À TOI, ALEXANDRE (Janine Pioger)

Je n’en peux plus de ce monde
qui ne comprend rien à ma douleur…

(p. 134)
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YSENGRIMUS — Pour son premier ouvrage en prose (on lui doit déjà un recueil de poésie intitulé Permanence de l’instant – que fais-tu de ta vie?), Jeannine Pioger a décidé de nous mettre frontalement en face du drame absolu. On va donc devenir intimes avec l’événement le plus insoutenable qui puisse jamais arriver à un être humain, celui de perdre un enfant et ce, qui plus est, suite à la décision, sciemment prise par cet enfant, de s’enlever la vie. L’autrice puise directement dans son propre vécu, pour nous immerger dans cette lavasse de vie qui continue clopin-clopant, même après la mort de notre moindre droit à y revendiquer la plus infime des joies humaines. Pourtant on continue un pied dans la tombe avec lui, un autre dans la vie avec ceux qui restent (p. 136). Pas du tout évident.

Ce qui se dégage, dans cet exercice douloureux, cuisant, mais malgré tout hautement méritoire, c’est la cardinale opportunité qui nous est ici donné de suivre le cheminement d’une femme mure (et fatalement murie) qui, après avoir vécu, par le menu, cet événement insoutenable qui en démolirait bien d’autres, se ressaisi, se reconstruit et expurge graduellement la douleur cuisante, lancinante, persistante, lot quotidien de l’insoutenable. Il faut continuer de vivre. En fait, j’ai toujours senti profondément qu’en ta mémoire, mon fils, je devais m’accrocher à la vie. C’est cela que tu aurais voulu certainement. Tu continues à vivre à travers moi. Je suis devenue un peu ton enfant qui te prolonge sur cette terre (p. 140). Ce qu’on s’efforce de construire et d’articuler ici, c’est la transmission d’une compréhension et d’une (re)définition de l’autrice elle-même, par elle-même. L’ouvrage, écrit en TU, s’adresse rhétoriquement à son fils Alexandre. Mais, en réalité, Janine s’adresse à nous. Elle nous parle de ce que Janine est devenue, de par ce drame, beaucoup plus que de la trajectoire même du personnage principal, Alexandre, disparu à vingt-trois ans, en 2001. La clé de lecture, pour une capture émotionnelle et intellectuelle adéquate de cet ouvrage, c’est l’exigence de bien saisir le fait que nous ne sommes PAS ici dans une dynamique de prise de contact avec le suicidé, qui, lui, restera un être largement méconnu, mystérieux, parcimonieusement décodé, mal compris, secret même. Non, nous sommes ici en contact avec sa mère. Celle qui a vu les événements tragiques se déployer devant elle, autour d’elle, en elle… et les a sentis lui labourer les chairs, de la saine tempête de l’accouchement jusqu’aux cris perçants du deuil subit. Fondamentalement, oui, Janine, est restée elle-même, malgré la douleur constante, qui, elle aussi, reste, perdure, et se perpétue pour toujours, notamment sous la forme diffuse mais ineffable d’un lancinant sentiment d’échec.

Malgré cette impression sous-jacente et permanente d’un certain échec de ma vie, mon fond optimiste me raccroche toujours à l’existence. Ma mère, contrairement à mon père qui est tombé en dépression vers l’âge de cinquante-cinq ans, avait un moral d’acier. Ai-je hérité de cet amour de la vie à toute épreuve? Apparemment toi, Alexandre, tu tiens plutôt de ton grand-père maternel. Le problème, c’est que j’ai du mal à me mettre dans la peau de quelqu’un de complètement désespéré, même si je connais moi-même une certaine angoisse sous-jacente. J’en suis arrivée quand même au point où je dois me protéger pour ne pas sombrer avec toi (p. 102).

Il faut tenir, continuer, s’occuper des autres enfants, de soi. Ce qui nous est crucialement révélé dans cet ouvrage ouvert et intense, c’est le fait que, parents, on ne peut tout simplement pas s’improviser thérapeute, en prenant tout sur ses épaules. Dans sa modestie lucide, l’autrice nous fait comprendre que lorsque l’on a un enfant qui souffre d’un problème imparable et tenace de santé mentales, eh bien, il faut aller chercher l’appui requis, sans s’imaginer que l’on peut jouer au démiurge parental, en croyant que l’on peut tout prendre en charge par soi-même. Aujourd’hui, je réalise qu’on ne peut devenir le proche aidant d’une personne souffrant d’une maladie mentale. Il est des circonstances où l’hospitalisation est indispensable ainsi que la prise en charge sérieuse par un professionnel de la santé (p. 109). L’aveu est candide, direct, amer mais serein tout de même. Et il se dit, comme le reste. C’est que l’écriture, très personnelle, très impressionniste, est ici sobre, calme, ferme, bien configurée et nettement formulée. Au fil de la lecture, on s’installe donc dans une dynamique de remémoration. Une remémoration fatalement parcellaire, presque lacunaire par moments, mais, surtout, rassérénée, comme apaisée. La réminiscence est incontournablement douloureuse, toujours, mais quand même. Nous sommes invités, sans cynisme, sans lourdeur didactique, sans froideur clinique, sans exhaustivité non plus, à refaire le cheminement qui a été celui de la vie d’Alexandre, dans le regard de sa mère. Il s’agit d’un exercice de subjectivité assumée. L’intendance tendue et tenace du souvenir parental attendri. L’écriture, cursive et introspective, comme reconstruction réparatrice partielle d’un monde qui cherchera sans fin à se comprendre.

