La République sociale jacobine torpillée par la contre-révolution thermidorienne (2/2)

Par Khider Mesloub.

La première partie de ce texte est parue ici : La République sociale jacobine torpillée par la contre-révolution thermidorienne (1/2) – les 7 du quebec

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05.09.2022-Mesloub-Revolution-English-Italiano-Spanish

Au demeurant, il est de la plus haute importance de préciser que la Constitution de juin 1793 inscrit dans ses textes de loi le Droit à l’insurrection, reconnu comme moyen légitime pour le peuple d’exercer un contrôle sur ses élus. Le peuple dispose du droit d’insurrection en cas de trahison de « ses » représentants dirigeants. Ainsi, au travers de ses communes populaires, le peuple exerce démocratiquement un contrôle direct de l’État. Ce pouvoir de contrôle, le peuple ne manque pas de l’appliquer. C’est ainsi que le 31 mai et le 2 juin 1793, 80 000 sans-culottes envahissent l’Assemblée nationale, accusée d’usurper la souveraineté populaire. En tout état de cause, si 1789 consacra l’égalité formelle devant la loi, 1793 devait consacrer l’égalité réelle, n’était la contre-révolution thermidorienne ourdie par une bourgeoisie réactionnaire revancharde et vindicative.

Aujourd’hui encore, d’aucuns proclament que la Constitution de juin 1793, votée par les authentiques révolutionnaires jacobins, demeure la plus démocratique de toutes les Constitutions promulguées depuis plus de deux siècles. Elle reconnait le droit au travail, accorde le droit de vote aux étrangers, ainsi que leur droit d’éligibilité. En outre, elle institue le droit de secours (d’assurance), et d’autres mesures sociales protectrices (ce sera l’objet de notre prochaine contribution).

C’est cette forme de démocratie sociale et directe que les Thermidoriens ont résolu de guillotiner. En effet, au lendemain du renversement des jacobins le 9 thermidor 1794, cette souveraineté communale, inacceptable pour les classes possédantes, sera progressivement réduite à néant. L’autonomie de son pouvoir décisionnel et sa force armée pulvérisées par les nouveaux dirigeants bourgeois vindicatifs thermidoriens. Le dessein des Thermidoriens est d’anéantir ces embryons de démocratie directe ayant germé sous la Révolution. Un des nouveaux représentants bourgeois thermidoriens, conscient de la puissance de force du pouvoir du peuple, ne se trompe pas quand il reproche à la Constitution de 1793 de « remettre le sceptre aux mains des sociétés populaires » et de « faire de la France un peuple constamment délibérant ». La bourgeoisie n’aime pas voir le peuple délibérer. Libéré de son asservissement politique. Car elle sait que la parole du peuple est révolutionnaire, autrement dit qu’elle œuvre à défendre exclusivement ses intérêts. Ce qui implique automatiquement la suprématie du pouvoir décisionnel du peuple. Et par voie de conséquence, la subordination, puis l’éviction, enfin l’abolition de la bourgeoisie en tant que classe dominante. C’est pourquoi la bourgeoisie refuse d’accorder le pouvoir délibératif au peuple. D’où la nécessité impérative pour le « peuple », aujourd’hui incarné par le prolétariat mondial, de s’accaparer, y compris par la force, du pouvoir pour imposer son programme politique, défendre ses seuls intérêts socio-économiques forcément antagoniques aux classes bourgeoises, dans une perspective  en rupture radicale avec le capitalisme.

Ainsi, là où les communes populaires considèrent que «la nation ne déploie véritablement ses forces que dans les moments d’insurrection », les Thermidoriens estiment comme « anarchique » toute initiative populaire qui n’aura pas été légalisée au préalable par les pouvoirs institués (élitaires bourgeois).

