7 au Front

La République sociale jacobine torpillée par la contre-révolution thermidorienne (1/2)

Par Khider Mesloub.

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29.08.2022-Mesloub-Thermidor-English-Italiano-Spanish

« Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. » Antoine de Saint-Just, Homme politique et révolutionnaire français, 1767 – 1794.

 

La Révolution française amorcée en juillet 1789, après cinq années d’effervescence insurrectionnelle culminant à l’époque du triomphe du jacobinisme, impulsée en septembre 1792 avec la proclamation de la République, est au final ligotée et liquidée par les forces conservatrices apeurées, épouvantées par la radicalisation des classes populaires galvanisées par l’idéal de l’égalitarisme social. Au plan de la gouvernance, aux forces populaires animées de la volonté d’éradiquer les inégalités héritées de l’Ancien Régime succèdent les dirigeants bourgeois réactionnaires, résolus à abattre le nouveau régime républicain et démocratique. Le baptême du feu de la contre-révolution est lancé le 9 thermidor 1794, le jour de l’arrestation de Robespierre, suivie de son exécution.

« Maximilien Robespierre, la veille encore l’homme le plus puissant de France, est étendu, couvert de sang et la mâchoire fracassée. Le grand fauve est capturé. La Terreur prend fin. Avec elle s’éteint l’esprit enflammé de la Révolution ; l’ère héroïque est terminée. C’est l’heure des héritiers, des chevaliers d’industrie et des profiteurs, des faiseurs de butin et des âmes à double visage, des généraux et des financiers », écrit Stefan Zweig.

Avant de poursuivre notre étude sur la contre-révolution thermidorienne, il est utile de rappeler que l’emploi du terme « terreur » (pour qualifier cette période révolutionnaire jacobine) est l’œuvre de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Parce que le peuple voulut imposer l’égalité aux riches et les contraindre à « être honnêtes », les classes possédantes et dirigeantes qualifièrent cette politique sociale du peuple d’entreprise de terreur. Et Robespierre incarnerait, selon les thuriféraires anachroniques du narratif bourgeois couarde, la quintessence de la terreur. Or, contrairement à la majorité des Révolutionnaires, notamment girondins, pour un homme politique qualifié depuis deux siècles de sanguinaire, c’est un des seuls hommes d’État à s’être prononcé, pour des raisons humanitaires, contre la peine de mort dès les débuts de la Révolution. À s’être opposé, pour éviter l’effusion de sang de ses compatriotes français, à une guerre offensive et de conquête, approuvant uniquement le principe d’une guerre défensive contre les armées monarchiques coalisées contre la jeune République jacobine. « La guerre fait nécessairement une diversion funeste. Elle nous force à épuiser l’État d’hommes et d’argent (…) Elle dévore les meilleurs citoyens qui vont à la défense de la patrie menacée. », déclare Robespierre.

Or, depuis plus de deux siècles, Robespierre est anathématisé, fustigé, ostracisé. Une chose est sûre : en comparaison de la carrière politique de son contemporain, Napoléon Bonaparte, Robespierre fait figure d’un enfant de chœur. En effet, Napoléon 1er, magnifié par l’État français et encensé dans les manuels scolaires d’histoire, fut pourtant un dictateur parvenu au sommet du pouvoir par le coup d’État du 18 brumaire 1799, doublé d’un boucher sanguinaire qui, sous couvert de propagation des idéaux de la Révolution française, se bâtit, par ses expéditions militaires pillardes et génocidaires, un empire européen à la hauteur de sa mégalomanie délirante impériale.

Rappelons que, contrairement au narratif idéologique bourgeois véhiculé depuis deux siècles, le principal artisan de la politique de répression contre les ennemis de la Révolution menacée d’extinction sous le double assaut des troupes européennes et des contre-révolutionnaires autochtones, fut Danton, chef du Comité de Salut Public, qui s’enrichit grâce à sa participation à la Compagnie des Indes.

Rappelons également que les auteurs du coup d’État thermidorien (1794), tant encensés par l’historiographie dominante française, outre d’avoir perpétré ce coup de force institutionnel, procédèrent également à l’arrestation de Robespierre et de ses partisans, 70 membres du pouvoir (Saint-Just, Couthon), puis à leur exécution sans autre forme de procès, c’est-à-dire sans jugement. Au reste, signe de la cruauté des membres du nouveau régime (baptisé plus tard le Directoire), les corps de Robespierre et de ses compagnons furent ensevelis dans des fosses communes. En outre, les Thermidoriens, auteurs du coup d’État en juillet 1794, notamment Barras, Tallien et Fouché (devenu ministre de la Police sous Napoléon 1er), pour ne citer que les plus célèbres, étaient tous des politiciens véreux enrichis par le pillage des biens des églises, des potentats exerçant leur pouvoir tyrannique sur de nombreuses villes provinciales françaises.

