débat idéologique autour de la qualité du pronostic de Marx : la société capitaliste est-elle ou non caractérisée par un mouvement inéluctable de paupérisation ? Pour ce qui est des faits démographiques en tout cas, à partir de 1860, la mortalité et la fécondité ont entamé un mouvement irréversible de baisse, preuve de l’élévation du niveau de vie. La mortalité a diminué, on le sait, sous l’effet d’une amélioration de l’alimentation résultant de la révolution agricole et d’un recul concomitant de la virulence des épidémies [81][81]Par exemple : Mc Keown, Brown, 1955 ; Mc Keown, Record, 1972 ;…. D’autre part, Marx, qui pourtant vivait à Londres, où la propagande néo-malthusienne commençait à se développer avec Francis Place et George Drysdale, passa à côté de cette réalité émergente, la baisse de la fécondité dans les classes moyennes [82][82]Petersen (1980, 192-193) note que Marx, contrairement aux….

V – Conclusion : la population et le devenir du capitalisme

42- Tout sépare Malthus de Marx : la démarche même de la pensée, ondoyante chez l’un, structurée chez l’autre, la construction théorique, le rôle politique enfin. Une chose leur est commune : l’un et l’autre ont proposé une véritable loi de population. Ou plutôt il se sont tous deux fermement situés au niveau théorique, Malthus croyant à l’universalité dans le temps et dans l’espace du principe de population, Marx posant l’existence de lois de population spécifiques de chaque mode de production et s’attachant exclusivement à celle du capitalisme.

43- Comment lire ce que Marx a écrit sur la population ? Il faut certes vérifier la cohérence de la construction théorique, qui relève de l’économie politique – puisque la loi de population est celle d’un mode de production – en s’attachant plus particulièrement à ses concepts centraux, ceux de demande de travail et de plus-value. Il faut aussi intégrer la dimension socio-démographique des idées de Marx, à vrai dire inspirées d’Engels. Il faut simultanément intégrer la dimension socio-démographique des idées de Marx, à vrai dire inspirées d’Engels. L’analyse de la misère ouvrière comme facteur d’une nuptialité précoce et d’une fécondité élevée est une première contribution. La reconnaissance des diverses formes de mobilité et en particulier de l’ampleur de l’exode rural, en est une autre. La morbidité, la malnutrition et la mortalité en milieu ouvrier en sont une troisième. Or si l’économiste propose une loi de population du capitalisme, celle-ci doit rendre compte de l’ensemble des comportements socio-démographiques, ceux des capitalistes, des ouvriers, des autres classes sociales, fussent-elles condamnées à disparaître. Mais si la qualité du sociologue des classes ouvrières est incontestable, Marx dit très peu de choses sur les comportements démographiques des autres classes sociales. Ce qui, par ricochet, prive de vérification expérimentale sa construction théorique. Finalement, faute d’avoir distingué ce qui était spécifique de la classe ouvrière et ce qui concernait l’ensemble de la population, Marx sociologue n’a pas su ou voulu relativiser les implications théoriques de ses notations très concrètes en matière de fécondité, de nuptialité, de mortalité et de migrations. Alors qu’il relie magistralement l’analyse du fonctionnement concret du capitalisme anglais des années 1860 à la théorie de l’accumulation du capital, que le concept de surpopulation relative est opératoire pour analyser le fonctionnement du marché du travail, qu’enfin les données démographiques propres à la condition ouvrière sont convaincantes, le constat démographique global relatif à cette même Angleterre des années 1860 le met en difficulté pour la raison déjà évoquée : on ne peut utiliser des données portant sur l’ensemble de la population, en les interprétant comme si elles étaient pertinentes à une seule classe sociale. Le besoin de justifier la prédiction l’a emporté ici sur l’analyse sociologique.