Fondamentalement, la conception de la gouvernance différencie radicalement les Jacobins des Thermidoriens. Pour les Jacobins la conflictualité est au centre de leur politique. Les Jacobins considèrent que la République se construit essentiellement sur le combat contre les ennemis du bien commun : les nobles, les aristocrates, les financiers, les riches. Pour les Jacobins, cette politique d’affrontements de classes est salutaire, car elle renforce la conscience patriotique, affermit la vitalité démocratique, œuvre à l’éradication de l’inégalité sociale. C’est animé de cet esprit que Saint-Just n’hésite pas d’écrire : « Ce n’est guère que par le glaive que la liberté d’un peuple est fondée ». Autrement dit, c’est uniquement par la force collective violente légitime que le peuple (le prolétariat) doit imposer son pouvoir, défendre sa liberté, contre ses ennemis de classe résolues à perpétuer leur domination, leur despotisme.

Pour affermir leur nouveau pouvoir encore embrasé par la lutte des classes, une fois installés aux commandes de l’État, les Thermidoriens s’attellent à construire une idéologie consensuelle censée apaiser les antagonismes sociaux. Ils s’évertuent de propager une politique placée sous le signe de l’effacement des clivages idéologiques et des conflits sociaux. Cette approche fondée sur un illusoire compromis social est illustrée par la déclaration d’un des Thermidoriens, formulée sous forme d’exhortation incantatoire : « Que tout ce qui est opinion, depuis le royalisme jusqu’à l’exagération des Jacobins, soit oublié à jamais ». (C’est l’application prodromique de la politique interclassiste chère aux réformistes des partis ouvriers socialistes et staliniens officiels, amplement employée et généralisée tout au cours du XXe siècle).

Pour ce faire, les Thermidoriens préconisent, au fin de permettre la stabilisation du pays « trop longtemps soumis aux bouleversements sociaux », l’adoption d’une politique favorable au développement économique. La solution réside, selon les Thermidoriens, dans le libre développement du commerce, permettant l’enrichissement de chacun et donc le bonheur de tous. Traduction : en vérité, l’enrichissement des seuls bourgeois opéré dans un climat social d’assujettissement total du peuple enchaîné par l’idéologie de collaboration de classes prônée par le pouvoir établi afin d’assurer sa domination, sa tranquillité, sa pérennité. Deux siècles après, partout, du Venezuela jusqu’en Grèce en passant par la France et la Russie et la Chine, les classes dominantes répandent le même discours consensuel de concorde politique, de pacification des rapports sociaux, pour perpétuer leur domination, leur exploitation, leur oppression.

Au plan politique, de manière éhontée et provocatrice, les Thermidoriens n’hésitent pas de proclamer que seule une élite est capable de détenir le pouvoir. Car elle maîtrise les mécanismes de l’économie (sous-entendu une économie gérée dans l’intérêt de leur classe). Aussi, les Thermidoriens s’empressent-ils d’instituer la république de l’élite contre celle du peuple, instaurée au cours de la période révolutionnaire jacobine.

De nos jours, rien n’a changé. Juste la sémantique. C’est la république des experts. L’expertise fait foi de leur maîtrise des mécanismes de la gestion politique et économique, justifiant et légitimant leur domination, et corrélativement l’exclusion du prolétariat inculte, inapte à gouverner un pays, un État, une entreprise, une administration. On ne va tout de même pas confier les rênes du pouvoir à des « incapables ». Ne tenait-pas le même discours aux peuples colonisés, aux femmes, ces « êtres inférieurs » maintenus des siècles durant dans la servitude, persuadés eux-mêmes de leur « incapacité congénitale » à s’émanciper de la domination de leur maîtres, à s’affranchir de la tutelle coloniale ou paternaliste pour se gouverner librement. Pourtant, et l’esclavagisme, et le colonialisme et l’asservissement de la femme ont été anéantis, abolis. Qu’attend le prolétariat pour s’affranchir de son asservissement ? Immanquablement, l‘Histoire se chargera de l’acculer à remplir sa mission historique d’émancipation pour bâtir une société universelle humaine débarrassée de l’exploitation et de l’oppression.

