Invités

Les objectifs stratégiques américains à l’épreuve des faits – par Édouard Husson (2)

Les buts stratégiques américains vus de l’intérieur

This article is available in 5 languages on this webmagazine:
7.8.17.07.2022-Bibeau-Delépine-Husson-English-Italiano-Spanish
Le premier article de cette série est ici:
Les premiers contours du monde d’après la guerre en Ukraine – par Edouard Husson (1) – les 7 du quebec

Je recommande la remarquable analyse de Michael Brenner, reproduite par le CF2R:

À partir d’avril 2021, les contours de la stratégie américaine à l’égard de l’Ukraine et de la Russie se sont rapidement précisés : organiser un incident provocateur dans le Donbass qui déclenche une réaction russe pouvant ensuite être utilisée pour confirmer les affirmations spécieuses de Washington concernant des plans d’invasion russes préexistants.

Le renforcement significatif des forces ukrainiennes le long de la ligne de contact dans le Donbass, approvisionnées en abondance en missiles antichars Javelin et antimissiles Sprint, laissait présager la préparation d’actions militaires offensives. Cela consistait à faire exactement ce dont nous accusions Moscou : planifier une attaque délibérée. Washington s’attendait à ce que la crise qui s’ensuivrait contraigne les Européens de l’Ouest à accepter un ensemble complet de sanctions économiques – y compris l’annulation de Nord Stream II contre la Russie. C’était la pièce maîtresse du plan. L’équipe de politique étrangère de Joe Biden était convaincue que les sanctions draconiennes provoqueraient l’effondrement de l’économie russe, fragile et peu diversifiée. (C’est nous qui soulignons. EH) Le bénéfice secondaire pour les États-Unis serait une plus grande dépendance de l’Europe vis-à-vis d’eux en matière de ressources énergétiques, et de manière implicite, leur alignement sur les positions politiques de Washington. Ainsi, la peur de la Russie et la dépendance économique, perpétueraient-elles indéfiniment le statut de vassal des Etats européens qui est le leur depuis soixante-quinze ans.  

Par conséquent, la cible principale de Washington dans la crise de l’Ukraine était la Russie – l’obéissance croissante des alliés européens à Washington étant un gain collatéral. Le boycott généralisé – et nous l’espérions mondial – des exportations russes de gaz naturel et de pétrole était envisagé comme un moyen d’épuiser les ressources financières et l’économie du pays à mesure que ses recettes liées aux exportations diminueraient.

Si l’on ajoute à cela le projet d’exclure la Russie du mécanisme de transaction financière SWIFT, le choc subi par l’économie devait entraîner son implosionLe rouble s’effondrerait, l’inflation monterait en flèche, le niveau de vie chuterait, le mécontentement populaire affaiblirait tellement Poutine qu’il serait contraint de démissionner ou serait remplacé par une cabale d’oligarques mécontents. Le résultat serait une Russie plus faible, redevable à l’Occident, ou une Russie isolée et impuissante. Comme le disait le président Biden : « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir ».

Pour bien comprendre la tactique employée par les États-Unis, il faut tenir compte d’un fait capital : très peu de personnes dans le Washington officiel se souciaient de la stabilité de l’Ukraine ou du bien-être du peuple ukrainien. Leurs yeux étaient fixés sur Moscou. Dans l’esprit des stratèges de Washington, l’Ukraine constituait une occasion unique de justifier l’imposition de sanctions paralysantes qui mettraient un terme aux ambitions supposées de Poutine en Europe et au-delà. En outre, les liens de plus en plus étroits entre la Russie et les États européens seraient rompus, probablement de manière irrémédiable. Un nouveau rideau de fer diviserait le continent, marqué par une ligne de sang – le sang ukrainien. Cette réalité géostratégique libérerait l’Occident pour qu’il consacre toute son énergie à faire face à la Chine. Tout ce que les États-Unis ont fait vis-à-vis de l’Ukraine au cours de l’année écoulée a été dicté par cet objectif primordial.

Ces scénarios optimistes avaient en commun l’espoir que le partenariat sino-russe naissant serait fatalement affaibli, ce qui ferait pencher la balance en faveur des États-Unis dans la bataille à venir avec la Chine pour la suprématie mondiale. (…)

Comment ce plan a-t-il été conçu et décidé ? En vérité, les objectifs généraux étaient définis depuis l’administration Obama. Le président lui-même avait donné son approbation au coup d’État de Maïdan (2014), lequel a été supervisé directement par le vice-président de l’époque, Joe Biden, qui a agi en tant que pilote pour l’Ukraine entre mars 2014 et janvier 2016. Puis, l’administration américaine a pris des mesures énergiques pour bloquer la mise en œuvre des accords de Minsk II, faisant des remontrances à Merkel et Macron pour avoir accepté d’en être les souscripteurs. C’est pourquoi Berlin et Paris n’ont jamais fait le moindre geste pour persuader Kiev de respecter ses obligations.

L’opération visant à provoquer une crise dans le Donbass a été élaborée par des personnalités influentes – notamment Anthony Blinken, le secrétaire d’Etat, et Jake Sullivan, le patron du Conseil national de Sécurité – et dans les cercles néo-conservateurs pendant la présidence Trump (…).