Aujourd’hui, le 16 mars 2019, l’hiver n’en finit pas, la neige a encore envahi mon espace extérieur. Je continue d’essayer de te faire revivre. Enfant, tu adorais la neige. Avec les plus jeunes, tu construisais des forts devant la maison. Ou bien tu allais pelleter la neige sur la patinoire publique puisque les municipalités n’avaient plus de budget pour le faire. Je n’avais pas à te dire: «Va jouer dehors». De même que je n’avais pas à te dire, jamais: «Lève-toi, habille-toi, Déjeune pour aller à l’école.» Tout cela tu le faisais de toi-même, dès le primaire, pressé de profiter de ce que la vie t’offrait, et parce que tu étais rempli d’énergie. Bien sûr, tu aurais tellement aimé cet hiver 2018-2019. Qu’a-t-on fait de toi? Qu’est-ce que la société a fait de toi? Pourquoi es-tu tombée malade, toi si plein de vie? (pp 41-42)

De fait, on prend conscience ici du caractère intangible, comme indéchiffrable ou cryptique, de ce qui a bien pu amener ce genre d’événement à prendre corps, insidieusement, comme fortuitement. On se pose, de façon lancinante, en boucle, la question de savoir comment aurait-on pu éviter qu’une chose pareille arrive… et qu’est-ce que j’aurais dû faire… et j’aurais pourtant dû savoir… et j’aurais dû y penser… et si, ce jour-là, j’avais… Toutes ces questions-là sont inévitablement (omni)présentes. Et au nombre de celles-ci, centrale est la question de toute la problématique de la présence masculine et de son association à l’intervention thérapeutique, sur un jeune homme s’enlisant graduellement dans la détresse.

Plus tard, en relatant ces événements, je réalise que déjà à cette époque, les femmes ont envahi la profession médicale. Jusqu’ici, tu n’as eu affaire qu’à des femmes. Une psychiatre à Saint-Jérôme, une docteure généraliste et une femme psychiatre au CHUM à Montréal, et aussi des femmes lorsque tu as été au tout début te renseigner au CLSC (centre local de services communautaire). Au fond, est-ce peut-être une des raisons pour lesquelles tu appréciais tant les réunions des AA où enfin tu pouvais te confier à des hommes (p. 95).

Il est important d’analyser adéquatement cette description spécifique de la situation d’Alexandre. Il ne s’agit pas ici, chez l’autrice, de prétendre que les femmes hypothèqueraient le secteur de la santé, en y imposant leur présence. Non, non. L’observation qui est faite ici, importante, sensible, c’est que la force des compétences des femmes, et même l’ardeur de l’amour d’une mère, ne peuvent pas visualiser un certain nombre d’angles morts, dans les ténèbres du jeune homme en crise. Comprenons-nous bien, l’autrice est très respectueuse et très admirative du système de santé et des femmes qui y œuvrent. J’ai d’ailleurs eu une pensée tendre pour ma mère, vénérable nurse nightingale quasi centenaire, disparue en 2015, quand je me suis fait ouvertement redire, par Janine, qu’ici au Québec, j’ai toujours eu grande confiance dans les infirmières. D’ailleurs, n’est-ce pas une infirmière qui a facilité ta naissance? Elles ont une formation très poussée et excellente. Leurs conseils sont en général judicieux. Elles prennent le temps d’écouter, de conseiller et d’expliquer (pp 70-71). Le problème ici n’est pas qu’il y ait un manque de compétence… mais bien qu’il existe désormais une faiblesse systémique de l’angle genré du regard et de l’intervention thérapeutique. C’est bel et bien que la question qui est soulevée ici, c’est celle du suicide des jeunes hommes. La question de l’interruption de leur vie, dans la prime jeunesse (ou même plus tard). Question complexe, fatalement subtile, difficile, et qui ne sera pas nécessairement résolue par l’écriture ou la lecture de cet ouvrage, Ledit ouvrage fonctionne beaucoup plus comme un témoignage, comme une évocation qui manifeste un souci de bien faire sentir que ce problème est lourdement présent et qu’il est doté d’une délicate charge dialectique. D’ailleurs, l’autrice nous signale même, à un certain point de son développement, que l’interruption d’une vie n’est pas nécessairement une chose répréhensible… dans l’absolu ou dans l’abstrait.

