7 au Front

La petite ontologie comme grande crise de la philosophie

HAMLET. – Être, ou ne pas être: telle est la question. Y a-t-il pour l’âme plus de noblesse à endurer les coups et les revers d’une injurieuse fortune, ou à s’armer contre elle pour mettre frein à une marée de douleurs? Mourir… dormir, c’est tout… Calmer enfin, dit-on, dans le sommeil les affreux battements du cœur; quelle conclusion des maux héréditaires serait plus dévotement souhaitée? Mourir… dormir, dormir! Rêver peut-être! C’est là le hic. Car, échappés des liens charnels, si, dans ce sommeil du trépas, il nous vient des songes… halte-là! Cette considération prolonge la calamité de la vie. Car, sinon, qui supporterait du sort les soufflets et les avanies, les torts de l’oppresseur, les outrages de l’orgueilleux, les affres de l’amour dédaigné, les remises de la justice, l’insolence des gens officiels, et les rebuffades que les méritants rencontrent auprès des indignes, alors qu’un simple petit coup de pointe viendrait à bout de tout cela?

William Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 1, extrait (1601), traduction d’André Gide, dans Œuvres complètes, tome 2, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959.

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YSENGRIMUS — Alors attention les yeux. Pas moins philosophe qu’un autre, je vais, en une phrase, vous formuler une ontologie:

CE QUI EST EST, DANS LA MESURE OÙ CE QUI FUT DEVIENT CE QUI SERA.

Patatras! Voici infailliblement une ontologie. Elle est à la fois globale, intégrale, fulgurante, valide et sans anicroche. Et, qui plus est, on peut toujours la détailler. Elle est d’ailleurs plus riche en implicites qu’il n’y apparaît à première vue. D’abord, quand on avance que ce qui est est, cela implique ouvertement, et avec toute la fermeté requise, que l’existence se déploie en dehors de notre conscience et indépendamment d’elle. On est pas dans le paraître ou dans le sembler mais bel et bien dans l’être. On est pas en train de marmotter qu’on suppose ou qu’il nous semble bien que… ce qui est est. Non, non. Toutes les fadaises idéalistes à base de fondements de l’être cosmologique comme grande conscience immanente ou transcendante sont ici rejetées, sans compensation. Ce qui est est, qu’on le sache ou pas, voilà… tel est l’implicite retenu ici. La connaissance est conséquemment subordonnée à l’être, pas le contraire. Perceptible ou non, l’être ne perd rien de sa constitutive et objective harmonie. Harmonie invisible plus parfaite que l’apparence (Héraclite). Du point de vue de la gnoséologie, nous sommes ici, très modestement face à la richesse et la complexité du monde, dans la thèse du reflet, sans moins, sans plus.

Observons aussi qu’on ne touche pas, dans la formulation retenue, la question du être ou ne pas être. Si ce qui est est, il n’est pas asserté explicitement (et spéculativement) que ce qui n’est pas n’est pas et, surtout, on ne tataouine pas sans fin dans le dilemme suicidaire d’Hamlet. Cela n’est pas la question et il n’y a pas de question concernant l’ontologie radicale de l’être (il n’y a que des questions concernant le détail du déploiement de l’être: Hamlet vit ou Hamlet meurt?). L’immanence du déploiement de l’être expose déjà, de par le pur et simple déploiement factuel, sa forme objectale et mondaine de réponse assertive à la très éventuelle question du être ou ne pas être (question du reste hautement égocentrée et fort peu philosophique, chez le prince du Danemark à tout le moins. Vivre ou ne pas vivre aurait été moins shakespearien mais ontologiquement plus juste dans la tirade princière). On ne reconnaît pas, dans l’ontologie ici présente, au monde connu, inconnu, méconnu ou à connaître, la moindre dimension de choix ou d’alternative. Les alternatives, et leur pendant ontologisant l’aléatoire, ne sont jamais que des fluctuations de la connaissance engluées dans les limitations historiques et historicisées de leurs pénétrations du réel (Hamlet vivra ou mourra… et de toute façon il mourra… et de toute façon il n’existera qu’incarné par son acteur). Une connaissance plus intime dudit réel balaie l’être ou ne pas être au profit de ce qui est. L’ontologie promue ici est fondamentalement celle d’un déterminisme.

