XAVIÈRE – MES SAISONS (Hélèna Courteau)
YSENGRIMUS — Le texte en prose fictionnel contemporain, que ce soit celui de la littérature élitaire ou de la littérature de masse, est passablement déterminé par le poids des bébelles qu’on raconte. Notre culture romanesque est amplement journalistique, (auto)biographique ou dramatico-historique. C’est là le lot actuel de la victoire du roman policier et du roman de science-fiction sur le roman d’atmosphère. Dans les situations d’action des romans du tout-venant, veut veut pas, on se concentrera maximalement sur ce qui arrive, sur comment les péripéties, toutes déterminantes, jamais subsidiaires ou marginales, se déroulent, se jouent et s’emboitent. Ainsi, notre mentalité de lecteurs et de lectrices est hautement tributaire du fait qu’on recherche des séquences très précises, au sein de l’histoire qui est racontée. Dans la culture du fictionnel livresque contemporain, sans trop s’en aviser, de façon aussi insidieuse que massive et collective, on consomme de plus en plus du récit-texte comme on consomme du flot cinématographique. On va chercher une fable ordonnancée dont on peut synthétiser la teneur pour grand-mère qui, elle, n’a pas pu venir manger du maïs soufflé en notre compagnie, au cinéma. On veut suivre cursivement une trame factitive et pouvoir se la régurgiter, en l’état.
Imaginons maintenant que, de façon voulue ou fortuite, une autrice déciderait de s’inscrire dans la tradition littéraire, elle aussi solidement établie, qui se charge de changer ça, un petit peu. Proposons que ce qui apparaît au cinéma comme étant plus ou moins les éléments de la toile de fond devienne en fait la trame principale d’un roman. Inversion des perspectives. Retournement des angles. Repolarisation des rapports. Jeux d’ellipses. On se retrouve alors dans une situation où il n’y a pas nécessairement à rapporter une intrigue, à articuler une construction narrative, à déployer un corps explicite de péripéties. Ce qui avance et se déploie, de façon exprimés et spectaculaires, n’est plus ce qui se passe, au sens prosaïque du terme. Imaginons que l’objectif romanesque, si tant est, devient plutôt l’évocation de perceptions et de particularités émotives, intellectuelles et sensuelles, corolaires d’événements, compagnes de route de situations. D’un cheminement factuel, on tire un lot d’effets sur les sens, sur la pensée, sur la mémoire et ce, prioritairement. Les allusions à ce que l’on garde, plutôt que l’histoire de ce que s’est passé. En assumant ce genre d’inversion des perspectives, en mettant la toile de fond en avant, en faisant primer la réminiscence perceptuelle sur la relation factuelle et, surtout, en reléguant le gros de l’appareil de narration dans l’implicite, on va se retrouver avec, entre les mains, un ouvrage comme celui que nous livre ici Hélèna Courteau.
On découvre donc, par bouffées, la trajectoire de Xavière, une jeune femme qui traverse les saisons de sa vie, comme on fend les brumes variables d’une riche expérience mentale. Par pans, par périodes espacées, on prend connaissance des éléments de la conscience ordinaire de Xavière. On se rend vite compte que cette figure, mi-narratrice, mi-protagoniste, procède d’un horizon où les dimensions sociales et culturelles ont une grande importance. Au fil des différents événements formant le monde de Xavière, on s’avise assez vite du fait qu’ils nous seront relatés ici sur un mode un petit peu brechtien, c’est à dire à la façon des historiettes en abyme du théâtre épique, sans nécessairement qu’on cultive la mythologie d’une lourde dramaturgie à nœuds et à dénouements. Il s’agit ici plus d’une suite d’étapes, comme par panneaux. On voit voleter les saisons de Xavière comme autant de bulles distinctes, se touchant parfois, ou pas. Les moments déboulent, sans que l’on se braque trop directement sur le mouvement des horlogeries ou le déroulement d’un fil. En réalité, la ligne du temps n’est pas précisée tant que ça ici, et c’est une des facettes qui fait la force de cet exercice. On s’installe dans une configuration où tout n’est pas dit, tout n’est pas martelé, tout n’est pas explicitement formulé. On est plutôt dans de l’esquivé et dans la mise en place d’une atmosphère.