La stratégie consistait à augmenter la pression sur Moscou afin d’étouffer dans l’œuf l’aspiration de la Russie à redevenir un acteur majeur pouvant priver les États-Unis de leurs privilèges d’hégémon mondial et de maître unique de l’Europe. Elle a été conduite par l’ardente Victoria Nuland et ses camarades néo-cons présents au sein du National Security Council (NSC), de la CIA, du Pentagone, du Congrès et dans les médias. Comme Anthony Blinken et Jake Sullivan étaient eux-mêmes partisans de cette stratégie de confrontation, l’issue du débat était jouée d’avance.

En ce qui concerne l’Ukraine, le plan était prêt et n’attendait que la décision de Maison-Blanche. Les partisans d’une nouvelle Guerre froide présents partout dans l’administration purent imposer leur point de vue à un gouvernement dans lequel n’existait aucune voix discordante et dirigé par un président passif et malléable était certaine. Ainsi, le plan anti-Russie en Ukraine prit forme avec le renforcement des forces militaires ukrainiennes le long de la ligne de contact dans le Donbass et les discours belliqueux sur la nécessité d’imposer à Moscou des sanctions économiques plus lourdes en cas de conflit, venant aussi bien de Washington que de Bruxelles.

Les dirigeants du Kremlin semblent avoir été parfaitement conscients de ce qui se tramait. L’objectif américain de remettre la Russie à sa place subordonnée était considéré comme une évidence par le Kremlin. Mais une certaine incertitude régnait quant à savoir à quelles initiatives il fallait s’attendre sur le terrain : un assaut majeur des forces de Kiev dans le Donbass ou des actes de provocation de moindre envergure pour provoquer une réaction russe qui pourrait servir de prétexte à l’imposition de sanctions – notamment la fermeture de Nord Stream II ?

Il est probable que les hauts responsables à Washington n’avaient pas eux-mêmes établi de choix quant aux modalités tactiques de leur action. (…)

Mais finalement, la décision de lancer l’opération contre la Russie a été prise. Une preuve indéniable en sont les annonces très précises du président Biden, d’Anthony Blinken et du directeur de la CIA, William Burns, quant à la date de « l’offensive » russe. Ils pouvaient être aussi affirmatifs parce qu’ils connaissaient parfaitement la date fixée pour le début de l’opération militaire ukrainienne contre le Donbass – et savaient que Moscou régirait aussitôt militairement. Ces affirmations ne reposaient pas sur des renseignements privilégiés obtenue grâce à des interceptions des communications russes ou la présence d’une taupe au Kremlin… Washington ne dispose pas d’un tel accès aux centres de décision moscovites, comme le prouve le fait que les Etats-Unis aient été surpris par toutes les autres initiatives russes importantes, notamment par l’intervention militaire en Syrie en 2015.

Le compte à rebours a été enclenché par la multiplication par 30 des bombardements ukrainiens dans le Donbass – y compris contre des quartiers résidentiels – entre le 16 et le 23 février 2022, ainsi que l’ont signalé les observateurs de l’OSCE. La forme et l’ampleur exactes de la réaction du Kremlin étaient imprévisibles, mais cela ne constituait pas en soi un problème pour Washington, puisque toute action militaire de Moscou servait son grand projet. En outre, les Américains étaient convaincus que l’ambitieux programme de formation et d’équipement de l’armée ukrainienne lancé depuis 2018 – et complété par l’érection d’un important réseau de fortifications constituant une ligne Maginot miniature – empêcherait une déroute des forces de Kiev et, par conséquent, créerait les conditions d’une guerre d’usure dont les effets sur l’économie et l’opinion russes seraient particulièrement marqués. (…)“.

Ce texte est écrit, sinon avec le style, du moins avec la la froideur décapante d’un Tacite décrivant les décisions des empereurs romains de l’intérieur. On comprend:

  • que l’élection de Donald Trump a enrayé les plans des Démocrates, qui se sont empressés de les reprendre après avoir empêché le gagnant réel de l’élection de 2020 d’entrer effectivement à la Maison Blanche. Une petite révolution de couleur interne….
  • …avant de déclencher la guerre par Ukraine interposée contre la Russie, qui aurait dû avoir lieu dès 2018-2019, si Hillary Clinton avait été élue. Guerre ukrainienne assortie de sanctions économiques destinées à faire renverser le régime de Vladimir Poutine par une grande “révolution de couleur”, le couronnement de l’entreprise des neocons/néolibs. La réalisation du plan post-kinssigérien, font Brzezinski avait donné une version dans son Grand Echiquier
  • Qu’il soit absurde de penser affronter successivement la Russie, deuxième (première?) puissance militaire de la planète puis la Chine prouve non seulement que les dirigeants démocrates et Républicains néo-conservateurs ont abandonné la doctrine Kissinger d’équilibre des puissances; mais aussi qu’ou bien les Démocrates sont prisonniers de leur idéologie hyperindividualiste, qui leur fait perdre de vue les réalités stratégiques; ou bien ils n’ont jamais eu l’intention de faire la guerre à la Chine. mais imaginé de se partager la Russie et le monde avec elle, selon une complicité entre “globalistes”.
  • dans tous les cas, l’équipe démocrate post-Obama a sous-estimé la puissance russe et présumé de ses propres forces.

 

Robert Bibeau

Auteur et éditeur

Une réflexion sur “Les objectifs stratégiques américains à l’épreuve des faits – par Édouard Husson (2)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur les 7 du quebec

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture