Dites bonjour à l’or russe et au pétroyuan chinois
Par Pepe Escobar. Paru sur The Cradle sous le titre Say hello to Russian gold and Chinese petroyuan
This article is available in 5 languages on the webmagazine:
22.03.2022-pEPE-eNGLISH-iTALIANO-SPANISH
Cela a pris du temps mais enfin, certains linéaments clés des nouvelles fondations du monde multipolaire sont en train d’être révélés.
Vendredi, après une réunion par vidéoconférence, l’Union économique eurasienne (UEEA) et la Chine ont convenu de concevoir le mécanisme d’un système monétaire et financier international indépendant. L’UEEA est composée de la Russie, du Kazakhstan, du Kirghizstan, du Belarus et de l’Arménie. Elle établit des accords de libre-échange avec d’autres nations eurasiennes et s’interconnecte progressivement avec l’initiative chinoise « Belt and Road » (BRI). (Voir ici : Résultats de recherche pour « route de la soie » – les 7 du quebec).
À toutes fins utiles, l’idée vient de Sergueï Glazyev, le plus grand économiste indépendant de Russie, ancien conseiller du président Vladimir Poutine et ministre de l’intégration et de la macroéconomie de la Commission économique eurasienne, l’organe de réglementation de l’UEEA.
Le rôle central de Glazyev dans la conception de la nouvelle stratégie économique/financière russe et eurasienne a été examiné ici (lien en français). Il avait vu venir la pression financière occidentale sur Moscou des années avant les autres.
De manière assez diplomatique, Glazyev a attribué la concrétisation de cette idée aux « défis et risques communs associés au ralentissement économique mondial et aux mesures restrictives à l’encontre des États de l’UEEA et de la Chine ».
Traduction : la Chine est une puissance eurasienne au même titre que la Russie, et elles doivent coordonner leurs stratégies pour contourner le système unipolaire américain.
Le système eurasien sera fondé sur « une nouvelle monnaie internationale », très probablement avec le yuan comme référence, calculée comme un indice des monnaies nationales des pays participants, ainsi que des prix des matières premières. Le premier projet sera déjà discuté à la fin du mois.
Le système eurasien est appelé à devenir une alternative sérieuse au dollar américain, car l’UEEA pourrait attirer non seulement les nations qui ont rejoint la BRI (le Kazakhstan, par exemple, est membre des deux), mais aussi les principaux acteurs de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ainsi que l’ASEAN. Les acteurs d’Asie occidentale [Moyen-Orient] – Iran, Irak, Syrie, Liban – seront inévitablement intéressés. (Voir ici : Résultats de recherche pour « organisation coopération shangai » – les 7 du quebec).
À moyen et long terme, l’expansion du nouveau système se traduira par l’affaiblissement du système de Bretton Woods, dont même les acteurs/stratèges sérieux du marché américain admettent qu’il est pourri de l’intérieur. Le dollar américain et l’hégémonie impériale font face à une mer agitée.
Faites voir cet or gelé ?
Pendant ce temps, la Russie a un sérieux problème à régler. Le week-end dernier, le ministre des finances Anton Siluanov a confirmé que la moitié de l’or et des réserves étrangères de la Russie ont été gelés par des sanctions unilatérales. Il est ahurissant de constater que les experts financiers russes ont placé une grande partie des richesses de la nation à un endroit où elles peuvent être facilement accessibles – et même confisquées – par l’ « Empire du mensonge » (copyright Poutine).
Au début, ce que Siluanov voulait dire n’était pas très clair. Comment Elvira Nabiulina et son équipe de la Banque centrale ont-ils pu laisser la moitié des réserves de change et même l’or être stockés dans des banques et/ou des coffres occidentaux ? Ou s’agit-il d’une tactique de diversion rusée de la part de Siluanov ?
Personne n’est mieux équipé pour répondre à ces questions que l’inestimable Michael Hudson, auteur de Super Imperialism : The Economic Strategy of the American Empire.
Hudson a été très franc : « Lorsque j’ai entendu pour la première fois le mot ‘gelé’, j’ai pensé que cela signifiait que la Russie n’allait pas dépenser ses précieuses réserves d’or pour soutenir le rouble, en essayant de lutter contre un raid occidental à la Soros. Mais maintenant, le mot ‘gelé’ semble avoir signifié que la Russie l’avait envoyé à l’étranger, hors de son contrôle. »
« Il semble qu’au moins à partir de juin dernier, tout l’or russe était conservé en Russie même. Dans le même temps, il aurait été naturel de conserver des titres et des dépôts bancaires aux États-Unis et en Grande-Bretagne, car c’est là qu’ont lieu la plupart des interventions sur les marchés mondiaux des changes », ajoute Hudson.