Conséquence logique de cette approche thermidorienne de la politique : le suffrage universel est supprimé dans la Constitution de 1795, remplacé par le suffrage censitaire. Le droit de vote est conditionné à la possession d’une propriété, c’est-à-dire adossé à la richesse. Un dirigeant thermidorien, assuré de sa puissante domination depuis la contre-révolution, n’hésite pas de déclarer « que seuls les hommes possédant une propriété sont aptes à gouverner » (au moins les bourgeois de l’époque étaient plus sincères dans leur tyrannie, contrairement aux bourgeois contemporains qui nous font croire que nous sommes un « peuple » libre en pleine dictature capitaliste).

Dès lors, au lendemain de la contre-révolution thermidorienne, la république perd son caractère populaire. Elle redevient foncièrement aristocratique. L’économie populaire est congédiée, remplacée par le libéralisme économique outrancier, exploiteur, colonisateur, esclavagiste. Face aux inégalités sociales, la redistribution des richesses forcée n’est plus la solution sociale appropriée.

Sur le versant répressif politique, dès le lendemain du coup d’État thermidorien s’inaugure la Terreur blanche. Les clubs et les journaux d’opposition sont fermés. Des militants et des sans-culottes sont arrêtés et guillotinés, d’autres sont contraints à la clandestinité. La majorité des prisonniers contre-révolutionnaires incarcérés sous la Convention montagnarde (ultra-royalistes, fédéralistes, accapareurs) sont libérés. Des fonctionnaires sont révoqués. Il s’agit d’une véritable épuration politique.

Sur le plan des institutions, la Convention thermidorienne, fondée sur une politique élitiste, instaure la République des possédants. Le pouvoir exécutif est ôté aux organes du pouvoir révolutionnaire (Comité de Salut public, Comité de Sûreté générale et Tribunal révolutionnaire) pour être confié entre les mains de trois directeurs, puis au Directoire. C’est l’inauguration de l’ère de la domination sans partage des possédants sur la vie politique, de l’exclusion de l’immense majorité de la population du droit de vote et d’éligibilité. Les lois jugées trop « sociales » sont abrogées.

Cette politique antisociale entraîne deux insurrections en 1795. En effet, le peuple, en proie à la famine, refusant la suppression de ses droits démocratiques, se révolte. Il réclame « du pain et la Constitution de 1793 ». Les leaders du mouvement insurrectionnel sont arrêtés et guillotinés. La capitale est mise sous surveillance policière et militaire.

Sans conteste, ces mouvements de révolte illustrent la dégradation des conditions de vie du peuple. Grâce à la politique sociale de l’État appliqué sous la Convention montagnarde, notamment à la loi du maximum des prix, aux greniers d’abondance, aux réquisitions forcées, les Montagnards avaient pu juguler la disette. Or, à la faveur de la réaction thermidorienne, acté par la restauration du libéralisme économique, le peuple est précipité brutalement dans la paupérisation absolue. La politique sociale fondée sur le droit à l’existence cher à Robespierre est définitivement ensevelie. Les greniers d’abondance et les réquisitions forcées de grains sont supprimés. La loi du maximum des prix votée par la Convention montagnarde est abrogée. Cette politique libérale livre les denrées de première nécessité à la spéculation et le peuple à la disette. La famine décime des milliers de personnes pauvres, notamment à Paris. Curieusement, comme de nos jours avec la flambée spéculative de l’inflation, la famine est orchestrée par les nouveaux gouvernants issus de la haute bourgeoisie. La restauration de la Bourse en 1795 accentue la spéculation.

À la faveur du rétablissement du commerce international, les exportations de blé sont relancées, occasionnant une pénurie dans l’hexagone. Cette pénurie est exacerbée par l’accaparement du blé et des farines par l’armée désormais engagée dans des guerres de conquêtes. Les premières expéditions militaires sont lancées dès décembre 1794. La Belgique, la Rhénanie et la Hollande sont occupées. Ces guerres de conquêtes inaugurent l’ère des pillages servant à renflouer les caisses de l’État et à enrichir les puissants.