Mais pourquoi être si acharné à garder en vie des personnes âgées qui ont vécu leur vie et qui, souffrantes, n’aspirent qu’au repos éternel. J’ai déjà lu que chez les Autochtones, les vieux, quand ils sentent être devenus inutiles et un fardeau pour les autres, s’en vont dans le bois et se laissent mourir. Je m’éloigne un peu du sujet, mais cette question brûlante de l’aide à mourir pour les personnes âgées est actuellement à l’ordre du jour et voilà ce que j’en pense, particulièrement avec mon vécu (p. 96).

Seulement pour les personnes âgées? Voire… Oh, rationalité dialectique, quand tu nous tiens au corps… Quoi qu’il en soit de cette problématique délicate de l’approbation, circonscrite en âge ou non, de l’aide à mourir, il reste que la rencontre que l’on fait ici, le rendez-vous extraordinaire qui se met en place, c’est celui avec la découverte amie du rétablissement, justement, d’une rationalité. Cette femme, donc, qui a été dévastée par cet événement terrible, se ressaisit, se reconstruit, pose ses marques, et remet en place un dispositif cohérent d’existence et de connaissance. Elle encaisse le coup, en mobilisant les vertus implicites du recul des ans. Elle se reconfigure, se redéfinit. Elle en arrive même à prendre les distances requises à l’égard, entre autres, d’un héritage religieux traditionnel. Sans amertume, mais sans complaisance non plus, philosophe au sens fort du terme, Janine juge, en toute sérénité, que la mise en place d’un recul ethnoculturel et générationnel, sur certaines questions de fond, est nécessaire.

Tout ce monde de prêtres et de possédés qui s’affrontent. Mais moi, je ne crois pas à Satan. Ça, c’était le monde de la religion, où j’ai évolué, enfant. À cette époque, vers sept, huit ans, j’ai déjà rêvé que le diable mettait le feu à mon lit. Je me suis progressivement détachée de ces croyances depuis l’adolescence. Cela ne correspond plus à rien, cette mythologie créée par l’imaginaire pour essayer d’expliquer le mystère de la vie, du mal et du bien, de l’humain, sur terre (p. 58).

Par-delà les croyances des uns et des autres, l’essai À toi, Alexandre nous interpelle crucialement, fondamentalement. Il nous laboure. Sa lecture, nécessairement déplaisante, obligatoirement contrariante, nous oblige à nous poser des questions de fond. Qu’en est-il de moi? Qu’en est-il de mes enfants? Qu’en est-il de mon regard sur eux? Homme ayant deux fils, je vous livre ici une petite observation très importante pour les lecteurs masculins de cet opus de choc. Messieurs, pour bien saisir ce qui se joue entre ces pages, il faut que nous fassions l’effort de féminiser nos espaces mentaux. Et, au fil de la lecture, je l’ai fait. Je suis devenu, comme subitement, empathique, inquiet, pensif, circonspect, autocritique. Je me suis dit que je ne devais rien prendre pour acquis, notamment dans la vie de mes deux jeunes adultes. Aussi, après avoir lu cet ouvrage, j’ai écrit un mot à chacun de mes fils, histoire de vérifier, un tout petit peu, par le petit bout de la lorgnette, si tout allait bien. Oui, Janine, tu… tu nous le fait comprendre, il faut constamment, quand on a des enfants adultes, ne rien prendre pour acquis. Il faut avoir la modestie de ne pas se croire mystérieusement immunisé contre l’innommable. Il faut toujours se la poser, la question ritournelle. Est-ce que tout va bien? Est-ce que je peux faire quelque chose? Même si c’est si peu de choses et si c’est un acte qui ne sera pas posé par un professionnel sachant quoi faire… mais par un parent aimant qui devine, en tâtonnant, comme compulsivement, ce qu’il se doit d’être pour ses enfants, à jamais.

Alexandre, ce qu’il faut surtout se dire, en te rencontrant, en ton petit linceul d’encre et de papier, c’est que le drame terrible vécu par ta mère est devenu, lui aussi, quelque chose comme une leçon de vie. Et, pour cela, ce n’est pas vraiment toi qu’il faut remercier. Mais bien la personne qui a eu le courage froid et la générosité ardente de prendre la plume. L’ouvrage s’ouvre sur une préface de Jean-Pierre Bouvier (pp 5-7). Il se complète de sept photographies en noir et blanc (pp 83-89), d’une annexe de l’autrice intitulée Réflexion sur le suicide (pp 157-161), de remerciements (p. 162), de vingt-deux notes de fin d’ouvrage (p. 163) et d’une bibliographie de seize titres (pp 165-166). L’illustration de la première de couverture est de Christiane Pelletier.

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Janine Pioger, À toi, Alexandre, Saint-Narcisse, Éditions du wampum, coll. Essai, 2022, 167 p.

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