44- Revenons à notre question initiale : pourquoi Marx a-t-il une attitude aussi ambivalente à l’égard de Malthus ? Il lui reconnaît en effet un réel mérite théorique, tout en lui reprochant de prôner la mesure doctrinale qui est cohérente avec la contribution théorique. Lecteur attentif de Malthus, il reprend point par point son argumentation, le crédite d’avoir perçu le risque d’une surproduction générale et de n’avoir pas cherché à « cacher les contradictions de la production bourgeoise » [83][83]En 1852, dans une lettre à Joseph Weydemeyer, journaliste…. Contrairement à l’optimisme des « économistes vulgaires », tels Jean-Baptiste Say avec la sacro-sainte loi des débouchés, ou Frédéric Bastiat avec sa théorie de l’harmonie des intérêts, Malthus, à travers la mise en garde contre un risque d’insuffisance de la demande effective, avait effectivement sapé définitivement l’optimisme libéral relatif au devenir du capitalisme. Keynes, qui partageait d’ailleurs cet avis, avait, on l’a noté, proclamé Malthus le premier des économistes de Cambridge, pour avoir, contre Ricardo, prédit le risque d’une crise générale liée à une insuffisance de la demande effective.

45-  Mais Marx rejette fermement la conclusion de Malthus : ce n’est pas en augmentant les classes improductives que les crises seront évitées. La réponse à la première question relève finalement du débat idéologique. Du point de vue de la doctrine sociale, Malthus plaide, de manière très moderne, en faveur d’une société plutôt composée de classes moyennes, ce qui permettrait de maximiser la demande effective. C’est l’industrie qui permet à long terme, en tant que source principale de la demande de travail, d’améliorer le bien-être et de résoudre le problème social grâce à une généralisation de la contrainte prudente. Elle stimule la croissance démographique sans pour autant induire une aggravation des conditions de vie dans la population. À court terme, la régulation se fait par les fluctuations du niveau de vie et de la nuptialité, qui varient l’un et l’autre avec la demande de travail. Marx voit bien l’enjeu politique : « Malthus admet la production bourgeoise pour autant qu’elle n’est pas révolutionnaire, qu’elle n’est pas une force historique, mais qu’elle crée une base matérielle plus large et plus commode pour l’ancienne société » [84][84]Marx, 1947, vi, 80 ; cf. aussi Marx, 1947, iv, 7.. Effectivement, s’il existe une solution aux crises du capitalisme du côté de la consommation, si en dépit du processus d’accumulation, les stocks issus d’une production de masse à faible prix peuvent s’écouler sur les marchés grâce à la consommation de classes moyennes, alors les contradictions du capitalisme sont désamorcées. Marx ne pouvait donc que vivement combattre Malthus sur ce point. Il ne fut pas le seul à percevoir le danger : l’hostilité de Clara Zetkin et de Rosa Luxembourg au néo-malthusianisme relève de la même logique.

46-  En 1913, au Congrès de Berlin, elles s’opposèrent aux thèses anarcho-syndicalistes, qui prônaient la « grève des ventres » pour ne pas donner à la bourgeoisie de la chair à canon, à travail et à plaisir. L’intérêt des communistes était radicalement opposé à cette stratégie : plus le prolétariat était nombreux, plus son potentiel révolutionnaire était élevé. Mais la même année 1913, Lénine publie le 16 juin dans la Pravda un article souvent cité dont l’argumentation est sensiblement différente et qui est particulièrement intéressant pour notre propos. D’abord il réitère l’hostilité « absolue » des communistes au néo-malthusianisme. Mais pour autant, « cela ne nous empêche pas d’exiger un changement complet des lois interdisant l’avortement ou la diffusion d’ouvrages de médecine ayant trait aux moyens anticonceptionnels. Ces lois sont une hypocrisie des classes dirigeantes ». Lénine affirme ensuite que cette position se justifie au nom des « droits démocratiques élémentaires des citoyens et des citoyennes ». L’ambiguïté doctrinale est extrême. Si on se place dans la ligne des analyses du Capital, la révolution prolétarienne doit en effet inéluctablement résulter des contradictions économiques du capitalisme, alors que les arguments « démocratiques » de Lénine sont un plaidoyer clairement destiné aux classes moyennes. Mais tandis que Clara Zetkin et Rosa Luxembourg, qui s’adressaient au contraire aux ouvriers, étaient tout naturellement fidèles à l’orthodoxie marxienne, se ranger aux côtés des néo-malthusiens, comme le fait Lénine, ne fût-ce que pour des raisons purement tactiques, était plus périlleux. Car à l’évidence le risque lié à la diffusion de la contraception est celui de la dérive social-démocrate : des ouvriers moins nombreux à offrir leur main-d’œuvre pourraient négocier de meilleurs salaires, améliorer leur niveau de vie et à terme s’embourgeoiser. Aussi Lénine est-il obligé d’ajouter que « les ouvriers conscients mèneront toujours la lutte la plus impitoyable contre les tentatives d’insuffler cette théorie réactionnaire et lâche à la classe la plus avancée de la société contemporaine, à celle qui est la plus forte, la mieux préparée à la grande transformation » [85][85]La classe ouvrière et le malthusianisme, cité in Fréville,…. En d’autres termes, la prise en compte de la superstructure, ici la législation sur la contraception et l’avortement, oblige à passer au niveau du combat idéologique pour préserver les chances de la révolution prolétarienne.

47- Derrière le manque de rigueur de Marx dans l’analyse du rôle de l’émigration anglaise, et au cœur de la contradiction flagrante du discours de Lénine (la contraception est bonne, mais le néo-malthusianisme est réactionnaire), on retrouve un problème de stratégie politique : comment faire accepter aux classes ouvrières le pari quasi pascalien de l’absence d’amélioration immédiate de leur situation au profit de l’âge d’or de la société communiste ? Il faut passer, en force pourrait on dire, par le politique : ce que Lénine propose implicitement, c’est en effet de s’appuyer sur le parti bolchevik, partie la plus avancée et conscientisée du prolétariat. C’était indirectement signer l’échec de la prédiction purement économique de l’effondrement du capitalisme.


 

Notes
[1]
Marx, 1969a, note 26, 633 ; note 5, 675 ; note 37, 677. Marx, 1947, vi, 42, 94 ; iv, 6.
[2]
Marx, 1947, vi, 38, et ses « considérations saugrenues », vi, 60.
[3]
Traduites en français sous le titre Histoire des doctrines économiques. Seul le livre i du Capital a été publié du vivant de Marx. Les manuscrits de ce qui devaient être les livres ii et iii ont été publiés par Engels en 1885 et 1894, et les ébauches du livre iv (les théories de la plus-value) par Kautsky en 1905.
[4]
Le lecteur attentif peut glaner quelques allusions à Malthus et plus généralement à la population dans les articles parus en 1848-1849 dans la Nouvelle Gazette Rhénane, mais elles ne sont pas théorisées. Par exemple, le journal Die Constitution fait un compte rendu d’une « assez longue » conférence du Dr. Marx à Vienne le 2 septembre 1848, lors de la réunion de la Première union ouvrière : « L’orateur parle encore des remèdes employés et de leur insuffisance, comme par exemple la théorie de Malthus sur la surpopulation », iii, 475. Cf. aussi le n° 60 du 30 juillet 1848, à propos d’une échelle mobile de droits sur les céréales, proposée par Hansemann-Pinto, qui évoque pour Marx la double progression de Malthus (i, 330).
[5]
Le bilan établi par Wladimir Berelovitch (1984), suggère qu’en Russie Marx est pour l’essentiel répété par les communistes au xixe siècle (405-415) ; point de vue confirmé pour le xxe siècle par Behar (1976, 9-12, 21), qui cite Spirkine, Yakhot, Gleserman, Koursanov, Urlanis, Valentey, Guzevaty. Sur les penseurs liés au marxisme, cf. Gani (1979) sur Laffargue et Guesde ; Meublat (1975) et Behar (1974) sur Otto Bauer, Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, Paul Sweezy. Les articles de Mc Quillan (1982) et Brackett (1968), sont plus approfondis que ceux de Mertens (1962) et Sauvy (1966a). Un des ouvrages de vulgarisation d’Alfred Sauvy au titre alléchant (1966b), ne traite nullement les choses au fond.
[6]
Aron, 1967, 144, et à nouveau 145, 158 et 177 ; sur le mécanisme socio-démographique de l’armée de réserve industrielle : 170. Dumont, 1985, 204-205.
[7]
L’épouvantail malthusien, de Jean Fréville, que l’on peut considérer comme un autre exemple du marxisme orthodoxe, a beaucoup vieilli, et il est finalement bien superficiel.
[8]
Marx, 1947, 324.
[9]
Heilboner, 2001.
[10]
Foley, 1995, 163.
[11]
Hutchinson, 1967.
[12]
Overbeek, 1974.
[13]
Weeks, 1992.
[14]
Petersen, 1988.
[15]
Behar, 1974, 1976.
[16]
Coats, 1984, 239, 293, 310, 360-361 et 425.
[17]
Sur la qualité de la recherche entreprise par Engels, on pourra lire avec profit la préface d’Eric Hobsbawm in Engels, 1961, 7-23.
[18]
Engels, 1961, 348.
[19]
Citations : Engels, 1998, 50, 58 et 61-62.
[20]
Marx, 1982, 402.
[21]
On trouvera des notations intéressantes sur la différence entre l’Angleterre et la Prusse in Althusser (1996, 72-74) et sur l’« impuissance historique (de la Prusse) à réaliser à la fois son unité nationale et sa révolution bourgeoise ». D’où un « sur-développement idéologique » dont Hegel est l’illustration même, tandis que la lecture des productions théoriques françaises et anglaises à côté des travaux purement historiques, prépare Marx à sa rupture avec l’idéalisme hegelien.
[22]
Ibid., 403-405. Cf. aussi 408. Marx cite ici, d’après Eugène Buret, un pamphlet anonyme du « Dr Kay ». E. Buret avait repris cet extrait tiré de la 11e édition du pamphlet de Kay (qui se révéla être Sir J.D. Kay-Shuttleworth) paru en 1839. L’ouvrage de Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, paru en 1840.
[23]
Ibid., 53.
[24]
Barton, 1817.
[25]
Marx, 1947, v, 167, repris in Marx, 1969a, chap. 15, 325.
[26]
Ibid., 167-168. Nous avons repris ici la traduction de Meek (1971, 83), bien meilleure que celle de Molitor (qui fait page 168 un contresens sur le mot « prix »).
[27]
Marx, 1947, v, 167-168.
[28]
Du moins dans le premier Essai de 1798, mais non dans les éditions ultérieures ni surtout dans les Principes d’économie politique. Sur l’évolution de la théorie malthusienne, cf. Charbit, 1998.
[29]
Marx, 1969a, 444-445.
[30]
Ibid., 444.
[31]
« Cependant, les circonstances plus ou moins favorables au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste. (…) La reproduction du capital renferme celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat ». Ibid.
[32]
Marx, 1969a, 447-448. Sur ce point, cf. Behar, 1974 et 1976.
[33]
Marx, 1969a, 452.
[34]
Ibid., 677.
[35]
Malthus, 1969, 254.
[36]
« Il faut, dans l’état prévu de la denrée en question sur le marché, quelque chose qui soit antérieur et étranger à la demande occasionnée par les nouveaux ouvriers, pour que le fermier soit amené à consacrer un nombre plus considérable de bras à la production de cette denrée ». Ibid., 187.
[37]
Marx, 1947, vi, 64-65.
[38]
Marx, 1947, vi, 77-78 : « Les consommateurs improductifs ne constituent pas seulement un énorme canal de déviation pour les produits jetés sur le marché ; de plus, ils ne jettent pas de produits sur le marché ; ils ne concurrencent donc pas les capitalistes ; ils constituent simplement la demande sans offre et compensent ainsi l’excédent de l’offre sur la demande du côté des capitalistes ».