Ces saisons. Il y a leurs glissements mais il y a aussi leurs saillies. Ainsi, un certain nombre de moments forts se dégagent. Au soir de l’enfance, une relation subtilement amoureuse s’installe entre Xavière et une charmante chercheuse américaine un petit peu plus vieille qu’elle, femme feutrée, presque roide. Tout commence dans une amitié estivale, faite d’admiration mutuelle respectueuse et de complicité souriante. Les choses se passent de façon diffuse, sur une tonalité éthérée, d’une manière qui ne cherche toujours pas à nous installer dans du romanesque à gros grains. Nous sommes dans le jeu fluide d’une évocation qui, de ce fait, en vient à dicter la force tranquille de ses thématiques. Solide dans son autonomie bisexuelle, graduellement affirmée lors du déploiement social de sa vie adulte, Xavière en sera d’autant plus évasive au sujet de toutes relations susceptibles de charrier un lot de contraintes exclusivistes. On est invité à se mettre beaucoup plus à l’écoute des sensations qui seront suscitées et qui seront évoquées, que du bruissement d’éventuels contrats de couples. Le message sous-jacent au traitement s’installe. Oubliez votre essentiel. Concentrez-vous sur mes détails. Et si vous y parvenez, c’est bel et bien que, l’un dans l’autre, on en arrive à assumer que Xavière ne vous serine que ce qu’elle veut bien partager, sans plus…
Très kerouakiennes de ton, par moments, les étapes du récit avancent ce type particulier d’invitation au voyage qui est celui des femmes de notre temps. Le récit a, entre autres, la caractéristique de se formuler en proximité avec la nature. Les battures, les plages gaspésiennes, les îles dans le Saint-Laurent. Le froid coupant. L’ambiance socialement torride, solaire et conscientisée, des rues de Montréal, pendant les grandes manifestations estivales où se concentrent les enjeux de toutes nos luttes. Sobriété et richesse savent adroitement se côtoyer, dans l’écriture d’Hélèna Courteau. Il s’agit, au beau risque du texte, de constamment être en contact avec du frais, du sain, du naturel. Les saisons de Xavière se trament et se déploient dehors. On joue dehors, on sort dehors, on agit dehors, on lutte dehors. Et on s’adonne à des activités d’interventions artistiques, dehors. Les aventures, même les mésaventures, sont plutôt de l’ordre de l’ordinaire que de l’extraordinaire. Tout fonctionne ici comme une collection de miniatures, comme un croquis plus que comme une fresque, comme un canevas plus que comme une pièce. Mais on joue ici, à plein, de l’aptitude à aller chercher l’extraordinaire au fond de l’ordinaire. C’est un exposé que l’on déguste avec énormément de plaisir car il s’en dégage un ensemble complexe de vibrations sensuelles, intellectuelles, émotionnelles.
Xavière est une femme de culture. Les réflexes y sont. Les habitus aussi. C’est une personne qui vit dans les arts. Musicienne, elle transporte même dans ses bagages un piano miniature comme celui de Schroeder, le fameux. Beethoven de service de la troupe de Charlie Brown. Elle se surprend, plus souvent qu’à son tour, à se prendre pour Franz Liszt. C’est d’ailleurs parfois en lui qu’elle se déguise, littéralement, quand le fond conventionnel de nos pratiques festives l’exige. Xavière est habitée par les modes d’expression artistique et elle nous fait adorer ça. Elle est imprégnée de poésie, de peinture, de gastronomie fine, de cinéma, de cirque. Et elle est constamment enveloppée de cette extraordinaire musique, qu’on entendrait presque en tournant les pages. Elle se cite ouvertement les auteurs et autrices qui la passionnent. Ses amis, ses pairs, ses intimes, les Théobald, Berthe Morisot & consort, sont des militants politiques ou des artistes. Hommes, femmes, Xavière aime un peu tout le monde, sans trop se mouiller non plus (un petit peu quand même, notamment littéralement, quand le ciel vespéral se met à ressembler à une toile de Turner). Elle a un regard acéré mais serein sur les différentes réalités de la vie qui file. Il y a même quelque chose de sociologue ou d’ethnographe chez notre Xavière. Elle aspire à découvrir les gens du cru, les rencontrer, tant dans l’environnement social de leur quotidien rustique que dans les replis des réalités qui forment l’intimité de leurs émotions.
Ce qui se déploie sous nos yeux, dans ce roman court et fluide, ce sont les belles saisons de Xavière. On nous donne ici à lire une série de tableaux engendrés les uns par les autres. Ils se suivent sans crispation, avec harmonie, souplesse, labilité, bonheur d’expression. Et le tout nous fait découvrir une tonalité femme, à la fois sensuelle et intellectuelle. Ces deux plans font ici très bon ménage. Le tout nous emplis graduellement d’une sorte d’harmonie diffuse avec le bon, le beau, le pur. Ce qui dort, de fait, au fond de tout ceci, c’est la jeunesse. Nos réussites et nos erreurs de jeunesse sont tellement pétaradantes et colorées, au moment où elles se manifestent, toujours brutales et surprenantes, à l’œil et à l’oreille d’un temps. Et quand on les revoit, plus tard, comme autant de photos jaunies, dans un album souvenir, on se dit que oui, c’était fort. Oui, c’est encore profondément imprimé en moi, mais quand même, ça n’a toutefois pas empêché le fil de la vie de continuer de se dérouler, fulgurant. Et de nouvelles saisons de Xavière de continuer d’apparaître et de réapparaître. Toujours fraiches. Toujours vraies. Toujours renouvelées. Toujours ultimes.
.
Hélèna Courteau (2022), Xavière – mes saisons, ÉLP Éditeur, Montréal, format papier, ePub ou Mobi.
.
J’avais d’ailleurs dit à Hélèna que ses pages sont des poèmes plutôt que des récits. Comme tu sais bien, Ysengrimus, mettre des mots justes sur les perceptions C’est là un grand talent.
Versão em Língua Portuguesa:
https://queonossosilencionaomateinocentes.blogspot.com/2022/12/xaviere-my-seasons-helena-courteau.html