L’ironie de l’histoire, c’est que la chute de Robespierre fut ourdie et précipitée par les pires terroristes de la Convention, comme le souligne l’historien M. François Lebrun, Professeur émérite à l’université de Haute-Bretagne (Rennes II) : « le paradoxe est que celle-ci [la chute de Robespierre] est provoquée non par des adversaires résolus d’un régime dont l »Incorruptible » était devenu le symbole, mais par les pires terroristes de la Convention, craignant d’être les prochaines victimes de la guillotine ». Ce sont ces criminels notoires qui, au lendemain de leur prise du pouvoir, forgèrent l’image d’un Robespierre sanguinaire.

Fondamentalement, l’historiographie dominante française a toujours œuvrer pour occulter les clivages sociaux et les affrontements idéologiques qui marquèrent cette période révolutionnaire.  Qui plus est, cette historiographie sectatrice s’inscrit dans une opération idéologique tendant à décrire cette phase révolutionnaire populaire égalitariste comme un sinistre épisode de terrorisme actionné par un ramassis de marginaux politiciens sanguinaires. Cette version bourgeoise s’applique à assimiler toute révolution à une action sociale terroriste. Et tous révolutionnaires à des sanguinaires assoiffés de sang qu’il conviendrait de neutraliser.

Osons une comparaison avec la Révolution algérienne : c’est comme si en 1960 ou 1961, les messalistes seraient parvenus à supplanter les révolutionnaires indépendantistes du FLN par un coup de force, puis se hisser comme les principaux dirigeants et interlocuteurs du pouvoir colonial français. Ils auraient non seulement torpillé le processus d’indépendance de l’Algérie, mais, surtout, exécuté l’ensemble des leaders indépendantistes, puis, en guise de couronnement de trahison, entamé la narration d’une histoire dépeignant les Révolutionnaires algériens comme des terroristes, des sanguinaires, en un mot, des criminels qui auraient fait régner la Terreur durant les « événements » de l’Algérie contre la population musulmane et française pied-noir. L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs.

De fait, de tous temps, les vainqueurs, tout comme les classes dominantes confrontées aux révoltes insurrectionnelles, s’acharnent toujours à disqualifier le combat de leurs ennemis. Notamment par l’usage de qualificatifs péjoratifs, délibérément dévalorisants, criminalisants. Ainsi, le combat des Algériens pour se libérer du joug colonial français est toujours considéré de nos jours encore par la frange nostalgique de l’Algérie française comme du terrorisme. Les révolutionnaires algériens étaient taxés de terroristes. De même, les Communards étaient qualifiés de terroristes par les Versaillais. Pareillement, les Bolcheviks étaient également étiquetés de criminels par le tsar et l’armée blanche soulevée contre le nouveau pouvoir populaire soviétique.

De manière générale, sous quelque régime politique que ce soit, dès qu’il s’agit de remettre en cause l’ordre établi, la classe dominante criminalise le combat de ses adversaires. En particulier, par le recours à une rhétorique outrageante et diffamatoire, notamment par l’usage de termes réservés ordinairement aux criminels de droit commun. Toujours est-il que, pour neutraliser la révolte légitime du peuple, la classe dominante emploie d’abord les insultes ordurières, ensuite les balles meurtrières.