[39]
Ibid., 81.
[40]
Ibid., 35.
[41]
Ibid., 78 et 80 : « pour autant qu’ils dépensent de l’argent pour acheter du travail, il est essentiel qu’ils n’occupent pas d’ouvriers productifs, mais de simples commensaux, des domestiques, qui maintiennent le prix élevé des subsistances en achetant sans fournir le moindre apport, la moindre augmentation ».
[42]
Ibid., 63. En fait il est possible, nous l’avons vu de réconcilier les deux Malthus.
[43]
Nous ne pouvons traiter ici de ce point. Au yeux de Marx, Malthus commet une grave erreur : il considère que « le prix de production et la valeur sont identiques ». Malthus suppose donc l’existence du profit, mais ne s’interroge pas sur son origine. Marx, 1947, vi, 51 et note 1, 50.
[44]
Ibid., 79-80.
[45]
Marx, 1969a, 527.
[46]
Ibid., 528.
[47]
Ibid., 543-548.
[48]
Ibid., 522.
[49]
À vrai dire, le Livre iii du Capital (Marx, 1976) reprend, en les simplifiant, les développements parfois ardus du Livre i, mais il se borne aux seuls mécanismes économiques, sans l’apport des données socio-historiques qui font la richesse du Livre i. Pour le livre iii, cf. : 215-216 (chap. 13, section iii) et 244-251 (chap. 15, section iii).
[50]
Smith : « L’accroissement du capital tend à augmenter les facultés productives du travail et à mettre une plus petite quantité de travail en état de produire une plus grande quantité d’ouvrage » (Marx, 1969a, 449). Ricardo : note, 115, 649 ; Andrew Ure : note 118, 650. Marx cite l’exemple le plus spectaculaire, le puddlage (affinage) de la fonte, avant 1780.
[51]
Marx, 1969a, 449-450.
[52]
« Tant qu’un capital ne change pas de grandeur, tout décroissement proportionnel de sa partie variable en est du même coup un décroissement absolu. Pour qu’il en soit autrement, il faut que le décroissement proportionnel soit contrebalancé par une augmentation survenue dans la somme totale de la valeur-capital avancée » (Marx, 1969a, 456).
[53]
Ibid., 460-461. Il cite aussi deux autres économistes, Jones et Ramsay.
[54]
Ibid., 459.
[55]
Ibid., 131. Engels, 1961, 122-123.
[56]
Marx, 1969a, 461.
[57]
Marx poursuit en citant Malthus : « les habitudes de prudence dans les rapports matrimoniaux, si elles étaient poussées trop loin parmi la classe ouvrière d’un pays dépendant surtout des manufactures et du commerce, porteraient préjudice à ce pays… Par la nature même de la population, une demande particulière ne peut pas amener sur le marché un surcroît de travailleurs avant un laps de seize ou de dix-huit ans et la conversion du revenu en capital par la voie de l’épargne peut s’effectuer beaucoup plus vite. Un pays est donc toujours exposé à ce que son fonds de salaire croisse plus rapidement que sa population ». Ibid., 463.
[58]
Ibid.
[59]
Ibid., 480.
[60]
Ibid., 460.
[61]
Ibid., 286-291 et 340. Par exemple, 463 : « Le système capitaliste développe aussi les moyens (…) d’augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon marché, l’homme par la femme, l’adulte par l’adolescent et l’enfant, un Yankee par trois Chinois ».
[62]
Sur la mortalité et la morbidité, cf. Marx, 1969a, chap. 10, 187-188 et 190-191 ; chap. 15, 288, 333-335, 338 et 356-359 ; note 182, 655 ; chap. 25, 479-48, 498-500 et 504.
[63]
Sur ces différents points, Ibid., 468 et 484-485.
[64]
Ibid., 468.
[65]
Ibid., 470.
[66]
Témoignages des fermiers : notes 125-127, 685.
[67]
Marx, 1969a, 461-462. Le recours au crédit pour financer l’investissement, amplifie les crises commerciales : « Le développement de la production capitaliste enfante une puissance tout à fait naturelle, le crédit, qui à ses origines s’introduit sournoisement comme une aide modeste de l’accumulation, puis devient bientôt une arme additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se transforme enfin en un immense machinisme social destiné à centraliser les capitaux » (ibid., 454).
[68]
Ibid., 326 et 479-482. Par exemple, la « famine du coton » de 1862 se traduisit par une tentative pour en développer la culture dans certaines régions de l’Inde aux dépens de la production locale de riz. En raison des mauvais moyens de communication, des famines locales se déclarèrent, faute de pouvoir transporter le riz dans les régions déficitaires.
[69]
Ibid., 309. Marx cite le Gouverneur général de l’Inde : en 1834-1835 « les os des tisserands blanchissent les plaines de l’Inde ».
[70]
Marx indique qu’entre 1846 et 1865, les exportations de coton de l’Inde vers l’Angleterre passent de 34,5 à 445,9 millions de livres (de 4,5 à 20,6 millions pour la laine). Marx, 1969a, notes 156-157, 652.
[71]
Ibid., 324 et 559.
[72]
Ibid., 556-564.
[73]
Ibid., 562.
[74]
Pour une synthèse commode, cf. Tranter, 1973.
[75]
Logement et santé : Marx, 1969a, 492-511 ; illégitimité : note 122, 685 ; opium : 288 et note 48, 642.
[76]
Hair, 1966 ; Sauer, 1978 ; Laslett, Oosterveen, 1973.
[77]
Les chiffres dont on dispose aujourd’hui ont été corrigés par B.R. Mitchell et P. Deane (cités par Tranter, 1973, 42, 53) :