Attardons-nous maintenant à la cheville dans la mesure où. Je ne veux pas devenir linguisticiste mais cette cheville en dit long sur ce qu’elle a à dire. Elle établit une synonymie restrictive entre sa protase (ce qui la précède) et son apodose (ce qui la suit). Le problème à résoudre ici consiste à éviter d’enfermer l’aphorisme ce qui est est dans la prison d’une aporie métaphysique assez lourdement classique. Si ce qui est est, sans plus, le devenir reste fatalement sur le bord du chemin. Il n’a pas de statut dans le modèle, pour utiliser du jargon d’autrefois. Et alors, le susdit devenir n’est pas intégré à l’ontologie et donc c’est la cruciale catégorie de mouvement et ses incontournables afférents ontologiques (changement, altération, montée, déclin, révolution, mutation, schisme, repos, dégradés, fusion, alliage, rejet, crise etc) qui se retrouvent sans statut. Notre petite ontologie devient alors par trop investie dans l’immuable. Elle est statique, gorgée d’une forte dérive fixiste. On ne veut pas de ça. Une synonymie problématique mais indispensable entre les verbes être et devenir est donc sciemment instaurée pour expliciter l’identité dialectique entre l’étant et le devenir. Il n’est pas possible d’être sans devenir. Le mouvement est donc intimement fusionné au fait d’être. Le repos et la stabilité sont des moments transitoires. Le changement, l’avancée, la mutation, la révolution sont des catégories ontologiques fondamentales.

Pour le segment ce qui fut devient ce qui sera, il convient de ne pas se méprendre sur ce qui est dit ici. On n’est pas en train de laisser entendre que l’ancien (ce qui fut) revient, comme mécaniquement, pendulairement ou cycliquement, et reprend place (ce qui sera). Cette ambivalence possible de la tournure tient à la dimension générique du tout de la formulation abstraite de ma petite ontologie. Nous ne chantons pas du tout, ici, la chanson nietzschéenne de l’éternel retour. Ce qui est affirmé ici est, au contraire, que le devenir procède de l’inévitable autant que de l’irréversible. Le seul sens entendu ici est: ce qui fut (et ne sera plus) devient ce qui sera (et n’est pas encore). C’est l’idée de passage qui est formulée. Il est crucial aussi de comprendre que rien ne disparaît ou s’anéantit. Tout se pulvérise… attendu que, même impalpable, la poudre reste et entre dans d’autres combinatoires, d’autres dynamiques. Hamlet prince, Hamlet cadavre, Hamlet personnage à jouer deviendront radicalement autres. Tout se transforme et rien ne cesse d’être, du seul fait d’avoir été. Pour reprendre une formulation inspirée de Hegel, on dira aussi que les possibles prennent leur réalité dans le devenir. Il est important finalement d’insister sur l’équation de fer établie ici: être = (ce qui fut devient ce qui sera). Ceci avance la dialectique de l’être. On affirme ontologiquement la contradiction motrice de l’étant qui est un devenant, soit la passage perpétuellement dynamique de ce qui était en ce qui sera. Notre saisie collective, instantanée et fugitive, de ce passage est ce qui constitue son seul repos. En changeant, il se repose (Héraclite).

Telle est mon ontologie. J’en suis très fier et je la chante, comme un coq sur un tas de merde. Elle s’applique autant à l’évolution naturelle (Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme — Lavoisier) qu’au développement historique (La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire — Marx). Elle est juste, mon ontologie. Elle est bonne. Elle est méritoire. Elle procède d’une saine rationalité ordinaire. Je n’ai rien dit de faux et je suis bien prêt à ferrailler avec quiconque en questionnerait les postulats et le déploiement.

Et pourtant, il y a comme un défaut…

D’abord, il parait fatalement un peu curieux de faire tenir la description de l’intégralité de la réalité totale et globale de l’être dans une petite phrase de quinze mots. En première approximation, le moins qu’on puisse en dire, c’est que c’est pas très encyclopédique. Évidemment, il s’agit d’un énoncé de principes mais tout de même, c’est court. Remarquez, une formule courte peut parfois ne pas manquer d’un sain impact dialectique. Je pense, par exemple, au sublime je est un autre de cinq mots d’Arthur Rimbaud. Il y a là de quoi méditer longuement, tout court que soit l’aphorisme. Et pourtant, il reste qu’il y a un défaut.