Au reste, il est fréquent dans l’imaginaire collectif de la société (façonné par l’idéologie bourgeoise), à l’évocation de l’idée de Révolution, d’associer celle-ci spontanément au sang, à la terreur, au massacre. Or, il n’y a rien de plus inexact, de plus fallacieux. La révolution n’est absolument pas synonyme de massacre, source de violences populaires sanglantes. À l’orée de l’insurrection, la Révolution ne génère souvent que quelques victimes. La prise du pouvoir par les Bolcheviks a fait à peine quelques dizaines de morts. Comme nous l’enseigne l’histoire, c’est la réaction violente des classes dominantes qui provoque les bains de sang. Ce sont les classes régnantes, résolues à se maintenir au pouvoir, qui défendent cruellement leurs privilèges par la violence, répandent par leurs police et armée la terreur (souvent avec l’aide de troupes militaires de pays étrangers). La différence est importante. C’est la classe dominante, appuyée sur ses deux bras armés, les forces répressives policières et militaires, qui ripostent par la terreur contre le soulèvement du peuple désarmé, afin de préserver son ordre établi. Pour tordre le cou à ces falsifications historiques et manipulations mentales relatives à la question de la terreur prétendument inhérente à toute Révolution, il est de la plus haute importance de rappeler qu’une seule guerre capitaliste (guerre napoléonienne, Première Guerre mondiale, guerre en Irak) a fait des milliers de fois plus de victimes que Toutes les révolutions réunies. La preuve par la guerre actuelle en Ukraine : en moins de 150 jours, le conflit armé aura provoqué des milliers de morts ukrainiens et russes. Fondamentalement, pour les révolutionnaires authentiques « la révolution n’est pas ce qui déploie la haine, la violence et le ressentiment mais ce qui – à rebours – rend possible leur extinction définitive ».

Pour revenir à la Révolution française, par l’exécution de Robespierre et de ses compagnons de combat, c’est la République démocratique et égalitaire qu’on assassine. C’est la république sociale qu’on guillotine. C’est la conception sociale solidaire de la société qu’on enterre. En effet, Thermidor marque l’accaparement définitif du pouvoir par les élites bourgeoises. La fin du contrôle des instances politiques par les masses populaires, cette force plébéienne politiquement consciencieuse et militante. Elle sonne le tocsin de la conception résolument conflictuelle de la gestion de la société. Le nouveau régime, dirigé par le Directoire, proclame la fin des conflits et des idéologies (entendant par-là, la fin de la lutte de classe menée par les classes populaires aux riches). Aussi, à la politique de confrontation sociale succédera la politique consensuelle, le régime du compromis politique, de la modération revendicative populaire, l’abolition des « privilèges sociaux » concédés à la plèbe par la République jacobine, l’instauration de la vraie Terreur de classe contre le peuple au moyen d’une politique répressive tous azimuts.

Par cette politique élitiste, la contre-révolution thermidorienne renvoie les masses dans leurs chaumières, pour octroyer le pouvoir qu’aux seuls dirigeants bourgeois rétablis dans leur vie de château.

De toute évidence, la politique radicale d’égalité sociale menée par les Jacobins, particulièrement initiée par son aile gauche (représentée par Marat, Jacques Roux, l’ouvrier Tiger, Théophile Leclerc, Varlet, Babeuf, Sylvain Maréchal, Anarcharsis Cloots, Claire Lacombe, Pauline Léon, Marie Anne Vilquin, Constance Evrard, Olympe de Gouges, etc., véritables héros issus des masses populaires révolutionnaires) aura manifestement traumatisé les classes privilégiées bourgeoises et aristocratiques. Pour preuve, dans un rapport publié au lendemain du coup d’État thermidorien, en 1795, consacré aux « crimes » perpétrés par Robespierre et les Jacobins (accusés d’avoir voulu subvertir l’ordre divin dominant en s’attaquant aux riches), il est écrit : « Ordre fut donné, et exécuté en partie, d’exterminer les riches, les hommes éclairés (…) afin de réaliser le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction de la richesse et la ruine du commerce. » Voilà comment la classe dominante, effrayée par son déclassement, menacée de disparition, sauvée in extremis grâce à son coup d’État, décrit la gouvernance démocratique jacobine, perçoit la politique d’égalisation sociale mise en œuvre par les Jacobins sous l’instigation de son aile maximaliste. C’est une lecture de classe. La vision d’une bourgeoisie effrayée par la prise du pouvoir par les sans-culottes.  Néanmoins une bourgeoisie déterminée à défendre ses intérêts, ses privilèges, sa condition sociale de classe dominante.

Une chose est sûre, les Thermidoriens [1], dans leurs récriminations contre les Jacobins, ne pardonnent pas au peuple d’avoir usé de la coercition pour imposer son programme économique, contraint les classes privilégiées à partager leurs richesses, instauré une démocratie directe au service du peuple. En résumé, d’avoir porté atteinte au droit sacré de la propriété bourgeoise, bousculé les principes les plus élémentaires de l’économie capitalistes embryonnaire et précipité la France dans la « ruine du commerce » (la ruine de leurs richesses associées à la France, alors qu’elle en était la seule bénéficiaire par sa position dominante, son statut de propriétaire exclusive des moyens de production et des biens).