Année Population Années Taux d’accroissement 1821 12.0 1811-1821 1,8 1831 13.9 1821-1831 1,6 1841 15.9 1831-1841 1,4 1851 17.9 1841-1851 1,3 1861 20.1 1851-1861 1,2
[78]
Max 1969a, 474-477 : « L’accroissement des profits imposés (fermages et quelques autres catégories non comprises atteignit, pour la Grande-Bretagne, de 1853 à 1864 (…) 4,58 % par an en moyenne, celui de la population pendant la même période, fut de douze pour cent » (474).
[79]
Source : D. Glass cité in Tranter, 1973, 53.
[80]
Marx, 1969a, 519.
[81]
Par exemple : Mc Keown, Brown, 1955 ; Mc Keown, Record, 1972 ; Mc Keown, 1978.
[82]
Petersen (1980, 192-193) note que Marx, contrairement aux socialistes et plus tard aux marxistes, n’a jamais fait référence au néo-malthusianisme, malgré le retentissement du procès Bradlaugh-Besant en 1877, six ans avant sa mort. Mais bien avant la fondation de la Ligue néo-malthusienne en 1877, l’activité de propagandiste de Place et de Drysdale est très significative.
[83]
En 1852, dans une lettre à Joseph Weydemeyer, journaliste membre de la Ligue des Communistes (Lettres sur le Capital, 5 mars 1852, 59). Même opinion dans une lettre à Engels du 14 juin 1853 (ibid., 641).
[84]
Marx, 1947, vi, 80 ; cf. aussi Marx, 1947, iv, 7.
[85]
La classe ouvrière et le malthusianisme, cité in Fréville, 1956, 290.

 

 

3 réflexions sur “Capitalisme et population : Marx et Engels contre Malthus

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