Pour l’essentiel, tout est encore en suspens : « En première lecture, j’ai supposé que la Russie avait quelque chose d’intelligent. S’il était intelligent de déplacer de l’or à l’étranger, peut-être faisait-elle la même chose que les autres banques centrales : le « prêter » aux spéculateurs, moyennant le paiement d’intérêts ou de frais. Tant que la Russie ne dira pas au monde où son or a été placé, et pourquoi, nous ne pourrons pas comprendre. Était-il à la Banque d’Angleterre – même après que l’Angleterre ait confisqué l’or du Venezuela ? Était-il dans la Fed de New York – même après que la Fed ait confisqué les réserves de l’Afghanistan ? »
Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’éclaircissement supplémentaire de la part de Siluanov ou de Nabiulina. Des scénarios tournent autour d’une série de déportations vers le nord de la Sibérie pour haute trahison. Hudson ajoute des éléments importants au puzzle :
« Si [les réserves] sont gelées, pourquoi la Russie paie-t-elle des intérêts sur sa dette extérieure arrivant à échéance ? Elle peut ordonner au ‘congélateur’ de payer, pour rejeter la responsabilité du défaut de paiement. Elle peut parler du gel par Chase Manhattan du compte bancaire de l’Iran, à partir duquel ce pays cherchait à payer les intérêts de sa dette libellée en dollars. Elle peut insister pour que tout paiement des pays de l’OTAN soit réglé à l’avance par de l’or physique. Elle peut aussi envoyer des parachutistes à la Banque d’Angleterre et récupérer l’or, un peu comme dans Goldfinger à Fort Knox. Ce qui est important, c’est que la Russie explique ce qui s’est passé et comment elle a été attaquée, afin d’avertir les autres pays. »
En guise de conclusion, Hudson ne peut s’empêcher de faire un clin d’œil à Glazyev : « La Russie devrait peut-être nommer un non pro-Occident à la Banque centrale. »
Changement de donne pour le pétrodollar
Il est tentant de lire dans les propos du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, lors du sommet diplomatique d’Antalya jeudi dernier, l’aveu voilé selon lequel Moscou n’était peut-être pas totalement préparé à l’artillerie financière lourde déployée par les Américains :
« Nous allons résoudre le problème – et la solution consistera à ne plus dépendre de nos partenaires occidentaux, qu’il s’agisse de gouvernements ou d’entreprises qui agissent comme des outils d’agression politique occidentale contre la Russie, au lieu de s’en tenir aux intérêts de leurs entreprises. Nous ferons en sorte de ne plus jamais nous retrouver dans une situation similaire, et que ni un certain Oncle Sam, ni personne d’autre ne puisse prendre des décisions visant à détruire notre économie. Nous trouverons le moyen d’éliminer cette dépendance. Nous aurions dû le faire depuis longtemps ».
Donc, « depuis longtemps » commence séance tenante. Et l’une de ses planches sera le système financier eurasien. Entre-temps, « le marché » (c’est-à-dire l’économie de casino américaine) a « jugé » (selon ses propres oracles) que les réserves d’or russes – celles qui sont restées en Russie – ne peuvent pas soutenir le rouble.
Là n’est pas la question – à plusieurs niveaux. Les oracles autodidactes, qui ont subi un lavage de cerveau pendant des décennies, croient que l’hégémon dicte ce que fait « le marché ». Ce n’est que de la propagande. Le fait crucial est que dans le nouveau paradigme émergent, les pays de l’OTAN représentent au mieux 15 % de la population mondiale. La Russie ne sera pas forcée de pratiquer l’autarcie parce qu’elle n’en a pas besoin : la plupart des pays du monde – comme nous l’avons vu avec la longue liste des pays non sanctionneurs – sont prêts à faire des affaires avec Moscou.
L’Iran a montré comment s’y prendre. Des négociants du golfe Persique ont confirmé au Cradle que l’Iran vend déjà pas moins de 3 millions de barils de pétrole par jour, sans que le JCPOA (actuellement en cours de négociation à Vienne) ait été signé. Le pétrole est ré-étiqueté, passé en contrebande et transféré de pétroliers en pleine nuit.
Autre exemple : l’Indian Oil Corporation (IOC), un énorme raffineur, vient d’acheter 3 millions de barils d’Ourals russe au négociant Vitol, pour livraison en mai. Il n’y a pas de sanctions sur le pétrole russe – du moins pas encore.
Le plan réducteur de Washington, à la Mackinder, consiste à manipuler l’Ukraine pour en faire un pion sacrifiable, afin de s’attaquer à la Russie par la méthode de la terre brûlée, puis à la Chine. Il s’agit essentiellement de diviser pour mieux régner afin d’écraser non pas un, mais deux concurrents en Eurasie – qui avancent parallèlement, au même rythme, en tant que partenaires stratégiques complets.
Comme le voit Hudson : « La Chine est dans le collimateur, et ce qui est arrivé à la Russie est une répétition générale de ce qui peut arriver à la Chine. Dans ces conditions, il vaut mieux agir plus tôt que plus tard. Car c’est maintenant que l’effet de levier est le plus fort ».
Tout le blabla sur « l’effondrement des marchés russes », l’arrêt des investissements étrangers, la destruction du rouble, un « embargo commercial total », l’expulsion de la Russie de « la communauté des nations », etc. est destiné à épater la galerie des zombies. L’Iran a fait face à la même chose pendant quatre décennies, et a survécu.
La justice immanente de l’histoire, comme l’a laissé entendre Lavrov, veut que justement, la Russie et l’Iran soient sur le point de signer un accord très important, qui pourrait être l’équivalent du partenariat stratégique Iran-Chine. Les trois principaux centres névralgiques de l’intégration de l’Eurasie sont en train de perfectionner leur interaction et, tôt ou tard, ils pourraient utiliser un nouveau système monétaire et financier indépendant.
Mais il y a encore plus de justice immanente en route, autour du changement de donne ultime. Et il est arrivé bien plus tôt que nous le pensions tous.
L’Arabie Saoudite envisage d’accepter des yuans chinois – et non plus des seuls dollars américains – pour vendre du pétrole à la Chine. Traduction : Pékin a dit à Riyad que c’est la nouvelle tendance. La fin du pétrodollar est proche – et c’est un clou certifié dans le cercueil de l’indispensable Hégémon.
En attendant, il reste un mystère à élucider : où est l’or russe gelé ?
Traduction Corinne Autey-Roussel
Photo Steve Bidmead /Pixabay
Versão em Língua Portuguesa:
https://queonossosilencionaomateinocentes.blogspot.com/2022/03/diga-ola-ao-ouro-russo-e-ao-petroyuan.html
Ping : Qui s’isole dans le monde? Quatre signes du “divorce” imminent entre les États-Unis et les pays du Golfe – les 7 du quebec