En réalité, comme de nos jours avec les préparatifs de guerre généralisée, les guerres de conquêtes thermidoriennes permettent aux nouveaux gouvernants d’exaucer la revendication des Girondins de 1792  de « faire marcher les milliers d’hommes que nous avons sous les armes aussi loin que les porteront leurs jambes pour éviter qu’ils ne reviennent nous couper la gorge», comme l’a déclaré le ministre de l’Intérieur Roland, partisan des Girondins. Autrement dit, la guerre bourgeoise extérieure est le meilleur antidote contre la guerre sociale intérieure, en particulier en période de crise économique aiguë.

Selon les nouveaux maîtres du pouvoir dictatorial aristocratique bourgeois, en guise de politique sociale, il faut juste faire appel au « sentiment de fraternité des riches ». Seule la communion fraternelle entre riches et pauvres est susceptible de corriger les inégalités sociales. De fait, les Thermidoriens s’appliquent à prôner une politique de réconciliation nationale, de collaboration de classes. Toujours en vigueur, deux siècles plus tard.

De fait, à rebours de la république sociale appliquée au cours de la domination politique jacobine, matérialisée par la répression de la spéculation, le blocage des prix, la saisie des biens des riches et surtout la redistribution des richesses aux citoyens pauvres, la république thermidorienne s’attellent aussitôt à réinstaurer une économie libérale favorable aux seules classes privilégiées. Aussi, au lendemain de la prise du pouvoir par les Thermidoriens, la nouvelle Assemblée nationale met-elle un terme au système d’économie dirigée et à la redistribution sociale (décidément, sous le capitalisme, la reproduction et la reconduction des mêmes politiques antisociales réapparaissent, comme une maladie, sous toutes les époques et dans tous les pays). Le régime thermidorien adopte de nombreuses réformes libérales favorables aux classes possédantes (encore une pathologie récurrente gangrenant le corps social depuis deux siècles).

De manière générale, ces mesures réactionnaires plongeront le pays dans une extrême misère. Provoquant des tensions sociales aiguës. Une fois le peuple écarté du pouvoir, dépouillé d’assise politique, les classes fortunées s’appliquent à imposer une politique économique favorable à leurs intérêts. L’ère thermidorienne marque le retour en force des classes privilégiées bourgeoises et aristocratiques, le début d’un véritable changement de paradigme politique (encore des similitudes avec notre époque marquée par le retour en force (et de la force) de politiques économiques mises en œuvre actuellement par les gouvernants au profit des riches).

C’est le triomphe du libéralisme débridé. La souveraineté du peuple est définitivement limitée, éliminée, expulsée du pouvoir (jusqu’à présent).

« Les plus grands criminels de l’histoire sont ceux qui assassinent en silence, ceux qui organisent la misère des peuples au profit des plus riches avec la complicité des États ; ces assassins légalisés qui exportent les famines, les guerres et les dettes illégitimes ». Guillaume Prevel.

Khider MESLOUB

 

Robert Bibeau

Auteur et éditeur

3 réflexions sur “La République sociale jacobine torpillée par la contre-révolution thermidorienne (2/2)

  • 5 septembre 2022 à 16 h 52 min
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    La révolution française fut l’oeuvre de la monarchie et de la bourgeoisie avant et après tout, le peuple n’y a gagné que dalle ou si peu, sauf les balles, la misère et les fantasmes d’une république populaire…avec autant de slogans ! Elle demeure un cas d’école sans pareil dans l’histoire et jusqu’à présent qui couve l’idée centrale que tout projet de révolution qui exclut une intelligentsia engagée, tout autant des juristes, des économistes, des intellectuels, des universitaires et des scientifiques, en plus des peuples et leurs problématiques autant identitaires que sociales… qui tous ensemble soient les seuls a pouvoir mettre en branle un projet d’état social précis qui tienne la route, au préalable de toute révolution, aucune révolution ne peut aboutir a quoique ce soit… il se passa presque tout ceci en Russie depuis le début du 20ème et jusqu’à la révolution de 1917, mais cette révolution aussi fut avortée…les bolchéviques ne réussiront qu’a lui sauver la face si on peut dire… et la suite on la connait…

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