Le problème de ma petite ontologie ci-haut, ce n’est pas tellement qu’elle soit courte. C’est bien plutôt qu’elle est abstraite. Bon, nous sommes en philosophie, il est donc de bon ton de se réclamer d’une certaine propension à l’abstraction. Mais n’en faut pas trop n’en faut. Abstraire, c’est fondamentalement larguer, en méthode, des poches de lests de réel et cela reste la façon la plus couillonnement sûre de ne pas formuler quelque chose de faux. Mon voisin se trompe souvent, c’est une affirmation aussi concrète que risquée. On s’y objectera certainement. L’être humain se trompe souvent, c’est un aphorisme plus vaste mais aussi plus sûr. On en saluera certainement la sagesse. Et le fait que mon voisin soit un être humain ne change rien à l’affaire. C’est l’abstraction qui sauve la face ici. Elle intériorise l’approximation, la légitime, la gère et la postule.

Toute ontologie abstraite bue, on a l’impression soudain d’être en train de faire des farces plates, de ne plus rien dire de très sérieux. Et pourtant, la vraie farce plate ici, justement, juste ici, c’est que ma petite ontologie du moment exemplifie à elle seule l’intégralité de la crise de la philosophie. Ce qui congèle la philosophie, compromet sa crédibilité, l’enlise dans l’ennui et nuit à son développement contemporain, c’est ceci justement: le fait de trop abstraire. Du fait de chercher le fondamental et le général, la philosophie, scolaire ou vernaculaire, atteint le niveau de la formule passe-partout formaliste sans risque mais aussi, sans prise. On se retrouve donc alors avec devant soi trois strates épistémologiques, si vous voulez. La profondeur archi-abstraite du savoir est occupée par le genre d’ontologie creuse du type de celle que j’exemplifie justement ici, en quinze mots et en pavoisant. La densité concrète des savoirs est désormais, pour sa part, solidement tenue par les disciplines scientifiques et techniques, qui, elles, ne céderont pas leur place, surtout pas devant les soubresauts volontaristement sapientiaux d’une pensée généraliste du genre de celle que j’exemplifie ici. La philosophie doit donc chercher à s’installer entre ces deux strates. Elle se doit de chercher à rester profonde… sans devenir creuse (je suis fier de ce calembour aussi… presque autant que je suis fier de ma petite ontologie).

Et pourtant, houlàlà, la philosophie existe. Massivement. C’est un comportement intellectuel vernaculaire, ordinaire, qui nous habite tous jusqu’à un certain degré. Ce n’est aucunement une chasse gardée de savants, au demeurant. La philosophie, c’est moins les gammes de la sagesse que le blueprint de l’esprit critique, en quelque sorte. Et le cul-de-sac où elle se trouve actuellement, c’est justement la pensée savante traditionnelle qui l’y a fourvoyée, d’assez longue date d’ailleurs. Et, en même temps, de plus en plus, la pensée ordinaire s’empare de la philosophie (sans trop se soucier, du reste, des philosophes, de leur tradition, de leur héritage) et en fait une arme théorique du tout venant. La philosophie se transforme, se transmute… C’est qu’elle aussi, comme le reste de l’être, devient ce qui sera… Reste simplement à adéquatement l’engager en direction du retour du concret, notamment en lui faisant éviter soigneusement les ontologies trop petites parce que trop synthétiques…

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Les définitions les plus abstraites, si on les soumet à un examen plus précis, font apparaître toujours une base déterminée, concrète, historique.

Karl Marx (Lettre à Engels, 2 avril 1858)

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Tiré de mon ouvrage, PHILOSOPHIE POUR LES PENSEURS DE LA VIE ORDINAIRE, chez ÉLP éditeur, 2021.

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3 réflexions sur “La petite ontologie comme grande crise de la philosophie

  • SOPHOPHILE

    Marx est mort, avant d’être largement surévalué et de servir à faire du mal. Mieux vaut l’oublier, alurs que son ouvrage inachevé a été imprimé avec le fruit de la sueur d’ouvriers britanniques d’Engels

    Heureusement Dieu est vivant et invite à l’altruisme sage seconde après seconde

    Mais, attention, pas celui anthropomorphisé des religions, l’Être suprême de la Révolution Française, notre Source et notre Finalité qui nous a donné de nombreuses incarnations – ce qui est amplement prouvé et connu et pensé depuis Pythagore lui-même –  pour y parvenir pleinement.

    Idiotie ? Ayez l’honnê, voire le courage, de taper Ian Stevenson ou Jim Tucker pour commencer

    Meilleure année altruiste possible donc

    Répondre
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