 

Pour la bourgeoisie, ses intérêts se confondent avec le pays qu’elle gère comme son entreprise pour son seul profit.  Pour la classe régnante, la fin de sa domination sur l’économie signifie la ruine du pays. La fin de son monde constitue la fin du Monde.

 

Au reste, l’objectif des Thermidoriens est clair : bannir du paysage politique la phase jacobine de la République française pour enrayer définitivement l’expérience populaire de la démocratie sociale et directe. En effet, aux yeux des Jacobins, particulièrement de son aile gauche, la démocratie est inséparable de la quête du bien commun, du bonheur (« Le bonheur est une idée neuve en Europe », proclame le révolutionnaire Saint-Just), du pouvoir populaire. L’exercice du pouvoir est soumis au contrôle direct des élus et du gouvernement mandatés par les citoyens, par le « peuple jacobin » Or, cette république populaire et sociale constitue une hérésie pour les classes dominantes de l’époque, résolues à conserver les rênes du pouvoir à leur exclusif profit. De là s’explique leur détermination à extirper la république égalitaire jacobine du sol français, des consciences prolétariennes.

De fait, cet idéal démocratique s’illustre pendant la Convention montagnarde sous la forme de sections de sans-culotte [2], organisées dans les communes. Ces sans-culottes, figures de proue de la démocratie directe et sociale sous la Révolution, sont armés. Outre l’armement de ces sections populaires chargées de la défense de la patrie contre les ennemis intérieurs et extérieurs, ces sections élisent et révoquent leurs représentants en assemblées. Ces assemblées sont sommées d’appliquer les décisions des sections populaires. Les sections populaires représentent un véritable pouvoir parallèle, un contre-pouvoir contrôlant l’exécution de la politique économique et sociale. Lors du vote de certaines lois controversées, notamment celles qui violent la volonté populaire, les sections populaires n’hésitent pas à envahir l’Assemblée nationale pour manifester leur opposition au projet de loi…(déjà, la Commune était en marche…NDÉ).

 

À SUIVRE 

Khider MESLOUB


NOTES

[1] On désigne sous le nom de « Thermidoriens » les vainqueurs de Robespierre, les 9 et 10 thermidor an II (27 et 28 juillet 1794). Le nom recouvre donc à la fois des anciens terroristes (Tallien, Barras, Fréron) et des modérés de la Plaine (Sieyès, Boissy d’Anglas, Cambacérès). Ce sont les Thermidoriens qui ont gouverné la France jusqu’à l’établissement du Directoire et même jusqu’au coup d’État de Brumaire de 1799 mené par Napoléon. Les idées politiques et sociales des gouvernants thermidoriens reflétaient celles de la bourgeoisie nouvelle, des acquéreurs de biens nationaux et des spéculateurs sur les fournitures de guerre ou les assignats, que les mesures en faveur des pauvres et la tentative de dirigisme économique des Montagnards, en l’an II, avaient inquiétés. Ils pensaient, comme Boissy d’Anglas, qu’« un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est l’état de nature». Assurer la prépondérance de la bourgeoisie était le principal souci des Thermidoriens. On peut dire que leur œuvre et leur domination se perpétuent encore jusqu’à nos jours en France et ailleurs.

[2] « Sans-culotte » est le nom donné, au début de la Révolution française de 1789, par mépris, aux manifestants populaires qui portaient des pantalons à rayures et non des culottes, symbole vestimentaire de l’aristocratie de l’ancien régime. Les sans-culottes étaient des révolutionnaires issus du petit peuple de la ville et défenseurs d’une République égalitaire. Ils étaient jugés par les autres révolutionnaires comme « radicaux » car ils prônaient la démocratie (que nous appellerions « directe » de nos jours), c’est-à-dire sans intermédiaires comme les députés (qui à l’époque se disaient antidémocrates car « la démocratie serait l’anarchie ». Ils se distinguaient par leur mode d’expression, en particulier vestimentaire. Leur tenue comportait un pantalon à rayures bleues et blanches, au lieu de la culotte courte et des bas portés par les nobles et les bourgeois, ainsi qu’un bonnet phrygien rouge et une tendance à la simplicité. Ce costume était un signe de protestation, arboré par les membres de toutes les conditions qui se présentaient comme « patriotes ».

 

 

 

Robert Bibeau

Auteur et éditeur

2 réflexions sur “La République sociale jacobine torpillée par la contre-révolution thermidorienne (1/2)

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